jeudi 30 mai 2024

Tom Thomson, esquisses du printemps

Il faut exprimer les émotions que la nature inspire.


Ce tome contient une histoire complète de nature biographique. Sa première édition date de 2019. Il a été réalisé par Sandrine Revel pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il évoque la vie de Tom Thomson (1877-1917), peintre canadien. Il comporte cent-trente-quatre pages de bande dessinée. Il se termine avec une reproduction d’un tableau du peintre, intitulé The West Wind (1917, huile sur toile120*130cm), et une postface de deux pages intitulée Tom Thompson et le Groupe des Sept. Revel est également l’autrice de Glenn Gould, une vie à contretemps (2015), Grand Silence (2021) avec Théa Rojzman, Germaine Cellier - L'audace d'une parfumeuse (2023) avec Béatrice Égémar.


Octobre 1956, le narrateur Peter Frahm pagaye sur le lac avec un ami. Les deux voyageurs le traversent à la recherche d’un endroit où faire des croquis. Ils pagayent en rythme alternativement, sans parler. Le paysage fait penser le narrateur à une esquisse de Tom Thomson : des pins, un élan en train de brouter, puis qui relève la tête. Ils arrivent à la rive nord. Ils passent devant le vieux Womat Lodge en partie reconstruit après avoir été détruit par un incendie dans les années 1920. Tout est calme. Il n’y a plus de touristes. L’automne les a fait fuir. Le narrateur demande à Peter s’il reconnaît. Ce dernier répond que rien n’a changé depuis le collège, c’est ce qu’il lui semble. Dans l’onde transparente, ils voient passer une truite. Ils finissent par accoster sur une rive. Le narrateur se rince le visage dans l’eau de la rivière. L’autre estime qu’ils seront bien là, pour dessiner. Ils s’enfoncent un peu dans la forêt. La colline est illuminée. Il fait encore chaud, ils la gravissent impatients. Ils marchent sans s’arrêter sur presque un kilomètre à travers une végétation dense. Puis ils atteignent une construction : ils y sont.



Juillet 1917, quelques oiseaux s’envolent au-dessus du fleuve. Doc est réveillé par le bec d’un oiseau tapotant sur le carreau de sa cabane. Il se lève, l’oiseau s’envole et s’éloigne. Fraser s’adresse à lui : il va falloir y aller. Doc lui demande s’il connaît l’histoire de cette truite impossible à attraper au barrage du lac Joe. Il pense à elle. Il pense à ce défi ridicule. Il continue : Tom était un mordu de l’hameçon. Il péchait avec ses propres mouches. Doc, lui, a l’habitude d’utiliser ce qu’il a sous la main mais rien à faire, elle est coriace. La dernière fois qu’il a vu Thomson, la toute dernière, il se souvient, l’artiste lançait sa ligne au barrage avec Shannon Fraser. Il lui semble que c’était lui. Il s’est même dit, cette fois-ci il va l’avoir et il va en entendre parler. Le soleil brillait comme aujourd’hui. Les hommes portent le cercueil de Tom Thomson pour le mettre en terre. Maggie, une jeune fille, semble particulièrement attristée, elle croit voir une main de femme tenant un pinceau sortir doucement de la rivière et disparaître. Une femme dans une sobre robe noire jette une poignée de terre sur le cercueil et pleure de chaudes larmes. Elle s’appelle Winnifred Trainor. Tom et elle se seraient fiancés, sa famille possède un chalet au lac Canoe. Le fossoyeur commence à pelleter la terre sur le cercueil.


Qui ça ? Il s’agit d’un récit biographique relatif à Tom Thomson (1877-1917), un peintre canadien dont la carrière a duré cinq ans. Entre autres, il a réalisé des peintures de la nature sauvage de l’Ontario. Au cours du récit, un mentor lui intime d’arrêter d’imiter la nature. Il faut exprimer les émotions qu’elle leur inspire. Ils doivent regarder en eux-mêmes. Le récit débute en 1956, c’est-à-dire trente-neuf ans après le décès de l’artiste, alors que deux hommes naviguent en canoë sur le fleuve qui va les mener vers le lieu où ils pensent que se trouve la vraie sépulture du peintre. Ce fil narratif se déroule de manière chronologique ces deux personnes, plus tard accompagnées par deux autres (soient Peter Frahm, Rick Tapes, Ben Green et le narrateur) pour rechercher la tombe de Tom Thomson, et donc son cadavre afin d’éclaircir les circonstances de son décès. Cette ligne temporelle compte dix scénettes. Dans le même temps, un deuxième fil narratif évoque des moments de la vie du peintre. Celui-ci commence en 1917, avec la découverte de son cadavre, et va se dérouler à peu près à rebours. Il comprend seize scénettes se déroulant successivement en 1917 (sept occurrences), 1916, printemps et été 1915, puis automne 1915, 1912, 17 juillet 1917 (c’est-à-dire un retour à l’année de la mort de Thomson), 1906, non précisé (peut-être début du siècle et en 1956), 1904, 1887. Chaque date figurant en ouverture de scène, le lecteur n’éprouve aucune difficulté à se repérer, et il voit comment la construction à rebours vient éclairer certaines décisions, certaines situations.



L’autrice a donc choisi une construction narrative très particulière pour évoquer la vie et l’œuvre de cet artiste majeur du début du vingtième siècle, pour le développement de l’art au Canada. La découverte à rebours de sa vie permet de ressentir d’abord les conséquences de moments où se sont cristallisés des principes ou des valeurs qui ont constitué la personnalité de Thomson, et par voie de conséquence de mieux mesurer leur importance en les découvrant ultérieurement. Ainsi ils recèlent plus de sens. Le lecteur se retrouve mieux à même de comprendre l’enjeu de sa relation avec Winnifred Trainor, puis avant sa présence au musée des Beaux-Arts de Toronto, la beauté de ses esquisses, la tentation de l’abstraction et la frustration des pieds plats, la communion avec la nature, la relation avec l’Ontario Society of Artists, l’emprise du parc Algonquin, la lettre d’Alice Lambert, l’influence du métier de son père sur sa vocation. En presque alternance, il suit la progression du narrateur et de ses amis dans leurs recherches, le parallèle de leur expérience de leur séjour dans le parc se faisant avec l’exercice du métier de garde forestier dans le parc Algonquin.


L’autrice se confronte donc à l’exercice d’évoquer la vie d’un grand peintre, de lui rendre hommage, à la fois de façon biographique, à la fois en évoquant son œuvre. En fin de tome, le lecteur dispose d’un aperçu de sa toile la plus célèbre The west wind, dans un format très réduit par rapport à l’original. S’il n’est pas familier de l’œuvre du peintre, il éprouve des difficultés à établir un lien visuel entre sa manière de s’exprimer au travers de sa peinture, la façon dont elle rend compte de sa sensibilité, dont sa personnalité s’exprime à travers ses toiles, et les choix graphiques de Sandrine Revel. S’il en est familier, il peut en relever les similitudes, et relever comment elle s’inspire du regard de Tom Thomson pour réaliser ses propres pages. Le lecteur observe rapidement quelques caractéristiques majeures : l’utilisation de cases rectangulaires sagement disposées en bande, l’absence de bordure tracée pour les cases, une palette de couleurs relativement restreinte pour chaque séquence, différente de l’une à l’autre avec quelques éléments de couleurs particuliers pour un pull, une chemise, une nappe, un bonnet, une fleur rouge, un renard, une truite, un oiseau. De ce point de vue, elle n’essaye de singer les caractéristiques des toiles du peintre.



D’un autre point de vue, elle met en œuvre le conseil de l’ami de Thomson : arrêter d’imiter la nature, exprimer les émotions qu’elle inspire à l’artiste. Au vu de la place qui est donnée à la nature dans ces pages, il se dit qu’elle s’inspire également du conseil du père de Thomson : La nature est une bonne vieille nourrice, on aime à se reposer sur son flanc. Le père continue en lui suggérant de prêter un tant soit peu l’oreille, alors la nature lui racontera des histoires merveilleuses et elle lui jouera sa musique enchanteresse. De fait, le lecteur apprécie de pouvoir voir les deux amis descendre la rivière, comme s’il les observait depuis un autre canoë et de prendre le temps de regarder les rives, représentées avec de petits traits secs. Puis il admire la présence massive et silencieuse de l’élan, la transparence de l’eau et la truite comme suspendue au-dessus du lit du fleuve, le vol de quelques oiseaux au-dessus de l’eau, le premier plan des arbres devant l’étendue d’eau, la silhouette des arbres penchées résultant de l’anémomorphose, le fin tronc des bouleaux rendus fragiles par contraste avec les flocons de neige, les longues plaines herbeuses, la zone de rapides d’un cours d’eau, etc. Dans ces pages, la nature renouvelle à chaque fois le spectacle, jamais deux fois identiques, une illustration de la maxime d’Héraclite (-544 à -480), on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.


