La vie est privée de sens sans la mort pour la conclure.
Ce tome fait suite à Alef-Thau T06 L'Homme sans réalité (1991), une série en huit tomes, suivie par une seconde saison en deux tomes : Le monde d’Alef-Thau, dessiné par Marco Nizzoli. Son édition originale date de 1994. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, par Arno (Arnaud Dombre) pour les dessins et les couleurs, avec Florence Breton pour les couleurs. Il compte quarante-quatre pages de bande dessinée.
Sur la planète Mu-Dhara, une grande activité paisible règne dans le village des gnomes. À table, Louroulou et Holibanoum se disputent la cuisse du sangaï. Le second l’arrache de la main du premier qui à son tour lui renverse un bol de sauce sur la tête. Un peu plus loin, Malkouth et un gnome sont en train de se battre au bâton sur une poutre au-dessus d’un étroit cours d’eau. Elle prend le dessus et parvient à le faire tomber à l’eau. Un autre gnome approche et les appelle à venir : la noce va commencer. Le doyen est en train de prononcer les paroles rituelles : Comme le veut la tradition dharienne, au septième mois de la grossesse et au nom de la grande Geah… Diamante intervient en le coupant au beau milieu de sa phrase pour faire observer qu’elle ne trouve pas Alef-Thau. Le patriarche rappelle que c’est lui qui doit sceller l’union. Elle et Malkouth vont jeter un coup d’œil chez lui : il ne s’y trouve pas. Il a juste laissé un court mot d’adieu. Une petite fée indique qu’il est parti du côté d’Oravi, bien qu’une autre lui reproche qu’il ne fallait rien dire. Diamante décide de partir à sa recherche, et elle demande à Louroulou de l’accompagner. Elle commence à s’éloigner du village, accompagnée par Louroulou et Holibanoum montés sur Mirra.
Le petit groupe rejoint bientôt Alef-Thau et Diamante lui demande ce qui se passe, lui rappelant que les mariés l’attendent, il doit sceller leur union. Il répond qu’il ne supporte plus ce monde, rien n’est réel, tout dépend de sa volonté. Il se lève, et devant Diamante, les deux gnomes et Mirra, il fait pousser instantanément un arbre, il crée un forêt aussi haute qu’une montagne, puis il fait se matérialiser une meute de louths rugissants ! Alors que la meute fonce droit sur eux, il fait s’ouvrir un gouffre dans lequel ils sont tous engloutis. Alors que la poussière commence à retomber, il se tourne vers Diamante pour lui dire que ce n’est pas tout : il peut aussi enflammer le village dharien en un tour de main. Dans son esprit, elle voit ledit village en proie aux flammes. Elle le prie d’arrêter car c’est aussi son village à lui. Il accepte tout en rappelant qu’il s’agit d’un monde factice, créé par le tuteur de Diamante, le vieil Immortel. Elle lui répond que c’est fini tout ça, qu’il a puni le vieil Immortel, que ce dernier a disparu, et qu’Alef-Thau est entouré d’amis. Louroulou lui rappelle que c’est Alef-Thau qui lui a appris à jouer de la flûte. Holibanoum fait preuve de malice en déclarant que c’est bien mieux quand tout va mal. Diamante lui demande ce qu’il veut de plus. Alef-Thau réduit les deux gnomes à l’état de flaque de fluide vital. Il lui rappelle que lui aussi n’est qu’une illusion animée d’une force de volonté sans égale, mais sans espoir.
Le lecteur contemporain a conscience qu’il s’agit de l’avant-dernier tome et que par voie de conséquence la résolution approche. Il se rappelle également qu’il avait découvert à la dernière page du tome précédent la mention : Fin du premier cycle. Ainsi le second compte deux tomes. L’objectif principal des personnages évolue : l’intégrité physique du héros semble rétablie de manière pérenne. Dans la séquence d’ouverture, il revient à un constat déconcertant présent depuis le début de la série : son environnement (la planète Mu-Dhara) et lui-même ne sont pas réels. Seule Diamante est réelle, et cette condition est liée à sa qualité d’immortelle. Dans le même temps, le scénariste continue de développer la dimension métaphysique de son récit, et ésotérique. Précédemment, ses aventures s’accompagnaient d’une évolution physique, gagner des membres corporels supplémentaires pour lui né enfant-tronc, un voyage vers l’autonomie avec des répercussions sur son développement psychique, une forme de métaphore sur le développement personnel. Maintenant en pleine possession de ses moyens physiques, et donc également psychiques, le héros éprouve une sensation d’omnipotence, montrée de manière littérale par sa faculté de créer des paysages, des animaux, de détruire par la force de sa pensée. Prochain objectif de son voyage : se confronter à la réalité.
