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mercredi 24 septembre 2025

Autopsie T03 Retour à Innawanga

Un terme pudique pour un génocide culturel orchestré durant plus d’un siècle


Ce tome fait suite à Autopsie - Tome 2: Bloody Sunday (2025) qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu avant. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Antoine Tracqui pour le scénario, par Philippe Vandaële et Zivorad Radivojevic pour les dessins, et par Antonio Giustoliano pour les couleurs. Il comporte cinquante-deux pages de bande dessinée.


La radio : Chers amis du bush, chers péquenauds des sables, bienvenue sur Karratha FM 93.7, la seule, l’unique radio Dance et Country du grand never never occidental ! Nous sommes le 15 janvier et il est 9 heures à Karratha, la perle du Pilbara ! À ma fenêtre, le thermomètre affiche déjà 42°C, et ça monte, ça monte ! Battrons-nous le record aujourd’hui historique d’il y a cinq ans ? Les paris sont ouverts… D’ici-là, nous sommes partis pour deux heures de musique non-stop, et caliente à Karratha, la plus grande ville entre Perth et Darwin. Amanda Munumgurr éteint la radio et, tout en continuant à conduire vers sa destination, elle pense : Plutôt Karratha la capitale des ploucs, de la bière éventée et de la poussière qui colle à la peau. Après avoir critiqué les paysages et le patrimoine architectural, elle arrive à destination : la zone portuaire, plus précisément la zone de manutention des containers maritimes. Elle est attendue par trois policiers, dont un effectue immédiatement une remarque à connotation raciste sur la chaleur seulement supportable par les Aborigènes. Alors qu’elle se baisse pour examiner le corps, elle constate sans surprise qu’aucun des trois hommes ne l’aide, trop occupés à reluquer son postérieur, elle a l’habitude.



Amanda Munumgurr, médecin légiste, se met au travail et examine le cadavre : Le type s’est noyé dans son vomis. Et pour parfaire l’odeur, il a aussi fait dans son froc. Aucune trace de violence a priori. Par contre, un cubi de Goon presque vide à côté : jusque-là, rien que du très ordinaire. À la louche, elle dirait coma éthylique ou overdose de meth… ou les deux ! Quoi qu’il en soit, ça ne devrait pas dépasser deux lignes dans le Pilbara News. Elle expédie la paperasse et elle programme l’autopsie pour demain après-midi. Les policiers acquiescent mollement. Elle sait d’avance qu’ils ne se déplaceront pas. Un vieux clodo de moins : affaire classée. Après quelques années dans ce trou à rats, sans doute sera-t-elle comme eux : cynique, blasée, indifférente à tout. Résignée en quelque sorte. Mais pour l’instant, même si tout le monde s’en moque, elle s’efforce encore de bosser comme on lui a appris ! Une fois l’examen terminé, elle remonte dans sa voiture et rejoint l’hôpital. À l’accueil des urgences : la cohue habituelle. À la morgue, en revanche, c’est toujours calme. Au programme : une seule autopsie, c’est déjà bien, parfois elle se tourne les pouces pendant trois jours. Les régions de Pilbara, Kimberley, Gascoyne, plus une partie du Midwest : ça fait cinq fois la superficie du Royaume-Uni, mais pour une population d’à peine cent mille habitants. Résultat des courses, même pas deux cents clients par an. Et rarement des cas intéressants… De quoi crever d’ennui !


Troisième tome de la série (et dernier annoncé) : le premier se déroulait en Suède où le lecteur emboîtait le pas à la médecin légiste Jennie Lund, le second à Chicago où le médecin légiste Paul Wahlberg se retrouvait instrumentalisé par une famille mafieuse en pleine effervescence. Cette fois-ci, le scénariste emmène le lecteur en Australie, pour une sombre affaire, avec à nouveau une personne née sur place, et d’origine aborigène, c’est-à-dire une descendante du peuple premier d’Australie. Comme dans les deux autres tomes, il inclut ainsi des éléments culturels relatifs à cette partie de la population : le racisme quotidien au travers d’expressions banales, et celui systémique dans l’affectation d’Amanda Munumgurr. En outre, les auteurs donnent à voir l’environnement social et géographique de manière organique : il est présent en tant que décor, avec une influence directe et significative sur les faits et gestes des personnages. Ils ont choisi un endroit précis et réel de ce continent : Karratha, une ville côtière d’Australie occidentale, avec environ dix-sept mille habitants, dont l’économie est basée sur le minerai de fer, l’exploitation du sel et la fabrication d’ammoniac. Les personnages en supportent la chaleur écrasante, l’intrigue dépend entièrement de ces activités économiques, et des zones désertiques, de la faible densité de population, et d’une zone sacrée pour les Aborigènes.



