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lundi 29 septembre 2025

L'effet papillon

Personne n’est inemployable, ce n’est pas le travail qui manque, ni l’argent.


Ce tome contient un reportage complet, qui ne nécessite pas de connaissance préalable. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Mathieu Siam pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend cent-quarante-sept pages de bande dessinées. Il se termine avec deux pages comprenant six photographies au total des locaux de l’association Papiole ainsi que quelques-unes de ses activités, un texte de deux pages de Laurent Grandguillaume (président de TZCLD), et une page de chronologie sur le droit à l’emploi, commençant avec les années 1830 (Louis Blanc, utopiste, propose de créer des ateliers sociaux pour les personnes sans travail et pour un travail qui permette de vivre dignement) à l’année 2024 (dix-sept structures nationales engagées pour l’emploi et la solidarité lance une Concertation nationale pour une loi du droit à l’emploi pour toutes et tous.). L’ouvrage s’achève avec une page de remerciements.


D’aussi loin qu’il se souvienne, Mathieu revoit les visages fermés des journalistes annonçant les chiffres du chômage. Les chiffres viennent de tomber. Les chiffres tombent. La classe politique chargée de résoudre ce fléau peine à trouver les mots. Certains dans le déni : Je traverse la rue et je vous trouve un travail. D’autres dans la résignation : Sur le chômage on a tout essayé. Le fléau continue de remplir les écrans avec des usines qui ferment et des familles qui se brisent. Et avec eux, une population qui craint le déclassement. Je fais comment pour trouver du boulot ? Y a rien dans la région. J’ai déjà été au chômage. Le chômage, c’est passer de la vie à la survie. Puis la télé se tait. Et après ? Que se passe-t-il loin des caméras ? Que deviennent ces femmes ? Que deviennent ces hommes ? Ceux qui ne retrouvent pas d’emploi durant des mois ? Ceux qui ont un corps trop usé ? Ou une valise trop lourde à porter ? Avons-nous définitivement accepté l’obscurité ? Non loin de chez Mathieu, des habitants ont décidé de ne pas se résigner. Ils ont rallumé une étincelle d’espoir. Il se sent attiré vers cette lueur naissante, comme un papillon dans la nuit. Il veut s’enivrer et témoigner de cette chaleur sociale. Si rare, si précieuse. Cette étincelle vient d’une expérimentation de lutte contre le chômage durable. Elle va naître aujourd’hui sous la forme d’un territoire. Il a acheté un carnet. Couverture moleskine. Format 18x25cm, 220g, 150 feuilles. 150 feuilles pour tourner une page.



L’expérimentation se nomme Territoires Zéro Chômeur Longue Durée dont l’acronyme est TZCLD. TZCLD, Mathieu aime bien. On dirait le nom d’un vaisseau spatial. En route vers un nouveau monde dans une BD de science-fiction. Pourtant, le lieu n’a rien de surnaturel. Il se situe entre la campagne et la ville, juste à côté d’une zone commerciale. Un territoire comme il en existe partout en France. D’ailleurs il a rendez-vous place de France. Une femme traverse la place avec un caddie. Un homme promène son meilleur ami, son chien. Il est neuf heures et demie. L’auteur pénètre dans les locaux de l’association TZCLD et il est accueilli par Gwen, président de l’entreprise Papiole, qui lui explique la nature du projet et sa genèse.


Le sous-titre explicite la nature de cette bande dessinée : Carnet en territoire zéro chômeur longue durée. Dans la première séquence, l’auteur évoque son rapport au chômage : les annonces perçues comme catastrophiques par un enfant regardant les journaux télévisés à l’époque, assimilant plus leur tonalité que leur réalité : entre une fatalité inéluctable et une condamnation. Le temps est venu pour lui de découvrir ce qui peut se passer après que cette terrible sentence se soit abattue sur un individu. Il effectue cette démarche de manière positive : aller à la découverte d’un dispositif de réinsertion dans le monde du travail, entre le retour à une vie normale et le miracle d’une grâce ou d’un pardon. L’ouvrage est divisé en quatre chapitres : la signature (du contrat des employés de l’entreprise Papiole), les clés (de fonctionnement de l’entreprise Papiole), les super-héros (assimilés aux Quatre Fantastiques /Fantastic Four), les activités (c’est-à-dire la production professionnelle de l’entreprise Papiole), Le vent. À chaque fois, Mathieu rencontre les personnes directement concernées, et il retranscrit leur parole. Pour les novices, le premier présente l’entreprise Papiole, ses débuts et ses premiers recrutements. Dans le troisième chapitre, Catherine (responsable du centre de ressources et de développement) présente les différentes institutions parties prenantes.



