Vider les bourses de la commune et remplir la tirelire de Rosa.
Ce tome est le premier d'un diptyque, pour une histoire complète et indépendante de toute autre. La première édition de cet album date de 2015. Il a été réalisé à partir d'un texte de Bernard Ollivier, adapté, dessiné et mis en couleurs par François Dermaut (1949-2020). Il s'ouvre avec une introduction de Dermaut expliquant la genèse et la longue gestation du projet avec Ollivier. Il compte 54 planches en couleurs.
Dans un hameau Normand au début du vingtième siècle, Rosa Lemoine tient, dans la ferme conjugale, un bistrot fréquenté par les rustauds du village. Ce soir-là, quatre habitués sont en train de descendre des verres : Gustave le maréchal-ferrant, Alphonse un fermier, Alex Carel sans emploi fixe et Florimond le facteur. Le ton monte entre Gustave et Alphonse : ils finissent par parier qu'ils sont plus virils l'un que l'autre. Les esprits étant échauffés, ils parient mille francs chacun. Alex se joint au pari, ne pouvant résister à l'attrait d'une telle somme. Rosa a écouté la conversation en lisant son livre et e moque d'eux : un pari entre hommes, ça ne va pas être facile pour déterminer le gagnant. Elle les met dehors et monte à l'étage pour s'occuper de Mathieu son mari, plus vieux de vingt-cinq ans qu'elle, et tuberculeux. Elle sent l'odeur de la goutte et en déduit que Martin, le maire du village, est encore venu lui apporter à boire. Elle lui raconte l'histoire du pari. Elle laisse son mari dans son lit, et va dormir dans la chambre d'ami à côté. Elle se souvient de leur mariage, dix-neuf ans plutôt, un mariage arrangé. Après la mort de sa première femme, Mathieu s'était mis à boire beaucoup trop, et les parents de Rosa l'imaginait déjà veuve et propriétaire.
Les premiers temps du mariage furent délicats pour Rosa. Elle n'avait pas besoin de travailler, et elle s'occupait de la maison, de préparer les repas pour son mari, de nourrir les poules et de temps à autre de faire son devoir conjugal. Un jour qu'il se montre plus brutal que les autres en la couchant sur la table, elle lui plante une fourchette dans la cuisse. Un autre jour, elle revient en retard de sa promenade avec Valine le long du canal, elle trouve Mathieu qui l'attend furieux à table, énervé de ne pas être servi à l'heure. Lorsqu'elle arrive, il enlève son ceinturon pour la corriger. Elle prend la fourche posée contre le mur, ce qui l'arrête tout de suite, et le calme pour le restant de leur vie commune. Au temps présent, alors qu'elle se couche, elle entend Mathieu tousser dans la chambre d'à côté et désespère qu'ils ne disposent pas de revenus suffisant pour le sanatorium. Le soir venu, les quatre habitués sont en train de papoter en descendant quelques verres. Soudain surgit Célestin Lebigot (premier commis chez Arsène Raoul Sena) qui leur fait la morale sur le projet de mesurer leur virilité. Puis c'est Barnabé Rotic (métayer d'Arsène Raoul Sena) qui pousse la porte pour informer les quatre amis qu'il est venu s'inscrire pour participer au pari. Il reste toujours à déterminer comment organiser la comparaison. Florimond propose de recourir aux services d'une prostituée. Il pourrait aller à la ville pour louer ses services, après les avoir testés, bien sûr.
Quel point de départ scabreux : une épouse accepte de coucher avec une dizaine d'individus pour payer la facture de soins de son époux tuberculeux. En plus ce récit a été conçu par un homme et réalisé en bandes dessinées par un autre homme. Le lecteur est en droit de craindre le pire. Pourtant, il ne s'agit en rien d'une bande dessinée pornographique, ni même érotique. C'est tout juste si on aperçoit un téton de Rosa au cours de ces 54 planches. Ensuite, oui, la situation est malsaine et indécente, à ceci près que c'est Rosa elle-même qui se propose pour servir d'arbitre, en toute connaissance de cause, sans aucune contrainte autre qu'économique, pas de manipulations psychologiques, pas de maltraitance. Tout commence doucement par des fanfaronnades d'hommes sous l'emprise de la boisson et un pari idiot (en fait, ils n'ont aucune idée de comment s'y prendre pour comparer leur virilité), chacun refusant de se dédire, plus têtu l'un que l'autre. Dès le départ, les hommes n'ont pas le beau rôle : vantards, entêtés, et très vite cupides du fait de la mise de 1.000 francs par participant, une sacrée somme pour l'époque. Enfin ce pari fait ressortir aussi bien les rancœurs des participants, souvent à l'encontre d'un autre participant, que l'insécurité de ces hommes.
