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mardi 8 avril 2025

Requiem T12 La chute de Dracula

L’important, c’est de cesser d’être une victime. De résister.


Ce tome fait suite à Requiem - Tome 11: Amours défuntes (2012) qu’il faut avoir lu avant. Il faut avoir commencé par le premier tome pour comprendre l’intrigue. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Pat Mills pour le scénario, et par Olivier Ledroit pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-treize pages de bande dessinée. Il se termine par un bref mot de l’artiste qui remercie son public pour sa patience d’ange et sa fidélité.


An 11800 Anno Dracula à Berlin en Draconie : dans une ville à feu et à sang, sous un ciel en proie à des tourbillons cramoisis, Heinrich Augsburg et Otto von Todt se livrent un duel à l’épée, devant la porte de Brandebourg, sous les yeux de Rebecca. Von Todt demande à son ennemi s’il se souvient quand il est arrivé sur Résurrection et que lui Otto l’a sauvé des zombies. Est-ce que Augsburg ne s’est jamais demandé pourquoi il se trouvait sur les champs de bataille ? Von Todt continue d’expliquer : c’est parce qu’il cherchait ses frères d’armes, des camarades comme Augsburg. Il continue : Rebecca n’a jamais aimé Augsburg, elle couchait juste avec l’ennemi pour survivre. Requiem croit-il vraiment que s’il élimine Von Todt, ils partiront ensemble vers un ailleurs ? Tout en continuant à porter des coups d’épée et à parer, Requiem rétorque qu’il sait bien est là pour l’éternité, qu’il est damné. Il ajoute qu’il lui faut être au sommet de la chaîne, parce qu’il est dans la nature des vampires d’éliminer les rivaux. Et cela l’emporte sur l’amour fraternel. Mais les duellistes se rendent comptent que leurs lames refusent de se battre, elles savent qu’ils sont frères. Otto von Todt propose à son ennemi d’arrêter de se battre, et qu’ils oublient leurs différends. Dans le même temps, il prend Rebecca en otage, et la positionne contre lui, comme un bouclier humain. Rebecca enjoint Requiem de les tuer.



Une fois cette situation résolue, Requiem se met à marcher pour s’éloigner de la porte de Brandebourg. Il est hélé par Black Sabbat, accompagné de Léah sous sa forme de la déesse maléfique AIwass. La Bête demande au vampire s’il n’éprouve plus rien pour Rebecca. Requiem lui assure qu’un vrai vampire ne ressent rien pour ses amours terrestres., qu’un vrai vampire n’éprouve aucun sentiment. Black Sabbat l’invite prendre place dans son corbillard. Requiem s’enquiert des nouvelles de son ennemi juré Dracula. La Bête lui répond qu’après son duel spectaculaire avec Ruthra, le suzerain de Dystopie, le comte est retourné en Draconie. Il continue : leur combat fut long et épique, Néron a aussitôt composé un poème pour le commémorer, mû à l’évidence par l’inélégance de son dénouement. Plutôt, Ruthra se lance sur Dracula, son épée à la main en lui reprochant de l’avoir interrompu dans ses rêves, ces rêves qui ont inspiré le glorieux empire britannique sur Terre. Dracula, l’épée en avant, lui rétorque que ce rêve prend fin aujourd’hui. Il lui reproche que les lézards ont terni la beauté du mal absolu avec leurs transactions crapoteuses. Malgré toutes leurs parures, ils ne sont qu’une bande de narco-margoulins miteux. Les camelots de Résurrection !


Le lecteur n’est pas loin de se pincer : le tome onze était sorti en 2012, et depuis aucune nouvelle si ce n’est la réédition réalisée par Glénat. Douze ans plus tard, le tome suivant arrive dans toutes les bonnes librairies et il est extraordinaire. Le lecteur avait pu noter la modification significative de comportement de Requiem à la fin du tome précédent : ici la raison en est révélée et elle annonce la dernière phase du récit. Il est possible d’espérer que l’histoire soit conclue dans le tome treize, le dessinateur ayant expliqué que la série avait été initialement prévu en dix-neuf tomes, mais les auteurs ont choisi de condenser l’histoire en treize tomes pour assurer une conclusion satisfaisante, tant pour les fans que pour eux-mêmes. Le lecteur se prépare donc encore plus que d’habitude pour ce nouveau tome, en sachant qu’il sera plein à craquer comme les onze précédents, et qu’en plus l’intrigue va avancer rapidement et de manière définitive. Le titre l’annonce explicitement : La chute de Dracula. Bon, ceci étant dit, le lecteur sait aussi que le scénariste est familier des annonces qui claquent pour attirer le client et qu’il peut aussi jouer sur un sens plus nuancé de l’expression. Quoi qu’il en soit, tout est en place : une narration visuelle toujours aussi démesurée, et des scènes conçues comme des tableaux.



Comme à chaque tome, l’artiste fait encore plus fort que le précédent. Il reprend par exemple un dispositif qu’il a déjà utilisé dans sa série Wika : des pages qui se déplient pour former une séquence narrative sur quatre pages côte à côte. Le lecteur parvient à ce moment, il déplie les deux pages correspondantes, et il regrette immédiatement le format de l’album qui s’avère quand même trop petit pour pouvoir apprécier le fourmillement de détails de la parade la victoire de la fierté des vampires dans la grande artère de Pandemonium. Les mots s’avèrent insuffisants et incapables de décrire cette foule dense et compacte défilant, avec des chars monumentaux tirés par de gigantesques créatures serpentines richement harnachées, des costumes somptueux, des races diverses et monstrueuses, une orgie visuelle à s’en faire éclater la rétine. Et bien sûr chacune des deux pages dépliées produit un tableau de trois pages avec celle en vis-à-vis, un avant et un après celui de quatre pages, à savoir une scène de banquet présidée par Dracula avant, et un tronçon spécifique de la procession (avec Sean et Requiem) après. Les deux tableaux de trois pages comprennent des cases en insert, c’est-à-dire un dispositif narratif pour raconter les interactions. Le tableau en quatre pages constitue lui aussi une séquence du récit, lors de sa découverte de gauche à droite. Rien que ce passage suffit à repaître le lecteur le plus exigeant.


Or Olivier Ledroit, comme à son habitude, se donne complètement pour chaque page, pour chaque double page, sans s’économiser de quelque manière que ce soit. Le grand spectacle macabre transporte le lecteur sur Résurrection dans ce monde infernal : les vêtements cuir des vampires, les tatouages entre tribal et gothique, et cohérents d’une case à l’autre (mention particulière au 666 tatoué en rouge sang sur la fesse droite d’albâtre de Claudia Demona), les pièces d’armure souvent hérisses de piquants, les créatures fantastiques entre chevaux ailés et loups garous, sans oublier Deucalion sorte de super monstre de Frankenstein, les ailes noires démesurées de Dracula, le costume violet de Néron, les parures égyptiennes de l’Archi-Hiérophante, le séraphin irradiant de lumière blanche, l’arrivée de Thurim sur son destrier blanc dans la salle de banquet, et le duel opposant le fils au père, la majesté tout feu tout flamme de Ruthra (Arthur) et le charisme imposant, écrasant même, de Dracula. Le lecteur remarque aussi les éléments décoratifs comme les médaillons au coin de certaines cases, les effets de surimpression de pentagrammes ésotériques, les effets spéciaux de la mise en couleurs, etc. C’est un festin visuel à chaque page, à chaque case. Il se rend également compte que l’artiste fait preuve d’un humour discret moqueur : le gros plan sur le nez de Baba Yaga avec les poils, la taille des mitrailleuses sur les bras de Deucalion, l’allure de Barbie des vierges de Dracula, la tétine de Cryptus avec une tête de mort, les zombies commentant le décès probable de Dracula, la tête de Black Sabbat se retrouvant dans une vierge de fer, etc. Ces détails se trouvent en phase avec l’humour du scénariste, que ce soit le rot de Cryptus à la face de Baba Yaga, ou Dracula empalant Ruthra en lui faisant observer que son ennemi aurait dû mettre un bouchon anal.



Pat Mills est tout aussi déchaîné, et pas seulement pour l’empalement en direct et avec force. Il mène à bien l’opposition entre Heinrich Augsburg et Otto von Todt, entre Ruthra et Dracula. Il fait aboutir plusieurs des complots pour destituer Dracula, chaque fois avec perte et fracas, l’artiste dépeignant des affrontements tonitruants et terrifiants. Il replace de nombreux personnages rencontrés dans les tomes précédents, en les installant à la table du banquet : Attila, Sabre, Raspoutine, Robespierre, Caligula, Néron, Elizabeth Bathory, Claudia Demona, Cryptus, l’Archi-Hiérophante, baron Samedi, Mortis, Black Sabbat, le singe de Thot, sans oublier Igor et le Dictionnaire du Diable sous la table. Il intègre d’autres meurtriers comme le docteur Harold Shipman (1946-2004), Catherine Deshayes (1640-1680, La Voisin), Françoise Filastre (1645-1680), Vera Renczi (1906-1960). Il met en scène les différentes races de Résurrection : les Vampires bien sûr, les Lycanthropes, les Zombies, les Lémures, un Archéologiste, un Kobold. Le lecteur savoure cette riche mythologie assemblée pour cette série, entre éléments classiques et trouvailles spécifiques, une inventivité aussi débridée que les dessins, Ledroit ayant expliqué qu’il allait régulièrement trouver Mills avec des créations visuelles pour les intégrer dans le scénario. Leur étroite collaboration incorporent également sur clins d’œil culturels comme l’évocation du célèbre cliché : Le Drapeau rouge sur le Reichstag, cliché d'Evgueni Khaldeï pris le 2 mai 1945 sur le toit du palais du Reichstag, à Berlin.