Ainsi le lecteur se sent immergé aux côtés de Tom Thomson en lisière du parc Algonquin, ressentant l’incidence de la présence de la nature sur son inspiration, sur son mode de vie, sur la nature même de ses pensées. Il prend conscience que les recherches menées en 1956 reproduise la même immersion, validant en quelque sorte la démarche du peintre, à l’instar de la postérité qui a elle aussi légitimé et même validé sa vision artistique, son interprétation d’artiste de ce qu’il contemple. La scénariste décide également de mener à bien son entreprise, de proposer sa version des causes du décès de Tom Thomson. De prime abord, le lecteur se dit qu’il aurait pu se passer de cette dernière séquence, qu’il n’attache pas beaucoup de valeur à une hypothèse que rien ne pourra jamais valider. D’un autre côté, c’est la volonté de l’autrice, c’est son intention. Et en même temps elle n’affiche pas la prétention de détenir la vérité puisque le personnage qui énonce cette explication indique que c’est que qu’elle sait, et que son interlocuteur est libre d’en douter. Elle souhaite donc donner un sens à cette mort, et apporter une sensation de fin, de clôture, de donner un point de vue sur ce que l’artiste n’a pas pu surmonter ou éviter.


Pas facile de rendre compte de la vie d’un être humain et de l’œuvre d’un artiste. Sandrine Revel a construit un récit avec deux fils temporels qui s’entremêlent, le second venant comme une réponse au premier. La narration à rebours de la vie de Tom Thomson en fait comme un destin inéluctable, et en même temps l’esprit du lecteur rétablit l’ordre chronologique par automatisme, faisant apparaître la fragilité de ce destin, son caractère ténu et pas du tout évident. La narration visuelle s’inspire de la vision du peintre en exprimant les émotions générées par sa vie, ainsi qu’en prolongeant les propres émotions exprimées par les toiles du maître, à l’aune de la sensibilité de l’autrice.



mercredi 29 mai 2024

L'héritage d'Émilie T04 Le rêveur

La rêveuse me ramènera.


Ce tome fait suite à L'héritage d'Émilie T03 L'exilé (2004), quatrième tome dans une série de cinq racontant une histoire complète. Sa première édition date de 2006. Il a entièrement été réalisé par Florence Magnin, scénario, dessin et couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Cette série a fait l’objet d’une intégrale publiée en 2023.


Dans la cité principale de la planète Thétys, un riche responsable écoute un rapport. Son agent lui indique que le guetteur est formel : l’étranger venait de la Terre. Le dignitaire se gausse : Encore ! Et on dit que leurs portes sont closes ! Ah ! Le rapporteur garde tout son sérieux, indiquant que son interlocuteur a tort d’en rire, car son laxisme finit par devenir gênant. L’autre explique que l’étranger a déjà quitté la ville à bord d’un transporteur, néanmoins il l’abandonne à l’agent, si jamais il en revient vivant. Dans l’immense forêt jouxtant la ville, Bran a pris place sur une longue barque menée par Finn. Ils abordent le rivage herbu sur lequel a été construit une maison dont les pilotis sont des troncs d’arbre. Ils sont accueillis par John Hatcliff qui houspille sa main d’œuvre de petite taille aux oreilles pointues, en les qualifiant de minus. À une table, Bran exhorte son interlocuteur à se souvenir car il y va de la vie de plusieurs personnes, dont celle de son arrière-arrière-arrière-petite-nièce. L’autre exige qu’il l’appelle Capitaine, car Bran fait partie de son équipage. Ce dernier insiste ce qui provoque une réponse énervée de Capitaine : il l’a embauché pour remplacer son second dont la seule qualité était d’être insomniaque, ce qui aurait évité à Capitaine de veiller cette nuit. Sur ce, il va se coucher dans son hamac.



Bran s’assoit au bord de la terrasse, les pieds pendant dans le vide. Il discute avec deux marins : il leur indique que le passage à rendu amnésique John Hatcliff. Il se souvient de sa propre arrivée dans la cité, comment il a été traqué, et qu’il n’a dû son salut qu’à sa rencontre inopinée avec Finn qui l’a attiré sur le territoire des passeurs, une zone libre, rendant le fuyard intouchable. Au temps présent, Finn indique à Bran qu’il finira par se plaire ici. Son interlocuteur lui répond qu’il n’a pas l’intention de rester, que la rêveuse le ramènera. Capitaine se réveille et décide d’emmener Bran avec lui pour aller chercher des cristaux. Ils montent dans la longue barque, et Bran fait les fonctions de gaffeur. En descendant le fleuve, Bran avise une longue plante très haute à la forme singulière, et il reconnaît une rêveuse. Hatcliff le corrige : il s’agit d’une gardienne, de sacrés dangers, capables de manger une jambe comme amuse-gueule. Ils arrivent enfin dans le territoire des Krills. Bran lève la tête et voit trois cadavres en état de décomposition avancée : Capitaine explique qu’il s’agit d’un simple avertissement, ils ne tolèrent que les passeurs. Et on ne trouve les cristaux que dans leurs nids. Ils pénètrent dans une caverne et mettent pied à terre. Capitaine ramasse une sorte de grosse noix : elle contient quelques cristaux, des résidus de poussière d’étoile.


Le lecteur anticipe le plaisir de repartir pour le domaine d’Hatcliff en Irlande, avec ce manoir gigantesque, le domaine avec son jardin et sa forêt, ainsi que les mystérieux souterrains. Or voilà que ce tome commence sur une planète extraterrestre appelée Thétys, évoquée dans le tome précédent. La première page s’ouvre avec une case occupant les deux tiers de la planche : une vue en contreplongée des immeubles, évoquant une version de New York entre Art Déco et anticipation (en particulier des voitures volantes), et un détail amusant (un té de dessinateur). En planche quatre, Bran court dans les rues de la ville pour échapper aux autorités : le lecteur ouvre grands les yeux pour apprécier l’architecture, entre poutrelles métalliques de type Eiffel, et colonnes bombées, une échoppe évoquant un souk, une voiture volante, des dirigeables, comme un hommage à Metropolis. Le contraste n’en est que plus saisissant avec la forêt luxuriante. Le lecteur la découvre d’abord par sa canopée dans une case de la largeur de la page : un beau ciel avec des lueurs jaune orangé, une demi-douzaine d’oiseau volant, de hauts arbres et des plaines. La case suivante est également de la largeur de la page : sous la canopée, de nombreux troncs d’arbres, un oiseau d’une autre espèce, de hauts arbustes avec un feuillage abondant. Enfin une troisième case de la largeur de la page : la longue barque, le fleuve, le pied des arbres qui apparaissent d’un énorme diamètre rendant minuscules les silhouettes humaines.



Le lecteur va encore bénéficier de deux autres déambulations. Bran parvient à influer sur l’état d’esprit de John Hatcliff et sur ses résolutions. Celui-ci va alors trouver l’Arcane, une rêveuse, car il a besoin d’un rêve. L’artiste emmène alors le lecteur dans de grandes cathédrales de pierre avec quelques vestiges de pont à des hauteurs vertigineuses, la présence d’immenses stalactites et stalagmites, des sources de luminescences, des formations cristallines, une étrange faune souterraine, et la salle du trône cyclopéenne, tout en roche, intégrant harmonieusement les formations naturelles et les éléments taillés et construits par ce peuple, dans un dessin en pleine page qui en impose. Et bien sûr dans la dixième planche, l’autrice ramène le lecteur dans le domaine d’Hatcliff. Celui-ci est recouvert d’un manteau de neige, à la fois la période hivernale (arbres dénudés, arbustes ensevelis), mais aussi une métaphore d’une vie qui s’achemine vers sa fin (Émilie qui remarque un petit oiseau mort à ses pieds). Le froid s’est immiscé dans les plus grandes pièces du château, avec des stalactites de glace visibles au plafond. Le jardin est lui aussi envahi par la neige, la cuisine est insuffisamment éclairée par une poignée de bougies. La dessinatrice sait créer une atmosphère de désolation, d’abandon progressif, qui fend le cœur, une forme de renoncement devant une entropie que rien ne peut arrêter.


La distribution de personnages présente un équilibre bien pensé entre les individus à l’apparence extraordinaires qui font ressortir la normalité des autres, ces derniers disposant de particularités qui les rendent uniques. Dans la première catégorie, il y a cet habitant de Thétys en surcharge pondérale, affalé dans un haut divan garni d’une montagne de coussins, les matelots du Capitaine avec leur tignasse hirsute, leurs habits de paysans et leurs oreilles pointues, la gigantesque créature mi-dinosaure mi-dragon dans les eaux du fleuve, les Krills créatures mi-insectes mi-humains habitant dans les cavernes et gardant les cristaux et leur reine l’Arcane, sans oublier la rêveuse. Dans la deuxième catégorie, le lecteur retrouve la jeune Émilie Bertin et ses jolies toilettes, Dorothy et ses toilettes trop chargées, Alex l’homme de main à la haute stature et son costume impeccable mais d’un autre âge, Nancy avec son grand tablier toujours d’un blanc impeccable, Christopher Jenkins dans son costume confortable, le voyageur dans son long manteau (ou robe de chambre ?) vert, tous les clients de l’auberge (trio de musiciens, enfants en train de courir entre les tables, serveuse, barman, clients). L’artiste a l’art et la manière de faire ressortir à la fois la banalité et les particularités du monde normal, par rapport aux caractéristiques extraordinaires des mondes fantastiques, tout en établissant qu’il s’agit de leur mode de fonctionnement normal et quotidien.



