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lundi 1 septembre 2025

Paysans, le champ des possibles

Le champ des possibles, c’est reconquérir sa souveraineté, on autonomie d’être, sa capacité à penser.


Ce tome correspond à un reportage auprès de nombreux acteurs, il ne nécessite pas de connaissances préalables. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé à partir du travail documentaire de Marie-France Barrier, par Céline Gandner pour le scénario, et par Marie Jaffredo pour les dessins et les couleurs. Il comporte cent-cinq pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec un texte rédigé par Michel Welterlin, directeur de la collection Témoins du monde. Il se termine avec les remerciements des trois autrices, une présentation de leur parcours, et la liste des ouvrages parus dans cette collection.


Elle se sent Perce-Neige, pas celle qui fait le printemps, celle qui l’annonce. Le lierre, il fleurit en octobre. C’est tard, oui. Mais il offre aux abeilles, bien contentes, de quoi butiner toute l’année. Alors pourquoi Perce-Neige ? Elle fleurit parmi les premiers et, Marie-France a eu le sentiment de s’être éveillé très tôt à ces réflexions environnementales. Ce n’est ni bien ni mal. Là, elle se tient collée contre le tronc d’un très grand arbre, il a bien trois cents ans. C’est son spot secret, à elle, son paysage. Elle lui parle comme un confident. Les arbres sont des traits d’union entre les énergies cosmiques qui viennent du fin fond de l’univers et les énergies telluriques nichées au cœur de la terre. Ce sont des alchimistes qui font le lien entre le visible et l’invisible, et transforment la lumière et le CO2 pour nourrir les êtres humains, les abriter les chauffer, les éclairer. Et eux, petits humains qui sont si dépendants d’eux, pourquoi se sont-ils tant éloignés de ces génies généreux ? Ils se sont crus au sommet de la création quand ils ne sont qu’un infime maillon de cette chaîne du vivant.



Marie-France aimerait tellement participer à leurs retrouvailles, se réconcilier avec l’Arbre, ce grand chef d’orchestre de la nature. Comme il est beau, ce vieux frère, toujours à grandir vers la lumière ! Nichée au creux d’un arbre, c’est là où elle se sent le mieux. Elle a comme l’impression d’être à la maison, d’être en famille. Depuis toute petite, elle cherche sa juste contribution au monde, elle a envie d’être au service de la vaste communauté des terriens. Elle a comme l’intuition d’une mission à accomplir. Alors voilà, tout comme le font les arbres, elle va elle aussi prendre soin de la terre nourricière. Elle a besoin de se rebrancher, de mettre les mains dans la terre. Voilà dix ans qu’elle fait du documentaire et, là, elle a besoin d’autre chose, de plus concret, de plus engagé. La voilà partie pour une nouvelle aventure de vie : douze semaines de formation au maraîchage biologique en Sologne, qui sait, un nouveau chapitre d’existence s’ouvre peut-être. Marie-France se rend à la ferme de Sainte Marthe. En arrivant, elle y découvre qu’il y a plein de gens comme elle. Elle n’est pas si isolée dans ses questionnements et son appel à la terre. Ici elle n’est pas une bizarrerie. Elle perçoit des profils et des âges très différents. Mais ils sont tous novices du monde agricole. Retourner à l’école pour retrouver une position d’apprenante. C’est revitalisant. Le premier jour, chacun se présente et partage la raison de sa venue. C’est très excitant pour tout le monde. Comme un saut dans le vide.


Marie-France Barrier est documentariste de profession, et elle a réalisé, entre autres, les films Le champ des possibles (2017) et Le temps des arbres (2020), dont s’inspire le présent ouvrage, où les autrices la mettent en scène. La séquence d’ouverture expose ainsi sa motivation ainsi que sa démarche. Impressionnée par les arbres, et consciente de la position intenable de l’être humain séparé du monde végétal, elle décide de prendre soin de la terre nourricière en commençant par un stage de formation en maraîchage. Toutefois, elle fait rapidement le constat qu’elle n’est pas faite pour ce métier. En revanche, elle a fait l’expérience qu’il y a tant de belles histoires à raconter autour de ce monde agricole qui se réinvente, qui cherche des solutions, qui explore le champ des possibles pour faire pousser un avenir fertile et résilient. Elle reprend donc la route pour aller écouter et recueillir la parole des anciens agriculteurs, viticulteurs et éleveurs qui ont grandi dans le moule de l’agriculture industrielle et qui se sentent prêts à s’en détacher pour en imaginer un autre. Les autrices mettent ainsi en scène ces rencontres, la parole d’un céréalier, d’un éleveur laitier, des membres d’une ferme collective, d’un scieur mobile, d’un propriétaire forestier, d’un paysan, d’un couple de viticulteurs, avec une grande importance donnée aux images.



