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jeudi 25 septembre 2025

Complainte des landes perdues - Cycle 3 - Tome 3 - Regina obscura

Une enfant pure qui croit que l’amour est au cœur du mal…


Ce tome fait suite à Complainte des landes perdues - Cycle 3 - Tome 2 - Inferno (2019) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Béatrice Tillier pour les dessins et les couleurs. Il comprend cinquante-quatre planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle II Les chevaliers du Pardon (dessiné par Philippe Delaby) a débuté en 2014, celle du cycle III Sioban (dessiné par Grzegorz Rosiński) en 1993, et celle du cycle IV Les Sudenne (dessiné par Paul Teng) en 2021.


Une grande bataille avait opposé les forces du nouveau maître du royaume, Elgar prince des marches, au bâtard, Vivien des Aguries, qui lui disputait le pouvoir. Le sort des armes avait tranché en faveur de ce dernier. Aussi, rien ne semblait devoir arrêter sa marche victorieuse vers le trône. N’étaient certaines rumeurs qui se propageaient autour d’un obstacle inattendu, une apparition comme surgie des enfers, et qui était sujette à diverses interprétations. De cela, il était question partout, même sous la tente royale… Messire Destours de France résume la situation : Après leur victoire, s’emparer du trône devenait une formalité. Il continue : Il semble que cela devienne plus compliqué, s’agit-il de cette Tête Noire dont on leur rabat les oreilles depuis deux jours ? Il souhaite savoir de qui il s’agit : d’un sorcier, ou simplement d’une légende ? Un général lui répond qu’ici il est sur des terres où les légendes façonnent les hommes et leur destin. Il ajoute qu’une personne saura peut-être le convaincre de la réalité des menaces qui pèsent sur leurs armées. Il demande à Vivien de laisser entrer Dame Ceylan. Celle-ci pénètre seule dans la tente, sa fille Oriane préférant atteindre dehors.



Vivien rejoint Oriane à l’extérieur, et il constate qu’elle a coupé ses cheveux. Elle lui explique que c’était le prix à payer pour retrouver Tête Noire, mais que, hélas, il leur a échappé, à sa mère et elle. Sous la tente, Dame Ceylan raconte qui est Tête Noire : Une sorcière tendit un piège à Tête Noire. Elle se sacrifia, l’entraînant dans la mort. Ils furent enterrés ensemble, noués l’un à l’autre. C’était une erreur. Elles auraient dû brûler son corps. Il aurait disparu définitivement. En réponse à une question, elle reconnait qu’elle a partagé la vie de Tête Noire pendant un moment, elle était sa victime consentante, elle a eu la faiblesse de l’aimer. Elle l’ajoute qu’il l’a épargnée, il y avait une circonstance particulière à cela, elle était enceinte… d’une fille nommée Oriane. À l’extérieur, celle-ci continue de raconter ce qui s’est passé à Vivien : un démon a ramené Tête Noire à la vie, et ce démon il le connaît : c’est la reine Jamaniel. Il se souvient qu’elle était également présente quand la folie s’est emparée de sa tête, le poussant à tuer le roi Brendam. Oriane continue : la reine veille sur son fils, Elgar, et si Tête Noire se trouve à leur côté pour les combattre, la jeune fille craint que de nombreux sacrifices soient encore nécessaires.


Mine de rien la situation s’est complexifiée en un rien de temps (enfin, en deux tomes) : certes Vivien est clairement le héros de ce cycle, avec Oriane qui est également un personnage principal, mais dont il est difficile de dire si elle se situe dans le camp du bien ou du mal. Car les auteurs conservent cette dichotomie morale, Vivien dans le camp du bien, et la sorcière dragon (ou le démon) Mour y Gahnn dans le camp du mal, manipulant de manière sadique la reine Jamaniel, prenant plaisir à faire mourir des êtres humains, rêvant de revanche contre les Moriganes. Dans le même temps, il semblait évident que Tête Noire serait dans le camp des méchants, surtout au vu de son apparence, et de l’absence de toute empathie lorsqu’il fait tuer des êtres humains. Mais… De même, il est évident que le roi Elgar est prêt à sacrifier de nombreux êtres humains pour régner, même s’il doit s’en prendre à sa propre mère. Mais… À nouveau, un personnage, le démon Cryptos, énonce cette maxime présente dans chaque cycle de la série : L’amour est au cœur du mal… Et il ajoute : Alors que c’est le contraire. Le mal est au cœur de l’amour. Et le mal a plusieurs visages. De fait, à plusieurs reprises des personnages, ceux de la jeune génération, refusent de mettre à mort leur ennemi, convaincus de la présence de l’amour au cœur du mal. En prenant un peu de recul ou en constatant les conséquences de ces choix, le lecteur peut voir que le Mal est au cœur du bien.



Avec Béatrice Tellier, c’est l’assurance de voyager dans un monde merveilleux, des lieux réenchantés, quel que soit l’âge ou le cynisme du lecteur. Ce phénomène de réenchantement du monde se produit grâce à deux caractéristiques. La première saute aux yeux dans chaque case : la minutie de la représentation de chaque élément. Il ne fait nul doute que l’artiste les a vus, a eu tout loisir de les observer, vraisemblablement de les toucher. Le lecteur peut lire cette bande dessinée uniquement pour le plaisir de regarder et de détailler les costumes : les tuniques des soldats autour des feux de camps au-dessus desquels sont suspendues les marmites, la tunique plus ouvragée de Vivien avec les broderie, la cape très enveloppante avec capuche d’Oriane, la fine ceinture de Dame Ceylan, l’épaisse cape de Tête Noire avec sa fourrure noire sur les épaules et le liseré noir en bas, la petite tête métallique de bouc pour tenir en place la pointe de la barbe d’un serviteur, la somptueuse robe verte de la reine Jamaniel, les gantelets matelassés d’Odric, les coiffes matelassées des chevaliers, le collier fin et élégant d’Oriane, les casques et les gorgerons des soldats de la reine, la tenue d’apparat de Tobias alors qu’il est sacré roi, etc. Et quelle couronne soit dit en passant.


Le lecteur peut refaire une nouvelle lecture pour prêter attention aux accessoires. Il prend le temps de s’immerger dans chaque lieu et de s’y promener. Se tenir près des soldats autour de la chaleur des braséros et de leur lumière dispersant l’humidité. Le dallage humide de la route menant à l’entrée du château de Dame Ceylan, avec la pierre suintante du cénotaphe érigée en mémoire de Tête Noire. L’immense nef de la cathédrale où se trouve Mour y Gahnn, avec les toiles de larmes et la lumière verdâtre. La sorte de puits autour duquel se tiennent les sorcières. L’escalier en colimaçon dans lequel Tête Noire et Oriane affrontent les gardes de la reine. L’inoubliable chevauchée calme dans la lande jaunie, avec cette nuée de feuilles de sang indiquant le chemin, jusqu’au dolmen. Parce que ces planches ne se limitent pas à une merveilleuse collection de jolis dessins, elles racontent également l’histoire avec des moments et des mises en scène mémorables. Vivien découvrant qu’Oriane a sacrifié sa chevelure, à la lueur d’une nuée étirée de minuscules fées lumineuses, Odric passant par le fil de l’épée la demi-douzaine de serviteurs restés au château de Dame Ceylan sous l’emprise de Tête Noire, un moment proprement révulsant. Le même Tête Noire pulvérisant le cénotaphe qui lui est consacré pour y plonger la main, prendre le cœur qui s’y trouve et l’écraser dans son poing (alors qu’il s’agit du sien). Oriane découvrant le cadavre des enfants placés sous la protection des chevaliers, et qui ont été massacrés. L’inoubliable couronnement funeste. Etc. Ainsi que des moments fugaces d’une grande sensibilité, tel le jeune garçon Arawann réconfortant Oriane en lui tenant la main, et en lui disant que : Rien n’est facile, pour personne.



Totalement sous le charme formidable de la narration visuelle, l’horizon d’attente du lecteur se satisferait d’un scénario solide et classique. D’ailleurs, au début, il se dit que le scénariste joue beaucoup avec le caractère arbitraire des événements, ce qui induit des conséquences renversantes pour certains personnages, et des retournements de positionnement soudains et radicaux. Dans le même temps, il perçoit que ces changements de situations découlent de manière organique de ce principe de Yin et de Yang : le bien au cœur du mal et le mal au cœur du bien. Et puis… Le récit charrie bien d’autres considérations ou thématiques dans son intrigue même, plutôt que dans de longs discours ou dans des dialogues d’exposition. À l’évidence, il y a la soif de pouvoir d’Elgar, prêt à tout pour régner sans égal ni obstacle, quel que soit le prix à payer. De manière plus incidente, il y a la relation Mère / Enfant : entre Oriane et Dame Ceylan, entre Elgar et la reine Jamaniel. Et d’autres relations familiales comme Père / Fille (Tête Noire & Oriane), frères (Elgar & Vivien). Et peut-être même incestueuse.