Dans cette débauche visuelle et mythologique, les auteurs développent aussi plusieurs thèmes, certains présents depuis le début de la série, certains apparaissant dans le cadre de ce tome. L’inventivité dans l’horreur continue d’occuper une place centrale dans le récit : la capacité des êtres humains à créer des dispositifs et des méthodes pour exterminer les autres, allant des armes aux carrière de tueurs en série. Le lecteur peut ressentir l’intensité de la nausée que ce constat provoque chez le scénariste, aussi bien la cruauté inhumaine, que l’abus de confiance et de position d’autorité (par les hommes d’Église en particulier), que l’usage des progrès scientifique à l’amélioration de l’efficacité des armes, ou encore la volonté de puissance, la conquête (avec une nouvelle mise en scène du roi Arthur incarnant les rêves d’empire des Britanniques, pour des fins d’exploitation commerciale). Un personnage finit par faire remarquer que les positions de Dracula sur les usages destructeurs de la science datent quand même un peu, au point d’en être réductrices et trompeuses. Dans ce tome, il évoque également les notions d’amour et d’amitié, les vampires étant incapables d’émotion. Avec l’artiste, il réalise une scène irrésistible sur la presse à sensation, s’empressant de commenter le décès apparent de Dracula avec des phrases aussi creuses que ronflantes, au point de ne contenir aucune information concrète. Il s’amuse avec la plaie de véridicité, les célébrations s’accompagnant de l’obligation de dire la vérité. Il prend un grand plaisir à détourner le principe de marche des fiertés, pour l’assaisonner à toutes les races présentes sur Résurrection qui sont autant de minorités, dont certaines avec des revendications très particulières. À ce titre les slogans des Zombies gagnent haut la main : À bas la liberté ! L‘oppression ou la vie ! Ceci est une manifestation anti-liberté ! Nous n’avons aucune raison de protester, alors nous en réclamons une ! Impossible de retenir un sourire devant cette louve garou qui déclare se définir comme vampire, un bel exemple de dérision.


Oui, c’est vrai ce douzième tome s’est fait attendre douze ans. Verdict : ça en valait la peine !!! Les auteurs reviennent au meilleur de leur forme, c’est-à-dire avec l’intention de faire plus fort que le tome précédent, et ils le font. Des combats énormes des révélations brutales, des critiques sociales au second degré (et au premier), un humour massif. Une narration visuelle hors norme, extraordinaire et terrifiante, belle et horrible, riche et passionnante. Chef d’œuvre.



lundi 7 avril 2025

Clifton T24 Le dernier des Clifton

Comme dit le dicton : Enterrement sans parapluie, adieu le paradis.


Ce tome contient une histoire complète, et fait suite à Clifton - Tome 23 - Just Married (2017) qu’il n’est pas indispensable d’avoir lu avant. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Zidrou (Benoit Drousie) pour le scénario, par Turk (Philippe Liégeois) pour les dessins, et par Kaël pour la mise en couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Ce duo de créateurs avaient repris la série avec Clifton - Tome 22 - Clifton et les gauchers contrariés (2016).


N’en déplaise à certains illuminés du M.I.L.K. (Mouvement pour l’Indépendance et la Liberté du Kérundi), le Kérundi constitue, sans nul doute, l’un des joyaux de la couronne britannique. Sa capitale Guinnesstown, son plat national le zèbre bouilli à la menthe. Le lac George VI, ses deux volcans éteints, Elizabeth I et Elizabeth II… Tout atteste que ce beau pays fut, jusqu’à il y a peu, possession britannique. Preuve ultime si besoin en était, au Kérundi, on roule à gauche. Même au milieu de la savane ! Lord Dany Buffalo Cunningham Clifton, surnommé Lord Gun-Gun, conduit une grosse Jeep dans la savane, avec Marie-France à ses côtés. Cette dernière se pâme en lui disant qu’elle n’aurait jamais pensé avoir un jour le troublant privilège de partir en safari avec la plus fine gâchette de toute l’Afrique orientale. Elle demande au conducteur si Lord Gun-Gun est son véritable nom. Il répond que c’est le surnom que les indigènes kérundais lui ont un jour donné, surnom que corroborèrent moult jolies Kérundaises. Il ajoute qu’en réalité, il est issu d’une longue lignée de fidèles serviteurs de la couronne d’Angleterre : les Clifton ! il s’interrompt et s’arrête car il a aperçu au loin le dernier éléphant afro-asiatique vivant ! Comme elle peut le constater, ce pachyderme représente la particularité de posséder une oreille énorme comme les éléphants d’Afrique et une autre de taille plus réduite, comme leurs congénères d’Asie. À elle l’honneur d’être la première à abattre le dernier des Elepha Laxodonta maximus ! En contrepartie, il lui demande d’accepter de lui révéler enfin son petit nom. Elle prend le fusil, et l’abat, lui.



Comme toute cité de la bonne vieille Angleterre, Puddington n’est jamais aussi souriante que sous les pluies persistantes des mois de mai, juin, juillet, août et plus si affinités… Dans un charmant cottage, Edward Fergus Gordon Horatio Clifton est en train de prendre une douche. Soudain, alors qu’il est encore couvert de shampoing et de savon, l’eau s’arrête de couler. Il peste : un manque d’eau dans ce pays où il pleut 365 jours par an ! Excepté les années bissextiles. Il a compris : il ne lui reste plus qu’à aller se rincer sous la pluie pour… Ses réflexions sont interrompues par la sonnette. Il descend et ouvre la porte : deux individus en ciré sortent chacun un pistolet muni d’un silencieux, et ils lui tirent dessus à bout portant. Clifton s’écroule à terre, pendant alors que le tueur énonce : Et un Clifton de moins, un ! Pendant ce temps-là, Harold Wilberforce porte les paquets achetés par Miss Partridge.


Troisième album de Clifton réalisé par Turk & Zidrou : la promesse du respect de l’esprit de la série, de dessins impeccables et d’un scénario bien troussé, amusant et taquin. En effet, les auteurs jouent avec les éléments de culture britannique et différentes formes d’humour. Le Colonel Harold Wilberforce Clifton a été créé en 1959 par Raymond Macherot dans Le journal de Tintin. Il a été repris par la suite par le tandem Bob de Groot & Turk au début des années 1960, puis par Bédu & De Groot, puis par Bédu tout seul, ensuite par Azara & Greg le temps d’un album, par Rodrigue & De Groot. Ses aventures ont été publiées régulièrement depuis, avec une interruption du 1995 à 2003, et une autre de 2008 à 2016, et enfin entre 2017 et 2024.Le titre du présent album semble annoncer qu’il pourrait s’agir du dernier de la série. Le lecteur peut donc entamer l’ouvrage dans un état d’esprit ludique, à l’aguet des remarques dénotant une culture britannique : le fait de conduire à gauche (représenté dans les cases, et mentionné par Ramalino), les commentaires sur la nourriture (la Guinness, le zèbre bouilli à la menthe, etc.), les charmants cottages de Puddington, le thé Earl Grey, le fauteuil Chesterfield de Clifton, une enseigne Dinky Toys, le tablier à l’effigie de Paul McCartney, etc. Il relève également une référence au Brexit, et plusieurs constats par des personnages arrivant à la conclusion que : S’il y a bien une chose dans leur pays qui est mauvaise santé, c’est la santé publique (NHS, National Health Service).



Les auteurs reprennent d’autres constituants classiques de la série. La représentation de modèles de voitures choisis avec goût : la MG de Clifton, la Land Rover au Kérundi, le modèle réglementaire de l’ambulance, un double-decker, une Mini Cooper, la Facel Vega de Ramalino (une marque française bien sûr), un char anglais, etc. En voyant ces modèles, le lecteur se fait la réflexion qu’ils datent de quelques décennies, et pourtant Alice Pamela Partridge mentionne qu’elle a voté en faveur du Brexit. D’ailleurs, en y repensant, nul téléphone portable à l’horizon, et un vieux modèle de téléphone fixe en bakélite se trouve encore sur le bureau du notaire Teardrops. Ainsi les phylactères distillent deux ou trois références contemporaines, alors que les images montrent une époque qui correspondrait plus à celle de la création du personnage, les écrans brillant par leur absence. Les auteurs enfoncent le clou lorsque Clifton découvre un magasin particulier en s’exclamant : Un magasin de vinyles en plein XXIe siècle ?!! En outre, l’habitué note le retour de personnages intermittents de la série : le capitaine John Haig et le sergent Strawberry.