Le lecteur continue de se demander comment l’intrigue va évoluer. Quel sera le sort du domaine Hatcliff ? Quelle population va pouvoir rester, quelle population va devoir partir ? Ou regagner son monde d’origine ? Quel personnage va jouer un rôle essentiel ? Qui va subir et devenir une victime des événements ? Il prend conscience de l’ampleur de l’histoire, des différents fils narratifs intriqués, de l’importance du passé dans la situation actuelle. Il a été impliqué dans cette situation par l’héritage d’Émilie qui lui a permis de découvrir progressivement les faits. En réalité, il en sait plus qu’elle car le premier tome commençait avec la découverte du cairn par le trisaïeul Louis-André Bertin et son compagnon de route Christopher Jenkins. Il y a eu l’histoire de ce mystérieux voyageur, l’existence d’une communauté d’individus de taille plus petite avec des oreilles pointues, les habitants du domaine d’Hatcliff, et ce vieillard alité envoyant ses agents pour faciliter les déplacements d’Émilie. Puis il a été question du sort de John Hatcliff, de l’histoire de son domaine, d’un mystérieux voyageur venu de l’au-delà, et de la rêveuse. Dans le même temps, le déroulement du récit ne correspond pas à celui d’un récit d’aventure, avec un héros providentiel qui brave tous les dangers. Le comportement John Hatcliff n’est pas toujours exemplaire. Émilie Bertin ne devient pas une sauveuse providentielle qui comprend tout par éclairs de lucidité. Le mystérieux voyageur s’en trouve réduit à la dernière extrémité, avec peu de temps à vivre. Voire, dans ce tome, l’action la plus héroïque et la plus inattendue est accomplie par la cuisinière Nancy qui prend l’initiative de mettre un puissant somnifère dans le vin de celui qui avait toutes les caractéristiques pour être le sauveur providentiel, mais animé par des motivations très personnelles antinomiques avec le rôle du héros altruiste.


Plus l’histoire progresse, plus le lecteur se sent emmené loin, dans un monde pleinement abouti et tangible. L’intrigue continue de développer ses ramifications révélant toute sa richesse, bien plus élaborée que la simple découverte d’un domaine visité par le petit peuple. Florence Magnin régale le lecteur avec des lieux très concrets et très différents, allant d’un magnifique domaine au début du vingtième siècle à une lointaine planète, des personnages alliant normalité et unicité, qu’ils soient des êtres humains banals ou des êtres fantastiques. Le récit se révèle plus complexe que la simple histoire d’un héros sauvant la situation par sa bravoure, des actes plus plausibles suite à des décisions très personnelles.



mardi 28 mai 2024

Bobigny 1972

C'est votre loi qui est coupable.


Ce tome contient un récit complet indépendant de tout autre, qui ne nécessite pas de connaissance préalable sur le procès de Bobigny, contre l'avortement, en octobre et novembre 1972 à Bobigny. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Marie Bardiaux-Vaïente pour le scénario, et Carole Maurel pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-quatre-vingt-cinq pages de bande dessinée. Il se termine avec une page de remerciements et une page de bibliographie, ainsi que les coordonnées de l’association Choisir.


Dans les rues de Bobigny, une nuit de janvier 1972, une voiture rouge fonce à toute allure, poursuivie par une voiture de police, sirène hurlante. Coincé dans une impasse, le conducteur doit sortir les mains levées, sous la menace de l’arme de service d’un policier. Il est emmené au commissariat et accusé de vol de voiture, refus d’obtempérer, délit de fuite, mise en danger de la vie d’autrui : Daniel P. va prendre cher. Conscient de ce qu’il risque, le jeune homme déclare vouloir négocier, ce qui fait rire de bon cœur les deux policiers. Quelques jours plus tard, un matin à six heures, une voiture de police se stationne en bas d’un petit immeuble, trois policiers dont un en uniforme montent dans les étages et sonnent à la porte de Mme Chevalier. La voisine ouvre sa porte, mais les policiers lui intiment de rentrer dans son appartement. Michèle Chevalier ouvre sa porte, les policiers entrent et ils procèdent à une perquisition de son appartement. Leur entrée a réveillé les trois filles, dont Marie-Claire adolescente. Les policiers dérangent tous les placards, les armoires, la commode, les matelas et finissent par trouver un objet suspect. Ils embarquent Michèle Chevalier et ses trois filles au commissariat. La voisine Nicole ressort sur le palier avec son nourrisson, et elle prend en charge les deux plus jeunes filles.



Au commissariat, la mère et la fille sont interrogées séparément. L’adolescente reconnait qu’elle a avorté, et sa mère reconnaît l’avoir aidée. Les policiers leur posent la même question : Sont-elles conscientes qu’il s’agit d’un crime, relevant de l’article 317 du Code Pénal ? Ils en font la lecture : Quiconque, par aliments, breuvages, médicaments, manœuvres, violences ou par tout autre moyen aura procédé ou tenté de procurer l’avortement d’une femme enceinte ou supposée enceinte, qu’elle y ait consenti ou non, sera puni d’un emprisonnement d’un an à cinq ans, et d’une amende de mille huit cents francs à cent mille francs. Elles sortent du commissariat sous le coup de cette accusation. En juin 1971, plusieurs amies sont réunies : Gisèle Halimi, Christiane Rochefort, Simone Veil, Delphine Seyrig. Elles évoquent l’appel des trois cent quarante-trois femmes, publié dans l’hebdomadaire Le nouvel observateur. Certaines des signataires ont été convoquées par leur employeur. Elles décident de créer une association : Choisir la cause des femmes.


Il est possible que le lecteur parte avec un a priori : une bande dessinée retraçant un fait historique et un événement social majeur, ça risque d’être pesant en informations. Il éprouve la surprise de découvrir que la bande dessinée commence par une rapide course-poursuite nocturne en voiture, puis par une effrayante arrestation avec une perquisition sans ménagement. Même s’il connaît le déroulement des faits dans les grandes lignes, ainsi que l’importance du procès de Bobigny menant à la loi du 17 janvier 1975 relative à l'interruption volontaire de grossesse, le lecteur est pris dans la tension des enjeux de ce procès, par la terrible pression qui pèse sur l’adolescente et sur sa mère, par la conviction inébranlable de l’avocate, par l’implication de nombreuses célébrités, par le calme et la patience du juge, et par-dessus tout par chaque injustice, les unes après les autres. Les scènes de prétoire sont bien présentes, mais pas majoritaires : les autrices mettent en scène plusieurs femmes, et elles racontent leur histoire personnelle : le viol et l’avortement de Marie-Claire, aussi éprouvants l’un que l’autre, d’autres avortements, le quotidien modeste de la famille monoparentale Chevalier, la relation mère-fille, l’entraide de la voisine, quelques éléments de médiatisation. Il apparaît également que ce procès devient le point de rencontre de sphères sociales généralement dissociées : une employée du métropolitain, un juge, un procureur, une avocate renommée, une femme politique à l’envergure nationale, une actrice féministe, un médecin, pour finir à l’Assemblée nationale.



Avant tout, il s’agit de l’histoire d’une adolescente, violée. Le lecteur assiste à la scène : le jeune homme Daniel P. qui emmène la jeune fille dans sa chambre, en voiture, expliquant d’abord qu’il y aura ses copains, puis qu’ils ne peuvent pas venir mais qu’il y aura sa mère, les dessins mêlent une dimension descriptive pour les décors, et une approche émotionnelle pour les personnages. Le lecteur peut reconnaître la voiture (une DS), regarder la façade des immeubles de banlieue, faire le tour de ce qui se trouve dans l’appartement du violeur (le lit, le désordre, la petite table ronde, les plaques de cuisson, une ou deux bouteilles, etc.), puis la mise en couleur passe d’un mode naturaliste à un mode en noir & blanc avec des nuances de gris, des plans serrés rendant compte des impressions, des sensations, jusqu’à une illustration en double page, sans un mot, Daniel allongé sur sa victime, en vue de dessus ce qui ajoute encore à la force du placage, à l’abjection de cet acte où la victime n’est plus qu’un objet, et le criminel un individu sans empathie aucune. Suit une séquence toute aussi accablante alors que Marie-Claire revient chez elle, toujours dans des tons noir & blanc et gris, montrant le retour au monde quotidien qui n’a plus rien de normal après la sidération du traumatisme. Trente pages plus loin, l’aveu sort de la bouche de la fille face à sa mère, une simple phrase, un constat accablant : Il m’a forcée ! Il n’y a aucun sensationnalisme, aucun voyeurisme : l’adolescente doit vivre avec la double peine de l’inculpation et du traumatisme. Elle doit également faire face au procès, aux questions posées par des hommes, aux interventions de son avocate dont la portée et le contexte sont à l’échelle nationale et s’inscrivent dans une démarche avec un historique et un enjeu sans commune mesure.