Au-delà de ces thèmes apparents, le lecteur discerne également celui des générations qui se succèdent. Le scénariste avait annoncé dans l’introduction du Cycle Les chevaliers du Pardon, que la série avait évolué : À l’origine il était dans ses intentions de raconter une histoire de famille, une lutte tout intérieure entre le bien et le mal. Puis il découvrit avec étonnement qu’une autre carte se déployait devant lui et que, dans chacun de ses plis, se cachait une légende, un conte noir et or. La carte était celle des landes perdues, chaque pli un cycle. Ainsi au sein du présent cycle, le lecteur peut voir se déployer plusieurs générations, chacune avec ses réactions propres. Les grands adultes apparaissent figés dans leur objectif propre, avec un comportement cristallisé. Les plus jeunes (la génération d’Oriane et Vivien) agissent conformément à leurs idéaux, dérogeant aux idées préétablies, avec la fluidité de l’adaptation. De ce point de vue, la réaction du jeune garçon Arawann marque le lecteur : la future génération voit les précédentes à l’œuvre et elle apprend d’elles, d’abord par imitation, puis par réaction. Dans le même temps, le rôle joué par le démon Cryptos montre également que certaines choses ne changent jamais, qu’il y a une continuité d’une époque à l‘autre.


Deux créateurs au summum de leur art : une intrigue aussi manichéenne que complexe, une narration visuelle qui réenchante le monde, riche, élégante, sophistiquée et immédiatement accessible. Une aventure merveilleuse et cruelle, une épopée de genre Médiéval fantastique, insufflant une vie et une originalité comme jamais dans les conventions. Le bien est cœur du mal ; le mal est au cœur du bien.



mercredi 24 septembre 2025

Autopsie T03 Retour à Innawanga

Un terme pudique pour un génocide culturel orchestré durant plus d’un siècle


Ce tome fait suite à Autopsie - Tome 2: Bloody Sunday (2025) qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu avant. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Antoine Tracqui pour le scénario, par Philippe Vandaële et Zivorad Radivojevic pour les dessins, et par Antonio Giustoliano pour les couleurs. Il comporte cinquante-deux pages de bande dessinée.


La radio : Chers amis du bush, chers péquenauds des sables, bienvenue sur Karratha FM 93.7, la seule, l’unique radio Dance et Country du grand never never occidental ! Nous sommes le 15 janvier et il est 9 heures à Karratha, la perle du Pilbara ! À ma fenêtre, le thermomètre affiche déjà 42°C, et ça monte, ça monte ! Battrons-nous le record aujourd’hui historique d’il y a cinq ans ? Les paris sont ouverts… D’ici-là, nous sommes partis pour deux heures de musique non-stop, et caliente à Karratha, la plus grande ville entre Perth et Darwin. Amanda Munumgurr éteint la radio et, tout en continuant à conduire vers sa destination, elle pense : Plutôt Karratha la capitale des ploucs, de la bière éventée et de la poussière qui colle à la peau. Après avoir critiqué les paysages et le patrimoine architectural, elle arrive à destination : la zone portuaire, plus précisément la zone de manutention des containers maritimes. Elle est attendue par trois policiers, dont un effectue immédiatement une remarque à connotation raciste sur la chaleur seulement supportable par les Aborigènes. Alors qu’elle se baisse pour examiner le corps, elle constate sans surprise qu’aucun des trois hommes ne l’aide, trop occupés à reluquer son postérieur, elle a l’habitude.



Amanda Munumgurr, médecin légiste, se met au travail et examine le cadavre : Le type s’est noyé dans son vomis. Et pour parfaire l’odeur, il a aussi fait dans son froc. Aucune trace de violence a priori. Par contre, un cubi de Goon presque vide à côté : jusque-là, rien que du très ordinaire. À la louche, elle dirait coma éthylique ou overdose de meth… ou les deux ! Quoi qu’il en soit, ça ne devrait pas dépasser deux lignes dans le Pilbara News. Elle expédie la paperasse et elle programme l’autopsie pour demain après-midi. Les policiers acquiescent mollement. Elle sait d’avance qu’ils ne se déplaceront pas. Un vieux clodo de moins : affaire classée. Après quelques années dans ce trou à rats, sans doute sera-t-elle comme eux : cynique, blasée, indifférente à tout. Résignée en quelque sorte. Mais pour l’instant, même si tout le monde s’en moque, elle s’efforce encore de bosser comme on lui a appris ! Une fois l’examen terminé, elle remonte dans sa voiture et rejoint l’hôpital. À l’accueil des urgences : la cohue habituelle. À la morgue, en revanche, c’est toujours calme. Au programme : une seule autopsie, c’est déjà bien, parfois elle se tourne les pouces pendant trois jours. Les régions de Pilbara, Kimberley, Gascoyne, plus une partie du Midwest : ça fait cinq fois la superficie du Royaume-Uni, mais pour une population d’à peine cent mille habitants. Résultat des courses, même pas deux cents clients par an. Et rarement des cas intéressants… De quoi crever d’ennui !


Troisième tome de la série (et dernier annoncé) : le premier se déroulait en Suède où le lecteur emboîtait le pas à la médecin légiste Jennie Lund, le second à Chicago où le médecin légiste Paul Wahlberg se retrouvait instrumentalisé par une famille mafieuse en pleine effervescence. Cette fois-ci, le scénariste emmène le lecteur en Australie, pour une sombre affaire, avec à nouveau une personne née sur place, et d’origine aborigène, c’est-à-dire une descendante du peuple premier d’Australie. Comme dans les deux autres tomes, il inclut ainsi des éléments culturels relatifs à cette partie de la population : le racisme quotidien au travers d’expressions banales, et celui systémique dans l’affectation d’Amanda Munumgurr. En outre, les auteurs donnent à voir l’environnement social et géographique de manière organique : il est présent en tant que décor, avec une influence directe et significative sur les faits et gestes des personnages. Ils ont choisi un endroit précis et réel de ce continent : Karratha, une ville côtière d’Australie occidentale, avec environ dix-sept mille habitants, dont l’économie est basée sur le minerai de fer, l’exploitation du sel et la fabrication d’ammoniac. Les personnages en supportent la chaleur écrasante, l’intrigue dépend entièrement de ces activités économiques, et des zones désertiques, de la faible densité de population, et d’une zone sacrée pour les Aborigènes.



Les deux artistes réalisent des dessins dans un registre réaliste et descriptif. Le lecteur se rend compte à chaque page du travail de recherche préparatoire qui a été réalisé : pour décrire la zone portuaire, les appareillages du laboratoire de la morgue, l’hélicoptère de la police, les instruments de la médecin légiste, les uniformes des policiers, les modèles de véhicules, un autre laboratoire d’une nature différente, et bien sûr le paysage désertique. Les longues séquences dans ce dernier attestent de l’implication des dessinateurs : à l’opposé d’une suite de représentations génériques, les formations géologiques spécifiques apparaissent bien distinctes les unes des autres, les couches rocheuses successives pour les montagnes, le sol craquelé et aride, les canyons rocheux, les plateaux, et la situation de sécheresse prolongée qu’évoque le superintendant, chef de la police du comté d’Ashburton. Le lecteur peut se projeter aux côtés des deux principaux personnages, comprendre les conditions météorologiques extrêmes auxquelles ils sont soumis, et comme eux il retrouve une respiration plus facile dans la pénombre d’une caverne ou la nuit. Le metteur en couleurs effectue un travail s’approchant de la couleur directe : il apporte beaucoup d’informations, que ce soit la luminosité, les textures, les reliefs, avec peut-être des couleurs un peu trop saturées.


Le lecteur éprouve l’impression de retrouver les mêmes dessinateurs que pour les tomes un et deux, alors qu’ils étaient déjà différents : Francesca Follini pour le storyboard, Paolo Antiga pour les dessins, Antonio Giustoliano pour les couleurs pour le un, Jean Diaz et le même coloriste pour le deux. Toutefois, cela n’équivaut pas à une interchangeabilité impersonnelle : ils œuvrent chacun dans le même registre graphique, avec le même niveau d’implication pour soigner la qualité de chaque case. Ici, Vandaële et Radivojevic se démarquent de leurs prédécesseurs avec une narration se tenant à l’écart des effets de dramatisation, pour rester dans une zone plus réaliste et plus pragmatique. Cette approche rend les personnages et les situations plus plausibles, parce que plus concrètes et plus normales dans la réaction des personnages, leurs mouvements, la banalité (toute relative) de ce qui est montré. Pas de sensation voyeuriste à voir les cadavres, juste un regard professionnel. Pas d’envolée spectaculaire pour les trajets en hélicoptère, juste la banalité de ce mode de transport dans cette région du monde. Cela rend également plus crédible les motifs du crime et leurs circonstances, ainsi que la marche mortelle dans le désert. Ainsi cette narration participe à part égale à raconter la réalité sociale et géographique de cette enquête comme dans tout bon polar.



Le scénariste a encore fait des progrès par rapport au tome précédent pour intégrer les éléments de l‘intrigue dans la narration. Le lecteur relève bien évidemment les origines de la médecin légiste, et il se doute qu’elles auront une incidence sur la manière dont elle est considérée et traitée par les Blancs, et qu’il sera question d’une dimension ou d’une autre de la culture aborigène. L’élégance narrative va au-delà de ce genre de dispositif direct. La deuxième scène établit qu’Amanda Munumgurr éprouve un sentiment de solitude, c’est tout naturellement qu’elle se retrouve attiré par le superintendant Alex Winslow. Le lecteur observe cet homme par les yeux du médecin légiste, notant son professionnalisme rigoureux, attitude qui prendra un autre sens par la suite, le regard d’Amanda ayant été biaisé par sa situation personnelle. D’un côté, il s’agit d’une convention classique et attendue dans une histoire policière ; d’un autre côté, cela prend tout son sens dans le fil du récit, plutôt que d’être un cliché insipide. Le lecteur se laisse donc bien volontiers prendre par le suspense de l’intrigue, dans cette narration sophistiquée et organique.


