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mercredi 12 novembre 2025

Face de lune T01

Ce n’est ni par la puissance, ni par la force, mais par l’esprit…


Ce tome est le premier d’une intégrale éditée sous forme d’un diptyque. Son édition originale date de 2018, le récit ayant initialement été sérialisé dans le magazine (À Suivre) dans les années 1990. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario et François Boucq pour les dessins et les couleurs. Il s’agit de la première collaboration entre ces deux créateurs. La réédition de 2018 comprend un dossier de trente pages, intitulé La rencontre de deux géants du 9e art. Il y est évoqué la rencontre à Amiens entre les deux auteurs après plusieurs tentatives avortées, le point de départ de cette histoire (une île en proie à des vagues gigantesques) et l’architecture qui en a découlé, la structure en forme de course sans fin sur un nombre pléthorique de pages, les délais très courts de production pour le dessinateur, le défi de concevoir visuellement un personnage sans visage, la géométrie sacrée et le mysticisme occidental.


Malheur à qui bâtit une ville dans le sang et fonde une cité sur l’injustice, car la violence le submergera… Ce n’est ni par la puissance, ni par la force, mais par l’esprit… Une nuée de mouettes survolent la côte de l’île de Damanuestra, puis passe au-dessus de la grande cité composée de bâtiments ressemblant à des bunkers. Une sirène d’alarme stridente retentit avec force dans toutes les rues. Les citoyens se précipitent en courant pour rejoindre l’abri le plus proche. Un enfant observe que les sirènes tuent les oiseaux, qui tombent morts sur la chaussée. De leur côté, les pêcheurs regagnent le plus rapidement possible la plage pour se mettre à l’abri dans les tubes. Au pied du palais du Kondukator, un soldat referme la coque autour d’une statue pour la protéger : la vague gigantesque s’apprête à déferler sur la cité.



Dans le palais, Oscar Lazo, le Kondukator, est énervé parce qu’il juge immonde le plat qu’on lui a servi. À l’autre bout de la grande table, Lili Lazo, son épouse et la Kondukatrice, intervient pour le calmer : Est-ce la vague qui le met dans cet état ? Le chef d’état rétorque que ce n’est pas la vague, mais l’œuf qu’on lui a servi : Comment ont-ils eu l’audace de lui servir cette chose répugnante ? Il ne supporte pas les œufs et le département diétético-gastronomique est censé ne rien négliger de ses dilections. Il ordonne qu’on déporte illico le chef-cuisinier et toute sa clique. Lili tempère son ordre en rappelant que le précédent chef a été déporté la semaine passée. Elle continue : son suppléant n’a pas encore été mis au courant, et il doit s’imaginer que, parce que l’œuf est leur emblème officiel, le couple en mange à tous les repas. Oscar Lazo est toujours hors de lui : il répond que nul n’est censé ignorer la loi, et il ordonne qu’on inflige à toute la valetaille une peine de cent décharges électriques. Son épouse se lève et le rassure en lui disant qu’elle va elle-même lui préparer à manger. À la télévision, le journaliste introduit l’invité d’aujourd’hui, Monseigneur Groïssman, qui va donner son avis sur ce déferlement ininterrompu de vagues gigantesques. L’homme d’Église établit que jusqu’alors il n’avait jamais été observé de raz de marée à ce point monstrueux. Il semblerait qu’un processus de croissance continue soit à l’œuvre.


Ouvrir un ouvrage de ce scénariste constitue la certitude d’effectuer une expérience spirituelle. Le dossier initial évoque les circonstances de la genèse de cette série : la rencontre plusieurs fois reportée entre les deux créateurs, les envies de l’un et de l’autre (mysticisme occidental & géométrie sacrée), la dynamique initiale du récit (une course sans fin, sur un nombre pléthorique de pages), la demande du rédacteur en chef Jean-Paul Mougin de remplacer Hugo Pratt dans les numéros de rentrée du magazine (À suivre) peu de temps avant la parution, ce qui entraîne une course contre la montre pour le dessinateur pendant six mois. Le lecteur ressent immédiatement l’effet divertissant en découvrant une aventure spectaculaire, à un rythme rapide, dans un environnement de science-fiction dystopique. Une société insulaire, une économie basée sur la vente d’œufs, un régime dictatorial, des rebelles, une architecture spécifique pour la cité, et un phénomène météorologique destructeur et hors de contrôle. Les auteurs ont choisi un personnage principal, Borrado, très particulier : des traits de visage minimalistes, et muet, diminuant d’autant le processus d’empathie et d’identification par le lecteur. Il est accompagné par une rebelle, Isha, très compétente et combattante. En cours de route, ils sont rejoints par l’ancien cuisinier Tatoum Benayoum, un personnage à l’aspect afro-américain à la limite de la caricature.



