Alors à quoi bon ce livre ? Pour continuer la vie.
Ce tome contient un reportage complet et indépendant de tout autre, réalisé par l’auteur, par le prisme de sa sensibilité propre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins. Il comporte quarante-trois pages de bande dessinée en noir & blanc.
L’association de Marseille Des livres comme des idées a proposé à Edmond Baudoin, une résidence dans le domaine du Capitaine Danjou. Il est là. Tout est propre, tirée au cordeau, à deux kilomètres de Puyloubier, un village des bouches du Bouches du Rhône, sous la montagne Sainte-Victoire. Petit-déjeuner 6 heures, déjeuner 12, dîner 18. Une chambre d’environ 12 mètres carrés, douche WC. Qu’est-ce qu’il fait là ? Invité 15 jours en juin 2023 dans un hôpital – une maison de repos – maison de retraite de la Légion étrangère. Vivre quinze jours avec des légionnaires anciens et nouveaux, faire leurs portraits, leur donner des cours de dessin, vivre avec eux. Et marcher sur les contreforts de Sainte-Victoire. Quand il commence la rédaction de ce livre, c’est le 1er novembre 2023. Des bombardements incessants tuent la population de Gaza. Une bande de terre de 41km et d’une largeur allant de 6 à 12km sur laquelle vivent environ 2 millions 300.000 habitants. Les pays occidentaux regardent ce massacre qui est un crime de masse, et laissent faire. Ce sera une honte de plus dans l’histoire des homo-sapiens. Alors à quoi bon ce livre ? Pour continuer la vie.
L’auteur continue pour donner la parole à des humains, à des vieux. Qui sont tous plus jeunes que lui (sauf Berthold). Berthold, 87 ans, réfléchit : Le monde ne tourne pas bien, il marche sur la tête. Il continue : Et à son âge, il n’a pas la réponse à comment il faudrait faire pour qu’il puisse tourner bien. Il termine avec une pirouette : Si on creuse, on tombe sur l’Australie, est-ce que les Australiens marchent sur les pieds ? Berthold est dans son lit. Il ne sort plus de sa chambre. On a dit à l’auteur que c’était une légende pour ses co-légionnaires. Le seize juin 2023, des Légionnaires à la retraite écoutent de la musique. L’interprète joue de plusieurs instruments. Son nom : Delphine Ragonot. Le réfectoire du domaine du Capitaine Danjou est aussi une galerie où on peut voir des affiches de films sur la Légion. Baudoin est étonné qu’il y en ait eu autant. Il n’en a jamais vu autant. Si l’on l’a lu, on sait qu’il se tient à l’écart des militaires. Mais il est ici pour rencontrer des hommes et des femmes, des infirmières, du personnel d’entretien, faire leurs portraits et l’échanger avec une réponse à : Dites-moi ce que vous voulez sur la vie. Rencontrer encore une fois des êtres humains, Baudoin estime qu’il a de la chance. La réponse Khristophe, soixante ans, à la question : La vie c’est bringuer, baiser, bagarrer. Il y a un grand domaine vignoble autour du domaine. La Légion fait du vin, et en est fière. Christophe, toujours valide, travaille à la vigne. La réponse de Sergiou, vingt ans, moldave, blessé lors d’un saut en parachute : La vie, c’est comme Game, il faut jouer joli. La réponse de Vadis, quarante ans : Il cherche la rigueur, la propreté et la clarté.
Le lecteur jette un coup d’œil rapide à la couverture, et il se dit que cette fois-ci Edmond Baudoin est allé interroger des retraités, en plus que des hommes, pas sûr que ce soit très passionnant. Il commence sa lecture et tout de suite la perspective change : voilà ce bédéaste de quatre-vingt-deux en train de faire un séjour dans maison de retraite de la Légion étrangère. Mais qu’allait-il faire là-bas ? Certes, d’un côté il va à la rencontre de personnes qu’il ne connaît pas comme il en a pris l’habitude depuis des décennies, d’abord avec Troubs : des Mexicains à Ciudad Juarez dans Viva la vida (2011), des Colombiens dans Le goût de la terre (2013), des Français, des Italiens et des immigrés clandestins dans Humains - La Roya est un fleuve (2018), des artistes indigènes dans Inuit (2023). Tout seul il est également allé à la rencontre des Grenoblois dans Grenoble en portrait(s) (2022), ou encore de Chinois dans Carnet chinois (20219). Ou encore des Gens de Clamecy (2017) avec Mireille Hannon. La démarche reste identique : poser une question à son interlocuteur, pour obtenir une réponse en échange d’un portrait réalisé par l’artiste. Comme d’habitude, le charme de Baudoin opère et les personnes lui répondent bien gentiment, avec une sincérité qui semble avérée.
De prime abord, le lecteur est tenté de se dire que le bédéaste ne se foule pas trop, qu’il reste dans ce qu’il sait faire, pour réaliser une bande dessinée à moindre coût. Il a bien sûr conservé sa forme très libre : la reproduction des portraits réalisés, de rares phylactères, des images juxtaposées, sans bordure, à peine une bande dessinée en apparence. Il réalise toujours des dessins dans un mélange de coups de pinceau épais et irréguliers, et de traits encrés, parfois comme griffés sous l’impulsion du moment, parfois tracés avec application, et peaufinés. Il ne lui reste plus qu’à indiquer le prénom de chacun de ses interlocuteurs, leur âge (avec cette bizarrerie que tout en étant le plus vieux, il reste le plus autonome), la réponse à la question, une information souvent très succincte sur la personne rencontrée (le plus souvent uniquement son métier), et quelques réflexions comme ça en passant (par exemple mentionner les bombardements sur Gaza). Et hop ! le tour est joué : une bande dessinée d’une quarantaine de pages, prête à être livrée et publiée.