Autre ingrédient majeur de la série : l’humour. Celui se présente sous plusieurs formes. Il peut s’agir d’un humour visuel : l’éléphant afro-asiatique avec des oreilles dissymétriques, les mimiques de Clifton vexé qu’on le voit les bras chargés de paquets en train faire les courses, Miss Partridge s’exclamant que le père de Clifton s’est servi de la serviette bleue pour les mains pour se sécher le corps alors qu’elle se trouve devant son cadavre, le jingle des cigarettes Malbobo en lieu et place de la sirène de l’ambulance parce que c’est leur sponsor, le nombre de patients dans la salle d’attente des urgences (dont un avec un couteau planté dans le dos) et la mention du temps d’attente, la case dans laquelle un jeune homme s’exclame qu’il est papa alors que Clifton s’apprête à sortir de la même en venant d’apprendre que le sien est décédé, Clifton qui se rend en robe de chambre chez le notaire et Miss Partridge en tablier avec sa cocotte-minute dans les bras, etc. À une ou deux occasions, le lecteur adulte s’interroge sur une circonstance très curieuse, par exemple quand Miss Partridge allume une pipe pour Clifton, après plusieurs réflexions d’autres personnages les prenant pour un couple. Ou encore Lord Gun-Gun parlant de celui avec la grosse trompe.



Voici donc le colonel Harold Wilberforce Clifton impliqué dans une nouvelle aventure sans avoir rien demandé. Son ennemi François-Louis Ramalino, alias Napoléon XI, a trouvé par hasard un document qui pourrait lui permettre d’imposer la nationalité française au village de Puddington et à ses habitants. Un sourire de contentement apparaît sur le visage du lecteur, dès la première planche. Turk a conservé toute son savoir-faire et reste impliqué comme au premier jour dans ses dessins. En neuf cases, le lecteur a pu voir un adolescent peindre un slogan politique sur le mur blanc de l’enceinte du gouvernement (une image faisant écho à de vraies révoltes) alors que le commentaire se fait sarcastique sur l’ex-empire britannique, puis l’urbanisme moderne d’une artère de la ville, le lac de la case suivante contrastant fortement, la circulation automobile avec des informations visuelles variées (une charrette tirée par un cheval, une voiture avec un zèbre mort sur le toit – certainement pour le faire bouillir à la menthe- , une Mini avec l’Union Jack sur le toit, la conduite à gauche, et enfin une bande montrant Lord Dany Buffalo Cunningham Cifton (Lord Gun-Gun, avec son casque colonial). La narration visuelle constitue un régal dans toutes ses composantes. L’art du détail : la publicité pour la Guinness en page neuf (pour la force) et le nom du pub (The dark side of the moon), les bagues de cigare qui tombent à terre lors d’un geste brusque de Clifton vitolphiliste émérite, les médailles disposées sur le coussin posé sur le cercueil du général Clifton, la statue dédiée à Mac Herot (pour Raymond Macherot, créateur du personnage), etc. La touche humoristique sur les personnages : les gros nez bien sûr, les stéréotypes comme la moustache de Clifton, la morphologie confortable de Miss Partridge, l’usage bien dosé de la pantomime, etc. Les scènes d’action dégagent une sensation de vitesse et de soudaineté : l’assassinat à bout portant du général Clifton, les coups de volant brusques lorsque l’ambulance se fraye un passage dans une zone piétonne, la course-poursuite entre la MG et la Facel Vega (sans oublier ce maudit Français qui roule à droite par inadvertance ou intentionnellement).


Il est fort probable que le lecteur attiré par cet album le soit en toute connaissance de cause, en amateur de la série, du dessinateur ou du scénariste. Il y trouve ce qu’il vient chercher : la narration visuelle toujours roborative de Turk, un délice mariant le sens du détail, la consistance de cases, le sens mouvement, l’humour visuel aussi bien du comportement des personnages que des situations. Zidrou continue de mettre en œuvre les caractéristiques initiales de la série (chauvinisme anglais, goût des années 1960, humour bon enfant, avec quelques sous-entendus pour les adultes), pour un récit tout public, un divertissement rythmé, sans arrière-pensée.



jeudi 3 avril 2025

Smoking: La Révolution Yves Saint Laurent

Comment redessine-t-il le corps de la femme dans cette nouvelle collection ?


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, s’attachant au Smoking et aux contextes de sa création. Son édition originale date de 2024 Il a été réalisé par Loo Hui Phang pour le scénario, et par Benjamin Bachelier pour les dessins et les couleurs. Il comprend environ cent-quarante pages de bande dessinée. Il se termine avec huit pages présentant de manière synthétique trente-quatre personnalités historiques croisées au cours de l’ouvrage, d’Anne-Marie Muñoz (1933-2020) à Marcel Proust (1871-1922), puis par une chronologie reprenant vingt-deux dates de la vie de Saint Laurent, et quatorze dates d’événements choisis dans l’évolution de la condition sociale de la femme en France.


Prologue en mouvement. En 1966, à sa table de travail, Yves Saint Laurent est en train de réaliser le croquis d’une nouvelle création. Anne-Marie, une assistante entre dans la pièce et lui indique que les premiers et les premières d’atelier attendent ses croquis. Il lui remet son dernier croquis, elle commente : un nouveau défi pour l’atelier. Il explique : un Smoking, comme celui des hommes, mais adapté à la femme. Le vestiaire masculin est une pyramide et le smoking en est le sommet. Elle répond qu’il fait un vrai hold-up : ce sera une révolution. Il corrige : non, juste une évolution. – Avancer. New York en 1967, Betty Catroux retrouve Yves Saint Laurent au pied d‘un immeuble. Il lui demande ce qu’elle a fait à ses cheveux. Il trouve que c’est sauvage, c’est chic. Quand elle lui dit qu’elle ne les a pas lavés depuis cinq jours, il s’exclame : Quelle horreur ! Et il lui demande d’aller les laver, ce qu’elle refuse. Il continue ses observations : parfum d’homme et cigarette, il ne lui demande pas ce qu’elle a fait cette nuit. Elle répond qu’elle a passé la nuit dans un bouge et qu’elle ne s’est pas changée.



Yves Saint Laurent constate que Betty Catroux porte un Smoking de la dernière collection, et rien en dessous, et les mains dans les poches en petite allumeuse. Il conclut qu’elle est son héroïne. Le grand couturier se lance dans un développement sur le pouvoir diabolique des poches. Il lui indique deux femmes devant qui demandent une table pour déjeuner dans un grand restaurant. La première sans poches se présente devant l’hôte d’accueil du Hilton qui lui demande si elle a réservé : Saint Laurent estime qu’elle a l’air d’une idiote et en effet elle n'obtient pas l’accès. La seconde se présente les mains dans les poches affichant une grande confidence et le majordome la prie de le suivre à l’intérieur. Le grand couturier explique : Les vêtements induisent des gestes, et ces gestes sont des signes. Il poursuit : en l’occurrence, les mains dans les poches sont l’attitude du dominant, celui-ci a le pouvoir en toute décontraction. À leur tour, ils s’approchent de l’entrée, et la femme sans poche reconnaît le créateur. Le maître d’hôtel répond qu’il ne peut pas les laisser entrer. Alors que Saint Laurent fait observer que le restaurant n’a pas l’air bondé, l’hôte explique que les femmes en pantalon ne sont pas admises dans l’établissement.


Le titre indique explicitement le sujet de l’ouvrage : en quoi le Smoking féminin créé par Yves Saint Laurent a constitué une révolution. Dans un premier temps, l’ouvrage peut apparaître déconcertant. Yves Saint Laurent (1936-2008) a remis le croquis fatidique : celui du premier Smoking pour femme, avec un S majuscule pour désigner cette variation sur un vêtement masculin. Puis, le lecteur le suit accompagné par le mannequin français Betty Catroux (1945-) qui fut également sa muse. Pour une question d’accès à un grand restaurant newyorkais, puis un autre, ils rencontrent différentes personnalités historiques, et ils évoquent leur parcours personnel, ainsi que des faits historiques comme la création du modèle initial du smoking (pour homme, sans majuscule). La narration visuelle présente elle aussi des particularités marquées. Elle commence avec des dessins réalisés au crayon sur une feuille de papier blanc cassé de jaune, dont l’artiste semble avoir découpé les contours pour les coller ensuite sur la page blanche, comme s’il avait lui-même réalisé des croquis, une mise en abîme de ceux réalisés par le grand couturier. Pour la première page du chapitre Avancer : une illustration en pleine page mêlant décors à la peinture, et Betty encrée en noir & blanc sur un trottoir blanc immaculé. Le reste de la bande dessinée va ainsi mêler ces trois modes graphiques : croquis sur papier jaune, noir & blanc, couleur directe.