En entamant ce genre d’ouvrage, le lecteur peut nourrir un a priori sur sa forme : des longs pavés de texte explicatifs pour exposer les faits et les connaissances, et des images réduites au rôle de faire-valoir. Il y a bien des phases d’exposition consistantes, sans pour autant que se produise l’effet de pavés indigestes par trop de didactisme magistral. Chaque entretien prend la forme d’une rencontre avec un professionnel personnellement impliqué dans la mise en œuvre de méthodes différentes offrant une alternative viable à l’agriculture industrialisée, avec une part prépondérante donnée au témoignage plutôt qu’à l’exposé. La première page de bande dessinée peut faire hésiter le lecteur : un petit dessin de perce-neige en bas à droit de la page, sur fond gris, avec trois cartouches de texte, c’est-à-dire plus de texte que d’image. Dans les trois pages suivantes : une illustration pleine page, pour un arbre et Marie-France en relation avec. Puis le lecteur découvre des cases disposées en bande sans bordure encrée. Des dessins au rendu doux, dans un registre naturaliste un peu simplifié, avec des couleurs dans un mode réaliste avec des teintes un peu estompées. La dessinatrice apporte bien sûr un soin particulier aux plantes et aux arbres. D’ailleurs elle réalise quarante illustrations en pleine page ayant pour objet la nature, que ce soient des plantes ou des paysages.


Le lecteur voit bien que cet ouvrage est consacré à la culture, à la terre et à son travail, aux plantes et aux arbres. Les dessins ne parlent que de ça : il peut ainsi contempler ces paysages et ces activités dans leur variété. Les trajets dans de petites routes de campagne, les rangées de salades, la qualité de la terre arable éprouvée à pleine main avec ses vers de terre, les sillons bien parallèles, les vaches, l’herbe et les fleurs, les haies qui délimitent des parcelles de petite taille, les forêts de hauts arbres, la terre devenue aride et nue, le savant travail de sciage d’un arbre de gros diamètre, les tristes forêts de culture de résineux, les écureuils, les champignons… Puis des paysages moins communs : une parcelle cultivée autour de l’arbre et avec lui, des moutons qui profitent des arbres fourragers, des arbres plantés dans une parcelle de vignes pour rompre avec la monoculture, la prolifération de la faune dans une mare, etc. Grâce aux dessins, le lecteur peut constater par lui-même l’existence de ces cultures d’une approche différente, ainsi que leurs répercussions sur la faune et la flore. À l’évidence, l’artiste s’est richement documenté pour pouvoir transcrire ces modes de culture sortant du modèle de l’agriculture industrielle. Elle les représente avec une évidence dont la plausibilité atteste d’une observation éclairée de ces sites.



Recueillir la parole d’agriculteurs, viticulteurs et éleveurs qui se sont détachés de l’agriculture industrielle, c’est ainsi que Marie-France va d’abord rencontrer Olivier, pays de Caux, céréalier depuis 20 ans, 45 ans, 300ha de céréales. Puis Frédéric, Sarthe, éleveur laitier, la quarantaine, environ 50 vaches et 60ha. Visiter une ferme collective, 11 ingénieurs agronomes, 80ha, village La Tournerie dans le Limousin. Et Étienne, proche de la retraite, Castelnau-de-Brassac, au-dessus de Castres, scieur mobile. Xavier, 56 ans, comptable, propriétaire forestier, a acquis 110ha près du plateau de Millevaches près de Limoges. Jack, coteaux du Gers, ferme familiale, 56 ans, paysan, 150ha. Delphine et Benoît, viticulteurs, Bordelais, couple de vignerons explorateurs, 8ha. Il s’agit de professionnels installés depuis plusieurs années, mettant en œuvre leurs convictions, et vivant de leur travail, sans perte financière par rapport à leurs pratiques précédentes. Dans un premier temps, la journaliste semble mettre en avant des convictions personnelles peut-être naïves sous un certain angle : Les arbres en tant que traits d’union entre les énergies cosmiques qui viennent du fin fond de l’univers et les énergies telluriques nichées au cœur de la terre, le paysan qui travaille avec le vivant est plus qu’un sage, c’est un super-héros, reconquérir sa souveraineté, son autonomie d’être, sa capacité à penser. Ou encore : Chacun d’entre nous sait mieux que quiconque ce qui est le mieux pour soi.


Toutefois ces convictions cèdent immédiatement le pas aux expériences concrètes racontées par chaque professionnel rencontré. La découverte d’acteurs d’un monde agricole qui se réinvente, qui cherche des solutions, qui explore le champ des possibles pour faire pousser un avenir fertile et résilient. Il n’y a rien de naïf dans leurs histoires, dans leur expérience de vie, ni rien de manichéen, encore moins de magique. C’est du concret, le retour de l’expérience. Au fil de ces rencontres, la journaliste évoque tous les questionnements qui accompagnent cette mise en œuvre d’alternatives : le rendement, la résistance aux maladies, la viabilité économique, et les aspects écologiques de base comme la biodiversité et la compatibilité de la production avec les rythmes naturels et les écosystèmes, et même ce concept un peu flou de bon sens paysan en lui rendant du sens, sans angélisme, sans moralisme. Le lecteur en ressort tout ragaillardi d’avoir ainsi pu découvrir des alternatives viables, à un mode de production dont il peut se sentir prisonnier parce qu’il n’y aurait pas de possibilité de faire autrement.


Un ouvrage écolo et petites fleurs ? Au contraire, des reportages avec les pieds dans la boue, les mains dans la terre, et une complémentarité entre expérience de terrain et connaissances théoriques. La narration visuelle donne à voir une multiplicité de paysages agricoles, dans leur diversité et leur richesse. Les autrices permettent au lecteur de découvrir, de rencontrer et d’écouter des paysans et des éleveurs passionnants, dont le parcours professionnel dans l’agriculture industrielle les a amenés à avoir la curiosité de chercher et de mettre en œuvre des alternatives pragmatiques et viables. Passionnant.



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