Les deux artistes réalisent des dessins dans un registre réaliste et descriptif. Le lecteur se rend compte à chaque page du travail de recherche préparatoire qui a été réalisé : pour décrire la zone portuaire, les appareillages du laboratoire de la morgue, l’hélicoptère de la police, les instruments de la médecin légiste, les uniformes des policiers, les modèles de véhicules, un autre laboratoire d’une nature différente, et bien sûr le paysage désertique. Les longues séquences dans ce dernier attestent de l’implication des dessinateurs : à l’opposé d’une suite de représentations génériques, les formations géologiques spécifiques apparaissent bien distinctes les unes des autres, les couches rocheuses successives pour les montagnes, le sol craquelé et aride, les canyons rocheux, les plateaux, et la situation de sécheresse prolongée qu’évoque le superintendant, chef de la police du comté d’Ashburton. Le lecteur peut se projeter aux côtés des deux principaux personnages, comprendre les conditions météorologiques extrêmes auxquelles ils sont soumis, et comme eux il retrouve une respiration plus facile dans la pénombre d’une caverne ou la nuit. Le metteur en couleurs effectue un travail s’approchant de la couleur directe : il apporte beaucoup d’informations, que ce soit la luminosité, les textures, les reliefs, avec peut-être des couleurs un peu trop saturées.


Le lecteur éprouve l’impression de retrouver les mêmes dessinateurs que pour les tomes un et deux, alors qu’ils étaient déjà différents : Francesca Follini pour le storyboard, Paolo Antiga pour les dessins, Antonio Giustoliano pour les couleurs pour le un, Jean Diaz et le même coloriste pour le deux. Toutefois, cela n’équivaut pas à une interchangeabilité impersonnelle : ils œuvrent chacun dans le même registre graphique, avec le même niveau d’implication pour soigner la qualité de chaque case. Ici, Vandaële et Radivojevic se démarquent de leurs prédécesseurs avec une narration se tenant à l’écart des effets de dramatisation, pour rester dans une zone plus réaliste et plus pragmatique. Cette approche rend les personnages et les situations plus plausibles, parce que plus concrètes et plus normales dans la réaction des personnages, leurs mouvements, la banalité (toute relative) de ce qui est montré. Pas de sensation voyeuriste à voir les cadavres, juste un regard professionnel. Pas d’envolée spectaculaire pour les trajets en hélicoptère, juste la banalité de ce mode de transport dans cette région du monde. Cela rend également plus crédible les motifs du crime et leurs circonstances, ainsi que la marche mortelle dans le désert. Ainsi cette narration participe à part égale à raconter la réalité sociale et géographique de cette enquête comme dans tout bon polar.



Le scénariste a encore fait des progrès par rapport au tome précédent pour intégrer les éléments de l‘intrigue dans la narration. Le lecteur relève bien évidemment les origines de la médecin légiste, et il se doute qu’elles auront une incidence sur la manière dont elle est considérée et traitée par les Blancs, et qu’il sera question d’une dimension ou d’une autre de la culture aborigène. L’élégance narrative va au-delà de ce genre de dispositif direct. La deuxième scène établit qu’Amanda Munumgurr éprouve un sentiment de solitude, c’est tout naturellement qu’elle se retrouve attiré par le superintendant Alex Winslow. Le lecteur observe cet homme par les yeux du médecin légiste, notant son professionnalisme rigoureux, attitude qui prendra un autre sens par la suite, le regard d’Amanda ayant été biaisé par sa situation personnelle. D’un côté, il s’agit d’une convention classique et attendue dans une histoire policière ; d’un autre côté, cela prend tout son sens dans le fil du récit, plutôt que d’être un cliché insipide. Le lecteur se laisse donc bien volontiers prendre par le suspense de l’intrigue, dans cette narration sophistiquée et organique.


Le lecteur est tout autant ravi de découvrir d’autres conventions de genre, tout aussi bien mises en œuvre. Les auteurs montrent une région particulière du globe, quasiment vide d’êtres humains, propices à l’organisation d’activités criminelles éloignées de toute surveillance. Le scénariste intègre avec élégance quelques éléments dans l’air du temps, par exemple le fait que le cadavre en plein désert soit repéré par un gamin de dix ans qui vit au Canada, et qui surfait sur Google Earth à la recherche de vues satellite récentes. Le salut d’Amanda Munumgurr vient d’une autre convention qui aurait pu avoir l’artificialité d’un cliché, si ce n’est que cela apparaît comme une forme d’artefact transmis inconsciemment par le milieu culturel dans lequel elle a grandi, une forme de reproduction ou d’une propagation d’un héritage culturel d’une génération à la suivante. De ce point de vue, le récit s’avère impeccable dans sa composition et sa narration, aussi bien visuelle que dans les dialogues et par la voix intérieure de la médecin légiste. Éventuellement, le lecteur peut éprouver une infime sensation de trop peu : il aurait bien aimé des développements plus denses sur le traitement des Aborigènes par l’État, sur l’écosystème de cette région désertique, sur d’autres éléments socioculturels inconscients modelant la vie du personnage principal, à la manière des enquêtes du personnage de l’inspecteur Napoléon Bonaparte dans les romans policiers ethnologiques d’Arthur Upfield (1890-1964).


Cette série d’enquêtes indépendantes se bonifie de tome en tome. Scénariste et dessinateur embarquent le lecteur à la suite d’une médecin légiste, se retrouvant avec un cadavre suspect en plein milieu d’une zone désertique dans l’Australie-Occidentale. Un vrai récit policier, avec analyse post-mortem, travail de déduction à partir de la connaissance du terrain. Les auteurs donnent à voir cette région du monde, tant sur le plan géographique que sur le mode de vie qu’il induit, en intégrant naturellement l’incidence des différentes communautés. Un vrai polar.



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