Comme d’habitude, la magie narrative opère dès la première page. Ce phénomène si singulier se produit comme à chaque fois : le lecteur découvre une histoire, celle de l’humanisme de l’auteur qui lui permet d’établir un contact profond avec des êtres humains qu’il rencontre pour la première fois, et pour un laps de temps très court. Dans le même, il répète ce qu’il a déjà écrit dans un ouvrage précédent : Faire le portrait de quelqu’un, c‘est le regarder pendant près de vingt minutes dans les yeux, et elle, et lui le regarde pareillement dans le même temps, c’est beaucoup dans une vie. De fait chaque portrait est singulier : le dessin d’une tête, chaque fois incroyablement vivante, avec une personnalité unique, un tour de force. Il suffit que le lecteur s’arrête un peu pour considérer l’un de ces visages : un drôle d’assemblage de traits et de coups de pinceau, souvent disgracieux, sans chercher ni à faire joli, ni à plaire. Puis un mouvement de recul, et cet assemblage de lignes et de zones noires redevient un être humain animé de vie. Ces images incarnent littéralement la citation de Pierre-Auguste Renoir (1841-1919) : Ce dessin m'a pris cinq minutes, mais j'ai mis soixante ans pour y arriver. Le lecteur se délecte tout autant des paysages : la vue depuis le couloir de la résidence, l’atelier de céramique, une marche dans la nature, le château du Capitaine Danjou, et bien sûr des arbres (spécialité de l’artiste), y compris une récolte de branchages, d’écorces, de brindilles.
À la réflexion, l’admiration et le respect du lecteur pour l’auteur grandissent encore : non seulement Baudoin est sorti de sa zone de conforts en posant sa question à des militaires de carrière endurcis, mais en plus il a conservé toute sa capacité d’écoute. À quatre-vingt-deux ans, son esprit a conservé assez d’agilité pour ne pas être fossilisé sur des idées définitives, encore moins réactionnaires ou cyniques : il se montre capable de recevoir la parole d’autrui, de la retranscrire en l’état, et de faire preuve d’empathie. Il conclut même son ouvrage en écrivant qu’il a de la chance d’avoir, encore une fois, été en présence de l’humanité, avec son intelligence, avec sa complexité. Cet artiste est un véritable amoureux des êtres humains, quand bien même ils ont choisi un engagement qui lui répugne. Il n’y a qu’une seule fois où la réponse le met mal à l’aise. Kaiser (c’est un surnom) vingt-sept ans répond qu’il est d’origine allemande, que son grand-père a fait l’armée dans les SS, que son rêve était que son petit-fils suive son exemple. Il conclut en disant que c’est pour cela qu’il s’est engagé dans la Légion étrangère. En aparté, Baudoin se dit qu’il s’est trompé sur le lieu de son engagement. L’auteur explique qu’il est né en 1942, que quand il était jeune, ça lui semblait impossible que l’extrême droite puisse un jour, à nouveau, exister. Après ce portrait, il lui a fallu aller se laver en marchant dans la nature et jouer avec Cézanne.
Edmond Baudoin rencontre des personnes qui l’étonnent : profondément humaines, sans rapport avec ce qu’il pouvait imaginer de militaires de carrière. Cela l’amène à se faire des réflexions de différents ordres. Il y a bien sûr la réalité de la guerre, il évoque le massacre de Gaza, qui induit la nécessité de l’existence d’armées pour pouvoir se défendre, composée d’hommes comme ceux qu’il rencontre. Il relate également le fait qu’il donne des cours de dessins : lors de cette résidence, il a proposé le même cours aux résidents légionnaires et à des enfants dans une école de Puyloubier. Il a été étonné de la similitude des dessins réalisés à partir des propositions de branchages, d’écorces, de brindilles semblables. Ce trait d’union entre deux mondes lui a fait constater que le sentiment que l’on éprouve quand on regarde la nature est le même si on a les yeux neufs d’un enfant ou ceux d’un homme qui a vu mille nuits. Plus loin, il s’interroge : Depuis ou quand les armes, le pouvoir, la maîtrise ont fait bander les hommes ? Et pourquoi ? Parce qu’ils sont faibles ? C’est sexuel, sûr. Mais pourquoi cette sexualité de merde fascine beaucoup de femmes ? Quand est-ce qu’on en sortira ? Cela l’amène au fait qu’il a toujours préféré la compagnie des filles à celle des garçons, peut-être parce que les filles ne le mettaient pas en situation de compétition. Plus tard il a compris que si la plupart des filles n’avaient pas besoin de compétitions c’est parce qu’elles détenaient la vie. La possibilité de la récréer à l’intérieur de leur corps. […] Jusqu’au jour où il a vu la photo d’une femme de l’armée des États-Unis au-dessus d’hommes nus, des Irakiens qu’elle torturait en compagnie d’autres brutes. Cette femme a tué son rêve : celui que la femme pouvait être l’avenir de l’homme (Louis Aragon).
Une BD de plus de cet auteur ? Oui, de nouvelles rencontres pour continuer à dire la vie. Une maestria aussi bien graphique qu’empathique, pour rendre compte de ces êtres humains uniques, vivants, façonnés par leur vie si différente de celle de l’artiste, avec pour autant des rêves et des aspirations si proches. Le lecteur rend grâce à l’artiste de lui avoir fait rencontrer ces hommes et ces femmes, en toute sincérité, pour un moment vrai et honnête. Miraculeux.
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