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jeudi 30 mai 2024

Tom Thomson, esquisses du printemps

Il faut exprimer les émotions que la nature inspire.


Ce tome contient une histoire complète de nature biographique. Sa première édition date de 2019. Il a été réalisé par Sandrine Revel pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il évoque la vie de Tom Thomson (1877-1917), peintre canadien. Il comporte cent-trente-quatre pages de bande dessinée. Il se termine avec une reproduction d’un tableau du peintre, intitulé The West Wind (1917, huile sur toile120*130cm), et une postface de deux pages intitulée Tom Thompson et le Groupe des Sept. Revel est également l’autrice de Glenn Gould, une vie à contretemps (2015), Grand Silence (2021) avec Théa Rojzman, Germaine Cellier - L'audace d'une parfumeuse (2023) avec Béatrice Égémar.


Octobre 1956, le narrateur Peter Frahm pagaye sur le lac avec un ami. Les deux voyageurs le traversent à la recherche d’un endroit où faire des croquis. Ils pagayent en rythme alternativement, sans parler. Le paysage fait penser le narrateur à une esquisse de Tom Thomson : des pins, un élan en train de brouter, puis qui relève la tête. Ils arrivent à la rive nord. Ils passent devant le vieux Womat Lodge en partie reconstruit après avoir été détruit par un incendie dans les années 1920. Tout est calme. Il n’y a plus de touristes. L’automne les a fait fuir. Le narrateur demande à Peter s’il reconnaît. Ce dernier répond que rien n’a changé depuis le collège, c’est ce qu’il lui semble. Dans l’onde transparente, ils voient passer une truite. Ils finissent par accoster sur une rive. Le narrateur se rince le visage dans l’eau de la rivière. L’autre estime qu’ils seront bien là, pour dessiner. Ils s’enfoncent un peu dans la forêt. La colline est illuminée. Il fait encore chaud, ils la gravissent impatients. Ils marchent sans s’arrêter sur presque un kilomètre à travers une végétation dense. Puis ils atteignent une construction : ils y sont.



Juillet 1917, quelques oiseaux s’envolent au-dessus du fleuve. Doc est réveillé par le bec d’un oiseau tapotant sur le carreau de sa cabane. Il se lève, l’oiseau s’envole et s’éloigne. Fraser s’adresse à lui : il va falloir y aller. Doc lui demande s’il connaît l’histoire de cette truite impossible à attraper au barrage du lac Joe. Il pense à elle. Il pense à ce défi ridicule. Il continue : Tom était un mordu de l’hameçon. Il péchait avec ses propres mouches. Doc, lui, a l’habitude d’utiliser ce qu’il a sous la main mais rien à faire, elle est coriace. La dernière fois qu’il a vu Thomson, la toute dernière, il se souvient, l’artiste lançait sa ligne au barrage avec Shannon Fraser. Il lui semble que c’était lui. Il s’est même dit, cette fois-ci il va l’avoir et il va en entendre parler. Le soleil brillait comme aujourd’hui. Les hommes portent le cercueil de Tom Thomson pour le mettre en terre. Maggie, une jeune fille, semble particulièrement attristée, elle croit voir une main de femme tenant un pinceau sortir doucement de la rivière et disparaître. Une femme dans une sobre robe noire jette une poignée de terre sur le cercueil et pleure de chaudes larmes. Elle s’appelle Winnifred Trainor. Tom et elle se seraient fiancés, sa famille possède un chalet au lac Canoe. Le fossoyeur commence à pelleter la terre sur le cercueil.