Dans le même temps, d’autres femmes évoquent leur cas personnel. Le lecteur voit Gisèle en Tunisie en 1938, tenir tête à sa mère, en lui disant que ses frères peuvent faire leurs lits tout seuls et aider à mettre la table, rejetant l’ordre établi que lui énonce sa mère, que les garçons ça ne compte pas pareil, que le rôle d’une fille est de servir les hommes. Il voit une jeune fille s’exprimer avec la fougue de son âge, dans un environnement tunisien, avec les couleurs chaudes du soleil. La séquence se termine par l’avocate en robe, et son credo : elle a décidé que ses mots, cette arme absolue pour défendre, expliquer, convaincre, se prononceraient toujours dans la plus absolue des libertés, et dans l’irrespect de toute institution. Le témoignage de Micheline Bambuck, la faiseuse d’anges, décrit les conditions de son intervention pour Marie-Claire, dans le petit appartement des Chevalier, son déchirement entre ses actes et ses convictions religieuses. La narration visuelle reste très prosaïque, sans pathos ni effet dramatique : la réalité du petit appartement, les instruments, l’adolescente allongée sur le canapé, rien de misérable ou de glauque, mais aucun encadrement médical, des mesures d’hygiène artisanales sans comparaison possible avec l’environnement d’une clinique ou d’un hôpital. D’un côté, le constat d’une sororité dans la prise de risques ; de l’autre côté, une situation insupportable et inique engendrée par une loi qui est coupable, comme le formule Michèle Chevalier pendant les audiences. Lors de son audition, l’actrice Delphine Seyrig (1932-1990) explique qu’elle est complice d’avortements, quotidiennement. S’en suit une autre séquence d’avortement, pratiquée par un médecin, toujours dans un appartement.



En pleine empathie avec la victime, sa mère, l’avocate, le lecteur découvre le déroulement du procès : la prise de contact de Michèle Chevalier auprès de l’association Choisir, la demande d’approbation de l’avocate auprès de Marie-Claire dont l’affaire va être médiatisée à l’échelle nationale, plusieurs audiences et plaidoiries. Sans effets de manche, avec quelques expressions de visage légèrement appuyées, l’avocate prend la parole, la victime raconte son histoire, la mère explique comment elle a aidé sa fille, la faiseuse d’anges évoque ses pratiques et leurs conditions d’exercice, le juge écoute, le procureur et plusieurs personnalités se succèdent à la barre. De manière très organique, les enjeux du procès gagnent en ampleur, en contexte, en finalité. En fonction de sa familiarité avec ces années-là, avec l’histoire de la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse, avec les mouvements féministes de l’époque, le lecteur identifie et situe ces différents intervenants : Gisèle Halimi, Simone Veil, Christiane Rochefort (1917-1998), Jean Rostand (1894-1977), Jacques Monod (1910-1976), c’est-à-dire les cinq fondateurs de l’association Choisir la cause des femmes, Delphine Seyrig (1932-1990), Simone Veil (1927-2017), Claude Servan-Schreiber (1937-). Il peut également relever le livre de Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi consacré à Djamila Boupacha (1938-). Il est frappé de stupeur par l’injustice de l’article 317 du Code Pénal, par l’évidence pointée par l’avocate que ce sont des femmes jugées par des hommes, par l’absence de connaissances biologiques du procureur, par l’aplomb de Delphine Seyrig sur la réalité de la pratique de l’avortement en France, par l’intervention de Simone Veil contextualisant la place de la femme dans la société française de l’époque. Les autrices prennent soin également de rendre compte de la question de classe sociale, la différence de traitement entre les Chevalier et les femmes connues.


Un procès de plus pour avortement, un procès unique de par sa médiatisation et sa place symbolique vers la dépénalisation de l’avortement. Un moment symbolique dans l’histoire des droits des femmes. Les autrices reconstituent le cheminement de Marie-Claire Chevalier et de sa mère, ainsi que de la faiseuse d’anges, à hauteur humaine, l’histoire malheureusement banale d’une adolescente violée, et la médiatisation de son procès. La narration visuelle transcrit parfaitement la banalité du quotidien, la force de faire face de ces femmes, l’aide apportée par l’association Choisir et par l’avocate Gisèle Halimi à l’échelle humaine et individuelle, dans un récit poignant. Elles se montrent tout aussi habiles à faire apparaître les injustices systémiques, que ce soit l’iniquité de la loi, ou le décalage entre les classes privilégiées et le prolétariat. Irrésistible d’humanité et d’humanisme.



lundi 27 mai 2024

La boîte de petits pois

C’était important que les gens se rendent compte de la chance qu’ils avaient d’être ici et soient contents.


Ce contient un récit de nature autobiographique. La première édition de cet ouvrage date de 2019. Il a été réalisé par GiedRé pour le scénario, et par Holly R pour les dessins et la mise en couleurs. Il comporte quatre-vingt-dix-neuf pages de bande dessinée, et un post-scriptum de cinq pages, écrit et dessiné par Giedré.


Il y a environ longtemps, la mère de Giedré était petite et jouait au ping-pong. Elle était vachement forte. Elle gagnait des médailles et tout. À l’époque, les enfants étaient hyper encouragés à faire du sport ou de la musique ou de la danse ou n’importe quoi… Tout était gratuit, il fallait juste s’inscrire et ensuite devenir fort… pour que le reste du monde voie que cette nation était la meilleure. 1952 : record de médailles pour l’URSS ! Il y avait souvent des parades et des grandes manifestations à la gloire de ce merveilleux système qui était le meilleur qui existe. Et si on vous demandait, il fallait répondre que tout était super et qu’on était très contents. Parce que l’endroit où on envoyait les gens qui disaient que c’était pas super était encore moins super. Déjà, c’était hyper loin. Il y faisait toujours -10000°C et parfois on devait rester 10 ans. Alors en général les gens se retenaient de critiquer. Même en petit comité, on faisait comme si de rien n’était parce qu’il y avait des espions un peu partout. D’une manière générale on se méfait d’à peu près tout le monde. On ne faisait confiance à personne. Deux amies qui discutent, l’une demande à l’autre où elle a acheté sa robe, la seconde souhaite savoir pourquoi elle lui demande ça. La première espère que l’autre ne pense pas qu’elle veut la lui racheter plus cher qu’elle ne l’a payée. Et l’autre se dit que son interlocutrice la soupçonne d’avoir eu du tissu en rab.



ULL : union de la Lituanie Libre. La mère de Giedré avait deux frères, dont un qui avait quinze ans (ce qui arrive à tout le monde sauf à ceux qui meurent avant). Et comme beaucoup de gens qui ont quinze ans, il trouvait que la vie, c’était naze. Alors avec quatre copains qui trouvaient aussi que la vie c’était naze, ils ont décidé de faire des trucs. Ils ont commencé à faire des petites affiches qu’ils collaient dans la rue. En gros, ça disait ça : Et, franchement, la vie c’est naze ; la liberté c’est trop important quoi, sérieux, y en a marre, ULL. Bon, ils n’en collaient pas beaucoup parce que c’était un peu dangereux comme passe-temps en Lituanie. Mais malgré tout certaines personnes les voyaient. Et au bout de quelques temps des gens ont commencé à s’y intéresser. On en parlait, on se passait le mot. Et son oncle et ses copains étaient contents de faire des trucs. Mais au bout de deux ans, quelqu’un les a dénoncés, et ils se sont tous fait arrêter. Le KGB a tout de suite perquisitionné dans la maison de sa grand-mère. En rentrant du travail, elle n’a rien compris parce que comme tout le monde elle n’était pas au courant. Son oncle s’est fait enfermer dans une cellule du KGB. Il est resté là le temps d’être majeur pour pouvoir être jugé. Puis s’est fait condamner pour trahison, révolte et trouble à l’ordre public. Il s’est fait emmener loin.


De prime abord, le lecteur découvre une bande dessinée aux autours d’œuvre pour enfants : des dessins à l’allure simplifiée, avec de jolies couleurs au crayon de couleurs, une vision du monde par les yeux d’un enfant. Il commence à lire le texte qui court le long des cases, ainsi que les dialogues : des phrases courtes, des structures simples, des tournures grammaticales pas toujours correctes, un vocabulaire limité, comme si c’est une petite fille d’à peine dix ans qui s’exprime. Effectivement, GiedRé évoque son enfance, comme elle l’a vue et ressentie à cet âge. Les actions des adultes ne lui sont pas toujours compréhensibles, en particulier les événements de politique internationale, par exemple la destruction du mur de Berlin. Elle dépasse du cadre strict de son entendement de petite fille, en évoquant l’histoire de sa famille, des déménagements grâce au statut social de son grand-père paternel : dans la postface, elle explique qu’elle a fait appel aux souvenirs de sa mère pour disposer de ces faits et de cette compréhension. Le lecteur vit donc cette reconstitution historique à hauteur d’enfant, que ce soit la queue pour les magasins, ou le partage de chewing-gum. Dans le même temps, il n’éprouve pas la sensation que le récit s’adresse à un enfant, ou qu’il manque de profondeur.