Le lecteur est tout autant ravi de découvrir d’autres conventions de genre, tout aussi bien mises en œuvre. Les auteurs montrent une région particulière du globe, quasiment vide d’êtres humains, propices à l’organisation d’activités criminelles éloignées de toute surveillance. Le scénariste intègre avec élégance quelques éléments dans l’air du temps, par exemple le fait que le cadavre en plein désert soit repéré par un gamin de dix ans qui vit au Canada, et qui surfait sur Google Earth à la recherche de vues satellite récentes. Le salut d’Amanda Munumgurr vient d’une autre convention qui aurait pu avoir l’artificialité d’un cliché, si ce n’est que cela apparaît comme une forme d’artefact transmis inconsciemment par le milieu culturel dans lequel elle a grandi, une forme de reproduction ou d’une propagation d’un héritage culturel d’une génération à la suivante. De ce point de vue, le récit s’avère impeccable dans sa composition et sa narration, aussi bien visuelle que dans les dialogues et par la voix intérieure de la médecin légiste. Éventuellement, le lecteur peut éprouver une infime sensation de trop peu : il aurait bien aimé des développements plus denses sur le traitement des Aborigènes par l’État, sur l’écosystème de cette région désertique, sur d’autres éléments socioculturels inconscients modelant la vie du personnage principal, à la manière des enquêtes du personnage de l’inspecteur Napoléon Bonaparte dans les romans policiers ethnologiques d’Arthur Upfield (1890-1964).


Cette série d’enquêtes indépendantes se bonifie de tome en tome. Scénariste et dessinateur embarquent le lecteur à la suite d’une médecin légiste, se retrouvant avec un cadavre suspect en plein milieu d’une zone désertique dans l’Australie-Occidentale. Un vrai récit policier, avec analyse post-mortem, travail de déduction à partir de la connaissance du terrain. Les auteurs donnent à voir cette région du monde, tant sur le plan géographique que sur le mode de vie qu’il induit, en intégrant naturellement l’incidence des différentes communautés. Un vrai polar.



mardi 23 septembre 2025

Suites algériennes 1962-2019 Deuxième partie

Attention aux cadavres dans les placards.


Ce tome fait suite à Carnets d'Orient - Suites algériennes: Première partie - 1962-2019 (2021) ; il constitue la deuxième partie de ce diptyque. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Jacques Ferrandez pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend cent-vingt pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction de cinq pages, rédigée par Kamel Daoud, écrivain et journaliste franco-algérien, prix Goncourt du premier roman en 2015 pour Meursault, contre-enquête. Il évoque le fait que toute l’histoire récente de l’Algérie est une histoire réelle, inspirée de faits de plus en plus imaginaires, que le souvenir de la guerre est un vaste théâtre pour les Algériens, surtout ceux nés bien après car cet avant est leur seule success-story, qu’à chaque rupture politique on recommence la guerre de la décolonisation, que les personnages du récit algérien sont interchangeables et se tuent les uns les autres, et enfin que ce deuxième volume des Suites algériennes relate avec intelligence ce genre d’histoires collectives algériennes.


Chapitre un : Saïd – Dans le massif de l’Ouarsenis, le quatre avril 1962, un détachement d’une demi-douzaine de soldats armés marchent et arrivent dans un petit village. Le responsable du détachement explique que leurs hommes ont lancé une attaque sur les diables de l’OAS qui croyaient trouver un appui dans leur massif. Les Français aussi. Ils ont le même objectif : détruire cette vermine de l’OAS. L’officier continue : Ils ont envoyé l’aviation, mais dans la confusion certains des leurs ont été touchés. Sur le bas-côté, ils repèrent un Moudjahid grièvement brûlé. Ils l’emmènent sur une civière jusqu’au village, et ils ordonnent que l’on s’occupe de cet homme grièvement blessé au visage et sur tout le corps. L’officier désigne d’autorité une vieille dame pour le prendre en charge.



Le blessé est amené dans la maison de la vieille femme et allongé sur le lit. Celle-ci se lamente : encore des blessés, encore des morts, encore des disparus. En regardant le blessé, elle se demande si cet homme pourrait être son fils Rachid. Elle se fait la réflexion : un fils chez les Français, un fils au maquis, qui a tort, qui a raison ? Aujourd’hui, c’est celui qui gagne la guerre qui a raison, les perdants ont toujours tort. Elle se sort de son soliloque, convaincue qu’il s’agit bien de son fils Rachid. Elle sort à l’extérieur, et annonce aux deux soldats que grâce aux onguents et aux plantes il vivra. Ensuite, elle les remercie de lui avoir rendu son fils, celui qui est parti au maquis il y a trois ans, et dont personne n’avait de nouvelles. Puis elle rentre dans sa demeure et s’occupe à nouveau du blessé. Dehors, les soldats ont ramené un groupe d’une demi-douzaine d’hommes, qu’ils sont persuadés être des Harkis. À l’intérieur, elle entend les sévices qu’ils leur font subir et elle le raconte au brûlé : Bien sûr, c’étaient des traîtres, mais quelle mère peut regarder ce qu’ils ont subi sans pleurer ? Ils les ont promenés dans le village, déguisés en femmes sous les coups et les crachats. Et puis ils se sont déchainés. Yeux crevés… Langues arrachées, sexe coupé, empalés sur des fers à béton !


Deuxième moitié de cette saison couvrant plus de cinquante ans d’histoire de l’Algérie, entreprise fort ambitieuse. L’auteur a retenu une structure identique à celle du premier tome : un découpage en douze chapitres, chacun portant le nom d’un des personnages : Saïd, Bouzid, Serge, Mathilde, l’écrivain, Nour, Momo, Hakim, Octave, Salihafa, Samia Paul-Yanis. Le lecteur familier de la série initiale anticipe avec impatience les retrouvailles avec ceux qu’il connaît déjà, et s’interroge sur les nouveaux venus. Le lecteur découvrant la série se rend compte que le narrateur sait faire en sorte qu’il se sente bienvenu, qu’il comprenne les enjeux même s’il découvre ces personnages. La narration continue également de passer d’une époque à une autre, commençant en 1962, juste après la guerre d’indépendance, allant jusqu’en 2018 pour le dernier chapitre, tout en se concentrant sur les années 1992 à Paris et 1993 en Algérie. En auteur complet, Ferrandez conçoit des situations offrant une réelle variété visuelle. Une partie de la narration est dévolue aux discussions entre personnages, et à l’évocation de souvenirs, chacun ayant son histoire personnelle, et une situation différente, incarnant une facette différente de la nature protéiforme de la société algérienne et ses liens avec la France. Une autre partie montre des actions civiles ou militaires, des individus en train d’agir, de se déplacer, etc.



Du fait du projet de ce diptyque, dans ce tome, comme dans le précédent, l’auteur intègre de nombreux événements et de nombreuses références historiques. En auteur complet, il sait qu’il va illustrer chaque lieu, chaque action. Une fois encore, son amour de l’Algérie irradie de chaque page : le désert du massif de l’Ouarsenis avec son sol aride et la maigre végétation , la modeste demeure de la vieille femme avec son toit en tuiles et sa grande pièce principale (peut-être unique), la route en terre empruntée par la colonne de véhicules militaires, Alger la blanche sous différents points de vue, du combat de rue à une vue panoramique avec la baie en arrière-plan, la Casbah (vieille ville ou médina d’Alger), l’hôtel Saint George à Alger, une maison ancienne détruite par le souffle d’une explosion, et le retour à la manifestation du premier Hirak de 2019. Le récit emmène également certains personnages à Paris avec les toits de zinc immédiatement reconnaissables, et même à Manhattan sur un site tout aussi emblématique. L’auteur veille à maintenir la cohérence historique, ce que le lecteur peut percevoir, par exemple, dans l’évolution des modèles de voitures dans la rue.


Comme attendu, le récit présente une forte densité culturelle, en plus de sa dimension historique. Là encore, la narration visuelle prend en charge le gros des informations afférentes. Au travers des tenues vestimentaires, que ce soit la robe et les parures traditionnelles de la vieille femme dans le village, les différents uniformes militaires et les armes correspondantes, ou encore la tenue du garçon d’étage de l’hôtel Saint George et la tenue plus personnelle de Momo. Au travers d’événements historique, par exemple le festival panafricain à Alger en juillet-août 1969 : le lecteur identifie facilement Archie Shepp (1937-) et Nina Simone (1933-2003). Et plus tard, le portrait de Mohamed Fellag (1950-) est aussi ressemblant que l’affiche pour son spectacle Bled Runner (2016). En fonction de son âge, le lecteur peut également retrouver des images vues à la télévision, qui paraissent plus vraies que natures, que ce soit des revendications filmées, ou des images de destruction dans Alger. L’art de conteur visuel de l’auteur éclate également dans la direction d’acteurs et dans la mise en scène : le lecteur peut aussi bien ressentir la colère latente de Serge (ancien porteur de valises du réseau Jeanson, et insoumis), l’inquiétude et l’implication de Nour, l’acceptation remarquable de l’écrivain parfaitement conscient des dangers qu’il court, ou encore l’attitude totalement maîtrisée et inexpressive du général Salihafa.



