Qui nous protègera ?
Ce tome est le premier d’une pentalogie formant le premier cycle sur trois de cette série. Son édition originale date de 1992. Il a été réalisé par Luc Brunschwig pour le scénario, et par Laurent Hirn pour les dessins et la mise en couleurs. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée.
Dans une banlieue résidentielle du Queens, un père conduit sa voiture pour rentrer chez lui, avec son fils sur le siège passager. Le garçon évoque le comportement de sa maîtresse qui se met du parfum quand elle a rendez-vous avec un vieux monsieur avec qui elle va à l’hôtel. Son père lui suggère d’oublier ce que lui a raconté son copain Tod, et les deux estiment que la mère et épouse sera très contente du parfum qu’elle va recevoir en cadeau. Le père relève son regard pour se concentrer sur la conduite et découvre un homme qui tient une batte de baseball, en train de l’abattre violemment sur le parebrise. Il perd le contrôle de son véhicule qui va brutalement percuter un poteau de signalisation. Le délinquant Slim sort le père de force et le menace d’un revolver en lui intimant de courir. Pendant ce temps-là, Joey s’installe au volant et s’empare du flacon que tient l’enfant. Il explique que Slim n’a que blessé son père, puis ajoute, en entendant un deuxième coup de feu, que finalement il l’a abattu. Il s’énerve ensuite contre le garçon tétanisé et jette une allumette enflammée dans l’habitacle, ce qui finit par incendier la voiture. La mère se précipite vers le cadavre de son mari. Depuis sa fenêtre, Joshua Logan a observé toute la scène. Cela provoque en lui une remontée de souvenirs traumatiques.
Pour Joshua, ça lui rappelle le Vietnam. Il essaye de se raisonner mais son esprit semble doué d’une volonté propre : New York ! Ici, c’est New York… Non, ici c’est le Vietnam ! Saigon… ou quelque chose qui y ressemble drôlement… Ce sont les mêmes rues… Les mêmes visages d’enfants souriants. Comment savoir ce que cachent tous ces sourires, alliés ou Vietcongs ? Ils sont venus les protéger, les habitants devraient tous les aimer… Les Américains n’ont pas su faire avec eux. Ils sont devenus les ennemis de l’armée américaine, leurs pires ennemis méconnaissables à l’abri de leurs sourires… Et quand le masque tombe enfin, il est déjà trop tard ! Pourquoi faut-il que tous ces souvenirs remontent encore une fois à la surface ! Joshua se lamente, mais ses souvenirs deviennent encore pires en lui rappelant les circonstances de la mort de Phuong, à Saigon le trente janvier 1972. Il est assis en terrasse en train de discuter avec un autre soldat prénommé Sammy, en parlant de Phuong qui s’appuie sur le capot d’une voiture de l’autre côté de la rue. Joshua remarque que le cireur de chaussures a disparu, et il comprend immédiatement qu’une bombe va exploser. Phuong n’y survit pas. Un autre jeune soldat, Tiger, arrive en Jeep. Il explique qu’il rêvait depuis des mois de rencontrer Joshua, depuis que ce dernier avait fait la couverture du magazine Life.
En commençant la lecture de cette série maintenant, le lecteur sait qu’il s’agit d’une suite de trois cycles de cinq tomes chacun, dont la parution a débuté en 1992, et s’est achevée en 2024, réalisés par les mêmes auteurs du début à la fin. Il découvre donc la situation initiale : New York à la fin du vingtième siècle (il n’y a pas encore de téléphones portables), une montée de la violence urbaine dispensée par des gangs, et le début d’une campagne électorale pour devenir maire de New York. Ce premier tome se focalise essentiellement sur Joshua Logan, ex-membre des SEAL (principale force spéciale de la marine de guerre des États-Unis, opérant en petites unités), ayant combattu lors de la guerre du Vietnam. En découvrant son apparence, le lecteur de comics peut être tenté de faire le rapprochement avec Oliver Queen, le superhéros Green Arrow. Le récit suit ce combattant sur deux lignes temporelles différentes : le présent du récit et la guerre au Vietnam dont il est un vétéran. En parallèle des personnages secondaires interagissent avec lui : son épouse, son fils Timy, son voisin Woody Soft, un gang mené par Joey. D’autres personnages apparaissent dont les actes ont des répercussions sur le quotidien de Joshua Logan : deux candidats à la mairie Gedeon Sikk (maire en exercice, et son directeur de campagne Ronald Dougherty) et Jessica Ruppert, le boxeur Steve Providence, l’inspecteur de police Samuel Ritchie (le père de Joey), Tiger (jeune SEAL au Vietnam), Phuong (jeune prostituée à Saigon), etc.
