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jeudi 25 décembre 2025

Le Pouvoir des innocents T04 Jessica

Différents mais complémentaires comme ce citron et cette bière.


Ce tome est le troisième d’une pentalogie formant le premier cycle sur trois de cette série. Il fait suite à Le Pouvoir des innocents T03: Providence (1996) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 1998. Il a été réalisé par Luc Brunschwig pour le scénario, et par Laurent Hirn pour les dessins et la mise en couleurs. Il comprend cinquante-quatre pages de bande dessinée.


Une voiture de police file sur un large chemin de terre entre deux champs. Le policier passager se tourne pour réveiller le jeune adolescent sur la banquette arrière. Le conducteur annonce à Steven Providence qu’ils sont arrivés au centre de Madame Ruppert. Le garçon trouve que c’est joli. En passant par le portail du domaine, il remarque une jolie adolescente avec un poussin sur son épaule gauche, en train de relever le courrier dans la boîte. La voiture s’arrête devant la demeure un jeune garçon en train de lutter pour ouvrir un paquet de chips se lève pour les accueillir. Il se présente : Jonas Dickley, c’est lui l’élève responsable, celui qui doit prendre en charge le nouvel arrivant. Le policier acquiesce : affirmatif, ils ont été informés de leurs petites bizarreries de procédures. Il a même pensé à prendre un stylo pour signer le document de prise en charge. La voiture de police s’éloigne et repasse le portail, Jonas tend son paquet de chips à Steven pour qu’il lui ouvre. Puis il le remercie en mangeant des chips, et l’informe qu’ils font désormais équipe et qu’ils vont partager la même chambre. Et en plus, il ronfle. Steven regarde la voiture de police s’éloigner et il se demande ce qu’il va advenir de lui.



Dans le somptueux manoir de Steven Providence, la majordome Isaac se présente à la porte de l’immense chambre avec salon où se trouve Xuan Maï Logan. Il toque, alors que Providence se tient dans le couloir sans se faire voir. Il explique à la dame que c’est monsieur Providence qui l’envoie, ce dernier tenant absolument à ce qu’elle reçoive ce petit cadeau avant son petit-déjeuner. Il lui suggère de l’ouvrir : le paquet contient un message, une demande réclamant une réponse rapide de sa part à elle. Dans le paquet se trouve un gâteau au chocolat et un carton avec un petit mot disant que : C’était la spécialité de sa grand-mère, il espère qu’elle aime le chocolat, et qu’elle voudra bien se joindre lui ce soir pour le souper. Elle jette la boîte à terre et exige qu’ils arrêtent de la prendre pour une imbécile. Elle sait pourquoi elle est là : elle est gênante pour le patron d’Isaac, pour un tas de gens. Elle sait qu’elle sait trop de choses. Alors pourquoi lui faire toutes ces gentillesses ? Est-ce pour essayer d’endormir ses soupçons ? Et dès que ce sera fait, ils l’élimineront ? À moins qu’ils ne soient fous à lier, tout simplement ? Isaac explique calmement que Steven est resté un enfant, et que comme les enfants il lui arrive de faire des choses cruelles. Et comme les enfants, il ne peut se résoudre à l’idée d’avoir fait de la peine. Isaac continue : En ce moment, Steven cherche à sa faire pardonner tout le mal qu’il pense avoir fait à Xuan Maï.


En entamant ce tome, le lecteur se trouve partagé entre deux envies : connaître la suite de l’intrigue, et en apprendre plus sur la si gentille et bienveillante Jessica Ruppert puisqu’elle donne son nom au titre. En lieu et place, il commence par découvrir la suite de l’histoire personnelle de Steven Providence. Plus déconcertant encore, il n’est pas question de la jeunesse de Jessica, de ses années d’enfance ou de son parcours scolaire ou universitaire, ni même de l’homme avec qui elle a eu une fille. M‘enfin ! D’un autre côté, la suite de l’histoire du boxeur mérite d’être lue. Grâce à un dispositif romanesque auquel le lecteur consent bien volontiers un supplément de suspension d’incrédulité (Xuan Maï Logan qui est sous le coup d’un syndrome de Stockholm), il peut continuer à raconter sa vie… parce qu’il a besoin de se confier à quelqu’un, alors pourquoi pas une inconnue, qu’il a fait enlever de surcroît. Le voici donc dans un centre de réhabilitation, confié à la tutelle d’un autre jeune ayant commis un crime financier, un détournement de fond, et jouissant d’un degré de liberté inimaginable. Dans cette institution sous le patronage de Madame Ruppert, Steven peut grandir tranquillement. Le dessinateur montre une demeure à l’écart de la ville, dans une zone de campagne, un grand bâtiment, des espaces verts, des adolescents au comportement plutôt normal pour la majeure partie, une sorte de résidence autogérée.