Après le premier tome, le lecteur sait parfaitement à quoi s’attendre : des chapitres d’une longueur de six à dix-huit pages, ou chaque personnage tour à tour donne son point de vue, explicite ses prises de positions, permettant de comprendre à quel point chaque individu est tributaire de son histoire personnelle et de l’endroit où il se trouve. Dispositif qui fait apparaître de manière patente la complexité de la composition de la société algérienne, elle aussi tributaire de son passé. Le lecteur s’attend bien sûr à retrouver Saïd, Bouzid ou encore Nour, Octave, Samia, et Paul-Yanis. Il apprécie l’intégration de ce personnage uniquement appelé l’écrivain : dans les remerciements et hommages, l’auteur indique qu’il s’est inspiré de Rachid Mimouni (1945-1995). Dans la bibliographie, Ferrandez liste également des ouvrages de Azouz Begag, Kamel Daoud, Mohammed Dib, Alice Kaplan, Yasmina Khadra, Adlène Meddi, Smir Toumi, ainsi que des essais et documents. Ce récit choral montre comment la vie de chaque individu se trouve façonnée par les circonstances, jusqu’à des situations improbables. Le lecteur suppose que certains personnages ont été créés uniquement pour rester en second plan, car un peu caricaturaux. Il en va ainsi du général Salihafa, l’un des hommes les plus importants au Pouvoir. Or l’auteur s’aventure jusque-là, racontant son histoire personnelle, ce qui le rend pleinement humain pour le lecteur, générant une empathie sans forcément déclencher de la sympathie.


Au travers de cette douzaine de personnages, l’auteur sait brosser le portrait partiel d’une nation en devenir. Il met à nu les mécanismes de perpétuation de la violence, sans généraliser une condamnation morale de sa part. Très lucide, Paul-Yanis énonce ledit mécanisme : Chaque nouvel occupant s’appuie sur ceux qui ont eu à souffrir du pouvoir en place, c’est une loi absolue. Nour expose sa conviction intime : Il n’est pas possible de laisser deux monstres gouverner le pays, l’État par une dictature militaire et la société par les islamistes ! Il faut résister, sinon qui le fera ?! Plus loin Paul-Yanis établit le constat suivant : La corruption, le népotisme, le pillage des ressources du pays et le mépris du peuple par une clique de profiteurs. Un soldat regrette amèrement que le Pouvoir ait été saisi par des individus qui n’ont pas combattu pendant la guerre d’Algérie. Un général se félicite que les Islamistes n’aient pas pris le pouvoir, tout en reconnaissant les morts au nom de la répression. Le lecteur se doute de quel côté balance le cœur de l’auteur, tout en appréciant qu’il donne la voix à toutes les parties prenantes. Et ce n’est pas tout… Le lecteur se rend compte que s’étant conforté dans ses propres certitudes, il est passé à côté de… l’intrigue ! Alors que l’auteur a joué franc jeu en montrant tout, obnubilé par la dimension historique et politique de l’œuvre, le lecteur n’a même pas vu ce qui se jouait sous son nez.


Une seconde partie d’aussi haute volée que la première, autant sur le plan de la narration visuelle, que sur la mise en lumière des tensions dans une jeune république indépendante, que pour une intrigue sous-jacente. Le lecteur ressort des Suites algériennes, fort ému par les épreuves bien réelles traversées par les personnages, ayant acquis une meilleure compréhension des tensions et des forces à l’œuvre en Algérie, et de leurs origines dans l’Histoire de ce pays. Parfait.



lundi 22 septembre 2025

Le repos des guerriers

Alors à quoi bon ce livre ? Pour continuer la vie.


Ce tome contient un reportage complet et indépendant de tout autre, réalisé par l’auteur, par le prisme de sa sensibilité propre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins. Il comporte quarante-trois pages de bande dessinée en noir & blanc.


L’association de Marseille Des livres comme des idées a proposé à Edmond Baudoin, une résidence dans le domaine du Capitaine Danjou. Il est là. Tout est propre, tirée au cordeau, à deux kilomètres de Puyloubier, un village des bouches du Bouches du Rhône, sous la montagne Sainte-Victoire. Petit-déjeuner 6 heures, déjeuner 12, dîner 18. Une chambre d’environ 12 mètres carrés, douche WC. Qu’est-ce qu’il fait là ? Invité 15 jours en juin 2023 dans un hôpital – une maison de repos – maison de retraite de la Légion étrangère. Vivre quinze jours avec des légionnaires anciens et nouveaux, faire leurs portraits, leur donner des cours de dessin, vivre avec eux. Et marcher sur les contreforts de Sainte-Victoire. Quand il commence la rédaction de ce livre, c’est le 1er novembre 2023. Des bombardements incessants tuent la population de Gaza. Une bande de terre de 41km et d’une largeur allant de 6 à 12km sur laquelle vivent environ 2 millions 300.000 habitants. Les pays occidentaux regardent ce massacre qui est un crime de masse, et laissent faire. Ce sera une honte de plus dans l’histoire des homo-sapiens. Alors à quoi bon ce livre ? Pour continuer la vie.



L’auteur continue pour donner la parole à des humains, à des vieux. Qui sont tous plus jeunes que lui (sauf Berthold). Berthold, 87 ans, réfléchit : Le monde ne tourne pas bien, il marche sur la tête. Il continue : Et à son âge, il n’a pas la réponse à comment il faudrait faire pour qu’il puisse tourner bien. Il termine avec une pirouette : Si on creuse, on tombe sur l’Australie, est-ce que les Australiens marchent sur les pieds ? Berthold est dans son lit. Il ne sort plus de sa chambre. On a dit à l’auteur que c’était une légende pour ses co-légionnaires. Le seize juin 2023, des Légionnaires à la retraite écoutent de la musique. L’interprète joue de plusieurs instruments. Son nom : Delphine Ragonot. Le réfectoire du domaine du Capitaine Danjou est aussi une galerie où on peut voir des affiches de films sur la Légion. Baudoin est étonné qu’il y en ait eu autant. Il n’en a jamais vu autant. Si l’on l’a lu, on sait qu’il se tient à l’écart des militaires. Mais il est ici pour rencontrer des hommes et des femmes, des infirmières, du personnel d’entretien, faire leurs portraits et l’échanger avec une réponse à : Dites-moi ce que vous voulez sur la vie. Rencontrer encore une fois des êtres humains, Baudoin estime qu’il a de la chance. La réponse Khristophe, soixante ans, à la question : La vie c’est bringuer, baiser, bagarrer. Il y a un grand domaine vignoble autour du domaine. La Légion fait du vin, et en est fière. Christophe, toujours valide, travaille à la vigne. La réponse de Sergiou, vingt ans, moldave, blessé lors d’un saut en parachute : La vie, c’est comme Game, il faut jouer joli. La réponse de Vadis, quarante ans : Il cherche la rigueur, la propreté et la clarté.


Le lecteur jette un coup d’œil rapide à la couverture, et il se dit que cette fois-ci Edmond Baudoin est allé interroger des retraités, en plus que des hommes, pas sûr que ce soit très passionnant. Il commence sa lecture et tout de suite la perspective change : voilà ce bédéaste de quatre-vingt-deux en train de faire un séjour dans maison de retraite de la Légion étrangère. Mais qu’allait-il faire là-bas ? Certes, d’un côté il va à la rencontre de personnes qu’il ne connaît pas comme il en a pris l’habitude depuis des décennies, d’abord avec Troubs : des Mexicains à Ciudad Juarez dans Viva la vida (2011), des Colombiens dans Le goût de la terre (2013), des Français, des Italiens et des immigrés clandestins dans Humains - La Roya est un fleuve (2018), des artistes indigènes dans Inuit (2023). Tout seul il est également allé à la rencontre des Grenoblois dans Grenoble en portrait(s) (2022), ou encore de Chinois dans Carnet chinois (20219). Ou encore des Gens de Clamecy (2017) avec Mireille Hannon. La démarche reste identique : poser une question à son interlocuteur, pour obtenir une réponse en échange d’un portrait réalisé par l’artiste. Comme d’habitude, le charme de Baudoin opère et les personnes lui répondent bien gentiment, avec une sincérité qui semble avérée.



De prime abord, le lecteur est tenté de se dire que le bédéaste ne se foule pas trop, qu’il reste dans ce qu’il sait faire, pour réaliser une bande dessinée à moindre coût. Il a bien sûr conservé sa forme très libre : la reproduction des portraits réalisés, de rares phylactères, des images juxtaposées, sans bordure, à peine une bande dessinée en apparence. Il réalise toujours des dessins dans un mélange de coups de pinceau épais et irréguliers, et de traits encrés, parfois comme griffés sous l’impulsion du moment, parfois tracés avec application, et peaufinés. Il ne lui reste plus qu’à indiquer le prénom de chacun de ses interlocuteurs, leur âge (avec cette bizarrerie que tout en étant le plus vieux, il reste le plus autonome), la réponse à la question, une information souvent très succincte sur la personne rencontrée (le plus souvent uniquement son métier), et quelques réflexions comme ça en passant (par exemple mentionner les bombardements sur Gaza). Et hop ! le tour est joué : une bande dessinée d’une quarantaine de pages, prête à être livrée et publiée.