Dès ce premier tome, le lecteur éprouve donc la sensation de s’immerger dans une intrigue savamment construite, avec une planification sur le long terme. Dans le même temps, ce premier tome raconte un chapitre complet, avec l’introduction de tous ces éléments de manière fluide, un bouleversement majeur, un développement, et il se termine sur un suspense imparable concernant le sort d’un personnage très attachant, une question de vie ou de mort. Le lecteur apprécie que le personnage principal ne soit pas un vigilant indestructible comme Frank Castle (Punisher). Il perçoit comment le scénariste met à profit la mythologie moderne et urbaine des États-Unis et la réalité sociale que ce soit la criminalité des gangs, le libre accès aux armes à feu, le contexte constitutionnel qui laisse une plage de liberté à l’auto-défense aux États-Unis, une possibilité de théorie du complot (à voir si elle s’avère fondée ou non), la politique sous forme de spectacle, la possibilité de faire fortune en partant de rien à la force du poignet et de sa valeur, les troubles de stress post traumatique des soldats ayant combattu sur le champ de bataille en particulier pendant la guerre du Vietnam. En terminant ce premier tome et en prenant un peu de recul, le lecteur se rend mieux compte de tout ce qu’il contient de manière sous-jacente, c’est-à-dire du degré d’investissement préalable et de préparation des auteurs.
De prime abord, la narration visuelle semble issue tout droit des valeurs esthétiques du magazine (À suivre…), évoquant par exemple le rendu de François Boucq. Il s’agit donc de dessins s’inscrivant dans un registre descriptif et réaliste, à base de formes détourées par des traits encrés, avec un trait de contour fin, une mise en couleur de type naturaliste évoquant l’aquarelle. Cette dernière vient habiller et nourrir les formes détourées, les nuances de teinte rehaussant le relief de chaque zone, apportant des variations lumineuses, et à quelques reprises complétant un arrière-plan par des formes représentées en couleur directe. En outre, le lecteur constate rapidement que les auteurs prennent un soin particulier à transcrire l’état d’esprit des personnages et leurs émotions, par le biais de gros plans sur les visages. Il s’agit d’un outil narratif maîtrisé, plutôt que d’une gestion raisonnée à l’économie. Ce dispositif fonctionne particulièrement grâce au sens du découpage et du rythme du dessinateur, et au fait qu’il a conçu des apparences particulières et mémorables, sans être exagérées, pour chaque personnage, leur donnant ainsi une identité visuelle propre exprimant leur caractère.
Le dessinateur conçoit des plans de prise de vue spécifiques pour chaque scène, avec une volonté de montrer au mieux l’endroit, les actions des personnages, l’incidence de l’environnement sur le déroulement. Le lecteur se trouve au milieu des personnages dans chaque endroit : une rue d’une banlieue pavillonnaire américaine, dans le salon d’un de ces pavillons sur le canapé en train de regarder la télévision, attablé à une terrasse de café à Saïgon, allongé dans l’herbe dans une zone herbue dégagée à guetter l’ennemi, prisonnier de guerre dans une cellule vietnamienne, incarcéré dans une cellule d’un commissariat newyorkais, dans un studio de télévision pour un débat, dans un camp d’entraînement en campagne proche, à épier un rendez-vous clandestin dans le chantier d’un immeuble en construction, etc. Le dessinateur se montre tout aussi entraînant dans les scènes d’action : un parebrise éclaté par une batte de baseball avec la projection des éclats, un intense combat à main nue sur la pelouse d’un pavillon, des scènes d’entraînement au fusil en pleine nature, etc.
La scène d’introduction montre clairement l’enjeu du récit : la sécurité des habitants quand la police n’est pas suffisante. Le scénariste montre plusieurs individus dans des positions très différentes confrontés à cette violence : l’ancien militaire vétéran, le banlieusard totalement démuni, les politiciens défendant deux positions diamétralement opposées (entre l’éradication des délinquants, opposé à leur réhabilitation dans la société, et au contraire l’éducation et la réinsertion), les manipulations et les tractations clandestines, etc. Dans ce récit choral, il met en parallèle l’homme brisé par les troubles de stress post traumatique et le boxeur au fait de sa gloire, comment le second inspire le premier. Dans un même jeu d’inspiration, ce boxeur a été inspiré par la directrice d’un centre d’aide à la réinsertion qui est devenue une politicienne faisant campagne pour devenir maire de New York. L’inspecteur de police a été inspiré par Joshua Logan. Ce dernier observe comment ses voisins réagissent et s’organisent en comité de vigilance, voire en milice. Ses interactions dessinent une tapisserie de causes et de conséquences complexe, une toile d’interdépendance sociale où chaque action génère une incidence sur le comportement d’autres personnes, de manière fascinante.
Un premier de tome de série qui fait preuve d’une ambition impressionnante. Le scénariste a conçu une structure riche et fluide, le dessinateur maîtrise sa narration visuelle de manière organique et bien dosée. Le lecteur savoure une intrigue premier degré sur fond de légitimité d’une communauté, d’un quartier de banlieue, à prendre en main sa défense contre la violence meurtrière et sadique de voyous. Il se rend compte qu’il éprouve une forte empathie pour chaque personnage, qu’il soit sympathique ou non. Les auteurs mettent à profit la riche mythologie moderne des États-Unis pour une histoire viscérale, aux nombreuses résonances sociales. Addictif.





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