François Dermaut est le dessinateur de la série Les chemins de Malefosse avec Daniel Bardet, puis Malefosse avec Xavier Gelot. Il est visible qu'il a pris grand plaisir à croquer les différents mâles. Malgré le nombre de participants, le lecteur les identifie tous au premier coup d'œil : Gustave avec sa chevelure blanche, sa moustache, sa forte carrure, Alphonse avec son front dégarni et son petit air méprisant, Alex le rouquin toujours le sourire aux lèvres, Florimond rondouillard et expressif, Mathieu décharné et alité avec l'œil qui pétille encore, Célestin Lebigot avec sa mine renfrognée et agressive, Barnabé Rotic avec son visage fermé et dur, etc. L'artiste a donné une trogne à chacun, en forçant un peu les traits, mais en s'arrêtant avant la caricature. Il se produit vite un phénomène étrange : alors que les scènes de dialogue occupent plus des deux tiers des séquences, et que les personnages sont souvent représentés en plan poitrine, en gros plan ou en très gros plan, le lecteur n'a jamais l'impression d'un raccourci pour s'économiser. Au contraire, Cette mise en scène des discussions rapproche le lecteur des personnages grâce à la justesse des traits et leur expressivité, correspondant à la sphère sociale, et plus souvent à la sphère personnelle en termes de proxémie. Il regarde avec tout autant d'attention Rosa, charmé par sa gentillesse et sa force de caractère.
La focalisation sur les discussions n'empêche pas François Dermaut de réaliser une reconstitution historique soignée. Les tenues vestimentaires sont variées correspondent à l'époque, et reflètent la condition sociale de chaque individu, ainsi que son métier. Le maréchal-ferrant et le berger ne sont pas vêtus de la même manière encore moins le riche propriétaire terrien. En comparant les vêtements du maire actuel (Martin) et de celui qui compte bien le devenir (Arsène Raoul Sena), le lecteur peut voir le paysan issu de la terre, et le riche propriétaire devenu homme d'affaires n'ambitionnant que de s'élever dans la société. Alors que cela ne semble pas très prégnant, le lecteur finit par prendre conscience que la reconstitution historique transparaît discrètement dans les ameublements, les maisons, et les accessoires de la vie quotidienne, des sabots de Mathieu, à la vieille cafetière, même en passant par le modèle de verre utilisé dans le bistrot. Une autre dimension apparaît progressivement : celles de l'environnement campagnard. Le lecteur peut voir Rosa distribuer le grain aux poules, se promener sur le chemin de halage, revenir du sanatorium sur une route de terre en carriole, être conspuée par les commères à la sortie de la messe, gratter le potager. Ces passages sont peu nombreux et souvent réduits à une case ou deux, mais très aérés, avec une belle luminosité, apportée par la mise en couleurs en aquarelle.
Même s'il peut entretenir des réticences a priori sur cette proposition indécente, le lecteur se prend au jeu, parce que Rosa Lemoine n'est jamais une victime. Elle n'est pas contrainte par la force (autre qu'économique) : c'est son choix. En outre, ce pari fait apparaître des comportements révélateurs. La force de caractère de Rosa ne vient pas de nulle part : elle a vite tenu tête à son époux violent et alcoolique et l'a remis à sa place refusant d'être violentée, imposant d'être respectée. Son choix de servir d'arbitre est engendré par sa volonté de sauver son mari, de lui permettre un accès aux soins. Rapidement, les participants au concours se rendent compte que Rosa dicte ses conditions et établit les modalités pratiques qu'elle impose aux participants, ce qu'ils étaient incapables de faire. D'une certaine manière, ils lui obéissent en se pliant à ses décisions. C'est un drôle de paradoxe : en acceptant de coucher avec d'autres hommes, Rosa Lemoine s'émancipe de sa condition de femme au foyer invisible. C'est même très drôle quand Rosa indique qu'elle va établir des fiches de performance pour pouvoir comparer chaque prestation. Le lecteur en vient à se demander comment un homme dans sa position aurait été perçu. Bien sûr, la comparaison est un peu faussée parce que la notion de gigolo diffère de celle de prostituée et la représentation de la sexualité féminine est moins dans la performance que celle de la sexualité masculine. Toutefois, il est vraisemblable qu'il serait apparu dans une lumière beaucoup plus favorable que Rosa.