Comme d’habitude, la magie narrative opère dès la première page. Ce phénomène si singulier se produit comme à chaque fois : le lecteur découvre une histoire, celle de l’humanisme de l’auteur qui lui permet d’établir un contact profond avec des êtres humains qu’il rencontre pour la première fois, et pour un laps de temps très court. Dans le même, il répète ce qu’il a déjà écrit dans un ouvrage précédent : Faire le portrait de quelqu’un, c‘est le regarder pendant près de vingt minutes dans les yeux, et elle, et lui le regarde pareillement dans le même temps, c’est beaucoup dans une vie. De fait chaque portrait est singulier : le dessin d’une tête, chaque fois incroyablement vivante, avec une personnalité unique, un tour de force. Il suffit que le lecteur s’arrête un peu pour considérer l’un de ces visages : un drôle d’assemblage de traits et de coups de pinceau, souvent disgracieux, sans chercher ni à faire joli, ni à plaire. Puis un mouvement de recul, et cet assemblage de lignes et de zones noires redevient un être humain animé de vie. Ces images incarnent littéralement la citation de Pierre-Auguste Renoir (1841-1919) : Ce dessin m'a pris cinq minutes, mais j'ai mis soixante ans pour y arriver. Le lecteur se délecte tout autant des paysages : la vue depuis le couloir de la résidence, l’atelier de céramique, une marche dans la nature, le château du Capitaine Danjou, et bien sûr des arbres (spécialité de l’artiste), y compris une récolte de branchages, d’écorces, de brindilles.



À la réflexion, l’admiration et le respect du lecteur pour l’auteur grandissent encore : non seulement Baudoin est sorti de sa zone de conforts en posant sa question à des militaires de carrière endurcis, mais en plus il a conservé toute sa capacité d’écoute. À quatre-vingt-deux ans, son esprit a conservé assez d’agilité pour ne pas être fossilisé sur des idées définitives, encore moins réactionnaires ou cyniques : il se montre capable de recevoir la parole d’autrui, de la retranscrire en l’état, et de faire preuve d’empathie. Il conclut même son ouvrage en écrivant qu’il a de la chance d’avoir, encore une fois, été en présence de l’humanité, avec son intelligence, avec sa complexité. Cet artiste est un véritable amoureux des êtres humains, quand bien même ils ont choisi un engagement qui lui répugne. Il n’y a qu’une seule fois où la réponse le met mal à l’aise. Kaiser (c’est un surnom) vingt-sept ans répond qu’il est d’origine allemande, que son grand-père a fait l’armée dans les SS, que son rêve était que son petit-fils suive son exemple. Il conclut en disant que c’est pour cela qu’il s’est engagé dans la Légion étrangère. En aparté, Baudoin se dit qu’il s’est trompé sur le lieu de son engagement. L’auteur explique qu’il est né en 1942, que quand il était jeune, ça lui semblait impossible que l’extrême droite puisse un jour, à nouveau, exister. Après ce portrait, il lui a fallu aller se laver en marchant dans la nature et jouer avec Cézanne.


Edmond Baudoin rencontre des personnes qui l’étonnent : profondément humaines, sans rapport avec ce qu’il pouvait imaginer de militaires de carrière. Cela l’amène à se faire des réflexions de différents ordres. Il y a bien sûr la réalité de la guerre, il évoque le massacre de Gaza, qui induit la nécessité de l’existence d’armées pour pouvoir se défendre, composée d’hommes comme ceux qu’il rencontre. Il relate également le fait qu’il donne des cours de dessins : lors de cette résidence, il a proposé le même cours aux résidents légionnaires et à des enfants dans une école de Puyloubier. Il a été étonné de la similitude des dessins réalisés à partir des propositions de branchages, d’écorces, de brindilles semblables. Ce trait d’union entre deux mondes lui a fait constater que le sentiment que l’on éprouve quand on regarde la nature est le même si on a les yeux neufs d’un enfant ou ceux d’un homme qui a vu mille nuits. Plus loin, il s’interroge : Depuis ou quand les armes, le pouvoir, la maîtrise ont fait bander les hommes ? Et pourquoi ? Parce qu’ils sont faibles ? C’est sexuel, sûr. Mais pourquoi cette sexualité de merde fascine beaucoup de femmes ? Quand est-ce qu’on en sortira ? Cela l’amène au fait qu’il a toujours préféré la compagnie des filles à celle des garçons, peut-être parce que les filles ne le mettaient pas en situation de compétition. Plus tard il a compris que si la plupart des filles n’avaient pas besoin de compétitions c’est parce qu’elles détenaient la vie. La possibilité de la récréer à l’intérieur de leur corps. […] Jusqu’au jour où il a vu la photo d’une femme de l’armée des États-Unis au-dessus d’hommes nus, des Irakiens qu’elle torturait en compagnie d’autres brutes. Cette femme a tué son rêve : celui que la femme pouvait être l’avenir de l’homme (Louis Aragon).


Une BD de plus de cet auteur ? Oui, de nouvelles rencontres pour continuer à dire la vie. Une maestria aussi bien graphique qu’empathique, pour rendre compte de ces êtres humains uniques, vivants, façonnés par leur vie si différente de celle de l’artiste, avec pour autant des rêves et des aspirations si proches. Le lecteur rend grâce à l’artiste de lui avoir fait rencontrer ces hommes et ces femmes, en toute sincérité, pour un moment vrai et honnête. Miraculeux.



jeudi 18 septembre 2025

Le dernier debout : Jack Johnson, fils d'esclaves et champion du monde

Aucune personne de couleur dans ce monde n’a assez d’argent pour changer le noir en blanc.


Ce tome contient une biographie du champion de boxe Jack Johnson (1878-1946). Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Youssef Daoudi pour les dessins et les aplats de rouge, par Adrian Matejka pour la poésie (mention portée en lieu et place de scénario), et traduit par Sidonie van den Dries. Il compte trois cent huit pages de bande dessinée. En fin de tome se trouvent une chronologie des événements réels en quarante dates, une bibliographie sélective recensant une douzaine d’ouvrages, et deux pages de remerciements un quart rédigé par le dessinateur sur le mode collaboratif avec le scénariste, et trois quarts rédigés par ce dernier sur les quinze ans qu’il a consacré à ce projet, explicitant sa démarche.


Jack Johnson expose que : Depuis la nuit des temps, les hommes n’ont cessé de combattre avant de se battre pour de l’agent. Ils se battaient avec les mains. Ils se battaient avec des cailloux, des bâtons. Ils se battaient pour conquérir les jolies femmes. Ils se battaient pour avoir de la viande, et le privilège de s’asseoir près du feu les soirs d’hiver. Les matchs de boxe ne sont qu’une version plus distrayante de ces luttes préhistoriques… et il est le meilleur combattant que la Terre ait porté. Le 4 juillet 1910, l’aube avait des allures de châtiment… À Reno, les anciens disaient que le soleil n’avait jamais été aussi proche. C’était le genre de chaleur qui vide les verres d’eau comme par magie et fait bouillir la sueur sur les fronts. Les œufs cuisaient sans feu. Les cigares s’allumaient spontanément. Ça n’a pourtant pas dissuadé les 20.000 spectateurs de débarquer en automobile, à cheval et en voiture à cheval. Des trains arrivaient toutes les demi-heures des quatre coins du pays. Quand les wagons étaient bondés, les fans voyageaient sur le toit. On était prêt à se ligoter à une locomotive pour assister au Combat du siècle.



Bien sûr, Tex Rickard a choisi d’organiser le combat entre Johnson et Jeffries dans le Nevada. Et bien sûr, il a choisi Reno. Reno, où il était aussi facile et aussi bon marché de divorcer que de se faire servir un verre de whisky. Les parieurs, les supporters, les prostituées et les fans de combat ont envahi les rues, les poches pleines à craquer d’argent liquide. Presque tous les paris étaient en faveur de Jeffries. Les pickpockets et les petits voleurs étaient à l’œuvre. Les tickets étaient vendus aussitôt imprimés. Seuls 16.000 fans déchaînés purent s’en procurer un. Tous ces imbéciles pariaient contre Johnson. C’est comment déjà, le dicton sur le fou et son argent. Dans le désert, le soleil était presque au zénith. La chaleur était de plus en plus torride, mais les supporters en costume continuaient d’affluer. Les scieries et les charpentiers travaillaient dans la journée, en plein cagnard, et la nuit à la lumière des torches. Ils avaient eu moins de trois semaines pour construire le stade. L’air sentait la sciure, la sueur et la résine de pin des planches qu’on utilisait pour faire les gradins. On entendait encore les marteaux et les scie à l’œuvre, pendant que les spectateurs faisaient la queue. Mais ils l’ont terminé à temps. Johnson est prêt. Il est prêt depuis le jour où il a quitté Gavelstone pour faire fortune.