Qui ça ? Il s’agit d’un récit biographique relatif à Tom Thomson (1877-1917), un peintre canadien dont la carrière a duré cinq ans. Entre autres, il a réalisé des peintures de la nature sauvage de l’Ontario. Au cours du récit, un mentor lui intime d’arrêter d’imiter la nature. Il faut exprimer les émotions qu’elle leur inspire. Ils doivent regarder en eux-mêmes. Le récit débute en 1956, c’est-à-dire trente-neuf ans après le décès de l’artiste, alors que deux hommes naviguent en canoë sur le fleuve qui va les mener vers le lieu où ils pensent que se trouve la vraie sépulture du peintre. Ce fil narratif se déroule de manière chronologique ces deux personnes, plus tard accompagnées par deux autres (soient Peter Frahm, Rick Tapes, Ben Green et le narrateur) pour rechercher la tombe de Tom Thomson, et donc son cadavre afin d’éclaircir les circonstances de son décès. Cette ligne temporelle compte dix scénettes. Dans le même temps, un deuxième fil narratif évoque des moments de la vie du peintre. Celui-ci commence en 1917, avec la découverte de son cadavre, et va se dérouler à peu près à rebours. Il comprend seize scénettes se déroulant successivement en 1917 (sept occurrences), 1916, printemps et été 1915, puis automne 1915, 1912, 17 juillet 1917 (c’est-à-dire un retour à l’année de la mort de Thomson), 1906, non précisé (peut-être début du siècle et en 1956), 1904, 1887. Chaque date figurant en ouverture de scène, le lecteur n’éprouve aucune difficulté à se repérer, et il voit comment la construction à rebours vient éclairer certaines décisions, certaines situations.



L’autrice a donc choisi une construction narrative très particulière pour évoquer la vie et l’œuvre de cet artiste majeur du début du vingtième siècle, pour le développement de l’art au Canada. La découverte à rebours de sa vie permet de ressentir d’abord les conséquences de moments où se sont cristallisés des principes ou des valeurs qui ont constitué la personnalité de Thomson, et par voie de conséquence de mieux mesurer leur importance en les découvrant ultérieurement. Ainsi ils recèlent plus de sens. Le lecteur se retrouve mieux à même de comprendre l’enjeu de sa relation avec Winnifred Trainor, puis avant sa présence au musée des Beaux-Arts de Toronto, la beauté de ses esquisses, la tentation de l’abstraction et la frustration des pieds plats, la communion avec la nature, la relation avec l’Ontario Society of Artists, l’emprise du parc Algonquin, la lettre d’Alice Lambert, l’influence du métier de son père sur sa vocation. En presque alternance, il suit la progression du narrateur et de ses amis dans leurs recherches, le parallèle de leur expérience de leur séjour dans le parc se faisant avec l’exercice du métier de garde forestier dans le parc Algonquin.


L’autrice se confronte donc à l’exercice d’évoquer la vie d’un grand peintre, de lui rendre hommage, à la fois de façon biographique, à la fois en évoquant son œuvre. En fin de tome, le lecteur dispose d’un aperçu de sa toile la plus célèbre The west wind, dans un format très réduit par rapport à l’original. S’il n’est pas familier de l’œuvre du peintre, il éprouve des difficultés à établir un lien visuel entre sa manière de s’exprimer au travers de sa peinture, la façon dont elle rend compte de sa sensibilité, dont sa personnalité s’exprime à travers ses toiles, et les choix graphiques de Sandrine Revel. S’il en est familier, il peut en relever les similitudes, et relever comment elle s’inspire du regard de Tom Thomson pour réaliser ses propres pages. Le lecteur observe rapidement quelques caractéristiques majeures : l’utilisation de cases rectangulaires sagement disposées en bande, l’absence de bordure tracée pour les cases, une palette de couleurs relativement restreinte pour chaque séquence, différente de l’une à l’autre avec quelques éléments de couleurs particuliers pour un pull, une chemise, une nappe, un bonnet, une fleur rouge, un renard, une truite, un oiseau. De ce point de vue, elle n’essaye de singer les caractéristiques des toiles du peintre.



D’un autre point de vue, elle met en œuvre le conseil de l’ami de Thomson : arrêter d’imiter la nature, exprimer les émotions qu’elle inspire à l’artiste. Au vu de la place qui est donnée à la nature dans ces pages, il se dit qu’elle s’inspire également du conseil du père de Thomson : La nature est une bonne vieille nourrice, on aime à se reposer sur son flanc. Le père continue en lui suggérant de prêter un tant soit peu l’oreille, alors la nature lui racontera des histoires merveilleuses et elle lui jouera sa musique enchanteresse. De fait, le lecteur apprécie de pouvoir voir les deux amis descendre la rivière, comme s’il les observait depuis un autre canoë et de prendre le temps de regarder les rives, représentées avec de petits traits secs. Puis il admire la présence massive et silencieuse de l’élan, la transparence de l’eau et la truite comme suspendue au-dessus du lit du fleuve, le vol de quelques oiseaux au-dessus de l’eau, le premier plan des arbres devant l’étendue d’eau, la silhouette des arbres penchées résultant de l’anémomorphose, le fin tronc des bouleaux rendus fragiles par contraste avec les flocons de neige, les longues plaines herbeuses, la zone de rapides d’un cours d’eau, etc. Dans ces pages, la nature renouvelle à chaque fois le spectacle, jamais deux fois identiques, une illustration de la maxime d’Héraclite (-544 à -480), on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.