Autre caractéristique très forte du récit : l’intervention de personnages historiques. Saint Laurent fait rapidement mention de Coco Chanel (1883-1971, Gabrielle Chasnel), puis il évoque Pélagie d’Antioche (Ve siècle), et il rentre dans le détail : Marguerite était une comédienne belle et frivole, elle voulait faire pénitence en se retirant dans un couvent de moines basiliens, sous le nom de frère Pélage. Elle voua son existence à Dieu, recluse dans une petite cellule. Son dévouement forgea son extraordinaire réputation. À sa mort, les moines et le clergé découvrirent que frère Pélage était une femme. Remplis d’admiration, ils rendirent grâce à Dieu. Cette femme est donc citée pour avoir porté le pantalon. Puis Betty & Yves rencontrent Julien Joseph Virex (1775-1846, naturaliste et anthropologue) : celui-ci affirme que le pantalon est l’attribut de l’homme et que Betty n’a pas le droit de l’usurper, jugement qu’il fonde sur ses études qui établissent que la nature a conçu l’homme pour penser, la femme pour enfanter. Mais voilà qu’intervient Madeleine Pelletier (1874-1939) habillée en costume masculin, première femme médecin diplômée en psychiatrie en France, accompagnée de Rrose Sélavy (c’est-à-dire Marcel Duchamp, 1887-1968, travesti en femme) et Candy Darling (1944-1974, née James Lawrence Slaterry) qui attestent qu’il existe des exemples de porosité entre les deux genres. Apparaissent ainsi une trentaine de personnes certaines connues comme Andy Warhol (1928-1987), Alexandra David-Néel (1868-1969, exploratrice, première femme occidentale à atteindre Lhassa), Yoko Ono (1933-, artiste), George Sand (1804-1876, écrivaine), jusqu’à Michel Butor (1926-2016, écrivain), Simone de Beauvoir (1908-1986, philosophe et féministe), Marcel Proust (1871-1922) et bien d’autres. Ains que certains moins connus du grand public comme Sophie Foucauld (années 19830, typote, surnommée la femme-culotte), Marie Marvingt (1875-1963, cycliste, soldat, infirmière de l’air) ou encore le grand couturier Paul Poiret (1879-1944).


Et d’ailleurs, le principe de couper puis de coller des dessins sur la page rappelle la manière de faire de Philippe Dupuis qui a consacré une bande dessinée à Paul Poiret : Peindre ou ne pas peindre (2019). Quoi qu’il en soit, celle-ci commence avec des dessins sans bordures, pour le prologue, puis avec une illustration en pleine page pour l’ouverture du premier chapitre, avec ensuite des cases alignées en bande, sans gouttière pour les séparer dans une même bande. Parfois un personnage ou un objet (comme une cravate découpée) peut dépasser de la bordure d’une case, sur la bande inférieure. À d’autres moments, l’artiste peut revenir à des images sans bordure, juxtaposées, ou comme en insert les unes à côté des autres. Une juxtaposition d’images par exemple pour les différents stades d’évolution des braies au pantalon des sans-culotte. Il continue de d’entremêler des passages en noir & blanc, avec des passages en couleurs, parfois au sein d’une même case. Lorsqu’il s’agit d’évoquer le noir du Smoking, le grand renoncement à la couleur, les fonds de page deviennent noirs. Puis les dessins se font plus conceptuels, se rapprochant de l’abstraction. Le lecteur a tôt fait de s’adapter à cette apparence sortant de l’ordinaire, pour apprécier la liberté qu’elle apporte, ainsi que son élégance, et sa capacité à aborder des thèmes et des idées très variées, autour du port du pantalon et du geste politique que constitue la conception de tenues pour les femmes.



De la même manière, la construction de la balade de Betty & Yves marie élégamment une approche chronologique sur le port du pantalon à travers différentes civilisations, des éléments techniques sur la haute couture et des informations personnelles sur ces deux personnages. Sans être de nature biographique, le récit évoque les origines de Betty et celles d’Yves ainsi que leur parcours professionnel, sans s’appesantir sur leur vie affective et amoureuse ou sur les polémiques de leur vie (par exemple les sources d’inspiration de La vilaine Lulu, 1967). Le lecteur découvre également le rôle des premiers d’atelier, avec Jean-Pierre Derbord et Alain Marchais premiers d’atelier pour Yves Saint Laurent, l’origine du smoking pour homme grâce aux goûts d’Édouard VII (1841-1910), l’importance des tenues militaires dans la création de Saint Laurent (le caban, la saharienne, le trench) le symbolisme du noir dans les vêtements, etc. Tout du long, la question du port du pantalon occupe également une place importante : en particulier la franche opposition des hommes à ce que les femmes puissent en porter, dans la société occidentale, avec de nombreuses références culturelles et historiques mettant en évidence que cette transgression relève d’une construction artificielle, qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Même si Yves Saint Laurent répond à Betty qu’il s’agit d’une évolution, le lecteur comprend en quoi le Smoking féminin a constitué une révolution, comme l’annonce le titre.


En effet, le Smoking (le modèle féminin créé par Yves Saint Laurent) est bien au centre de cet ouvrage qui le contextualise dans l’époque où il a vu le jour, aussi bien socialement que culturellement. Scénario et narration visuelle sont en phase : faisant usage d’une liberté de créer, de jouer sur les formes, aussi bien celle de la balade du couturier et de son modèle à New York qu’esthétiques entre couleurs et noir & blanc, représentations figuratives et croquis, pour mettre en scène une phase significative de la modernité, provoquée par cette création haute couture. Plus que la mode, une libération.



mercredi 2 avril 2025

Le pape terrible T01 Della Rovere

Aldosi a le Paradis dans sa bouche.


Ce tome est le premier d’une tétralogie, qui fait suite à une autre tétralogie : Borgia (2004-2010). Son édition originale date de 2009. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et par Theo (Theo Caneschi) pour les dessins, la mise en couleurs ayant été réalisée par Sébastien Gérard. Il comporte cinquante-deux pages de bande dessinée.


Le Vatican, 18 août 1503. Victime d’un malaise mystérieux, le saint-père Alexandre VI se meurt. Rome, 17 août. La ville semble possédée par le Diable. Les putains sortent de leur tanière et envahissent les rues. Les soûleries se multiplient dans les recoins obscurs. Les Romains forniquent comme des bêtes sans âme. Sans aucune pudeur, les religieux s’exhibent avec leurs maîtresses couvertes de bijoux. Chacun sait qu’aux premières lumières de l’aube, le deuil commencera… Dans une auberge, le patron et un bon client se lamentent d’avance : À partir de demain les tavernes seront fermées, dix jours de deuil rigoureux, chasteté et jeûne obligatoires sous peine d’excommunication. Le lendemain les cloches aboient comme des chiennes tristes, Aldosi, nu, se lève car il est impossible de dormir avec ce vacarme. Il regarde par la fenêtre et il juge le spectacle du cortège : un carnaval sordide, vautours hypocrites ! Il va réveiller Giuliano Della Rovere, pendant que Josaphat, un grand noir, se lève lui aussi et s’étire. Aldosi rappelle qu’on enterre l’ennemi juré de son amant, que Rodrigo Borgia est mort d’une lésion cardiaque, que Dieu est avec Giuliano qu’il va enfin pouvoir être pape. Della Rovere se lève, ceint un linge autour de sa taille, et donne cinq pièces d’argent à Josaphat, une pour chaque fois où cette nuit il l’a…



Alors que Josaphat sort pour aller s’occuper des chevaux de Giuliano Della Rovere, ce dernier raconte à son jeune amant Aldosi comment il a éliminé le précédent pape. Sachant que le pape Pie XII allait se méfier de lui, il a fondé son plan sur sa méfiance. Par excès de ruse, Pie XII est tombé dans le piège de Della Rovere : il a bu du vin de messe empoisonné. Le cardinal montre la jarre truquée à son giton. Une fois habillé de sa robe de cardinal, il se rend aux obsèques avec Aldosi : ils décrivent avec cruauté certains participants, comme Georges d’Amboise, ce dindon couvert de bijoux qui affiche avec ostentation un train digne d’un futur pape et qu’accompagne le cardinal Louis d’Aragon de sang royal. Ou ce nain poilu et puant, l’espagnol Bernardino de Carvajal, il parait qu’il est venu avec six mules chargées de lingots d’or. Aldosi se désole que son chéri, le cardinal Della Rovere, aient de nombreux partisans dont la moitié sont des ex-amants, mais qu’il ne soit pas assez riche. Le cardinal le rassure en l’exhortant à la patience et à la persévérance : pour gagner il faut parfois savoir accepter de perdre… Il ajoute qu’il espère que son giton n’a pas la bouche sèche après la beuverie d’hier, son destin dépend de l’humidité buccale de son amant. Le lendemain matin, Della Rovere se rend chez le cardinal Francesco Piccolomini Todeschini pour lui imposer sa volonté.


Par la force des choses, la comparaison avec la série précédente s’impose au lecteur : Milo Manara a cédé la place à Theo, les Borgia ont laissé la place à Della Rovere et les membres de sa famille. Le lecteur a également gardé à l’esprit les faits racontés dans le tome quatre de la série Borgia, en particulier les circonstances du décès de César Borgia, ou Micheletto fendant en deux la jarre qui a contenu le vin empoisonné de la communion. Le scénariste fait un usage libéral de la licence poétique : il contredit certains de ses choix pour la conclusion de la série initiale, et il accommode à nouveau quelques faits histoires à sa sauce pour mieux servir l’histoire. Par exemple, les conditions du décès de Pie III : Francesco Todeschini Piccolomini décède à cause de la goutte, et non comme il est décrit dans ce tome des conséquences d’un assassinat bien camouflé. En outre, il meurt à soixante-quatre ans, et non à l’âge de quatre-vingt ans, âge qu’il s’attribue. Le lecteur doit donc garder à l’esprit qu’il ne s’agit pas d’une bande dessinée de nature historique, mais d’une fiction historique, dans laquelle les faits sont modifiés selon la fantaisie du scénariste. Par ailleurs, il peut entamer sa lecture avec l’a priori que la famille Della Rovere relève de Borgia du pauvre. Le patriarche lui-même le dit aux membres de son clan : ils sont loin d’avoir le talent, la cruauté et la rapacité des Borgia. Et la narration visuelle ?