Il est possible que le lecteur ait déjà entendu parler de Jack Johnson, soit parce qu’il apprécie la boxe, soit parce qu’il apprécie le jazz (l’album A tribute to Jack Johnson, 1971, de Miles Davis, 1926-1991), soit parce qu’il est familier avec l’histoire des Afro-Américains. Il est également possible qu’il découvre son histoire avec cette bande dessinée. Un rapide feuilletage montre des dessins dans un registre réaliste, avec un encrage parfois un peu acéré, parfois un peu pâteux, des aplats de noirs aux formes irrégulières, qui confèrent une rudesse certaine aux personnages, évoquant une vie dure, de combat, en parfaite adéquation avec les combats de boxe. Le lecteur peut y déceler comme une réminiscence de la virilité des dessins de Joe Kubert et de ceux de Jordi Bernet. Il comprend immédiatement que l’usage de la teinte rouge avec une légère nuance de rose permet de rehausser les éléments participant aux différentes formes de violence, à l’intensité d’un moment, à une forme de domination économique ou sociale. Il remarque également que dans le fil d’une forme traditionnelle de bande dessinée avec cases et phylactères, se trouvent des pages s’apparentant à une illustration accompagnée d’un texte, souvent disposé en de courtes lignes, à l’instar d’un poème.



Le récit commence en 1910 par l’explication du choix de la ville pour le combat de boxe opposant Jack Johnson à James J. Jeffries (1875-1953), l’arrivée des spectateurs, le prix des tickets, la détermination de Jack Johnson, l’ambiance ouvertement raciste et agressivement raciste, et un interlude dans le futur (du récit) en 1938 où Johnson se tient sur scène en train de raconter son histoire. En page quarante-six le lecteur découvre la mention Round 1 : il comprend que vont suivre quinze chapitres, chacun correspondant à un round du combat, avec un va et vient entre les souvenirs du boxeur, ses déclarations lors de son seul en scène, et ses commentaires sur sa condition, sur l’époque, sur les enjeux sous-jacents. Les auteurs font preuve d’une réelle honnêteté en consacrant une part significative au combat du siècle (qualificatif d’époque), à la boxe, qui est au cœur de l’identité de Johnson, qui constitue son métier professionnel, qui est indissociable de son caractère, de sa personnalité, de son histoire. D’un autre côté, le récit reste dans la narration, sans vulgarisation des techniques de boxe.


La lecture s’avère très facile, éloignée des tics habituels d’un ouvrage de nature historique : pas de pavé de texte explicatif avec des cases d’illustrations, pas de reportage chronologique. Voire s’il n’y prête pas attention, le lecteur peut passer à côté du lien direct entre la façon de raconter le combat au temps présent, et Jack Johnson sur scène s’adressant à un public. La narration visuelle commence par trois pages aérées : trois cases de la largeur de la page sur la première, puis deux, puis trois. Les dessins se focalisent sur les poings en train de boxer dans le vide, avec un court texte en-dessous de chaque case. Puis ils passent aux paysages aux alentours de Reno : des montagnes dans le lointain, un lézard en gros plan, une voiture soulevant un nuage de poussière, une moto d’époque, l‘arrivée du train… Le lecteur apprécie vite cette reconstitution historique visuelle, avec une sensation palpable de textures, avec une apparence de matières mises à l’épreuve par le temps et par l’usure, avec cette sensation d’une réalité dure, rugueuse et âpre.



L’artiste met à profit la pagination conséquente pour mettre en œuvre trois types de mises en page différentes. Il réalise des pages descriptives, denses en information visuelles, que ce soit pour les décors, les paysages, les personnages et les tenues vestimentaires, une approche réaliste de documentée. À d’autres moments, il se focalise sur les personnages, soit en pied, soit en gros plan, bougeant et se déplaçant sur un fond vide, pour mieux faire ressortir leurs mouvements (par exemple celui des boxeurs), ou le langage corporel entre deux personnes, Jack et son épouse, ou son agent, ou autre. Le lecteur découvre également un certain nombre de séquences avec des fonds de pages noir (gouttières et bordures), avec parfois uniquement Jack Johnson en train de parler, ou bien une illustration d’un objet, d’une affiche accompagnée d’un texte disposé en courtes lignes, comme un poème. Lorsque les auteurs évoquent les réactions des journaux, le dessinateur peut adopter une mise en page avec des manchettes et des colonnes de journal, des illustrations à la manière des dessins humoristiques ou caricaturaux de l’époque. Cette mise en œuvre de formats différents participe au rythme de la lecture et à sa diversité.


En outre, le lecteur ressent rapidement le qualificatif donné au scénariste : poésie d’Adrian Matejka. Lors des séquences avec une illustration accompagnée d’un texte disposé en courtes lignes, il voit en quoi cela participe d’une forme de poésie, très réaliste, sans rime (même si elles peuvent s’être perdues à la traduction), des réflexions construites sur la base d’un état d’esprit, au cours desquelles le narrateur prend du recul sur sa condition, sur l’image que le monde renvoie de lui, sur sa nécessaire adaptation à la réalité de la place assignée aux Afro-Américains par la société. Les auteurs mettent en scène le racisme de manière frontale, sans prendre de pincette, tel que Jack Johnson l’a vécu, ou plutôt l’a affronté, tel qu’issu de l’histoire des esclaves. Ils savent entremêler de manière organique la pratique professionnelle de la boxe, le mur auxquels se heurtent les Afro-Américains (dont la Color Line), et la personnalité de Jack Johnson à la fois boxeur par vocation, à la fois individu animé par la combativité dans la vie de tous les jours comme sur le ring. Ainsi, cet être humain apparaît comme un produit de l’environnement dans lequel il est né et a grandi, comme un combattant dans l’âme, comme une personne faisant preuve de recul sur sa situation sociale, sur les forces systémiques auxquelles il est confronté, qui modèlent sa vie, qui l’emprisonnent dans un rôle. La construction narrative et la sensibilité du récit vont bien au-delà d’une biographie rigoureuse : le lecteur éprouve une forte sympathie pour Jack Johnson, associée à une empathie profonde, comprenant aussi bien que ressentant sa frustration qu’il transforme en rage combative pour vaincre ses adversaires, exercer son art à la hauteur de son talent, exulter au-delà des limites systémiques de la société de l’époque. Dans le même temps, ils montrent aussi les aspects négatifs d’un tel mode de vie, à commencer pour sa compagne Etta Duryer.


Un boxeur de légende à plus d’un titre : premier champion du monde poids lourds noir, confronté de plein fouet au racisme très ouvert de la société de son pays. Les auteurs font usage des spécificités et des capacités de la bande dessinée, avec maîtrise et inventivité, dans une forme conçue sur mesure, pour une expressivité protéiforme. Le lecteur découvre la biographie de Jack Johnson, fait l’expérience de l’oppression systémique, ressent pleinement la combativité qui l’anime et sa capacité à sublimer la colère générée par le racisme. Être Jack Johnson.



mercredi 17 septembre 2025

Alef-Thau T08 Le triomphe du rêveur

Quand l’épée qui coupe toute chose ne peut-elle te couper ?


Ce tome fait suite à Alef-Thau T07: La Porte de la vérité (1994), une série en huit tomes, suivie par une seconde saison en deux tomes : Le monde d’Alef-Thau (2008 & 2009), dessiné par Marco Nizzoli. Son édition originale date de 1998. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, par Covial pour les dessins et les couleurs, prenant la suite d’Arno (Arnaud Dombre) décédé en 1996 à l’âge de trente-cinq ans. Il compte quarante-six pages de bande dessinée.


Quelque part sur la planète Mu-Dhara, Alef-Thau gît à même le sol, allongé sur le ventre dans l’herbe, la main droite dans l’eau du ruisseau, les ruines des murs d’enceinte à quelques mètres de là. Il redresse la tête, des larmes coulent sur son visage, puis il s’assoit. Il se lamente qu’il n’est qu’une illusion. À quoi bon lutter si même l’espoir est vain. Il n’est qu’une illusion comme ce reflet dans l’eau. Deux rapaces, l’un au plumage blanc, l’autre au plumage noir, l’observent perchés sur la même branche. Soudain son nom retentit dans cette clairière, et Diamante apparaît, elle s’agenouille pour le serrer dans ses bras et le réconforter. Elle l’assure qu’elle connaît son tourment. Elle lui conseille de se contenter de ce bonheur qu’il a conquis de ses mains, d’être fier de sa force et de sa volonté. Il se relève, toujours aussi tourmenté, et il lui déclare qu’il veut être réel. Il pointe du doigt le rapace noir : celui-ci se laisse descendre et il passe au travers du corps du jeune homme comme si ce dernier n’avait pas de substance. Puis il se perche sur la tête de la jeune femme et déclare que la vérité est fond des rêves, il intime à Diamante de parler. Celle-ci explique qu’il existe une possibilité : sur la planète des immortels, se trouve la porte de la vérité, cette porte conduit à l’univers réel. Mais il faudra aussi accepter la maladie, la vieillesse, la mort.



Le visage de Diamante se déforme et elle déclare qu’elle doit obéir à la loi des immortels et qu’elle ne peut guider Alef-Thau vers la porte de la Vérité. Elle l’abandonne et s’en va en courant. Puis Bébé, Holibanoum, et enfin Louroulou lui apparaissent, ce dernier tenant l’épée de cristal brisée entre ses mains. Enfin Alef-Thau se réveille de ce cauchemar : il se trouve dans le vaisseau spatial, aux côtés de Diamante. Ils traversent un champ d’astéroïdes peu dense, avec une gigantesque statue de lézard flottant dans le vide. Elle lui explique qu’ils arrivent à Kastus Ignis, sa planète d’origine. Cette sculpture géante a été taillée par les immortels. Ils s’ennuient tellement qu’ils font des roches stellaires des œuvres d’art ! Chacune d’elles leur a demandé des siècles de travail ! Il va maintenant voir le fruit de milliers d’années. Toujours dans le vide de l’espace, Alef-Thau voit une femme géante assise sur un siège, il s’exclame que c’est Diamante. Cette dernière explique que ce n’est pas elle, mais le modèle essentiel. Tous les immortels, elle comprise, sont issus des mêmes gênes ; ils sont pareils à elle. Enfin la planète Kastus-Ignis devient visible à travers le hublot. Le jeune homme constate qu’il n’y a rien, que c’est une boule lisse. La jeune femme explique qu’il voit là l’hémisphère austral, que Cité-Nesga est sur l’autre face.