Ainsi le lecteur se sent immergé aux côtés de Tom Thomson en lisière du parc Algonquin, ressentant l’incidence de la présence de la nature sur son inspiration, sur son mode de vie, sur la nature même de ses pensées. Il prend conscience que les recherches menées en 1956 reproduise la même immersion, validant en quelque sorte la démarche du peintre, à l’instar de la postérité qui a elle aussi légitimé et même validé sa vision artistique, son interprétation d’artiste de ce qu’il contemple. La scénariste décide également de mener à bien son entreprise, de proposer sa version des causes du décès de Tom Thomson. De prime abord, le lecteur se dit qu’il aurait pu se passer de cette dernière séquence, qu’il n’attache pas beaucoup de valeur à une hypothèse que rien ne pourra jamais valider. D’un autre côté, c’est la volonté de l’autrice, c’est son intention. Et en même temps elle n’affiche pas la prétention de détenir la vérité puisque le personnage qui énonce cette explication indique que c’est que qu’elle sait, et que son interlocuteur est libre d’en douter. Elle souhaite donc donner un sens à cette mort, et apporter une sensation de fin, de clôture, de donner un point de vue sur ce que l’artiste n’a pas pu surmonter ou éviter.


Pas facile de rendre compte de la vie d’un être humain et de l’œuvre d’un artiste. Sandrine Revel a construit un récit avec deux fils temporels qui s’entremêlent, le second venant comme une réponse au premier. La narration à rebours de la vie de Tom Thomson en fait comme un destin inéluctable, et en même temps l’esprit du lecteur rétablit l’ordre chronologique par automatisme, faisant apparaître la fragilité de ce destin, son caractère ténu et pas du tout évident. La narration visuelle s’inspire de la vision du peintre en exprimant les émotions générées par sa vie, ainsi qu’en prolongeant les propres émotions exprimées par les toiles du maître, à l’aune de la sensibilité de l’autrice.



mardi 21 janvier 2020

Jessica Blandy, tome 11 : Troubles au paradis

Ce tome fait suite à Jessica Blandy - tome 10 - Satan, ma déchirure (1994) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. Cette histoire a été publiée pour la première fois en 1995, écrite par Jean Dufaux, dessinée, encrée par Renaud (Renaud Denauw), et mise en couleurs par Béatrice Monnoyer. Elle a été rééditée dans Magnum Jessica Blandy intégrale T4.

Jessica Blandy s'est arrêtée dans un petit patelin sur sa route pour faire une pause. Elle regarde une peinture murale qui représente une locomotive à vapeur et repense à celle qui lui faisait peur quand elle était enfant, ainsi qu'aux ailleurs où elle aurait pu l'emmener. Cela fait déjà deux jours qu'elle est sur la route pour rallier la ville natale. Dans une autre ville, Van s'est rendu à la mairie pour récupérer un acte administratif. Il tue le fonctionnaire qui lui remet, et repart avec l'homme de main qui l'accompagne. Jessica Blandy est arrivée dans sa ville natale et voie un train à vapeur passer au milieu. Elle se rend au bar et prend une bière, tout en interrogeant le barman sur les usines Nesbit, l'affaire étant toujours dirigée par Salomon Nesbit qui n'a pas cédé sa place à son fils Henry. Elle se souvient que c'était sur une des banquettes qu'Henry lui avait expliqué qu'il reprendrait l'affaire familiale. Elle se lève et part pour se rendre chez son père, en repensant aux bancs de l'école, à la fois où elle s'était couchée sur les rails et qu'Henry l'avait relevée à temps avant le passage du train. Chez Josuah Blandy, au rez-de-chaussée, Johnny est en train de fricoter avec Sue, essayant de la déshabiller, mais elle ne veut pas faire ça alors que le vieux est à l'étage. Johnny finit par renoncer, et pioche dans le plateau repas avant de l'apporter à l'étage. Jessica Blandy entre à ce moment-là, se montre très sèche avec eux, les renvoie, et apporte elle-même le plateau à son père.