S’il vient avec la ferme intention de retrouver les dessins de Milo Manara, le lecteur s’enferme tout seul dans une position vouée à l’échec. En revanche, il est possible de considérer que cette nouvelle série constitue une deuxième saison consacrée à un pape et une famille différents : ainsi le changement d’artiste participe à donner une identité propre à ces nouveaux protagonistes. S’étant ainsi détaché de la première saison, il peut regarder les dessins de Theo pour eux-mêmes et en apprécier les qualités. La première caractéristique qui marque ses yeux réside dans la mise en couleurs. Celle-ci commence dans des tons ocre et mordoré pour le corps du pape Alexandre VI rendant son dernier soupir, se mariant en harmonie avec les tons du ciel au-dessus de Rome. La même couleur chaude et crépusculaire baigne les scènes de débauche, en en faisant une vision entre pulsions désinhibées et douceur onirique. L’œil ainsi attiré, l’attention du lecteur se trouve éveillée sur la mise en couleurs. Il apprécie comment elles habillent les surfaces détourées, soulignent les reliefs, établissent une ambiance émotionnelle en fonction de l’éclairage et de la luminosité, mettent en valeur l’or et la pourpre, ainsi que les flammes.


Envoûté par les couleurs, le lecteur en revient aux dessins. Il commence par apprécier les fins traits de contour, ainsi que le détail au bon endroit. Les pompons en bas d’une draperie, l’arc en fer forgé au-dessus de la margelle d’un puits, les cordelettes pour retenir les rideaux du lit du cardinal, les motifs sur la tiare papale, les sculptures sur les chapiteaux des piliers d’un palais, les coulures de cire sur les bougies, la dentelle d’une robe de cardinal, les végétaux dans une vasque d’ornementation, le linge à sécher sur une corde, les poils sur les pattes d’une araignée, une barque à fond plat sur un fleuve, les plis de la robe du marié, les gravures sur le front du masque de César Borgia, l’anneau papal, etc. Il y a beaucoup à voir dans les dessins de Theo, ainsi qu’une atmosphère également empreinte de folie, à sa manière. Le clan Della Rovere est peut-être une version abâtardie des Borgia, ce qui n’empêche pas la décadence de faire ressentir la nausée. Le lecteur retrouve l’usage du poison bien pratique pour éliminer les gêneurs : avec le soubresaut effroyable d’Alexandre VI, ou encore la bouche écumante de Bernardino de Carvajal (1456-1523). Les souffrances physiques infligées avec cruauté : des doigts coupés avec des phalanges ensanglantées, un corps transpercé par une lance. Le dessinateur s’y entend pour mettre en scène l’horreur physique.



Dans le domaine des perversions sexuelles, le clan Della Rovere fait moins fort que les Borgia, ou plus dans un unique registre. Il y a bien les scènes de débauches le temps de deux planches avant les dix jours de deuil rigoureux, où l’artiste n’est pas en reste pour représenter des femmes accortes et des hommes lubriques. Par la suite, les différents membres du clergé montrent une préférence monomaniaque pour les relations homosexuelles, et le lecteur peut mesurer l’appareil de Josaphat, en comparer la taille avec celui d’Aldosi, et voir l’extase sur le visage d’un homme de quatre-vingts ans bénéficiant d’une gâterie, ou encore être témoin de la vigueur de Giuliano Della Rovere. Scénariste comme dessinateur mettent en scène ces relations comme une pratique normale, dans ce cercle de la société, sans jugement de valeur sur les relations entre hommes, mais avec une franchise qui dit clairement la dépravation de ces religieux. En peu de pages, le lecteur se trouve convaincu et conquis par la narration visuelle : la beauté des sites prestigieux du Vatican, la beauté des paysages naturels alentours, l’élégance des personnages dans leurs beaux habits, et la force de leurs passions aussi bien pour le pouvoir que pour les ébats. L’artiste donne corps au scénario fougueux et perverti, en phase avec le scénariste.


Ainsi une nouvelle famille accède au pouvoir spirituel à Rome, ce qui lui donne un pouvoir temporel tout aussi étendu, et une nouvelle ère commence, avec des individus prêts à tout pour se maintenir au pouvoir de façon pérenne, malgré les exigences et les intrigues des autres parties impliquées. Le dogme de la religion est foulé au pied par tous, l’Église étant réduite à servir d’instrument pour accéder au pouvoir et pour le manier. Le scénariste jette l’anathème sur les individus, non sur la religion en elle-même. En diminuant la part consacrée aux perversions, il dispose de plus de place pour l’intrigue, et pour les motivations des personnages. Ceux-ci semblent vivre sans aucune difficulté l’absence de valeurs morales et l’absence de sens du credo religieux, ayant totalement intégré le fonctionnement systémique de la société dans laquelle ils évoluent, celle-ci étant normale pour eux. Ainsi il est normal pour Giuliano Della Rovere de marcher dans les pas de Rodrigo Borgia, de convoiter le poste de pape, et de faire usage du pouvoir exclusivement comme d’un instrument de domination. Il est normal pour Aldosi de servir de giton au pape, de l’aider dans sa conquête du pouvoir et de s’y maintenir, jusqu’à se marier avec lui dans une belle robe blanche (et de le tromper). Tout aussi normal, Nicolas Machiavel (1469-1527) qui accomplit une mission pour le pape Jules II avec pour motivation de servir à l’unification et à la grandeur de l’Italie. À nouveau, sans trop savoir comment, quasiment à son corps défendant, le lecteur se rend compte qu’il a pris le parti de Giuliano Della Rovere dans sa conquête du pouvoir, dans son obsession de le conserver à tout prix, dans son implication pleine et entière pour se montrer à la hauteur de cette ambition, dans son système de doule-pensée où ses actions sont totalement décorrélées des croyances de la Foi dont il est le plus haut représentant sur Terre.


Un autre clan de dégénérés ? En moins flamboyant ? Impossible de faire aussi bien que les Borgia dans la dépravation obscène. Pourtant les Della Rovere se défendent bien en la matière, dans la poursuite du même objectif, celui du pouvoir et de sa pérennité. Jodorowsky continue de sonder l’âme humaine mettant à l’œuvre ses capacités les plus sombres pour accomplir ses ambitions. Theo apporte une saveur personnelle et différentes à cette nouvelle papauté, avec une opulence habitée par un feu intérieur malsain. Contempler l’abîme.



mardi 1 avril 2025

Le Démon de mamie ou la sénescence enchantée

La vieillesse est si longue qu’il ne faut pas la commencer trop. Benoîte Groult


Ce tome contient une histoire complète qui peut être lue indépendamment de toute autre. Il s’inscrit également dans une série thématique : Le Démon de midi ou "Changement d'herbage réjouit les veaux" (1996), Le Démon d'après-midi… (2005), et Le Démon du soir ou la Ménopause héroïque (2013). Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Florence Cestac pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend cinquante-neuf pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une préface d’une page, rédigée par Albert Algoud, louant la manière dont l’autrice possède le sens du burlesque, tout en réussissant à marier le réalisme à la caricature et l’ironie à la plus vive à la bienveillance amusée.


Dans un parc ou un jardin public, un groupe d’une demi-douzaine de femmes âgées papotent, alors que des enfants crient : Mamie ! Mamie ! Mamie ! Mamie ! Mamie ! Noémie se rend compte que ce sont ses petits-enfants qui l’appellent. Ces dames évoquent les différents noms qui leur ont été donnés : Mamie pour la plupart, mais aussi Mémé, Mamour, Mam, Bonne-Maman, Nona, Babou, Mamibolo (car elle est la reine des spaghettis bolognaise, et c’est tous les mercredis midi. Noémie explique que la voilà grand-mère, deux fois avec son fils. Sa fille, elle, a décidé de ne pas se reproduire : planète pourrie, trop de monde sur terre, climat qui… La demoiselle en question l’interrompt pour rappeler qu’elle préfère les filles. La grand-mère évoque alors le souvenir de la naissance du premier : la visite à la maternité, et c’est parti pour un tour du gâtisme postnatal. Les démonstrations d’affection de Noémie, et déjà les conseils des parents : ne jamais mettre le bébé sur le ventre dans son berceau (risque de morts inattendues du nourrisson), coussin pour éviter la plagiocéphalie, etc.