Steven Providence continue de raconter son histoire : le séjour inespéré dans un centre pour adolescents condamnés, qui l’autogèrent, l’accès à des études, et enfin la montée sur le ring, puis… l’artiste emmène le lecteur dans chacun des lieux correspondants. Tout d’abord la belle campagne, la vaste propriété avec un mur d’enceinte au milieu de nulle part, avec sa grille en fer forgé, son parc où Steven, Jonas et Meryl s’entraînent la nuit. Le lecteur peut également pénétrer dans les locaux avec les deux adolescents : le grand réfectoire avec une remise en peinture sur la base d’une palette assez osée, le bureau de la directrice, la chambre partagée des deux garçons, et même le poulailler. Il se trouve emporté par le plaisir simple et direct de Steven montant pour la première fois sur un ring de boxe, et il le retrouve avec émotion sur le ring où il combat Melvin Lewis au Madison Square Garden, au milieu d’un foule innombrable. Autant de moments visuels expressifs et certains très impressionnants. Comme établi dans les tomes précédents, le parcours du futur champion du monde des poids lourds croise la route de Jessica, celle du titre de ce tome.


Au fil de cet album, Providence rencontre à plusieurs reprises sa bienfaitrice : tout d’abord quelques jours après son arrivée au centre, puis après l’obtention de son diplôme, ensuite à l’occasion d’un repas sur le toit du centre, les réunissant avec également Jonas, Maureen et Méryl. Le lecteur peut apprécier les talents de metteur en scène du dessinateur, qui a conçu un plan de prise de vues passant d’un convive à l’autre, les suivant dans leurs mouvements, accompagnant leurs gestes. La future candidate à la mairie de New York est vue par les yeux de Steven, ce qui conduit le lecteur à y voir plutôt l’histoire de l’adolescent que celle de la directrice. Pour autant le cumul de ces rencontres, auquel s’ajoutent également les scènes d’action caritatives qu’elle mène, en particulier dans le dispensaire tenu par les sœurs, finit par dresser le portrait de Jessica Ruppert. Elle apparaît à la fois comme une femme de convictions, comme une citoyenne à l’abri du besoin, et également comme une psycho-sociologue, l’adolescent précisant qu’elle en est une de tout premier plan et qu’elle avait écrit toute une série de bouquins très dérangeants sur la société moderne et sa nécessaire évolution. Dans le même temps, les dessins montrent une femme âgée, aux cheveux blancs, au sourire gentil irradiant l’empathie et la compassion, sans rien attendre en retour. Lorsqu’elle exprime ses convictions lors du repas sur le toit terrasse, le lecteur éprouve la sensation que celles-ci pourraient bien être celles du scénariste.



Totalement impliqué dans l’histoire de ces deux personnages et de leur relation, le lecteur n’en oublie pas pour autant les autres, au premier desquels Joshua Logan. Il ressent bien que les auteurs le font languir en lui consacrant de courtes scènes pour qu’il soit au bon endroit au moment de la résolution. Dans le même temps, la chronologie des événements et le temps propre à chaque situation s’imbriquent de manière cohérente dans la structure du récit, le scénariste restructurant avec élégance et intelligence les différentes temporalités. En tant qu’ancien membre des SEAL, le lecteur veut toujours voir en lui le héros d’action qui va tout sauver, et il se retrouve toujours déstabilisé par son regard et ses expressions de visage qui passent instantanément d’un début de confiance en soi au désarroi le plus total sous le coup du syndrome de stress post-traumatique, en cohérence avec son comportement depuis le début du récit, et ce qu’il a enduré. Le lecteur est toujours pris à rebrousse-poil par le personnage d’Angelo Frazzy qu’il aime à détester de tout cœur, tout en s’indignant contre la chance qui ne l’abandonne jamais, il n’y a de la veine que pour les crapules comme disait ma grand-mère. Il se sent privilégié de pouvoir découvrir Maureen O’Neal et Jonas Dickley avant qu’ils n’adoptent d’autres identités, de comprendre d’où ils viennent de les voir grandir et devenir adultes sous ses yeux. Le dessinateur sait les faire exister en montrant leur personnalité, et le scénariste se montre d’une élégante habileté en créant des échos, par exemple Steven et sa call-girl en miroir à Jonas dans une situation similaire.


