En révolution le pouvoir reste toujours aux mains des plus scélérats, c’est Danton qui a dit ça.
Ce tome constitue la première partie d’un diptyque. Son édition originale date de 2021. Il a été réalisé par Jacques Ferrandez pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend cent-douze pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction de Jean-Paul Mari, grand reporter, écrivain, réalisateur, dans laquelle il évoque : Toute une histoire politiquement très incorrecte, si souvent mais si mal racontée, deux fois taboue, étouffée en Algérie et ignorée en France. Une histoire finalement tue et qui ressurgit aujourd’hui, portée par la jeunesse révoltée du Hirak, le 1er novembre 2019, jour anniversaire – quel symbole ! – de l’insurrection fondatrice du FLN en 1954. Il évoque également : Cette volonté de l’auteur de dire et de montrer, sans juger, sans parti pris idéologique, un récit, un modeste récit, qui traque l’exactitude dans le moindre détail, en toute sincérité, […] avec une ambition simple et démesurée : apporter de la lumière là où les individus en manquent si cruellement. Le tome se termine par une bibliographie recensant sept romans d’auteurs diverses (Maïssa Bey, Gérard Grimaud, Yasmina Khadra, Adlène Meddi, Rachid Mimouni, Frédéric Paulin, Djawad Rostom Touati), vingt-quatre essais et documents, un film documentaire (Histoire secrète de l’antiterrorisme, de Patrick Rotman), trois adresses de ressources en ligne.
Alger, vendredi 1er novembre 2019. Le Hirak, trente-septième vendredi consécutif de manifestations depuis le vingt-deux février. Ce jour-là, la manifestation est énorme dans tout le pays. Elle est associée à la commémoration du premier novembre 1654, début de l’insurrection qui mena à l’indépendance de l’Algérie en 1962. Place des martyrs, Paul Yanis Alban, le fils d'Octave et Samia, traverse la foule de manifestants dont certains brandissent des pancartes. Il s’engage dans une ruelle et marche d’un pas décidé. Il passe devant une petite échoppe où un homme et plusieurs femmes confectionnent des drapeaux algériens, comportant en son milieu le croissant rouge et une étoile à cinq branches.
Paul-Yanis Alban parvient au cimetière chrétien et il y pénètre. Il entre dans le bureau d’accueil et il présente le document d’inhumation : il s’agit de sa grand-mère, qui est décédée en 1965, c’est-à-dire après l’indépendance. Le fonctionnaire indique qu’il voit que le caveau a été créé en 1927, une concession valable cent ans. À la question du visiteur, il répond que le renouvellement de la concession se fait automatiquement, sans démarche. À ses côtés, son fils repère la référence de la concession : carré quarante-trois, concession 32. Il s’y rend en scooter pour vérifier. Il revient et il informe Alban que la pierre est tombée sur le côté, à cause du tremblement de terre de 2004, vraisemblablement. Arrivé devant la tombe, Alban constate qu’elle est grande ouverte. Les deux autres hommes l’aident à remettre le couvercle, et ils lui expliquent que ça peut arriver que des jeunes s’introduisent dans le cimetière la nuit. C’est gardé, mais le cimetière fait plus de quatorze hectares. Alors il y a des trafiquants qui cachent leur marchandise dans les tombes. Pendant le terrorisme, le GIA planquait des armes, aujourd’hui c’est plutôt de la drogue. Toutefois, le caveau sous la dalle et le cercueil n’ont pas été touchés.
Le lecteur découvre que l’auteur a donné une suite à sa série sur l’histoire de l’Algérie en dix tomes : Carnets d’Orient – Intégrale 1 : 1830-1954 (1987 à 1995) & Carnets d’Algérie – Intégrale 2 : 1954-1962 (2003 à 2009). Il se rue sur ce premier tome d’un diptyque qui évoque l’histoire du pays de 1962 à 2019. Comme l’indique le texte de l’introduction, l’auteur reprend son dispositif initial : raconter ces événements au travers de différents personnages, une forme chorale du récit, permettant de présenter plusieurs points de vue, de les incarner au travers d’histoires personnelles. Tout commence par un mouvement populaire pour protester contre la candidature d'Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel, puis contre son projet de se maintenir au pouvoir dans le cadre d'une transition pour mettre en œuvre des réformes, puis pour réclamer la mise en place d'une Deuxième République. Par la suite, le récit passe en 1998, pour les événements d’octobre, au cours desquels l’armée prend le contrôle pendant cette crise. Puis en 1965, pour le coup d'État du 19 juin mené par le colonel Houari Boumédiène (1932-1978), ministre de la Défense. Et enfin en 1991 pour élections législatives algériennes organisées par le président Chadli Bendjedid.