Noémie continue en expliquant la découverte du matos exponentiel pour le jeune enfant. Au moins deux couffins. Un pour la maison, et un autre pour la poussette et la voiture. La table à langer avec tout son équipement. Le porte-bébé devant. Le porte-bébé derrière. Et l’écharpe de portage. La baignoire pliable avec son thermomètre. Plusieurs kilos de vêtements. Coussin d’allaitement, sac à langer, tire-lait, cocon, nid, couches. Tapis d’éveil, le mobile, la petite veilleuse, le doudou, l’indémodable Sophie la girafe. La tétine lumineuse, le babyphone connecté avec sa caméra. Le siège auto, le siège vélo, le lit pliant évolutif. La poussette 3 en 1, la chaise haute, le parc en bois, le lit à barreaux. Le hamac, le transat, les biberons, le chauffe-biberon, le stérilisateur. Trois tonnes de jouets et jeux divers… Pour la page : le maillot et tee-shirt anti-UV, le bob, les lunettes, la crème solaire. Les brassards, les bouées, le seau, la pelle, le râteau, les méduses. La tente, la serviette, la trousse de secours, le goûter, la gourde. Le chariot de marche, le siège suspendu, le youpala. La balancelle berceuse électrique et programmable. Puis vient le soir où on vous demande de garder le petit…


Quatrième tome de cette série : après la quarantaine et le démon de midi, la cinquantaine et la ménopause, la soixantaine et l’arrivée de la retraite, voici la phase vers les soixante-dix ans, mise en scène par l’autrice. Comme dans les tomes précédents, elle opte pour une présentation en scènes courtes de trois ou quatre pages, pour aborder une situation après l’autre. Elle utilise une mise en scène qui entremêle Noémie (un avatar composite d’elle-même et de plusieurs autres femmes) en train de s’adresser aux lectrices face caméra, des suites de vignettes montrant différentes variations d’une situation donnée (par exemple les rencontres avec de nouveaux hommes) et le texte qui court de case en case, et enfin des séquences narratives plus classiques une même action se déroulant dans une succession de cases (comme la déambulation dans l’allée du parc ou le voyage en train avec deux enfants en bas âge). Le lecteur retrouve la personnalité graphique de l’autrice : des dessins descriptifs avec un degré de simplification, réaliste avec une touche d’exagération. Elle continue de rester fidèle aux gros nez pour les personnages, et aux mains à quatre doigts. Ce choix rend tous les personnages immédiatement sympathiques, et très expressifs. Impossible de résister à l’enthousiasme exubérant et sans retenue des enfants, aux réactions pas toujours mesurées qu’ils provoquent chez les adultes de tout poil, et aux marques de la vieillesse physique.



Le lecteur retrouve avec plaisir et sympathie Noémie / Florence. Le choix de parler à la quasi première personne induit que l’autrice parle d’elle-même, de son expérience personnelle, et en même temps son avatar évoque différentes configurations, indiquant implicitement que la bédéaste évoque également l’expérience d’autres femmes de cette tranche d’âge, car toutes ne sont pas compatibles entre elles (elle ne peut pas à la fois être célibataire et en couple, par exemple). Comme l’indique Algoud dans sa préface, Florence Cestac a l’art et la manière de concilier des points de vue différents dans une même narration, à la fois du vécu et des ressentis très personnels, à la fois un panorama d’autres possibilités, sans toutefois verser dans le catalogue. Par exemple, lorsqu’elle évoque le club Tamalou, c’est-à-dire, la propension des personnes âgées à aborder un sujet qui les préoccupe au quotidien, leur santé, le lecteur voit des personnages énoncer leurs soucis. Lombalgie, rhumatismes articulaires, acouphènes, crise de goutte, ulcère à l’estomac, trop de cholestérol, trop de glycémie, diabète, crise de colique néphrétique, polypes colorectaux, foie gras, apnées du sommeil, cataracte, descente d’organes. Le lecteur voit plus d’une douzaine de personnages, à raison de deux par case, dans une même page, chacun avec leur expression et leur posture propres, entre résignation et douleur de fond, tous criants de vérité, regardés avec gentillesse par l’artiste.


De la même manière, l’autrice passe en revue les différentes occupations possibles à cet âge de la vie : salle de gym, aquagym, marche aquatique côtière, randonnée pédestre genre les chemins de Compostelle, les sorties touristiques dites La ménopause en vadrouille, le jardinage sous l’œil amusé du paysan du coin, les jeux de société comme le scrabble, le bridge, faire de l’art comme la poterie ou la peinture, la visite d’une exposition en troupeau, la séance de cinéma en avant-première avec réu-débat après, etc. Chaque situation fait l’objet d’une à trois cases : une mise en scène qui apporte des éléments d’informations supplémentaires et souvent un regard amusé, entre réalité peu clémente, et éléments comiques. Ainsi la marche aquatique côtière (très en vogue) s’effectue sous la pluie en combinaison intégrale, et le lecteur peut remarquer un monsieur avec une pipe à la bouche évoquant Popeye. Il faut voir Noémie batailler avec ses aiguilles pour produire un tricot informe, ou encore la réaction du chef cuisinier à ce qu’elle lui présente à l’issue du cours.



Le lecteur se rend compte que le sourire né dès les premières pages ne le quitte plus tout du long. Il repense à l’introduction et partage le jugement de son auteur. Florence Cestac sait manier le burlesque avec élégance et dextérité, des touches de bouffonnerie outrée : la quantité de régurgitation d’un nouveau-né, ses cris inextinguibles et perçants, sa façon de recracher la nourriture en la projetant partout, la surexcitation de ces dames en évoquant bruyamment leurs frasques passées autour d’un verre au café (pour la plus grande exaspération des plus jeunes), la difficulté de l’effort physique pour monsieur en plein acte sexuel, Noémie en tenue paramilitaire arcboutée à sa porte blindée en pleine crise de délire de persécution, etc. Ces moments sont imparables car elle sait marier le réalisme à la caricature, ses idiosyncrasies de dessin gommant tout risque de hiatus entre ces deux registres. Et puis, elle fait preuve d’une grande empathie, pour les seniors encore plus âgés ayant perdu une partie de leurs moyens soit physiques, soit mentaux, et pour chaque individu devenu sénile. Le lecteur se retrouve à verser une larme alors qu’une dame étreint Noémie, par gratitude dans le cadre de la distribution de denrées alimentaires.


Au fil des situations et des facettes de la vieillesse mises en scène, le lecteur ressent l’honnêteté de cette présentation, les différentes facettes de cette réalité, les différentes circonstances en fonction de sa situation de famille, de santé. Il se sent réconforté par les différents personnages, comprenant que cette sensation qui le rassérène provient du regard avec lequel l’autrice les considère, avec bienveillance. Elle montre chaque individu sans fard, avec ses défauts, avec la distance qui s’installe avec l’âge, par exemple dans les relations amoureuses, aussi bien sentimentales que physiques. Il ressent également l’acceptation de l’autrice quant aux évolutions qui accompagnent cet âge. Cela produit un effet bien différent de la résignation. Il repense à cette notion de temps additionnel, selon la formule de Christian Boltanski (1944-2021), artiste plasticien français. La mort devenant une perspective de plus en plus tangible, les années se condensent, la forces des intentions aussi, le temps additionnel a une intensité bien différente.


La perspective de découvrir une bande dessinée parlant de la vieillesse peut doucher l’enthousiasme du lecteur, d’autant que la couverture annonce des aspects peu reluisants du grand âge. D’un autre côté, la verve de Florence Cestac fait des merveilles à chaque fois, aussi bien dans les observations, les situations et les dialogues, que dans les dessins avec un sens formidable du burlesque. Elle parle aussi bien des pertes successives de toute nature, que de la capacité de l’individu à s’y adapter, à parvenir à l’acceptation, et à profiter de ce temps additionnel. Ravigotant et rassénérant.



lundi 31 mars 2025

Les Navigateurs

Le don s’est transmis, le rêve s’est caché.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Le scénario est de Serge Lehman, les dessins et les nuances de gris de Stéphane de Caneva. Il comprend cent-quatre-vingt-dix-huit pages de bande dessinée. L’histoire est découpée en huit chapitres comprenant entre vingt et trente pages. Il se termine avec un post-scriptum de trois pages, écrit par le scénariste, avec deux illustrations d’Odilon Redon (L’œil ballon, Le polype cyclope), et une carte des berges des anciens lits de la Seine et de la Marne, datant de 1869, dressée par Eugène Belgrand.


Paris, la Butte-aux-Caille au printemps 2020, un livreur arrive dans les locaux des éditions du Saule, un bouquet de fleurs à la main. Il se présente à la secrétaire à l’accueil et elle hèle Maxime Faubert qui sort d’un bureau avec le patron Sébastien Saule. La secrétaire taquine Maxime sur le fait qu’il ait une admiratrice. Il lit la carte qui accompagne le bouquet : elle est signée M. de M. Il explique : Maya de Montmorency, une poétesse assez marrante, il l’a interviewée pour la revue, elle quatre-vingt-deux ans. Maxime raccompagne Sébastien jusqu’à sa voiture. Ce dernier lui parle à nouveau, à propos de la revue : le marketing voudrait rediscuter d’un passage au tout-numérique. Sébastien sait que Maxime est contre. Mais il perd un tiers des lecteurs chaque année et ce n’est pas en publiant des poétesses octogénaires qu’il va inverser la tendance ? Il le quitte en indiquant qu’ils en reparleront la semaine prochaine. En se dirigeant vers la station de métro la plus proche, Maxime rappelle son ami Arthur Morgue qui avait tenté de le joindre. Ce dernier l’informe que Neige est revenue.