Josuah Blandy est en train de lire son livre préféré : La Vie et les Opinions de Tristram Shandy, Gentleman (1759) de Laurence Sterne (1713-1768). Il lève la tête et reconnait immédiatement sa file. À la station-service de Sam, un peu à l'extérieur de la ville, l'avocat Carl Ledington s'est arrêté pour faire le plein. Il part aux toilettes pendant que Sam fait le plein de la voiture. L'avocat est abattu dans les toilettes par Van. Ce dernier sort du bâtiment avec la mallette de l'avocat et il ordonne à Sam de s'occuper de la voiture. Josuah Blandy et Jessica papotent tranquillement : il la met au courant de la volonté de Salomon Nesbit de vouloir racheter le territoire du cimetière pour y faire construire, et de l'association qui s'est montée pour défendre la pérennité du cimetière. Johnny et Sue marchent dans la rue quand Johnny entend arriver la voiture de Jessica. Il décide de se mettre au milieu de la route pour abîmer la voiture, mais il doit reculer car Jessica ne se laisse pas impressionner. Elle va ensuite se recueillir sur la tombe de sa mère Rachel Blandy (1933-1972). Elle y est saluée par Mooha, un indien algonquin qui fait partie du comité de préservation du cimetière. Ils évoquent les papiers qui devraient permettre de savoir à qui il appartient réellement. Au petit matin, Lionel Natan, le fils d'Elmor Natan l'ancien maire de la ville, se réveille en bordure d'un étang avec du sang sur sa veste. Le cadavre de sa copine flotte au milieu des nénuphars. Van est présent sur les lieux et témoin de la scène. Le soir, Jessica Blandy se rend à la réunion du comité de préservation du cimetière qui se tient chez les époux Emma & Abraham.


Après deux tomes passés à la Nouvelle Orléans, le temps est venu pour Jessica Blandy de changer de ville et d'état pour une histoire en un épisode. Elle arrive dans sa ville natale et renoue le contact avec son père, tout en se retrouvant embringuée dans l'avenir du cimetière. Le PDG et propriétaire a la ferme intention de raser le cimetière pour y installer de nouveaux entrepôts. Il y a une sombre histoire d'acte de vente : l'ancien maire se souvient bien d'avoir refusé le terrain à Salomon Nesbit, et ce dernier prétend avoir l'acte de vente en question en sa possession. Dès la deuxième séquence le lecteur fait connaissance avec Van, l'homme des basses besognes de Salomon Nesbit, et il ne fait pas de doute qu'il y a entourloupe et que Jessica Blandy va prêter main forte au comité de préservation du cimetière. Le lecteur retrouve les meurtres faciles, et les vies humaines qui ne valent pas grand-chose face à la volonté des puissants. Il se prépare à affronter des formes de maladies mentales et des actes atroces. Jean Dufaux a décidé de le prendre à contre-pied : le premier meurtre se passe hors champ, le second aussi, le troisième aussi, et seul le troisième cadavre est montré flottant dans l'eau froide d'un étang. De la même manière, Renaud n'a pas à représenter Jessica plantant une fourchette dans la main de Johnny. Les actes criminels découlent d'individus n'éprouvant pas d'empathie pour leur victime, sans que cela ne soit à un niveau pathologique. Le donneur d'ordre agit par mesquinerie plus que par réelle déviance. Au final, Johnny incarne une forme d'égocentrisme combinée avec une force physique lui permettant d'imposer sa volonté, sans être inquiété. À nouveau l'acte le plus déviant n'est pas montré : une petite fille qui se couche sur les rails pour attendre le train de 12h32 et qui ne doit de se relever à temps qu'à l'intervention de son copain, un mélange de peur panique et de pulsion de mort inconsciente.