Dans le même temps, les auteurs reprennent une forme identique : une aventure. Le héros et l’héroïne décident de partir à l’aventure se lançant dans un nouveau voyage, dans lequel le genre de la science-fiction prédomine par rapport au Médiéval fantastique, par contraste avec le premier cycle. Comme dans les tomes précédents, le rythme de l’histoire est rapide, et l’intrigue s’avère linéaire et aérée, pouvant être résumée en peu de mots. Elle se trouve complétée par les éléments apportés par la narration visuelle. Tout commence avec une belle vue du village des gnomes : des constructions faisant penser à des troncs d’arbre ayant subi une taille sévère avec des branches sciées près du tronc, un petit air de village gaulois bien connu, avec une activité plus importante et des habitants de nature fantastique. La planche suivante s’ouvre avec l’affrontement au bâton au-dessus d’une rivière, évoquant alors une scène équivalente de Robin des Bois. Vient le temps d’embarquer dans la fusée pour le voyage, et l’artiste réalise de superbes vues, tout d’abord sur les cohortes se rendant à l’événement pour y assister, puis sur la zone de lancement elle-même. Alors que le voyage spatial prend place, le lecteur y détecte comme un petit goût discret du voyage de Tintin dans la fusée qui l’emmène sur la Lune, avec ses compagnons de voyage. Vient finalement le temps de sauver le héros, avec des influences bien assimilées de Mœbius.
Lorsque Diamante rejoint Alef-Thau, le lecteur assiste bouche bée à la démonstration de son pouvoir, proche de l’omnipotence, le personnage jouant au démiurge. La direction d’acteurs fait ressortir à la fois son sentiment de toute puissance et un désarroi total à n’éprouver aucun plaisir à l’exercice de ce pouvoir. Le lecteur se rend compte que son empathie pour les uns et les autres provient de la justesse de l’expression de leurs émotions et de leur état d’esprit. Par exemple : la sollicitude sincère dont fait preuve Diamante pour Alef-Thau, le manque de retenue dans les gestes et les expressions de visage de Holibanoum, le comportement différencié des trois gnomes (Louroulou, Bébé, Holibanoum) en réaction aux agissements de l’épée de cristal, le comportement de prédateur des monstres ectoplasmiques, etc. Sans paraître démonstratif, l’artiste maîtrise l’art de la mise en scène pour des situations souvent inattendues : Alef-Thau ravalant ses amis à l’état de flaque de fluide vital, les habitants de Mu-Dhara venant des quatre coins de leur monde pour assister au départ du héros, des sortes de chats géants s’approchant pour se jauger, la magnifique éclosion des nénuphars elfiques en un murmure cristallin, la manifestation de l’antimatière ectoplasmique s’en prenant au vaisseau spatial, ou encore le combat contre les monstres ectoplasmiques.
En plus de cet apport narratif des dessins, le lecteur ressent comme depuis le début que les enjeux dépassent l’aventure au premier degré. L’ancien enfant-tronc effectue le constat que rien n’est réel, tout dépend de sa volonté. Le lecteur peut prendre cette déclaration au sens littéral : Alef-Thau modèle la réalité à sa guise en tant que démiurge. Il peut aussi y voir un sentiment de toute-puissance entre celui éprouvé par le jeune enfant, et celui éprouvé par le jeune adulte en pleine possession de ses capacités physiques. Or le héros se trouve insatisfait de cette sensation : il veut vivre la réalité, plutôt que de se bercer dans cette illusion de toute puissance. Il se trouve conforté par Diamante qui lui dit qu’il a raison : il faut vivre dans la réalité. Quant à elle, Diamante exprime cette sensation d’une autre manière. Elle se sait immortelle, une autre forme de toute puissance, et elle a conscience de l’importance de la mort. Elle explique à son compagnon que : La vie est privée de sens sans la mort pour la conclure. Tout dans l’univers doit éclore, durer un temps et s’éteindre, telle est la loi de la nature ! Le lecteur sent bien qu’il s’agit des propres convictions du scénariste, et qu’il met en scène son propre parcours d’éveil spirituel.
La personnalité de cet auteur si particulier transparaît à chaque séquence. Le moment poétique de l’éclosion des nénuphars elfiques ne trouve de sens que s’il est pris comme une profession de foi de Jodorowsky sur l’importance de la poésie dans la vie. L’aventure continue, et le lecteur relève d’autres convictions philosophiques ou métaphysiques : se contenter du bonheur que l’on a conquis avec ses mains, être fier de sa force de volonté, donner du sens au sacrifice, accepter la mort… et vivre dans la réalité. Aussi, il accomplit lui aussi l’effort d’être plus tolérant, plus ouvert d’esprit à ces idées ésotériques. Il voit bien que l’épée de cristal symbolise une sorte de force vitale, il prête donc d’autant plus d’attention au moment crucial du sauvetage d’Alef Thau. L’épée commende aux gnomes de se fondre en elle, de s’abandonner à elle, pour qu’elle puisse réaliser la fusion de leurs qualités : la fidélité, l’innocence et la sincérité. Il en déduit qu’il s’agit des vertus cardinales pour l’auteur, à ce moment-là de sa vie, à la fois son idéal à atteindre, à la fois les forces qui l’animent.
Un récit d’aventures des plus traditionnels, facile à lire, agréable à la vue, rapide et léger. Dans le même temps, une aventure métaphorique, spirituelle et même ésotérique. Une narration visuelle aussi évidente que nourrie. Un voyage aussi linéaire que riche en interprétations, en convictions, en ambition pour devenir une meilleure personne, pour se développer afin d’être en mesure de vivre la réalité. Quelle aventure !
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