Le lecteur habitué à la bande dessinée de reportage se prépare à découvrir soit des dessins très minutieux et descriptifs dans une veine réaliste, soit des dessins dans une veine plus épurée avec une touche d’exagération comique pour les avatars des individus. Il découvre une approche plus originale : des dessins avec des traits de contour fins et un peu irréguliers, comme réalisés sur le vif, sans phase de repassage pour les peaufiner, de nature réaliste, avec un niveau de détails assez épuré, et une mise en couleurs légère, comme réalisée à l’aquarelle, jouant beaucoup sur des formes de bichromie. Ces choix graphiques apportent une identité visuelle très personnelle à l’ouvrage, mariant à la fois le concret et la banalité des personnes rencontrées, des lieux très ordinaires, et une sensibilité exprimant un grand respect, une volonté de se montrer fidèle aux propos tenus, sans s’imposer, sans être intrusif. Le lecteur absorbe inconsciemment des particularités diverses : la grande place laissée au blanc comme si l’artiste ne souhaitait pas encombrer ces moments, le passage de noir& blanc (avec des nuances de gris) de la télévision quand il était jeune, à un monde avec des touches de couleurs, pas forcément gaies, mais bien présentes, comme si le travail rendait de la consistance, ramenait des couleurs dans la vie de ces êtres humains. Il note de ci de là quelques silhouettes uniquement à l’aquarelle sans trait de contour. Il ralentit sa lecture pour apprécier le portrait de plusieurs travailleurs sociaux (pages quatre-vingt-dix et quatre-vingt-onze), à l’encre. Puis le recours à une famille de Playmobil le temps d’une case dans le contexte de la ressourcerie de jouets. Ou encore la représentation de branches d’arbres, pour un effet métaphorique, digne d’Edmond Baudoin lui-même.


La narration visuelle s’émancipe donc d’une illustration la plus réaliste possible d’un reportage, ou de la mise en scène de l’auteur sous un format humoristique, pour transcrire le respect et la délicatesse de l’auteur vis-à-vis de ses différents interlocuteurs. Ce n’est pas tant qu’il se montre précautionneux comme si ces futurs ex-chômeurs pouvaient être fragiles ou susceptibles ; il les aborde avec prévenance et même timidité conscient d’être dans une position plus privilégiée que la leur. D’un côté, le lecteur voit bien que certaines mises en page sont aérées jusqu’à l’économie, ou que la mise en scène consiste d’un plan taille et d’une personne parlant pour exposer son rôle ou son histoire, ou expliquer un dispositif. Dans le même temps, ces prises de vue correspondent parfaitement au moment, à la démarche de l’auteur, à l’objet de la rencontre et des questions posées. En outre, la narration visuelle s’avère diversifiée et variée, sans lassitude du lecteur du fait d’une narration qui serait trop aride ou trop minimaliste. Une fois l’ouvrage terminé, il conserve de nombreux visuels en tête : la sensation accablante des chiffres du chômage énoncés par les présentateurs télé, la magnifique fleur en origami, les branches d’arbre dénudées, le drapeau planté au sommet d’un pic de montagne, le ciel étoilé, la combinaison de ski de très grande taille, la cartographie des différentes entreprises publiques et privées participant à la réinsertion, le groupe de punk dont a fait partie Mathieu, les champs cultivés. Et surtout les différentes personnes rencontrées.



Le lecteur suit littéralement l’auteur allant à la découverte de l’entreprise Papiole, rencontrant ses responsables, ses bénévoles, et ses ex-chômeurs de longue durée ayant signé un contrat. Gwen lui explique le principe de l’entreprise créée dans le cadre de l'expérimentation nationale Territoire Zéro Chômage Longue Durée (TZCLD). Elle vise à lutter contre le chômage de longue durée en créant des emplois durables dans les secteurs utiles au territoire. Il fait le tour des locaux, rencontre un encadrant, assiste à la signature des premiers contrats, voit l’émotion de ces nouveaux employés réintégrant une forme considérée comme normale de citoyenneté. Impossible de résister à l’émotion organique et sincère de voir des personnes qui peuvent se remettre à un envisager un avenir. La compréhension de cette initiative se trouve augmentée par la présentation de l’écosystème des autres dispositifs tels que les ACI (Ateliers et Chantiers d’Insertion), les ESAT (Établissements et Service d’Accompagnement par le Travail), ou les ETTI (Entreprises de Travail Temporaire et d’Insertion). Et après, l’île d’EBE. L’île d’Entreprises à But d’Emploi. Par la suite, Mathieu retrace sa discussion avec Claudy, bénévole de l’épicerie sociale Pom Cassis, qui dit si bien la fragilité économique des personnes venant acheter des fruits et légumes, et aussi la fragilité économique de l’épicerie elle-même, et celle tout aussi terrible des employés de Papiole qui y travaillent. Le lecteur se trouve intimement touché par les différents témoignages : la terrible possibilité que l’État se désengage de ce dispositif, les espoirs régénérés par la signature d’un contrat, le souvenir de ceux qui ont succombé aux conséquences de la désocialisation, encore plus qu’à celles de l’absence de salaire ou de revenus financiers, l’importance à la fois démesurée et insoupçonnée, aussi bien financière que sociale, d’avoir un emploi. Il fait l’expérience indicible de la solidarité dans ce qu’elle a de plus pragmatique.


Le texte de la quatrième de couverture annonce : Face aux réalités de la vie économique et à l'augmentation du chômage, Mathieu Siam s'intéresse à la naissance d'une expérience territoriale près de chez lui : Territoires zéro chômeur longue durée (TZCLD). Un programme pas forcément enthousiasmant. Au contraire, le lecteur découvre une narration visuelle personnelle, aussi respectueuse que curieuse, timide et constructive. L’auteur présente avec une clarté simple et limpide ce qu’il découvre, à la fois l’expérience des encadrants, des employés, des bénévoles de Papiole, à la fois l’écosystème dans lequel cette entreprise évolue. Son empathie irradie littéralement le portrait qu’il dresse des individus qu’il rencontre, une chaleur humaine peu commune. Essentiel.



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