Les autrices savent très bien rendre le point de vue d’une enfant. Cela commence dès la première page avec la mère encore adolescente en train de jouer au ping-pong : une silhouette longiligne, de jolis cheveux blonds, des gestes en accéléré, une fierté d’avoir gagné qui se lit sur son visage, le lecteur se sent baigné dans le bonheur dont elle rayonne. En page vingt-quatre, un garçon savoure avec délectation des petits pois : son visage arbore une expression proche de l’extase, dans l’assiette le lecteur voit des petits points verts qui semble comme flotter dans le vide, et quelques taches orange, une représentation naïve. Page trente-neuf, la représentation de la zone résidentielle abritant les résidences secondaires des apparatchiks évoque incontinent un dessin d’enfant : les belles pelouses vertes, les arbres très simplifiés, les routes échappant aux règles de la perspective, etc. Plus tard, la famille de la narratrice va s’installer à la campagne. Elle raconte : À la campagne, il n’y avait pas d’eau courante alors chaque habitation avait ses toilettes loin de la maison, et les leurs étaient à l’orée de la forêt. Avec une lampe torche dans la main, la jeune fille doit se rendre aux toilettes de nuit, une forêt fantasmée, avec une chouette qui regarde droit dans les yeux, une espèce de cabane aux proportions trop allongées pour les toilettes, des arbres aux formes bizarres, vaguement menaçants : le lecteur se retrouve dans un conte pour enfants, sans se sentir pris pour un neuneu, une vraie sensation d’enfance.


Dans le même temps, le lecteur voit bien que les dessins comportent un niveau d’informations qui relève du regard d’adulte. Sous l’apparence enfantine donnée par dessins aux crayons de couleurs, se trouvent un niveau d’informations visuelles bien supérieur au regard d’un enfant. Dans cette première page, un individu joue de l’accordéon, certes aux couleurs pastel, mais comportant bien toutes les parties attendues comme le soufflet, les touches de part et d’autre. Dans la deuxième page, le train ressemble à un jouet, mais dans le même temps l’uniforme des soldats est conforme à la véracité historique, la perspective du stade présente un aspect discrètement gauchi, tout en préservant la perspective et les dimensions. Tout du long, les dessins construisent une reconstitution historique solide et fiable : les vêtements d’époque, les accessoires du quotidien, les appareils ménagers de ces années-là comme les postes de télévision ou les téléphones à cadran en bakélite, etc. Les postures et les mines des individus apparaissent faussement naïfs, avec une grande justesse dans l’expression corporelle, et dans les gestes de tous les jours, aussi bien les jeux d’enfants que les gestes plus mesurés des adultes, voire les comportements emprunts de défiance pour parer au risque de la délation par des citoyens intéressés.



La réception de cette bande dessinée au ton si particulier va dépendre du parcours de vie du lecteur et de son âge. Il peut venir pétri d’a priori et de certitudes sur le régime communiste. Ce qu’il sait déjà lui saute aux yeux : le faible niveau de niveau des citoyens, les queues interminables devant des magasins où le rationnement et la pénurie règnent en maître. Des personnes exerçant un métier sans aucune motivation, un marché noir généralisé et pour tout, une élite qui ne manque de rien attestant d’une corruption systémique, un état totalitaire qui a la déportation facile pour les opposants et les rebelles. Voire s’il a été témoin de ces années au travers des médias, il retrouve tout ce qui était pointé du doigt : des queues interminables, à la délation. S’il est plus jeune, il est possible qu’il éprouve quelques difficultés à croire certaines situations, ou même le mode de fonctionnement d’un pays sous domination soviétique. Déporté en Sibérie pour avoir collé des affiches de protestation en Lituanie, vraiment ?


Le lecteur peut également être pris au dépourvu par l’évocation de ce monde passé, au travers des yeux et des ressentis d’une fillette, qui n’a pas l’air de vivre ça mal. Il lui faut un petit temps de recul pour accepter certaines des choses auxquelles il assiste : le partage de chewing-gum qui passe de la bouche d’un enfant à un autre, jusqu’à une dizaine. Le festin de dégustation de pâté, de ce qu’il identifie immédiatement comme étant une boîte de nourriture pour chat, ne pas savoir qu’il faut enlever la peau d’une banane avant de la manger. Ce n’est plus la Lituanie communiste, c’est tout juste le moyen-âge ! Comment la propagande pouvait-elle avoir une telle force de conviction ? Il arrive alors aux cinq pages dessinées de postface, où GiedRé explicite la manière dont elle a procédé : Pour écrire cette BD, elle a beaucoup fait appel à sa mère pour qu’elle lui raconte, et à l’écouter parler, tout était horrible et affreux. D’un autre côté, l’autrice a vécu ces moments comme une petite fille, et elle a passé une enfance qu’elle juge heureuse. La narration qu’elle en fait ne nie pas les exactions et la répression, mais, elle, ça ne l’a jamais rendue triste de partager son chewing-gum.


Impossible de ne pas partir avec des a priori divers et variés pour la lecture : entre ce que le lecteur connaît des chansons de l’autrice, ce qu’il sait de la domination de l’URSS sur les pays satellites, ou ce que l’image édulcorée de la couverture lui évoque. Il se retrouve surpris par l’évocation positive tout en étant honnête d’une enfance en Lituanie juste avant qu’elle ne recouvre son indépendance, totalement sous le charme de la narration à l’apparence enfantine, à la consistance et au sérieux adulte. Une enfance heureuse dans un pays sous un joug totalitaire.



jeudi 23 mai 2024

Fox, tome 3 : Raïs el Djemat

C’est fou, d’ailleurs, ce que les hommes ne peuvent pas savoir.


Ce tome est le deuxième d’une heptalogie, il fait suite à Fox, tome 2 : Le miroir de vérité (1992). Sa première édition date de 1993. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, par Jean-François Charles pour les dessins, et Christian Crickx pour la mise en couleurs. Il comprend quarante-six pages de bandes dessinées. La série a bénéficié d’une réédition intégrale en deux tomes en 2005.


Un vent de sable se lève sur les trois pyramides du plateau de Gizeh, assombrissant le ciel, les silhouettes triangulaires évoquent alors celles de terrils. Dans une ville minière, dans le café Colombophile, le commissaire Bolen est attablé avec Allan Rupert Fox, et il essaye de faire le point sur la situation. Il récapitule car lui, il n’a jamais mis les pieds en Égypte ! Alors, tous ces dieux, ces singes hurleurs, cette femme en noir, cette éruption sur l’île… Ouff ! C’est beaucoup pour un homme qui n’a jamais été plus loin que Bouy-les-Piéton. Il reprend ses fiches et suggère à Fox de l’interrompre s’il se trompe. Edith… Son amie … Si Fox part en Égypte, c’est principalement pour la retrouver. Elle et le criminel qui l’a enlevée… Le clown blanc… Enfin celui qui se cache derrière ce masque. Fox mène son enquête, aidé en cela par le conservateur du musée du Caire qui lui apprend ce qu’est réellement ce livre maudit dont l’Américain parle depuis le début, le livre de Toth. Voilà ! Livre dont la science n’est réservée qu’à quelques initiés, ceux qui ont franchi l’épreuve du Ank… Du Ank… Que c’est compliqué ! du Ank-En-Maat, l’épreuve de vérité ! Il semble que le clown blanc ait relâché son amie… Mais non sans lui avoir fait subir cette épreuve…



Allan Fox continue : il récupère Edith, mais elle est malade, elle a des visions, elle perd connaissance. Elle est soignée par le médecin de Lord Calder, un collectionneur richissime et excentrique qui vit sur une île face à la vallée des Rois et qui prétend posséder la copie du Livre maudit. Aussi il décide de se rendre à l’île aux Bananes avec Edith. En route, ils se font attaquer par des singes sauvages, puis ils tombent sur Adrianna Puckett. La conversation est interrompue par un mineur de type costaud qui interpelle Fox en lui disant que depuis qu’ils l’ont retrouvé dans une mine, plus rien ne va ici. Il lui intime de dégager, ils ne veulent plus de lui ici. Fox ne faisant pas d’effort, il prend à témoin les autres clients. L’Américain se lève et pointe du doigt la chope de bière tenue par son interlocuteur : le liquide se change en sang, et il en va de même pour la boisson de tous les autres clients. Le commissaire et lui se lèvent et sortent dehors. Une fois dehors, Bolen veut savoir ce qui s’est passé : Fox répond qu’il lui a suffi de penser à une formule, à savoir Raïs el Djemat. Il reprend son récit : Bayla, l’assistant du professeur Hephraïm de l’université du Caire, va se présenter à Adrianna Puckett, en train de prendre le soleil sur un transat sur la plage privée de l’île de Lord Calder. Il est venu lui transmettre l’invitation du propriétaire à se joindre à eux, pour visiter les caves.


Les auteurs continuent de mettre en œuvre des conventions de genre évoquant les récits d’aventure et d’exploration de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième. Cela commence avec l’utilisation du narrateur qui raconte son histoire, fixant ainsi le temps présent du récit, après coup. Les deux premières cases introduisent l’exotisme d’un pays mal connu, avec l’une des sept merveilles du monde : la pyramide de Khéops à Memphis. La situation relève du colonialisme : les blancs se sentent chez eux, ce pays leur offrant tous les mystères d’un terrain d’aventure, avec des ruines n’ayant pas livré tous leurs secrets, vestiges d’un passé inconnu. Les autochtones occupent essentiellement des places subalternes dans la société, et les hommes portent ce curieux couvre-chef, un fez rouge, en feutre, en forme de cône tronqué. L’artiste les représente comme les autres personnages, sans moquerie ou condescendance, mettant en avant leur bravoure sur le même plan que celle des personnages principaux. Les auteurs mettent à profit la mythologie de l’Égypte antique, entre tourisme bien renseigné pour les ruines, et utilisation pratique pour Bès ou pour un sarcophage réduit en poussière, sans aller au-delà de l’artifice narratif, sans développer une analyse culturelle ou historique sur ces éléments. Ils mettent en scène les hommes comme des archétypes de héros ou d’antagonistes, valeureux ou fourbes, tout comme les personnages féminins, entre Edith courageuse et souvent victime habillée de blanc, et Adrianna Puckett manipulatrice et cruelle, habillée de noir.



