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mercredi 10 septembre 2025

Safar, l'histoire du Coran en Europe

Les six ans du projet n’ont pas été de trop.


Cette bande dessinée constitue un documentaire sur l’histoire du Coran en Europe. Son édition originale date de 2025. Il a été dessiné par Ernesto Anderle, sous la direction de Maurizio Busca & John Tolan, avec le comité scientifique composé de Mercedes García-Arenal, Jan Loop, John Tolan et Roberto Tottoli, avec un suivi éditorial assuré par Tristan Martine & Pauline Veschambes. Il comprend environ cent pages de bande dessinée, réparties en douze chapitres, chacun comprenant un court paragraphe de texte en introduction et deux pages de documentations complémentaires en conclusion. Il se termine avec une riche bibliographie de quatre pages, recensant chaque source utilisée, chapitre par chapitre, et deux pages de présentation d’autres ouvrages de l’éditeur. Sa lecture ne nécessite aucune connaissance préalable sur le sujet, ni sur la foi en général.


Le Coran en Europe. Le Coran est présent en Europe depuis que les troupes arabes et berbères du général Tariq firent la conquête d’une partie de la péninsule ibérique en 711. Au Moyen-Âge, une partie importante de la population de l’Espagne et de la Sicile est musulmane. À partir du XIVe siècle, l’empire ottoman s’étend entre les Balkans et en Europe centrale, déclenchant dans ces régions une présence importante de Musulmans qui dure jusqu’à aujourd’hui. Au XIXe siècle, les puissances coloniales européennes dominent un grand nombre de pays musulmans ; au XXe siècle dans un contexte de décolonisation, de nombreux Musulmans de ces anciennes colonies émigrent en Europe. Le Coran fait partie de la vie quotidienne de ces Musulmans européens, mais il suscite aussi l’intérêt des non-musulmans : Chrétiens, Juifs ou Athées. Le livre les fascine, les intéresse, parfois leur fait peur. C’est l’histoire de ces réactions complexes et variées dont il est question dans les pages qui suivent.



Les origines du projet – John Tolan est professeur d’Histoire à l’université de Nantes, il vagabonde entre les milieux universitaires de l’Amérique du Nord, de l’Europe et du monde arabe. Il étudie les échanges entre civilisations latines et arabes au Moyen-Âge et bien au-delà. Il aime casser les stéréotypes, que ce soit sur l’Islam ou sur l’époque médiévale. Avec Jan Loop, professeur d’histoire religieuse à l’université de Copenhague, Mercedes García-Arenal, historienne des échanges culturels dans l’islam, le christianisme et le judaïsme, et Roberto Tottoli, spécialiste de l’Islam, ils montent un groupe de recherches à Madrid le quinze septembre 2017, et bâtissent le projet de recherche sur le Coran en Europe. La première traduction latine du Coran – Pendant un voyage dans la péninsule ibérique, effectué en l’an 1142, l’abbé de Cluny, Pierre le vénérable, rencontre deux célèbres traducteurs d’ouvrages scientifiques de l’arabe vers le latin : Robert de Ketton et Herman de Carinthie. Soucieux d’établir un fonds de connaissances de l’islam basé sur des sources fiables et non sur des légendes, il charge les deux savants de traduire des textes clé de l’islam dont le Coran : c’est la première traduction latine de ce texte.


Une illustration de couverture magnifiquement ouvragée qui met en avant le mot Safar (Voyage, en arabe), différents personnages comme composant le cadre autour du titre, et le livre du Coran ouvert sur un présentoir. S’il feuillète au préalable cette bande dessinée, le lecteur constate qu’il commence par une double page de texte avec des illustrations, puis deux pages présentant les quatre directeurs du projet avec de toutes petites cases de dessins, et de gros phylactères. Vient alors le sommaire sur deux pages, listant les douze chapitres, avec à chaque le nom du ou des chercheurs l’ayant écrit : La première traduction latine du Cora, un frère florentin à Bagdad, Un Coran trilingue, Le livre des Morisques, de L’Ibérie à Rome Léon l’Africain et le Coran, Luther et le Coran latin de Bibliander, L’importance de faire une bonne impression, Philologues, antiquaires, polyglottes et autres exégètes, Les livres de Buda, La beauté du Coran, Le Coran de Napoléon, Abraham Geiger et le tournant scientifique au XIXe siècle. Chacun des douze chapitres s’ouvre avec son titre et un court paragraphe introductif, la bande dessinée commençant dans la page suivante, et comprenant sept pages, sauf trois chapitres à cinq pages et un à huit pages. En fin de chaque séquence, se trouvent des développements historiques sous forme d’un texte avec des illustrations. Par exemple pour la première, sur L’abbaye et de Cluny et l’Islam, les deux traducteurs du Corpus islamolatinum, Le voyage de Pierre le vénérable, une carte, un encart avec l’adresse internet pour lire cette première traduction. Le lecteur ressent immédiatement qu’il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation d’une recherche universitaire. Passé l’introduction et la présentation des auteurs, il retrouve les caractéristiques narratives d’une bande dessinée.