Comme dans les deux cycles précédents, l’amour de l’auteur pour se pays irradie littéralement de chaque page. Bien évidemment, le lecteur attend de lui une reconstitution historique rigoureuse et impeccable : son horizon d’attente se trouve comblé. Pour chaque époque, l’artiste effectue une reconstitution historique soignée : les tenues vestimentaires, les marques et modèles de véhicules, les décorations intérieures différentes en Algérie et en France, les uniformes militaires, les armes, etc. Il représente les rues d’Alger, les allées du cimetière chrétien, la grande esplanade de l’école militaire Cherchell, les montagnes de l’Afghanistan, le port d’Oran, la grande propriété des Alban, les côtes de l’Esterel, etc. Sa connaissance de la ville d’Alger et le lien affectif qu’il entretient avec elle transparaît dans le choix de ses décors, dans sa mise en couleurs transcrivant les ambiances lumineuses spécifiques, dans la manière dont les personnages habitent réellement ces lieux, que ce soient des logements ou des cafés, en temps de paix ou lorsque l’armée fait régner l’ordre.
Ces suites algériennes évoquent de nombreuses facettes de l’identité algérienne, au travers des divers personnages, dont certains ont dû quitter l’Algérie pour s’installer en France, exerçant diverses professions. Ainsi, le lecteur se retrouve dans des endroits inattendus, allant du musée des beaux-arts algérois et son magnifique parc, aux bidonvilles de Nanterre, en passant par Montmartre. Immédiatement, il ressent l’apport de la bande dessinée comme forme de narration. Les personnages se retrouvent incarnés : une direction d’acteur de type naturaliste, sans dramatisation ou effet de manche. Le lecteur absorbe de manière organique les éléments visuels qui portent de nombreuses informations informelles : la tenue du fils du responsable de l’accueil au cimetière (avec sa casquette à l’envers), la présence de policiers en tenue anti-émeute, des barbus en tenue traditionnelle en fond de case, la réalité du bidonville de Nanterre et sa boue qui colle aux chaussures et aux bas de pantalon, la façon de se tenir au comptoir d’un café, la détresse de Noémie Alban incapable de s’adapter aux changements, la terrible chaleur du Kanoun posé à même le sol pour servir d’instrument de torture, la vitalité des jeunes femmes Mathilde et Juliette, ou encore les très belles côtes de l’Estérel.
En fonction de sa familiarité avec la série, le lecteur anticipe ses retrouvailles avec certains personnages, ou au contraire craint d’être perdu avec des références à des histoires personnelles passées. L’auteur a opté pour un juste milieu : le lecteur ayant un investissement affectif dans Noémie Alban ou Nour éprouve bien une émotion à les retrouver. Celui qui découvre la série ressent que ces personnages ont une histoire antérieure, un passé, sans se sentir tenu à l’écart. La structure chorale du récit fonctionne parfaitement : le journaliste revenant en Algérie des années après l’indépendance, la vieille dame pied-noir entre regret d’une époque révolue où elle bénéficiait d’une position dominante et jugement de valeur condescendant sur ce qu’est devenu le pays, les combattants pour l’Indépendance redevenus simples soldats dans une armée au service d’individus ayant trahi leurs idéaux, rêvant pour certains d’un Islam plus radical, des Algériens ayant connu Alger et les paysages ouverts du pays, se retrouvant dans un bidonville à l’écart de Paris, une nouvelle génération de Français venant participer en Algérie à une forme de réparation des crimes commis pendant la période coloniale, un officiel français défendant les intérêts de son pays et luttant contre un rapprochement de l’Algérie avec l’URSS, des militaires algériens inquiet de la montée en puissance du Front islamique du salut, des êtres humains ayant une histoire personnelle incarnant chacun une facette différente et complémentaire de la pluralité de l’Algérie, de son histoire.
L’auteur sait maintenir le bon équilibre entre personnages attachants et incarnation de convictions idéologiques. Au fur et à mesure des chapitres, le lecteur se souvient de l’histoire de ce pays, ou la découvre en partie ou en totalité. Il lui prend souvent l’envie d’aller se renseigner plus avant sur tel ou tel événement, tel ou tel contexte. Il prend progressivement conscience de l’ampleur de la complexité de la situation de la population, des enjeux de tout gouvernement algérien. Il se rend compte que lesdits enjeux correspondent à ceux d’une démocratie qui s’établit après une révolution, devant composer avec des intérêts hétéroclites, une population composite, des conflits entre citoyens dont les plaies n’ont pas encore guéri, des dérives autoritaristes, des élites faisant passer leur intérêt personnel avant tout, une corruption bien implantée, des gouvernants qui font passer l’intérêt du peuple après le leur, le risque d’ingérences étrangères, etc. La démarche de l’auteur est de décrire, de rendre compte de la complexité. Au travers de ces neuf chapitres, il ne dresse pas un portrait à charge d’une nation corrompue : il montre les difficultés auxquelles cette jeune démocratie se heurte, devant assimiler et accepter son passé conflictuel, lutter contre les dérives autoritaires et la radicalisation, trouver son chemin vers l’épanouissement de sa population. Cette histoire agit également comme un révélateur des dangers qui minent le fonctionnement et les valeurs d’une démocratie.
Revenir en Algérie pour regarder son histoire depuis 1962, dans toute sa complexité, quelle gageure ! L’auteur réalise un tour de force, tant sur le plan de la narration visuelle, que sur l’intelligence de la structure de son récit. Le lecteur ressent les difficultés à surmonter par ce peuple composite, au travers des événements historiques, sous le regard bienveillant et aimant de l’auteur. Formidable.
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