Maxime se souvient de sa rencontre avec ses deux amis, qu’il connaît depuis qu’il a onze ans. Avec ses parents et sa sœur, ils venaient de s’installer rue du Panorama, et il angoissait parce qu’il allait devoir faire sa rentrée au collège de Clamart, où il ne connaissait personne. Il aidait son père à jeter les cartons du déménagement quand il avait vu Arthur en train d’escalader une des grilles du square. Ils avaient fait connaissance, s’étaient présentés, et Arthur lui avait expliqué qu’il explorait la rue. Maxime avait remarqué que le garçon riait à chaque phrase et que son sac à dos était trois fois trop grand pour lui. La rencontre avec Sébastien avait été plus compliquée. Il portait encore le nom de sa mère à l’époque, il vivait avec elle dans une des plus belles maisons de la rue. Il avait presque un an de plus qu’eux et il s’habillait comme un adulte, ce qui les impressionnait. Maxime avait d’abord trouvé Sébastien snob. Mais un jour ce dernier leur avait montré sa collection de disques. Dans sa chambre, il avait mis le premier album de Van Halen et avait indiqué qu’Eddie est le meilleur guitariste depuis Hendrix. Maxime n’avait pas la moindre idée de qui était Jimi Hendrix, mais il avait dit oui. Ils sont instantanément devenus amis. À la rentrée, ils se sont retrouvé tous les trois dans la même classe et ils ne se sont plus quittés.


Une magnifique présentation : un ouvrage épais, avec un dos toilé, une couverture superbe avec une encre dorée, tout en ombres, un papier agréable au toucher. Le lecteur anticipe le plaisir de s’immerger dans un récit long. Il trouve rapidement ses marques : une forme de roman, l’amitié entre trois garçons à partir du tout début de l’adolescence, l’irruption d’une adolescente au milieu d’eux, et forcément une histoire d’amour, ainsi qu’un incident mystérieux dont les conséquences se font encore sentir à l’âge adulte alors que Neige revient à Clamart et qu’il se produit un phénomène surnaturel. Toutes les promesses implicites dans ces éléments sont tenues. Le scénariste prend bien soin d’apporter des éléments personnels à chaque personnage, que ce soient les relations de Maxime avec son ex-épouse Alice et leur fils Eliott, les circonstances dans lesquelles Arthur est devenu handicapé et sa relation avec ses tantes jumelles, ou encore la froideur de Sébastien découlant pour partie de la distance d’avec ses parents. Dans le même temps, le dessinateur accomplit un travail remarquable pour inscrire le récit dans une réalité palpable, au travers des villes de banlieues chacune avec leur architecture, de quelques quartiers de Paris, des pavillons et de quelques belles demeures, des autoroutes urbaines, les modèles de véhicules, etc. Ainsi ancré dans la banalité d’une réalité concrète et familière, le récit devient d’autant plus mystérieux que le contraste se trouve être saisissant avec le surnaturel.



Par ailleurs, les auteurs font montre d’un solide savoir-faire dans la pratique de leur métier. Le lecteur retrouve le scénariste enchanteur des séries La brigade chimérique et L’Œil de la nuit, très attaché à la France. Il sait réenchanter le quotidien de Paris et de sa banlieue. Il rend explicite la référence à l’une des sources de son inspiration : l’artiste Odilon Redon (Bertrand Redon, 1840-1916), peintre et graveur symboliste français, ayant participé à la huitième et dernière exposition des impressionnistes (1886). Il s’inspire et rend hommage en particulier à sa période de gravures et dessins : des eau-forte, trois pointes sèches, ainsi que des lithographies et des dessins. S’il a déjà eu l’occasion de voir une partie de ces œuvres, le lecteur aura lui aussi été frappé par leur singularité, mêlant onirisme, mystères et inquiétude. En auteur aguerri, Lehman imagine un disciple de Redon, Pierre-Marie Ferdinand Krebs (1854-1910), son amie Jeanne Latour, et même une école de la Bièvre. Le dessinateur s’inspire des dessins de Redon pour les monstres surnaturels. En fonction de son inclination, le lecteur peut également apprécier comment le scénariste nourrit son intrigue avec d’autres références à un pan de la culture française en mentionnant les écrivains Jean Lorrain (1855-1906), Joris-Karl Huysmans (1848-1907), Pierre Mac Orlan (1882-1970), et Jean Cocteau (1889-1963). Ainsi l’intrigue s’inscrit dans cette culture, s’en nourrit et en est indissociable, une mythologie particulière, sans relation avec la culture hégémonique de divertissement américaine.


À l’unisson, la narration visuelle montre des paysages bien identifiés, à commencer par la Butte-aux-Cailles, le métro parisien avec ses stations reconnaissables, la porte de Chatillon, Clamart, etc. Les visuels inscrivent également le récit dans une zone géographique concrète, vierge de toute mythologie outre-Atlantique. L’artiste réalise des dessins en noir & blanc rehaussé de nuances de gris, dans un registre descriptif et réaliste, avec des traits de contours précis et souples. Il intègre des éléments d’informations purement visuels comme les noms sur les teeshirts de Maxime : Metallica, Radiohead, Magma, Rush (le connaisseur appréciera également l’écoute collective de la reprise de You really got me figurant sur le premier album de Van Halen sorti en 1978, et la mention du groupe Tin Machine fondé en 1987 par David Bowie et Reeves Gabrels). Ils participent ainsi à définir la personnalité de chaque protagoniste : jean et teeshirt pour Maxime, tenue plus randonnée pour Arthur, et chemise blanche impeccable avec veste pour Sébastien. Il s’agit de dessins qui montrent des endroits réels dans lesquels évoluent des individus normaux, tout en restituant leurs particularités, caractéristiques essentielles à l’intrigue qui évoquent des éléments historiques également très concrets.



Ainsi, ce récit d’amitié entre trois adolescents devenus adultes dégage sa propre personnalité dans un environnement parisien et de banlieue, avec des personnages plausibles et crédibles, ayant chacun leur histoire. Ils se retrouvent confrontés à une manifestation surnaturelle singulière, une autre dimension issue de l’histoire de la région, même si elle a été enfouie sous un urbanisme dense et bétonné. Le dessinateur marque la présence du surnaturel avec des fonds de page qui passent du blanc pour les gouttières, au noir, et par la disparition des nuances de gris, les personnages évoluant alors dans un monde littéralement noir & blanc. À nouveau, les caractéristiques du dessin et les éléments fantastiques restent dans un registre franco-belge et d’inspiration locale (avec une très belle page de forte pluie dans un dessin en pleine page p.191 à la Frank Miller période Sin City). Le développement de l’intrigue implique à la fois les travaux de l’ingénieur Eugène Belgrand (1810-1878) et sa carte des berges des anciens lits de la Seine et de la Marne datant de 1869, ainsi que la brigade fluviale de Paris, un service de la préfecture de police, créé en 1900 par arrêté du préfet de police, Louis Lépine (1846-1933).


Le lecteur suit essentiellement Maxime Faubert dans cette aventure, entre arrêt du développement et père divorcé, retour d’un amour de jeunesse, puis disparition lors d’une manifestation surnaturelle. Les auteurs mettent ainsi en scène trois adultes dont la vie porte la marque de leur adolescence, ainsi que la force de cette amitié adolescente qui perdure à l’âge adulte. La vie de chacun de ces trois hommes a continué, dans des directions différentes, des intérêts différents, les amenant dans une situation où les potentiels de la jeunesse se sont restreints au fur et à mesure de leurs choix de vie. Au fur et à mesure de leur enquête pour retrouver Neige Agopian, ils se heurtent à des degrés divers à certaines de ces aspirations qu’ils ont abandonnées, et aussi à un événement traumatique et banal vécu par l’un d’eux, et ressenti par les deux autres. Au travers de ces aventures, ils font face à une réalité qui leur était inaccessible, comme si les événements les contraignaient à progresser plus loin vers l’état adulte, à accepter des faits alors que le déni leur offrait une certaine forme de confort.


Une très belle couverture qui promet une aventure surnaturelle avec un imaginaire original. Ces promesses sont tenues dans un récit bien ancré dans le réel de quartiers parisiens et de banlieues, avec des éléments fantastiques trouvant leur source chez l’artiste Odilon Redon. Scénariste et dessinateur donnent une consistance peu commune à cet environnement français, nourrissant une mythologie propre, et racontant une aventure à la trame classique, rendue originale par des éléments historiques spécifiques à l’Île-de-France, et par des personnages possédant leur propre histoire. Déstabilisant.



jeudi 27 mars 2025

Dixie Road T02

Ce qui revient à dire qu’il faut s’intéresser plus à la question qu’à la réponse.


Ce tome est le second d’une tétralogie, il fait suite à Dixie Road, tome 1 (1997) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 1997. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Hugues Labiano (la série Black Op, avec Stephen Desberg) pour les dessins, la mise en couleurs ayant été réalisée par Marie-Paule Alluard. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Cette série a fait l’objet d’une intégrale en 2019, avec un avant-propos d’une page, rédigé par le scénariste.


Ils l’ont prise, la route, ses parents et elle. Ils n’ont rien laissé derrière eux. Quelques dernières illusions peut-être, comme des chemises élimées qui flottent sur leur corde et que personne ne veut reprendre, parce qu’on aurait l’air miteux dedans, comme sont miteuses toutes les illusions… alors, ils ont tenté d’oublier. On se met à y croire, à la route. Ils se disent qu’elle finira bien par les mener au bon endroit, où le mot dignité a encore un sens. Et ils roulent, ils roulent… Jusqu’à ce que… Mr Jones arrête sa voiture devant la poste et il se renseigne. L’homme assis sur le banc sous le patio leur indique qu’il y a moyen de dormir, mais le propriétaire de l’hôtel a rejoint les autres, ils sont tous aux champs de l’ancienne église. Il leur explique : il faut continuer sur la route et prendre la première à droite, tout en leur recommandant de faire attention car il y a du grabuge. Sur place, les ouvriers font face à leur employeur Mr Arboth Lance, les policiers se tenant derrière le riche propriétaire. Le représentant des ouvriers explique que ce sont les policiers qui ont chargé à cheval à travers champs, c’est eux qui ont ravagé la récolte, pas les ouvriers. Le propriétaire se retourne vers le chef de la police pour demander s’ils seraient responsables des dégâts, ce que son interlocuteur dément avec assurance, traitant l’ouvrier de communiste.