D’un côté, quatre experts de recherche universitaire, un projet financé par le Conseil Européen de Recherche (ERC), la constitution d’un équipe composée d’une quarantaine de chercheurs, doctorants et post-docs pour une durée de six ans, un colloque de lancement en octobre 2019 à Naples, œuvrant sur des sujets allant de la paléographie arabe à des récits de voyage… et la ferme intention de faire connaître leurs recherches au-delà du monde des chercheurs : une exposition itinérante à travers toute l’Europe et pourquoi pas… une BD. De l’autre côté, un support avec ses propres caractéristiques, et un éditeur qualifiant l’ouvrage de Docu-BD. Le lecteur apprécie rapidement cette manière de structurer en l’ouvrage, en allégeant l’exposition dans la partie BD, en illustrant les développements en texte, en proposant un paragraphe de contextualisation en début de chaque chapitre. Il ressent la qualité pédagogique de l’ensemble, entre la répartition des informations, les mises en scène en bande dessinée, les liens qui se tissent de chapitre en chapitre. Il ressent également le fait qu’il y a beaucoup plus à dire pour chaque thème et chaque époque, et que la BD constitue la partie émergée du travail de recherche. Enfin, il apprécie le choix de prendre un point de vue historique, sans parti pris de dogme religieux.


Le lecteur se doute bien que le dessinateur a dû se voir imposer de fortes contraintes : des délais de production, de rigueur dans la reconstitution historique de chaque époque, de chaque zone géographique concernée, en plus des informations à faire passer lors de discussions régulières entre deux personnages. Sur le plan de l’apparence esthétique, l’artiste a choisi un rendu qui peut parfois sembler rapide, plutôt que soigneusement peaufiné, en particulier dans les visages dont les formes semblent croquées sur le vif, au détriment parfois de l’anatomie, tout en leur conférant un aspect vivant. Le lecteur observe régulièrement le personnage historique évoqué dans le paragraphe initial exposant ses convictions, expliquant son travail, définissant ses objectifs. Les universitaires responsables de chaque chapitre privilégient à chaque fois une durée temporelle bien délimitée de quelques années, plutôt que plusieurs décennies. Cela rend la narration également plus dynamique avec des vraies scènes de plusieurs cases, plutôt que des illustrations réalisées à partir d’un exposé magistral. Ainsi de chapitre en chapitre, le lecteur voyage : à l’abbaye du Cluny en 1143, sur les bords de l’Èbre, sur le site Richelieu de la bibliothèque nationale de France à l’époque contemporaine, à Bagdad en 1291, dans les appartements du pape Nicolas à Rome en 1453, à Grenade en 1492, à Fès en 1535, au conseil municipal de Bâle le trente août 1542, de nouveau à Rome en 1584, puis en 1651, à Bologne en 1727, à Heidelberg en 1815, à Alexandrie en 1798, à l’université de Bonn en 1831, et enfin à Grenade en octobre 2025.



Ainsi la bande dessinée transporte le lecteur à chaque époque et à chaque endroit d’Europe concerné, lui permettant de voir les personnages impliqués dans le contexte de leur vie quotidienne. Ainsi incarnés, les projets deviennent plus concrets quant à la réalité de l’époque, les guerres, le pouvoir de l’Église catholique, les amitiés, le concret des méthodes d’impression, l’analyse ésotérique du Coran (correspondance entre le texte et des nombres), la récupération de livres en langue arabe pendant la mise à sac de Buda le deux septembre 1686, une rencontre entre Wolfgang von Goethe et son ami Heinrich Paulus, l’attitude ambigüe de Napoléon Bonaparte vis-à-vis du Coran en Égypte, etc. L’ouvrage se montre descriptif, contextualisant chaque enjeu et chaque entreprise de traduction du Coran. En filigrane, le lecteur voit apparaître d’autres composantes : l’importance de l’Église dans la société, la curiosité naturelle qui pousse à vouloir découvrir une nouvelle culture et le besoin de financement, les guerres de conquête, le latin comme langue universelle d’étude, cacher son exemplaire du Coran dans un mur, aménager son projet d’édition pour accommoder la censure, instrumentaliser les textes de cette religion contre le protestantisme ou le catholicisme, etc. À chaque fois, les auteurs font ressortir la motivation pour disposer d’une traduction fidèle, et la difficulté à traduire un tel texte, entre la barrière de la langue, de l’alphabet, de la culture.


En découvrant cet ouvrage, le lecteur peut avoir un mouvement de recul en craignant de se heurter à des pavés de texte interminables. Les auteurs ont conçu une structure qui conserve le plaisir de la bande dessinée, sans rien sacrifier en exigence, en rigueur et en ambition. Sous des dehors parfois expéditifs, la narration visuelle respecte ces qualités et permet au lecteur de s’immerger dans l’environnement géographique et temporel, aux côtés des personnalités historiques. Le lecteur lit avec curiosité les deux pages de texte illustré qui suivent chaque chapitre. L’ouvrage remplit sa mission de présenter au grand public l’histoire de la traduction et la publication et de la diffusion du Coran en Europe, du point de vue des Européens. Éclairant.



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