La fin de l’épopée, du voyage du héros, toujours accompagnée par l’héroïne. Alef-Thau a conservé son intégrité physique, possédant tous ses membres corporels, tout en souffrant toujours de la même douleur existentielle. Il sait qu’il n’est qu’une illusion, que la seule personne réelle est Diamante. Après le décès d’Arno (1961-1996) le dessinateur de la série, les lecteurs ont dû se demander s’ils connaîtraient un jour la fin de l’histoire (après un moment de recueillement pour un être humain parti trop vite, à un très jeune âge). En découvrant cet ultime tome, ils constatent que le héros et l’héroïne arrivent à la fin de leur quête dont l’objectif était subtilement annoncé dès le premier tome, que la résolution, ou plutôt l’aboutissement de leur voyage présente une parfaite cohérence avec les tomes précédents. Dans le même temps, accompagné par un nouvel artiste, le scénariste réussit le tour de force de rendre hommage à Arno de très belle manière, dans le récit lui-même, sans solution de continuité avec la trame de l’intrigue. Dans le même ordre d’idée, le scénariste ou peut-être l’éditeur ont fait appel à un dessinateur œuvrant dans un registre très proche de celui d’Arno, et ami de celui-ci également : Alain Boussillon, surnommé Al Covial. Le lecteur retrouve les caractéristiques visuelles de la série : l’apparence des personnages, du petit vaisseau spatial, de l’épée de cristal, du corps ectoplasmique, des gnomes.



Le scénariste conserve la même forme de récit : une aventure allant de l’avant, des héros confrontés à des dangers, un but à atteindre, ce qui donne de l’allant à l’histoire, un mouvement les obligeant à aller de l’avant. Le lecteur retrouve Alef-Thau en pleine crise existentielle, et un petit peu différent. Covial rend hommage avec respect à son ami décédé, tout en conservant certaines caractéristiques graphiques qui lui sont propres. Ses traits de contour sont un petit peu plus rugueux, moins lissés. Il épure moins ses cases, évoquant ainsi plus l’esthétique des premiers tomes de la série, que les deux tomes précédents. Le lecteur s’y habitue rapidement, oubliant au bout de quelques pages qu’il ne s’agit plus du même dessinateur. Le nouvel artiste va plus loin que de reprendre les éléments graphiques récurrents de la série (personnages, vêtements et accessoires), il parvient à reproduire le langage corporel des personnages, en particulier celui des trois gnomes Holibanoum, Bébé et Louroulou.


L’artiste se montre également à la hauteur des épreuves et des situations imaginées par le scénariste, toujours aussi inventif. Après la découverte des statues géantes flottant dans l’espace, les deux héros débarquent dans la Cité Nesga, sur la planète Kastus-Ignis. Ils n’y trouvent aucun habitant, en revanche ils sont pris à parti par l’incarnation de la cité elle-même. Celle-ci les informe qu’ils vont être soumis à des épreuves, et que tout échec les condamne à une mort dans d’atroces souffrances. Dans les faits, il revient à Alef-Thau de trouver comment résoudre des énigmes qui semblent impossibles. L’inventivité de Jodorowsky n’est plus à louer, que ce soit dans des associations psychédéliques, ou dans la cruauté. L’artiste sait donner forme à chaque exubérance : il les rend plausibles dans le cadre de ce récit de science-fiction, cohérentes avec l’environnement, acceptables sans besoin d’augmentation de suspension d’incrédulité consentie chez le lecteur. Ce dernier prend plaisir à découvrir la cité futuriste dépourvue d’habitants, l’hologramme flottant de la tête de ladite cité, l’architecture baroque de certains bâtiments, des créatures aux réactions improbables (la créature féline qui grandit jusqu’à être géante), un usage vif et percutant de la feuille de l’arbre de la Vérité au bout de la longue tresse d’Alef-Thau, une armée de bonhommes de neige pas commodes, une course de fuite digne d’Indiana Jones dans le temple maudit, un déplacement sur un tapis volant sous une nuée de flèches, un puit de lave en ébullition, et bien sûr le changement de registre graphique inattendu pour la dernière scène.



Les auteurs reprennent donc les éléments récurrents de la série. Le lecteur sourit de bon cœur quand le héros réfléchit et déduit des épreuves qu’il doit exister un quatrième chemin pour s’échapper d’une impasse. Son analyse l’amène à se dire que les gnomes ont été confrontés sur un sentier au feu, sur l’autre à l’eau et sur le troisième la terre. En effet les quatre éléments de la cosmologie de Platon ont régulièrement été à l’origine d’épreuves dans les tomes précédents. Par ailleurs, le scénariste reprend le principe de l’immortalité de Diamante qui veut toute personne qui l’assaille voit son attaque se retourner contre elle, et que l’héroïne s’en sort indemne. Très conscient de cette propriété, Alef-Thau commence par l’utiliser comme bouclier humain contre la nuée de flèches, puis il n’hésite pas à la lancer dans le puit de lave, une démarche bien morbide. Pour finir, c’est Diamante elle-même qui tire parti des conséquences d’un acte suicidaire de sa part. Le lecteur y voit bien là l’expression de toute la philosophie sous-jacente du scénariste : pour pouvoir progresser sur le chemin de la vie, dans l’éveil, il faut savoir mettre en jeu son intégrité physique, se mettre en danger physique, jouer sa vie même.


Ce dernier tome apporte encore plus que les précédents. Il peut se lire comme une aventure au premier degré, la quête pour devenir réel, et une résolution logique, plus qu’une simple pirouette élégante. Il peut également se lire comme la dernière étape de la quête d’Alef-Thau dans son devenir d’être humain, une pulsion irrépressible d’aller vers la vérité. Le lecteur remarque alors que les épreuves auxquelles la Cité-Nesga le soumet sont d’abord d’ordre intellectuel, avant de nécessiter des capacités physiques. Tout commence d’ailleurs par un Kōan : Quand l’épée qui coupe toute chose ne peut-elle te couper ? Il y a également la question de savoir si un verre sur un présentoir est à moitié plein ou à moitié vide. En considérant ces aventures sur un plan spirituel, les gnomes deviennent alors des incarnations des états d’esprit d’Alef-Thau, caractérisés par leur comportement, mus par une émotion principale. Le lecteur en vient alors à s’interroger sur le statut très déconcertant des deux principaux personnages. Alef-Thau ressent qu’il n’est qu’une illusion dans son environnement : il souhaite atteindre le monde réel, et pour cela il affronte des épreuves qu’il ne peut résoudre qu’en reconsidérant le sens du langage et en pensant autrement pour dépasser une façon de pensée trop littérale. Cela amène le lecteur à s’interroger sur la nature de Diamante, et sur son rôle. Son immortalité semble indiquer qu’il est possible de la considérer comme l’incarnation d’une idée, d’un concept immatériel et de ce fait immortel. Il fait alors sens que le héros la mette en danger, ou plutôt la mette à l’épreuve des risques qu’il prend pour elle. D’un autre point de vue, les possibilités d’action de Diamante en deviennent limitées par sa nature d’idée, de principe, de valeur : elle ne peut exister qu’à travers les actions d’un être humain qui la met en pratique, qui poursuit cet idéal.


Le lecteur aborde ce dernier tome avec tristesse, conscient de la disparition de son artiste, décédé à un jeune âge. Il sait gré au scénariste et à l’éditeur d’avoir mené à son terme la série, et au nouveau dessinateur d’avoir accepté de prendre le relais de son ami. Il se rend compte que la narration visuelle reprend les caractéristiques de celle d’Arno, respectueusement, avec la même capacité pour donner à voir ces aventures. Les auteurs savent mener à son terme cette quête de recherche de la vérité, d’atteinte de la réalité, avec une révélation élégante et pleine de sens à la fin, et des épreuves distrayantes et pénétrantes. Un peu plus près de la réalité.



mardi 16 septembre 2025

Lune de guerre

Ce qui dans son cas, n’est pas une insulte mais une évidence.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2000, il a bénéficié d’une réédition en 2013. Il a été réalisé par Jean Van Hamme pour le scénario, et par Hermann Huppen pour les dessins et les couleurs. Il comprend cinquante-quatre planches de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page rédigée par le scénariste, évoquant la longue genèse du projet, dix ans d’attente avant que le dessinateur lui dise oui. Puis les trente personnages, y compris le chien, sont présentés à raison de cinq par pages, avec un visage extrait d’une case et un texte en colonne en dessous. Enfin un entrefilet du journal local qui titre : Une tomate aux crevettes fait quatre morts, cinq blessés et des millions de francs de dégâts.