La discussion se tend entre les deux camps en présence. L’ouvrier met en avant qu’ils travaillent du mieux qu’ils peuvent, que ce qui est inadmissible c’est le salaire car à la fin du mois il ne reste que six dollars en poche, sans parler des dettes qu’ils ne finissent pas de rembourser, qu’ils n’ont pas de quoi payer un médecin pour leurs enfants. Lance oppose le fait que ses récoltes sont saccagées et qu’il y en a pour plus de trois mille dollars à récupérer. Le chef de la police indique que les forces de l’ordre sont prêtes à charger pour rétablir l’ordre, et pour s’occuper du meneur Burroughs. Alors que le conflit semble inéluctable, un homme s’avance et il se présente : il s’appelle Jones et il remet à Lance, une enveloppe contenant mille dollars. La situation s’apaise : le propriétaire accepte ce remboursement partiel et il s’en va avec les policiers derrière lui, levant même la menace qui pèse sur Burroughs. Jones s’en retourne vers sa femme Nadine et sa fille Dixie. La première s’avère un peu contrariée qu’il ait pioché dans l’argent de la mallette, la seconde éprouve un sentiment d’amour pour son père. Dans la voiture de police, le chef indique à son subordonné qu’il veut tout savoir sur Jones, car sa tête ne lui revient pas. Les Jones se rendent à l’hôtel et y prennent une chambre.


Après le premier tome, le lecteur a bien situé la nature de cette série : un polar inscrit dans une époque clairement identifiée, celle de la Grande Dépression, crise économique des années 1930, ancré dans un état du sud des États-Unis. Au cours de ce tome, il apparaît que le récit se déroule en Alabama, et que Mr Jones a réalisé son braquage de banque à Bâton-Rouge, en Louisiane. La couverture donne une bonne indication du degré d’implication de l’artiste dans cette reconstitution historique : la justesse des tenues vestimentaires, et la capacité à insuffler de la vie à une situation inscrite dans la mythologie de l’histoire des États-Unis. Le récit s‘ouvre avec une case de la largeur de la page : la reproduction d’une affiche avec une famille américaine dans sa voiture et le slogan There’s no way like the American Way, la promotion de la citoyenneté américaine comme un bonheur assuré sur Terre. Puis vient la grand-rue d’une petite ville de campagne, avec ses bâtiments caractéristiques, ses poteaux télégraphiques, sa statue d’un général avec le drapeau américain, le bâtiment en bois de la poste. Ainsi le lecteur se trouve immergé dans ces environnements : le campement de fortune des ouvriers avec des tentes en guise d’habitation, la belle demeure de la famille Lance, la chambre d’hôtel sommaire, la grande salle du diner avec son poêle à charbon, la maison très modeste et fragile des Burroughs, l’urbanisme basique et les constructions peu pérennes de la ville, la table de jeu chez Mama Banks, l’appentis dans l’arrière-cour de l’hôtel, et les grands paysages naturels.



Le lecteur côtoie également des individus dont l’apparence porte la marque de l’époque : l’uniforme des policiers caractéristiques de cette période, les salopettes et les chemises pour les ouvriers agricoles sans oublier les casquettes ou les chapeaux de paille, les robes blanches de ces dames, les gilets et cravates pour les cols blancs avec les pantalons à pince, les cigares et les cigarettes. Les véhicules attestent également de l’époque, aussi bien les voitures massives avec de belles courbes, que les motocyclettes ou les camions, les carrioles tirées par des chevaux dans l’exploitation agricole. Du coup, l’attention du lecteur se porte également sur d’autres éléments ou accessoires comme le modèle d’appareil photographique sur trépied de Walker Evans, le poêle à charbon du diner, une lampe à pétrole, la balance pour peser les balles de coton, un modèle de fusil, etc. Le scénariste continue de nourrir son récit avec les éléments de contexte historique : la détresse économique des classes ouvrières, leur situation de dépendance vis-à-vis d’employeurs qui en profitent pour les exploiter sans vergogne et sans augmentation, et la référence à un reportage sur la condition des métayers blancs du sud de l'Alabama, devenu un livre après le refus de sa publication sous forme d’article dans un magazine : Louons maintenant les grands hommes (1941). Son auteur ainsi que le photographe qui l’a accompagné interviennent dans le récit : James Agee (1909-1955, écrivain, lauréat du prix Pulitzer) et Walker Evans (1903-1975). Ils ont réalisé un ouvrage mêlant ethnographie, anthropologie, et fiction. Dixie Jones a donc croisé leur route et elle fait partie des personnes observées par les auteurs. Le lecteur se dit que le scénariste a dû être marqué par cette lecture et qu’il s’en inspire autant qu’il lui rend hommage par cette série, l’artiste ayant certainement utilisé les photographies dudit livre comme référence.


À la lecture, ce second tome et cette série comprennent une part de fiction plus importante que celle du livre de Agee & Evans : avec des personnages centraux. Les auteurs ont également choisi la forme littéraire du polar, délaissant celle du reportage. Les Jones sont en cavale : le mari a dévalisé une banque, l’épouse l’accompagne, et leur fille ne peut que les suivre. S’il apparaît comme un sauveur au début du récit, en rachetant la dette artificielle des ouvriers agricoles, Mr Jones ne correspond pas au héros traditionnel : il a commis un crime, il est en cavale, il joue (et perd) aux cartes, il manque de qualités paternelles. Pour autant, le lecteur éprouve une réelle sympathie pour lui : un être humain qui essaye de s’en sortir, qui fait de son mieux, qui se montre aimant vis-à-vis de son épouse et sa fille (quand il est là), et qui fait montre d’une réelle prestance, avec un visage agréable parfois tourmenté. Le lecteur éprouve plus de sympathie et d’empathie pour Nadine Jones / Vreeland : une femme forte, au physique un peu sec, capable d’élans du cœur, faisant montre d’émotions sincères. Un être humain qui a décidé de gagner dignement sa vie, en acceptant des métiers précaires et pénibles, qui ne veut rien devoir à personne, ou en tout cas pas à sa position sociale initiale de naissance, tout en acceptant les frasques de son époux car elle l’aime. Et puis il y a Dixie : grande adolescente, curieuse, entretenant encore l’espoir de ce que lui réserve le futur. Une belle presque jeune femme, avec un parfum de romantisme, constatant et faisant l’expérience de la cruauté de la réalité du monde des hommes.



En trame de fond, le lecteur retrouve les forces systémiques exposées dans le premier tome. Le racisme semble moins présent, surtout parce qu’il y a moins d’afro-américains dans cette ville. La brutalité sans foi ni loi du capitalisme se fait sentir à chaque page. L’argent mène le monde, comme simple concrétisation d’une domination. La couverture met en scène une confrontation qui ne peut que dégénérer en affrontement violent : le lecteur est à nouveau surpris par le fait que les policiers ne matraquent pas les ouvriers, à l’instar de la milice qui ne frappaient pas les ouvriers d’usine dans le premier tome. En passant, le scénariste termine ce second tome comme le premier, avec échanges de coups de feu et fuite vers une autre ville. Dans le contexte de la grande dépression et à cette époque, les propriétaires exercent leur domination sur les masses laborieuses, au travers du système capitaliste qui leur est entièrement favorable, et dont ils font un usage efficace : l’exploitation de l’homme par l’homme. Le lecteur s’indigne, voire s’insurge, en voyant la police être littéralement à la solde et au service des propriétaires, prêts à cogner les ouvriers pour qu’ils rentrent dans le rang, agissant comme une milice privée pour l’intérêt privé. Il sent son cœur se serrer en voyant les ouvriers agricoles pris dans un faux paternalisme, un propriétaire qui sait très bien réduire en esclavage sa force de travail, en les endettant pour son propre profit. Le scénariste cite un extrait du livre d’Agee : C’est pour le vêtement, et pour la nourriture, et pour le toit grâce auxquels ils subsistent, qu’ils travaillent. Dans cette peine et ce besoin, leur cerveau et leurs forces sont si constamment absorbés que durant ce même temps où ils ne sont plus au travail, la vie n’existe guère pour eux plus clairement ni avec plus d’appétit que chez les animaux d’un ordre simple ou les plantes. Horrifiant.


La Grande Dépression : les auteurs y entraînent le lecteur à hauteur d’êtres humains avec leurs imperfections, dans un hommage à l’ouvrage de l’écrivain James Agee et du photographe Walker Evans, sous forme romancée. Le lecteur ressort marqué par la violence économique et l’oppression du capitalisme perpétrée par les propriétaires avec l’appui des forces de l’ordre, au travers d’une narration visuelle solide, élégante et incarnée. Atterrant.