Tranquillement, les auteurs commencent par rappeler au lecteur les événements passés : la première scène dans la ville minière pour remettre en tête que c’est ici que le récit a commencé dans le premier tome, avec une belle vue en perspective de la rue principale, de la façade du café, de l’entrée du cinéma où passe le film La légion du désert (titre fictif, évoquant celui de La légion du Sahara, 1953) avec Alan Ladd (1913-1964, acteur bien réel), comme un hommage à ces films d’action, et également une indication de la source d’inspiration des auteurs. Il suffit de constater la similarité de prénom entre l’acteur et le héros Allan Fox. Puis vient la scène où l’étranger est pris à parti par les habitants qui estiment qu’il apporte le malheur, avec les affiches publicitaires d’époque accrochées aux murs. À partir de la planche six, retour à l’exotisme de l’Égypte, le soleil, le sable, une résidence luxueuse, avec ses caves dont le lecteur peut apprécier la fraîcheur avec des murs maçonnés en brique, à l’abri du soleil. Puis les personnages partent à la découverte de la vallée des Rois : le soleil devient implacable, le sable est partout. Le soir, ils se rendent à la réception donnée par Lord Calder sur son immense bateau : la fraîcheur de la nuit, les mondanités, une surprise dans une cabine, une autre dans la cale. Et enfin une deuxième séquence dans le désert avec une panne de voiture au milieu du sable à perte de vue, une troupe de bédouins à dos de dromadaire, et l’attaque d’un avion de chasse qualifié de vieux souvenir de Rommel par Timothy Puckett. Les auteurs maîtrisent les ressorts de ce type d’aventure.


La narration visuelle fait la différence avec une suite d’images génériques au kilomètre. En surface, l’artiste et le coloriste reproduisent les conventions visuelles du genre : des hommes élancés et élégants, des femmes tout aussi élancées à la coiffure impeccable, disposant de robes splendides à volonté (la robe noire fourreau d’Adrianna, le bustier blanc d’Edith, etc.), la représentation respectueuse des ruines, les accessoires d’époque, avec un détourage réalisé par un trait encré net et discrètement élégant. À la lecture, la narration visuelle révèle ses richesses : la maîtrise des conventions de genre évoquée précédemment, ainsi que des moments de genre. Le lecteur sourit en voyant l’air dépité et effrayé des mineurs constatant la bière changée en sang dans leur chope, le coloriste faisant basculer l’ambiance du jaune doré de la lumière artificielle, à un gris sinistre reflétant l’état d’esprit des hommes. La séquence du bain de soleil donne envie au lecteur de s’installer lui aussi dans un fauteuil pour se laisser chauffer par les rayons du soleil, avec une petite table pour poser son sac et son livre, la demeure en arrière-plan, de petits bateaux amarrés et un sur le Nil, l’ombre des palmiers. Il profiterait bien également de l’ombre de la longue terrasse du rez-de-chaussée, ou encore des cocktails sur le pont du navire. Il constate que le dessinateur représente les hiéroglyphes en bas-relief sur les colonnes, avec précision. Il sourit d’aise en assistant à l’attaque en piqué du Stuka sur la caravane : une scène avec une prise de vue bien conçue, permettant de croire à l’attaque, au déplacement des hommes à dos de dromadaire, à l’acte de bravoure d’Allan Fox pour contre-attaquer.



Le lecteur se rend compte que l’artiste bénéficie d’une intrigue qui elle fait la différence avec un enchaînement mécanique de rebondissements. Certes, l’identité réelle du clown blanc est éventée par le lecteur dès le tome précédent, et sa révélation dans ce tome tient de la simple confirmation. Les deux héros, Edith et Allan Fox, continuent de s’enfoncer plus profondément dans le désert égyptien, et dans les mystères. Dans le même temps, Fox ne conquiert pas les victoires à grands coups de poing ou de tirs d’arme à feu d’une précision extraordinaire. En fait, il n’y a que dans le désert qu’il accomplit un exploit physique véritable, pour le reste il subit les événements, étant le jouet de ses ennemis (Lord Calder, les Puckett), et d’une entité surnaturelle (Bès) qui le prévient mais sans lui donner d’information concrète. Par comparaison, Edith semble plus avancée, en particulier parce qu’elle a été initiée, et parce qu’elle perçoit une partie des forces surnaturelles à l’œuvre. Finalement, Adrianna Puckett apparaît comme le personnage menant le mieux sa barque : elle sait utiliser son physique parfait pour manipuler les hommes, elle exerce une emprise sur son frère, elle parle d’égale à égal à Lord Calder, elle assassine un homme sans se salir les mains, une vraie femme fatale à l’opposée d’une potiche décorative ou d’une faire-valoir prête à succomber au charme du héros viril. Seul le Pénitent, personnage masqué, apparaît ayant un même niveau de maîtrise qu’elle.


Le charme de cette aventure à l’ancienne est indéniable, à la fois par la facture du récit, à la fois par la maîtrise avec laquelle les créateurs utilisent les conventions de genre. De prime abord, le récit donne l’impression d’une intrigue classique calquée sur un modèle datant de plus de cent ans. À la lecture, l’attention portée à la narration visuelle projette le lecteur dans chaque endroit, côtoyant des personnages plus développés qu’il n’y paraît. L’intrigue suit un schéma en apparence très classique, entre progression linéaire, mystères qui s’épaississent et exotisme bon marché, dans le fond le héros s’avère être à la traîne, alors que l’héroïne fait preuve de plus de courage par la force des choses, et que la femme fatale maîtrise mieux la situation.



mercredi 22 mai 2024

L'envers du divan ! Dans la vie de ma psy

Précontemplation, contemplation, détermination, action, maintien, chute ou rechute


Ce tome correspond à une présentation de la vie de psychothérapeute par une praticienne, ne nécessitant aucune connaissance préalable, ni d’être allé consulter un psy. Sa première parution date de 2024. Il a été réalisé par Delphine Py, psychologue spécialisée en thérapies cognitives et comportementales, pour le scénario, et par Juliette Mercier pour les dessins et les couleurs. Il compte cent-cinquante-cinq pages de bande dessinée.


Delphine Py a ouvert sa porte, comme si elle s’apprêtait à faire entre le lecteur dans son cabinet. Elle se présente : psychologue passionnée qui en a un peu marre des clichés et qui a décidé de dévoiler l’envers du divan. Alors, si en ouvrant ce livre il s’attend à voir des personnes à tendance sadique avec des entonnoirs sur la tête, des camisoles et blouses blanches, il risque d’être déçu, mais il saura enfin ce que c’est vraiment de consulter. Elle évoque le psy comme on se l’imagine, un cinquantenaire confortablement calé dans son fauteuil, indiquant que tout est la faute de la mère du patient, ça fera trois cent cinquante euros. Quelques qualificatifs : s’en fiche de son patient, n’a aucun problème ni trouble psy, barbant, régule parfaitement ses émotions, analyse tout tout le temps, ne pense qu’à l’argent, soigne forcément des fous, écoute à moitié, est un parent parfait. Une psy dans la réalité : concernée et compatissante, impatiente et observatrice, TDAH, émotive, imparfaite/humaine, très bavarde, parfois débordée avec ses enfants, marrante (un peu ?).



Delphine Py se trouve dans sa salle d’attente et elle propose de commencer par le début, le triangle des Bermudes du patient : la salle d’attente. Les fauteuils sont confortables, même si, bien sûr, elle n’est jamais en retard ! Il y a des magazines, vive les derniers potins des stars ! Elle met à disposition des livres de psycho qui peuvent être empruntés par les patients et, souvent, eux lui laissent les leurs pour les autres. Elle a aussi des jeux pour occuper les enfants. Et, parfois, les plus grands. Et pour attirer encore plus de marins… Heu, de patients, elle met même de la musique. Dans la salle d’attente d’un psy, il y a plusieurs types de patients : celui qui n’assume pas. Celui qui est impatient. Celui qui est toujours à l’heure. Celui qui ne déconnecte pas. Celui qui se planque. Ou celui qui n’est pas venu. L’antre de la psy : on continue la visite avec son bureau, elle adore la jouer Valérie Damidot. Avec un bureau qui ne sert à rien car elle consulte toujours dans son fauteuil. Le fauteuil de la psy : il doit être hyper confortable, car elle y est assise plusieurs heures par jour. Le canapé des patients : avec la fameuse et indispensable boîte à mouchoirs, première cause de son découvert bancaire. La boîte à bidouilles : pleine de fidgets, d’antistress, de trucs à tripoter qui aident à parler, à focaliser son attention, à se détendre. Ils servent d’exutoire aux tensions ou à l’envie de bouger. Ici, les patients se confient, pleurent bien sûr, mais rient également et, surtout, apprennent à se connaître et à trouver des stratégies pour aller mieux. Là encore les patients sont tous différents.