Quelque part dans la province française, l’hostellerie La ferme du Gaucher reçoit une noce, pour un repas, ainsi que quelques clients. Jean Maillard, le pater familias, souhaite la bienvenue à Dominique Cazeville qui vient d’épouser Jérôme Maillard, et intègre ainsi leur famille. Le grand-père Émilien Lantier, père d’Adrienne épouse de Jean, fait observer au marié qu’il épouse là un joli brin de fille, et il lui demande s’il a jeté un coup d’œil à la poitrine de la mère de la mariée. Fernand Cazeville, le père de la mariée, se lamente auprès de son épouse Suzanne qu’avec ou sans jaquette des paysans resteront toujours des paysans. Celle-ci lui fait observer qu’il s’agit de paysans qui possèdent deux mille hectares et qui font la pluie et le beau temps dans la région. Elle appellerait plutôt ça des propriétaires terriens, et elle lui conseille de se rappeler que ce sont eux qui payent le mariage. Georges Cazeville, le frère de Dominique, se présente à Laurence, la cousine de Jérôme, qui lui souhaite la bienvenue chez les ploucs. Toujours pendant le vin d’honneur, un peu plus loin, Freddy le contremaître de la propriété Maillard, demande à Catherine Maillard, pourquoi son père refuse d’assécher le marais de Cœur-Bois, car ça ferait pourtant une bonne pâture. Finalement, Franz Berger, le propriétaire de l’hostellerie et le cuisinier, indique que la mariée est servie.



Toute la noce passe à table et le cuisinier annonce le menu : une tomate aux crevettes pour s’ouvrir les papilles, un pâté de cailles aux raisons, un sorbet de champagne comme trou normand et un civet de marcassin aux pleurotes et aux pêches. À une autre table, deux clients, Marcel Pellerin et Marie-Paule, regrettent que ce coin tranquille soit troublé par une noce. Une fois tout le monde assis, Jean Maillard félicite sa voisine Suzanne Cazeville pour ce mariage, tout en lui caressant fermement la cuisse. À une autre table, le major Bertram Willoughby et son épouse Mildred rappellent à leurs enfants Linda et Jimmy de ne pas dévisager les convives des autres tables. Alors que le repas commence, la mariée dit tout haut que les crevettes sont mauvaises. Jean Maillard exige qu’on appelle le patron et il lui intime de changer cette première entrée, ce que Franz Berger accepte tout en l’informant qu’il lui comptera un supplément. Le riche propriétaire ne l’entend pas de cette oreille, et ordonne que toute la noce quitte la table pour aller dans un autre restaurant…


Dans l’édition de 2013, le lecteur commence par découvrir le court de texte de présentation de chacun des trente personnages, y compris le chien Riesling. Il s’attend alors à une intrigue bien fournie qui développera chacun de ces individus. Il se rend vite compte que chaque présentation synthétise la quasi-totalité des informations réparties dans les différentes scènes. En revenant sur cette introduction de la distribution, il remarque la note de l’éditeur qui précise que la description des personnages est reprise en partie de ce que le scénariste avait rédigé à l’attention du dessinateur. En conséquence de quoi, il réajuste son horizon d’attente, passant d’une étude de personnages à un récit tout en tension au fur et à mesure que l’affrontement devient inéluctable et qu’il prend des proportions de massacre. Cela produit un effet un peu étrange : le lecteur s’attendait à ce que leur psychologie soit étoffée, et finalement tout est dit dans ces présentations. Par exemple, pour François Jeannot professeur de philosophie et amateur de randonnées à vélo : la deuxième caractéristique explique sa présence dans la ferme du Gaucher, la première sa réaction consistant à accepter ce qu’il ne peut changer. D’une certaine manière, pour pleinement apprécier le récit, il vaut mieux éviter de lire ces portraits.



Faisant fi de ces fiches sur les membres de la noce, les membres du staff et les clients, le lecteur entame la bande dessinée proprement dite. Il apprécie que le casus belli surgisse dès la troisième planche et que la situation dérape dès la suivante. L’une des fiches mentionne un récit se déroulant en vingt-quatre heures : il suffit d’un rien pour que la fierté des deux coqs soit entachée, que l’orgueil et la vanité deviennent mauvaises conseillères, et que deux hommes s’opposent, l’un et l’autre voulant imposer sa volonté dans un conflit d’intérêts, une opposition irréconciliable entre deux intérêts opposés. Le premier, Jean Maillard, commande et on obéit, s’opposer à lui c’est lui déclarer la guerre, déclencher un conflit. Il a payé pour deux entrées, et il ne peut pas laisser passer le fait qu’une entrée servie à un convive, qui plus est la mariée, soit de mauvaise qualité. C’est une question d’honneur, et c’est également une question de domination, de position dominante, une question de principe. En face, le propriétaire de l’hostellerie se montre tout aussi buté : c’est pour lui aussi une question de principe, toute prestation est payante car il a des emprunts à rembourser, et il ne se laissera pas intimider chez lui, par un individu despotique et belliqueux. Sur ces prémices, le lecteur consent volontiers à suspendre sa crédulité et à accepter que la situation dégénère, s’envenime et tourne au conflit armé.


De son côté, le dessinateur accomplit une narration visuelle impressionnante. Il sait faire en sorte que chaque personnage présente une particularité qui le rende immédiatement identifiable, malgré la distribution importante. Il donne à chacun, soit une coupe de cheveux différente, soit une tenue vestimentaire spécifique, soit une morphologie personnelle, et souvent un ensemble de chacune de ces caractéristiques. Le lecteur distingue sans difficultés les uns et les autres, grâce à leur âge, leur langage corporel, leur tenue, leur expression de visage, autant d’éléments participant à montrer leur caractère propre. Ses qualités de metteur en scène participent également à savoir qui est qui en fonction de l’endroit où il se trouve, de sa réaction à tel ou tel autre protagoniste. Il opte pour une direction d’acteurs majoritairement naturaliste, renforçant ainsi la plausibilité de ce que découvre le lecteur. De temps à autre, il s’amuse avec une expression un peu révélatrice : la formidable assurance de Marie-Paule face à Freddy, le flegme très britannique du major Willoughby observant les moutons à la jumelle, ou encore le contentement de Suzanne Cazeville réajustant sa boucle d’oreille, en descendant l’escalier après une séance de jambes en l’air.



Le lecteur admire également la clarté des prises de vue. L’artiste doit gérer deux huis clos : l’une dans la ferme du Gaucher, l’autre dans une résidence secondaire investie par le clan des Maillard. Il gère avec habileté la spatialisation des différentes pièces dans l’un et l’autre bâtiment, le lecteur comprenant immédiatement qui se trouve où. C’est également un vrai plaisir visuel que de pouvoir se dégourdir les jambes dans la campagne ou dans les bois, avec une mise en couleurs en noir & blanc avec nuances de gris une fois la nuit tombée. Hermann utilise des effets spéciaux avec parcimonie pour une grande efficacité : des onomatopées en rouge pour deux coups de feu, des silhouettes en ombre chinoise quand le commando Maillard s’approche de l’hostellerie de nuit, l’ambiance lumineuse sépia pour une scène du passé, l’effet de déchiquetage lors de l’explosion d’une grenade. Il sait manier le sous-entendu pour éviter le voyeurisme, en particulier lors d’une séance de viol abjecte. Il ne parvient pas toujours à ramener dans un registre réaliste, des actions moins probables comme les coups de feu tirés qui sectionnent les fils téléphoniques du premier coup.


Le lecteur comprend dès les dix premières planches, même s’il n’a pas lu les fiches des personnages, que cette confrontation va connaître une escalade aussi meurtrière qu’absurde, et qu’il n’y aura pas beaucoup de survivants. Ce type de récit s’inscrit dans un sous-genre, entre suspense et montée de la violence, pour aboutir à un jeu de massacre. Le scénariste oppose deux clans, chacun mené par un homme dans la force de l’âge, étant parvenu à sa position soit par la force économique et une forme d’emprise sur sa famille, soit en travaillant dur pour monter sa propre entreprise, en acceptant des compromis à contrecœur. Dans les deux camps en faction, il y a des individus entièrement acquis à la cause de ces meneurs, il y a des suiveurs, et il y a ceux qui voudraient bien rester à l’écart du conflit, sans oublier les clients qui se retrouvent pris dans ce conflit pour avoir été au mauvais endroit au mauvais moment. Bien vite, le lecteur se trouve entraîné par cette mécanique implacable et finement réglée, tout en ayant conscience que le sort des uns et des autres devient totalement arbitraire, en fonction des caprices de l’auteur. Il constate que les confrontations n’apportent pas plus de consistance aux personnages. Il regrette que les auteurs ne poussent pas alors la folie de leurs personnages vers des actions encore plus radicales, jusqu’à l’absurde. Il regarde les uns et les autres se massacrer, presque mécaniquement, sentant son détachement grandir de manière inversement proportionnelle au déchaînement de violence.


Un petit grain de sable, et tout part en sucette, jusqu’à se transformer en guerre ouverte entre deux clans, jusqu’à l’extermination. Le scénariste a imaginé un point de départ propice à l’escalade des confrontations, le dessinateur réalise une mise en scène vive, élégante et convaincante. Pourtant, petit à petit, la mécanique du massacre prend le dessus sur les personnages, la machine narrative fonctionnant avec une efficacité remarquable, écrasant les uns et les autres qui agissent eux aussi par automatismes conventionnels spécifiques à ce genre, jusqu’à la fin attendue et anticipée.