Au début des années 1990, l’artiste a déjà une décennie d’expérience, et réalisé de nombreux albums en solo (par exemple les aventures de Jérôme Moucherot, assureur-explorateur en costume léopard), ou avec Jerome Charyn (par exemple Little Tulip, 2014). Dans le dossier introductif, le lecteur apprend que ce dessinateur trouve également le temps de se consacrer aux arts martiaux et à l’étude de la géométrie sacrée. Ce sujet le passionne depuis qu’un radiesthésiste érudit est venu frapper à sa porte pour ausculter sa maison, puis lui a présenté son maître, un chanoine auscitain, qui a ouvert à Boucq les portes d’une science dont il a depuis arpenté inlassablement les étages jusqu’à posséder une vue d’ensemble du bâtiment. À la découverte de ces précisions, le lecteur sent bien que c’est du lourd… et il savoure une narration visuelle fluide rythmée, riche et spectaculaire. Il se souvient également du principe de fuite en avant, dans un monde solidement construit. Il en fait l’expérience tout du long du récit : l’urbanisme et l’architecture de la ville pensées pour résister au déferlement des gigantesques masses d’eau.


La couverture offre déjà un moment et même un voyage exceptionnel avec le langage corporel qui accompagne l'élévation des piliers de la cathédrale dans un phénomène inexpliqué (que l’on découvre à la fin de ce premier tome). L’attention du lecteur ainsi attiré sur le mouvement de Face de Lune, le lecteur l’enregistre inconsciemment au cours du récit : en effet ce personnage prend des poses, et en fait c’est plus que ça, ses mouvements sont gracieux. Il donne parfois l’impression de danser, pas de manière artificielle ou exagérée, plutôt naturellement, comme l’expression de sa sérénité intérieure. Cela se marie très bien avec son visage proche de celui d’un smiley, et ses expressions radieuses et honnêtes. C’est un innocent, ça se voit dans ses gestes. En fonction de sa sensibilité, le lecteur va ainsi absorber des détails présents tout naturellement dans les cases, sans ostentation ni effet de manche, donnant à voir un monde d’une grande richesse. Il peut s’agir d’éléments architecturaux qui font sens comme la forme des bâtiments pour résister aux vagues qui s’abattent, des évocations de structures métalliques, la gamme de vaisselle de la table du palais, la mode vestimentaire datée, le monorail, le mur d’écrans de télévision, la forme des lames de harpon pour la chasse à la baleine, l’étole du prêtre, les modèles d’armes, l’aménagement de la grande salle de la maison close, etc.



La narration visuelle est pensée et conçue dans sa globalité : l’environnement de science-fiction, les éléments du quotidien imprégnés de la culture de la société, les modes de transport, etc. Ces caractéristiques sont présentes dans chaque page, à des degrés divers donnant une cohérence d’ensemble extraordinaire, et une sensation d’immersion intégrale. Les scènes d’action offrent un spectacle formidable : que ce soit les flots se déchaînant dans une tempête titanesque, la vague s’abattant avec force et fracas, la course-poursuite et la confrontation armée dans un nuage d’une myriade de mouches, l’étonnante cérémonie religieuse avec la déesse vierge, ou encore la terrifiante descente de la goutte d’énergie tellurique à l’état pur. Il s’agit peut-être d’une fuite narrative en avant, ou du moins le récit a été perçu comme telle lors de sa sérialisation, toutefois à la lecture en album la progression dramatique est impeccable et dépourvue de solution de continuité.


Le scénariste maîtrise le rythme et le dosage à la perfection, servi par une narration visuelle de haut vol. Le lecteur se retrouve pris dans une aventure exotique et baroque, pour un peu, il en oublierait presque les thèmes sous-jacents. Borrado : l’innocent à l’âme pure dont les agissements et l’existence même annihilent l’ordre établi. Son pouvoir extraordinaire qui lui permet de commander aux éléments, en tout cas de plier le mouvement de la vague à sa volonté, tel le simple d’esprit autour duquel les lois de la nature s’adaptent. La rébellion contre un état totalitaire par des gangs ayant choisi de drôles de nom : les 1.000 Négations, les Catins bleues, Bouddhas Putrides, Ultra Névroses, Neurones de Titane. L’élite (en l’occurrence le couple Oscar & Lili Lazo) persuadée d’œuvrer pour le bien du peuple, sachant mieux qu’eux ce qui est bien pour eux. La science destructrice dépourvue de conscience. Le rituel hallucinant de la chasse à la baleine où les pêcheurs s’automutilent pour contrebalancer la facilité avec laquelle ils mettent à mort leur gigantesque proie, dans une forme d’expiation, et de compensation morale d’un triomphe sans gloire suite à un combat sans péril. L’étrange cuisinier déporté proche de la caricature raciste, dont la culture animiste est également incompatible avec le régime politique en place. Et bien sûr, la promesse tenue : des éléments plus mystiques que mythologiques de la culture et de la foi catholiques qui aboutissent à cette cathédrale de l’élément Eau figurant en couverture.


Quel voyage ! Deux créateurs d’exception s’associent pour une histoire extraordinaire. Ils se sont concertés avant, à la fois sur les thèmes qu’ils souhaitent mettre en scène, à la fois sur la forme de l’aventure. Le dessinateur est dans une forme éblouissante, que ce soit en termes de narration visuelle, ou de spectacle. Le scénariste raconte une aventure de science-fiction très divertissante, avec un héros atypique, une grande inventivité, et des thèmes discrets et forts. Formidable et enthousiasmant.



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