Le texte de la quatrième de couverture s’avère très explicite : Delphine Py, vraie psy dans la vie, fait entrer le lecteur dans son cabinet, pour découvrir son quotidien et celui de ses patients. C’est très exactement ce qui attend le lecteur : il est accueilli par la psy sur le pas de la porte de son cabinet. Puis elle évoque un psy comme on l’imagine, et comment elle se présente dans la réalité. Les dessins s’inscrivent dans un registre simplifié, agréables à l’œil, avec une petite touche caricaturale dans les expressions de visage, des yeux plus grands que la normale. Les cases sont dépourvues de bordure, avec une l’alternance de fond sous forme de camaïeu, et de fond vide et blanc. Dans le même temps, chaque séquence, chaque dessin comporte des accessoires spécifiques. Cela commence avec le modèle de fauteuil du psy comme on l’imagine, puis celui de Delphine, tous deux étant différents reflétant leur personnalité. Puis viennent les fauteuils de la salle d’attente, à nouveau d’un modèle différent et les fauteuils pour les enfants. Au fil des séquences, le lecteur apprécie cette forme d’aménagement fait sur mesure pour chaque endroit, chaque patient, avec des accessoires divers et variés : un cactus en pot, des tables basses, un canapé, des bureaux, un lavabo avec son meuble, une table à repasser, une table de salle à manger, un boulier, un banc dans un jardin public, des ordinateurs portables, une machine à café, des étagères, une baignoire, des déguisements, et même un dinosaure pour le plaisir.



Le lecteur suit donc bien volontiers cette gentille psy qui lui montre son cabinet, qui lui présente quelques patients, sympathiques également, des individus très banals, un monsieur, une dame, un adolescent. La mise en couleurs montre plusieurs origines géographiques pour les personnages, sans qu’il soit possible de les nommer. Vient le moment d’établir la distinction entre psychologue, psychiatre, psychothérapeute, psychanalyste, psychopraticien, à l’aide d’un tableau à deux entrées, évoquant pour chacun leur titre, leurs études, le diplôme reconnu ou non par l’État, le remboursement des séances, la possibilité de prescriptions de médicaments et d’arrêt de travail. Il s’agit d’une page qui fonctionne sur la base de cellules de texte avec juste une minuscule illustration pour qualification. Deux pages plus loin, le lecteur découvre un portrait en pied en une unique illustration en pleine page : il fait la connaissance de Mick et de son starter pack, c’est-à-dire une présentation en deux phrases par lui-même et la liste de ses symptômes. En l’occurrence : masque sur le visage, déteste aller aux WC ; mains abîmées, propreté, est un grand fan de la série Monk, routine, dit regretter la belle époque du confinement, chiffre rassurant (le 5), gel hydroalcoolique, aime les parfums bon marché odeur javel, répétition de gestes et de phrases, danger, besoin de tout contrôler. Par la suite, le lecteur découvre également les starter packs d’Axel (adolescent fumant du cannabis), de Carole (jeune mère surmenée), de Léon (enfant hyperactif), Ella (jeune femme affligée d’une timidité maladive), Jean (quasi dépressif). Les uns et les autres vont revenir au fil des séquences, sans systématisme, pour évoquer les difficultés qu’ils rencontrent, la nature de la thérapie que la psy va mettre en œuvre.


Bien sûr, les personnages papotent beaucoup, essentiellement sous la forme d’échanges avec leur thérapeute, et cette dernière effectue des commentaires, et fournit des explications. Il s’agit d’un ouvrage didactique, qui aborde la consultation chez la psy sous plusieurs facettes, par le biais de mises en situation, les clients avec leur starter pack personnel. Après la présentation de son cabinet et des différents thérapeutes, l’autrice développe le cas de Mick : il a des obsessions de contamination et de responsabilité. Elle évoque les aspects de son comportement qui sortent de l’ordinaire. Elle s’en tient à ces éléments comportementaux, sans s’aventurer sur le terrain de la psychanalyse. Puis vient le cas d’Axel. L’autrice s’abstient de tout jugement de valeur, mettant en lumière en quoi le comportement de l’un ou de l’autre induit un problème. Elle a alors recours à une roue sur laquelle sont listés les cinq stades du changement : 1 précontemplation, 2 contemplation, 3 détermination (ou préparation), 4 action, 5 maintien, sans oublier le risque de chute ou de rechute. À nouveau, en fonction de la phase de l’exposé, le dosage de cases et de cellules de texte varie, et la roue constitue une forme de diagramme ou de schéma.



Delphine Py utilise à plusieurs reprises des schémas, des diagrammes pour expliquer au patient, et donc au lecteur, comme fonctionne un cycle de type cercle vicieux, des tableaux également pour lister des comportements ou des réactions en notant les heures, l’activité, l’humeur, ou encore une matrice avec Urgent/Pas urgent et Important/Pas important. Le lecteur ressent ces moments comme une explication simple et pragmatique, l’utilisation d’un outil vulgarisateur, et en même temps une visualisation dont le patient va pouvoir se servir, entre auto-diagnostique, et fiche de suivi de progrès. Ainsi, sans donner de leçon, elle aborde différentes facettes de la thérapie : la différence entre motivation et décision, les stratégies pour créer l’alliance entre psy et patient, les larmes, les hésitations à prendre la décision de consulter, les cercles vicieux en particulier d’évitement, le cycle de la dépression, la nature de la compassion, l’activation comportementale, les patients qui lui posent des lapins, la pleine conscience, la cohérence cardiaque, le stress, les freins au changement, la petite déprime de l’hiver, la charge mentale, les théories comportementales et cognitives, le changement de point de vue, etc. Le lecteur se rend compte qu’il suit la psychothérapeute dans la démarche avec différents clients, sans jugement, sans caricature, sans baguette magique. Il se dit que ce n’est pas si difficile que ça, et en même temps il perçoit bien qu’il serait incapable de mettre en œuvre ces outils sans pratique, sans recul, sans formation.


Le titre promet de voir l’envers du décor d’un cabinet de consultation de psychothérapeute, de suivre une psy dans sa vie de tous les jours. La narration visuelle est très agréable, volontairement tout public, sans jugement de valeur sur les patients. Elle fonctionne sur la base d’échanges verbaux, laissant parfois plus de place aux cellules de texte, plus forcément de la bande dessinée, mais pas un exposé académique. L’autrice aborde son métier sous différentes facettes, très matérielles, également personnelles (elle n’est pas parfaite). Elle évoque une demi-douzaine de situations de patients, avec la mise en scène des techniques qu’elle utilise. Le lecteur voit comment elle écoute, comment elle catalyse les différentes étapes du changement, à chaque fois avec la participation du patient. Le lecteur éprouve la sensation d’accompagner la thérapeute dans sa journée de travail, tout assimilant des grandes notions sur la pratique psy, en voyant la mise en œuvre d’outils et de techniques thérapeutiques simples. Les promesses contenues dans le titre sont tenues avec simplicité, naturelle et avec une grande bienveillance.



mardi 21 mai 2024

Chimère(s) 1887 - Tome 03: La Furie de Saint-Lazare

Un excellent prétexte pour assécher bouteilles de champagne et bourses de clients


Ce tome fait suite à Chimère(s) 1887, tome 2 : Dentelles écarlates (2012). Son édition originale date de 2013. Le scénario a été réalisé par Christophe Pelinq (Christophe Arleston) & Melanÿn (Mélanie Turpyn), les dessins par Vincent Beaufrère et la mise en couleurs par Piero. Cette bande dessinée compte quarante-six pages.


Paris 1887, quelques heures avant que ne se produise le drame qui allait entacher la réputation d’une des maisons de plaisir les plus fameuses de Paris, la Perle Pourpre… Le photographe Blandin quitte la chambre où il a pris un cliché des ébats de Ferdinand de Lesseps avec Chimère, et il laisse Jack s’occuper de la jeune prostituée. Il a mis la plaque photographique dans un châssis à l’abri de la lumière, et tout contre son cœur. Il prend son matériel et descend l’escalier de service pour filer par la porte de derrière. Il passe par la cuisine où Oscar est en train de remonter une caisse de champagne, sous les ordres de Lou. Blandin arrive en bas de l’escalier et trébuche contre la trappe encore ouverte. Il casse quelques bouteilles dans sa chute, et perd la plaque sans s’en apercevoir. Il reprend ses affaires et s’enfuit par l’arrière-cour. Ce n’est qu’après avoir traversé une passerelle au-dessus de la Seine qu’il se rend compte de sa perte. Pendant ce temps, dans la maison close, le commissaire Leroux fait appliquer les consignes du préfet, Chimère est arrêtée et emmenée, accusée du meurtre de Salomé. Les autres filles et la patronne savent ce qui attend l’adolescente.