Ce pari qui sort de l'ordinaire permet également de mettre en lumière les motivations de chaque participant. Au départ, il ne concerne que deux hommes, et c'est une question de fierté, de pouvoir se juger par rapport à l'autre, au travers de sa virilité, un combat de coq pour prouver sa valeur, sa supériorité à l'autre, valider son importance plus grande. Avec l'entrée en jeu d'un troisième, l'enjeu se déplace vers le gain. 3 participants fait monter la cagnotte à 3.000 francs, une somme considérable pour l'époque dans ce milieu social, pratiquement un an de salaire pour le facteur. Dans le même temps, la dimension égrillarde et la concupiscence demeurent. Ce n'est que lorsque Rosa se propose (et même s'impose) comme juge en indiquant qu'elle prend sa part pour les soins de son époux, que les participants se dédouanent en mettant en avant qu'il s'agit de participer financièrement à sauver un être humain d'une maladie… comme s'ils ne pouvaient pas donner une petite somme dans un geste de solidarité. Il apparaît également d'autres motivations très calculées, comme l'inscription du candidat au poste de maire pour faire douter de la virilité du maire en place, et l'inscription de ce dernier contraint de participer pour éviter une défaite électorale.
Bien évidemment, les participants ne peuvent pas garder secret ce pari, en particulier pour ceux qui sont mariés. Il est très amusant de découvrir ceux qui craignent leur épouse, usant de stratagèmes pour tenter de les maintenir dans l'ignorance. Cette réaction un peu caricaturale de la part des hommes emmène le lecteur à justement s'interroger sur le rôle des épouses. Il a un aperçu de leur réaction collective à la messe, où elles changent de banc quand Rosa arrive pour ne pas être assises à côté de cette pécheresse, de cette fornicatrice. Il est amusant de voir qu'il n'y en a qu'une seule qui a le courage de venir trouver Rosa chez elle et de lui parler en face. Il est vrai qu'une autre, Valine (la femme du facteur), est son amie et qu'elle est déjà consciente des infidélités de son mari, ce qui relativise les actions de Rosa. La nature des réactions des épouses s'avère à la fois révélatrice de leur condition soumise socialement aux hommes à l'époque, à la fois de leur motivation similaire pour l'appât du gain. Enfin, dans cette première moitié du récit, le lecteur assiste aux prestations des quatre premiers participants. Il n'y a pas de nudité, et le déroulement a été fixé par Rosa, sans beaucoup de rapport avec une passe avec une professionnelle. Il apparaît que le déroulement du rapport, mais aussi les échanges avant brossent le portrait de la manière dont le partenaire masculin envisage l'acte sexuel et son rapport avec sa partenaire. Le lecteur ressent que le jugement porté par Rosa ne sera pas limité à la durée ou à la vigueur.
Indéniablement, le point de départ est malsain et peut rebuter. Dans l'exécution, il s’avère que Bernard Ollivier et François Dermaut ont réalisé une étude de mœurs fine et intelligente, avec quelques touches d'humour et une narration visuelle plus riche qu'il n'y paraît. Quelles que soient ses a priori, le lecteur se retrouve vite pris par l'engrenage du pari, et par les personnages rendus très proches et très vivants par les dessins. Il se doute bien que le jugement aura un effet sur les participants, mais aussi sur Rosa.
Un sujet bien étrange et déroutant, dont l'action aurait pu se produire à n'importe quelle époque, ou presque. Les auteurs expliquent-ils pourquoi ils ont choisi le début du XXe siècle ?
RépondreSupprimerJe ne sais pas si c'est le contexte normand qui me fait penser cela, mais pour un peu, j'aurais l'impression qu'il s'agit d'une vilaine nouvelle de Maupassant avec un faux côté fessier et dont l'objectif réel est de brocarder la virilité et l'orgueil masculin.
Tu me donnes envie de (re)lire "Malefosse", tiens.
Je n'ai pas vu d'explication du choix de l'époque : j'ai présumé que les auteurs ont jeté leur dévolu dessus en partie pour mieux faire ressortir la condition de la femme à cette époque.
SupprimerJe suis preneur de commentaires sur Malefosse : en rapport avec ce qu'on évoquait, ce n'est pas une série que j'ai envie de lire, mais je suis curieux d'en découvrir ton avis.
Une fois n'est pas coutume : ce premier tome m'a tellement enthousiasmé que j'ai enchaîné avec le second.