Dans l'horizon d'attente du lecteur figure la visite de recoins de l'Amérique profonde. Renaud sait transporter le lecteur dans un environnement, avec des dessins précis et méticuleux, donnant la sensation de pouvoir se projeter dans chaque endroit. Ainsi, il peut se tenir les pieds dans la boue d'un champ en regardant passer le coupé décapotable de Jessica au loin, voir paître les vaches, s’asseoir au comptoir d'un diner avec une décoration pas encore standardisée et aseptisée, s'arrêter pour faire le plein dans une station isolée, regarder les nénuphars sur un étang, apprécier le riche ameublement de la demeure de Salomon Nesbit, marcher tranquillement dans les rues de la ville, s'asseoir dans un fauteuil d'une salle de cinéma avec un seul occupant, se recueillir au cimetière. L'artiste ne se contente pas de transposer des paysages européens aux États-Unis et de les retoucher : il permet au lecteur de faire un tourisme bis, loin des lieux habituels, dans des endroits banals que les dessins rendent singuliers. Le scénariste ajoute lui aussi une ou deux touches d'Americana, avec le visionnage du film Haute Pègre (Trouble in Paradise) d'Ernst Lubitsch (1892-1947) sorti en 1932, la présence d'un indien algonquin.


Comme à son habitude, Renaud sait créer une galerie de personnages distincts facilement reconnaissables. Le lecteur voit tout de suite la différence vestimentaire, mais aussi comportementale entre Van maître de ses gestes au visage inexpressif, et Johnny plus extraverti, plus mené par ses émotions. Les épaules tombantes de Sam le garagiste montrent sa soumission à la domination inéluctable de Salomon Nesbit et de son homme de main. Le lecteur peut voir les rouages en action du cerveau de Natan Elmore au fur et à mesure qu'il prend conscience du caractère implacable du chantage de Salomon Nesbit, et du fait qu'il n'y en a aucune échappatoire. Il se trouve un peu décontenancé par l'étrange passivité de Josuah Blandy, comme s'il était résigné à son fauteuil roulant, plus qu'il ne l'avait accepté. Il ne peut pas s'empêcher de remarquer que Jessica Blandy reste une belle femme, et qu'elle ne se retrouve pas déshabillée dans ce tome.

Le lecteur ne s'attendait pas à en apprendre plus sur la vie personnelle de l'héroïne, sur son passé, et même sur sa famille. L'intrigue trouve sa raison d'être dans le cimetière de la ville où vit son père, et c'est l'occasion pour Jessica d'aller se recueillir sur la tombe de sa mère. Le lecteur voit la pierre tombale et les inscriptions : Rachel Blandy (née O'Hara) 1938-1972. Au cours des conversations avec son père, il comprend que ce dernier n'était pas favorable au départ de sa fille, vraisemblablement du fait de valeurs morales incompatibles avec le risque d'une vie dissolue à la ville. Il apprend également qu'à peine adolescente Jessica Blandy était déjà en état de rébellion par rapport aux normes sociales implicites de cette ville de province. Jean Dufaux fait évoquer sa carrière d'écrivaine par le père de Jessica : sa mère Rachel a appris quel genre de vie mène sa fille en lisant ses livres. Au cours de ses souvenirs, Jessica Blandy en dit plus sur sa vocation d'écrivain : c'est la peur des mots et de ce qu'ils cachent qui l'a conduite à écrire, pour les apprivoiser, pour leur donner un autre sens, le sien. Il est possible d'y voir une déclaration de Dufaux sur sa propre vocation. En filigrane, le lecteur voit aussi que les auteurs mettent en scène plusieurs relations entre un père et son enfant : Josuah Blandy & Jessica, Salomon Nesbit & son fils Henry, ainsi que Van qui apparaît comme un fils de remplacement, et même Sam le garagiste et sa fille Sue. Le scénariste met en scène ces relations sans y injecter une dose de poison, sans y ajouter les désordres de la folie. Malgré les morts et les regrets, ce tome est un peu moins désespéré que les précédents.

Avec ce onzième tome, le lecteur retrouve l'héroïne en butte à la violence meurtrière des hommes habités par la soif de vengeance et de domination, mais sans l'horreur de la folie en plus. Renaud décrit une Amérique de gens ordinaire, avec une justesse discrète, et Jean Dufaux emmène le lecteur dans un monde d'adultes où le polar sert de révélateur des turpitudes humaines.