Saint-Lazare. Ce seul nom fait trembler toutes les filles de Paris. Un ancien couvent transformé en prison pour femmes. À la fois maison d’arrêt, de justice, et de correction pour jeunes filles, c’est aussi un hospice pour les syphilitiques et une maison hospitalière. On peut y être détenue par décision de justice, ou en rétention administrative. La Ménagerie, c’est la première section. Une centaine de cellules réservées aux jeunes détenues et aux condamnées. Avec des barreaux qui n’empêchent ni le froid ni les odeurs de circuler. Normalement, la section deux est plus un hôpital qu’une prison. Pourtant l’atmosphère n’y est guère respirable. Faute de place, dans la première section, Chimère est emmenée dans la seconde, dans la cellule d’Eugénie, une femme qui n’a plus toute sa tête. Cette dernière s’adresse à elle en lui disant qu’elle a perdu sa fille, qu’elles sont le mal, elles lui ont arraché sa fille, enlevée, ces sœurs sont des servantes de Satan. Elle continue : le Diable est ici, dans ces murs, mais Chimère ne doit pas avoir peur, maman Eugénie est là pour la protéger. En juin 1871, Jules Ferry a installé la préfecture de police dans la caserne de la Cité. Depuis les préfets apprécient d’avoir vue sur la Seine. Le préfet est en train de faire le point sur l’affaire de la Perle Pourpre, avec le commissaire Leroux. Pour le préfet, l’affaire est entendue : Chimère est coupable. Pour Leroux, cela n’est pas une évidence, il serait d’avis d’accréditer la thèse de la présence de deux autres hommes dont un photographe.


Le lecteur a hâte de retrouver Chimère, non pas pour découvrir quelles vont être ses souffrances, mais pour la voir avancer avec une détermination qui fait chaud au cœur. À nouveau les auteurs ne l’épargnent pas : entre l’emprisonnement à Saint-Lazare, les accusations mensongères, et le retour à la Perle Pourpre en tant que prostituée, toujours âgée de treize ans. Comme dans le tome précédent, tous les événements tournent autour d’elle, soit directement, soit leurs répercussions, soit par le biais de certains clients de la maison close. Elle apparaît dans dix-sept pages. Le récit reprend au moment de son arrestation : elle porte toujours sa tenue de prostituée, avec un châle qui lui permet d’avoir plus chaud et de couvrir son torse. Le lecteur note les teintes mornes et grises utilisées par Piero. Il est frappé par le teint cadavérique de la peau de l’adolescente : blanchâtre et maladive, ne se teintant de rose que très progressivement au cours de son séjour en cellule. Elle arbore une coiffure complexe, avec deux sortes de rouleau au sommet de part et d’autre de la tête, qu’elle parvient à conserver intact tout du long de son séjour en prison, et qui reste identique pour la soirée donnée en son honneur à son retour. Le lecteur lit la crainte et le dégout sur son visage lorsqu’elle est enfermée avec Eugénie. Il y lit sa soumission résignée face à Gisèle, la patronne. Il y découvre toute sa ressource quand elle reprend le dessus face à un adulte moins intelligent qu’il ne le pensait.



Le lecteur retrouve les caractéristiques visuelles présentent dès le premier tome : en particulier cette approche exagérée pour les personnages, des grosses lèvres, des visages pouvant être un peu déformés, des anatomies avec des membres un peu étirés, des torses un peu plus épais pour les hommes, des corps avec des rondeurs pour les femmes. Dans le fond, le lieu récurrent du récit, une maison close, évoque l’exploitation du corps de la femme, une forme d’emprisonnement pour les prostituées, un présent soumis aux pulsions des hommes, une absence d’avenir. La sexualité et la nudité restent présentes dans la narration, pas sous forme de titillation ou d’excitation, mais comme une réalité concrète. Alors que Chimère est emmenée dans un fourgon de police, Lou et Marguerite sont assises sur un canapé dans des robes magnifiques, laissant nue leur poitrine, avec la représentation des auréoles et des tétons, d’une manière assez sèche, un peu esquissée, sans érotisme, sans fausse pudeur. Lors des séquences suivantes dans la maison close, le lecteur peut voir les femmes apprêtées attendant le client dans un luxueux salon gigantesque, vêtues de dessous chics, ou de robes affriolantes, à nouveau une tenue de travail qui met en évidence le caractère professionnel de leur apparence, sans sentiment, ni affection, et certainement sans amour. La chair est triste, hélas, comme écrivait Stéphane Mallarmé (1842-1898) dans son poème Brise marine (1865). En page trente, Fernand, le videur, saisit les seins de Marguerite par derrière : il se fait sèchement rembarrer par la dame indiquant qu’elle n’est pas dans ses moyens, une scène mettant en lumière le désir de l’homme dans ce qu’il a de plus laid. En page quarante-six, le banquier Winston Burke, la cinquantaine, se retrouve dans une chambre avec Chimère dans des dessous évoquant une robe de mariée : un autre moment répugnant d’un vieil homme s’apprêtant à satisfaire ses besoins sur une adolescente. Seul moment donnant une autre image moins négative : Vincent van Gogh se jetant sur sa modèle Olympe totalement consentante, les deux complètement nus, et encore car elle fait observer ensuite qu’il est immature et incapable de subvenir aux besoins d’une famille.


Mais voilà, il est difficile de détester complètement un personnage. Blandin est lâche : il a abandonné les deux prostituées aux mains de Jack, il s’enfuit de la maison close, il n’ose pas y retourner, il fuit face à Jack (il est vrai qu’il n’a aucune chance), une certaine suffisance s’affiche sur son visage, mais il a conscience du danger qu’il court ce qui génère un sentiment de sympathie automatique chez le lecteur. Madame Gisèle exploite ses gagneuses, leur ment pour augmenter sa marge, n’éprouve aucune empathie pour Chimère qu’elle ne voit que comme une rebelle à mater, à faire rentrer dans le rang, en en faisant un exemple pour que les autres se rentrent bien dans le crâne qu’elle punira toute tentative de désobéissance. Elle arbore un air hautain et méprisant en toute circonstance vis-à-vis de ses employées, elle a une silhouette sèche dure… Et pourtant le lecteur comprend qu’elle ait pu devenir ainsi en découvrant le déroulement de sa liaison avec Vincent quand elle se faisait appeler Olympe. Même Eugénie inspire de la pitié malgré son apparence de souillon et son regard de folle : elle subit une répression affreuse de la part du personnel de Saint-Lazare, à commencer par les saignées. Il n’y a que Jack et Winston Burke pour lesquels le lecteur ne distingue aucune qualité humaine positive.



Comme dans les tomes précédents, le lecteur se rend compte qu’il tient la narration visuelle comme allant de soi : des dessins aux contours parfois irréguliers, une propension nette à mettre du mouvement dans le plus de cases possible, une mise en couleurs avec un fond naturaliste et des nuances plus vives, tout pour plaire à l’œil. Pourtant de temps à autre, il ralentit un moment pour apprécier la richesse d’une description, une suite de cases, une situation visuellement remarquable. Tout du long, l’artiste réalise une reconstitution historique par le biais de solides descriptions aussi bien en intérieur qu’en extérieur. Dans le premier registre : le grand salon de la Perle Pourpre, sa cuisine, les couloirs déprimants de la prison pour femmes de Saint-Lazare, la chambre sous les combles de van Gogh, l’estaminet des Halles, le bureau du commissaire Leroux. Dans le second, le lecteur prend le temps d’admirer une vue de Notre Dame, un quai bas le long de la Seine, la cour de la Perle Pourpre, la préfecture de Police, l’arc de Triomphe, les toits de Paris, les grandes halles de monsieur Baltard, une course-poursuite au travers des Halles, une promenade dans le jardin du Luxembourg, une fuite éperdue à travers bois, la tour Eiffel qui monte lentement.


Les auteurs continuent leur récit en 1887, comme l’indique le titre. Ils font intervenir un autre personnage historique : le docteur Jean-Martin Charcot (1825-1893) qui visite les prisonnières de Saint-Lazare et qui étudie les manifestations d’hystérie en utilisant l’hypnotisme, et le lecteur obtient la confirmation de l’identité de Jack. L’intrigue générale progresse lentement, avec les tentatives de récupération du cliché compromettant pour Ferdinand de Lesseps (1805-1894). Le lecteur constate que les plans les mieux ourdis ne résistent pas aux aléas de la réalité, qu’il s’agisse des tentatives de récupération du cliché, ou de l’issue d’une course-poursuite. D’autres thèmes courent dans l’intrigue : la prééminence de la recherche de bénéfices sur le sort des êtres humains, la diversité des formes que prendre l’instinct de survie ou de préservation, l’esprit d’indépendance et les sacrifices qu’il engendre, la nécessité faisant loi pour ces femmes se prostituant.


Un savant mélange d’aventures, d’intrigues, de dessins vifs et alertes, de reconstitution historique bien fournie, de maltraitances et d’oppression. Les auteurs atteignent un équilibre remarquable entre divertissement et évocation de la vie d’une jeune adolescente prostituée dans une maison close, dans le contexte de l’année 1887. Chaque personnage existe comme le fruit de son milieu socio-culturel en fonction de son caractère, poursuivant sa propre chimère. L’héroïne fait preuve d’une grande capacité d’observation, d’apprentissage et de volonté. Un drame adulte.