Et puis il y a également l’intrigue : les auteurs ont annoncé l’enjeu dès le premier tome, à savoir l’élection à la mairie de New York, et à ce stade du récit le résultat semble acquis d’avance. Le lecteur voit bien les ficelles du récit, ou plutôt sa mécanique sophistiquée : jeu sur l’intrication de différentes temporalités, un récit choral qui permet de mettre à l’écart certains personnages qui n’en reviendront qu’avec plus de force quand le lecteur ne s’y attendra plus, un complot mené sur plusieurs années, une longueur du récit qui permet de faire oublier momentanément certains faits (Mais où a-t-il été question de Jonas Dickley déjà ?), du grand art. Des événements qui viennent s’ajouter inopinément, entre arbitraire et aléas, et aussi la velléité des auteurs. Dans le même temps, c’est un récit raconté avec une honnêteté palpitante, des personnages étoffés dont le caractère ressort aussi bien visuellement que dans leurs actes, et une intention tellement réconfortante, celle de construire une société bienveillante pour tout le monde. Malgré quelques compromissions pas jolies-jolies (on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs), l’objectif semble à portée de main, jusqu’à ce qu’Angelo Frazzy se procure un atout pour un nouveau chantage ignoble. Vite le dernier tome !


Toutes les qualités narratives des auteurs ressortent et font de ce tome une expérience de lecture inoubliable. Ils jouent franc jeu en affichant explicitement le mécanisme de leur récit aux yeux du lecteur, aussi bien le récit choral que le complot. Dans le même temps, la narration visuelle reste toujours aussi solide et savamment construite, l’attachement du lecteur pour les personnages continue de grandir, et pire que tout, tout se passe trop bien pour que ça puisse bien finir. Heureusement que Jessica professe des valeurs humanistes pour redonner espoir. Passionnant.



mercredi 24 décembre 2025

La vérité est au fond des rêves

Le sommeil vint. Et avec le sommeil l’illumination…


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre… mais pas de la démarche ésotérique du scénariste. Son édition originale date de 1993. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et par Jean-Jacques Chaubin pour les dessins et les couleurs. Il comporte quarante-six pages de bande dessinée. Il a bénéficié d’une introduction de deux pages, écrite par le scénariste en août 1992, à Vincennes. Il explique les circonstances dans lesquelles il a rencontré le dessinateur qui lui a déclaré qu’il était prêt à lui donner son âme pour une histoire. Fatigué d’écrire des histoires pour son soixantième anniversaire, l’auteur s’est dit : On dessine généralement une aventure, pourquoi ne pas publier pour une fois l’aventure du dessin ? Il décide alors de donner cinq thèmes au dessinateur, autant d’exercice que l’artiste devait garder à l’esprit en permanence, jusqu’au rêve qui lui donnerait la solution.


Un jeune homme est étendu nu sur les draps du lit, assis sur son séant, les jambes repliées vers lui. De gros insectes parcourent son corps. Il se souvient que son ami lui avait prêté sa chambre, et lui avait demandé de prendre soin de ses insectes tropicaux. Ceux-ci aimaient dormir dans le lit avec lui. Le jeune homme aimait bien ça. Ils étaient si beaux et si gentils. Surtout les gros brillants aux longues mandibules. Il faisait très attention à ne pas leur faire mal. Au fil des nuits leur présence se faisait de plus en plus insistante et pour dormir. Il essayait de les sortir du lit. Mais il s’aperçut bien vite qu’ils aimaient la chaleur de son corps et surtout le creux de ses cuisses. Une nuit il fut tiré du sommeil par un plaisir interdit. Il les sentit agrippés à ses fesses, titillant son anus avec insistance. Il supposait que l’odeur les avait attirés et il serra l’anus en pensant qu’ils pourraient s’y introduire. Et comme à chaque fois qu’il les repoussait ils revenaient au galop, il finit par se lever. Il remarquait dans la chambre quelques vivariums abandonnés. Lorsqu’il ouvrit le plus gros, une puanteur lui monta aux narines, sur la mousse humide pourrissaient du soja et un serpent mort. Malgré l’envie, il ne put se résoudre à les mettre là-dedans.



Les chiens. Un jeune garçon est dominé par la silhouette de trois adultes lui disant qu’il ne peut pas venir avec eux, car il n’y a plus de place dans l’avion, il viendra au prochain voyage. L’enfant se met à pleurer car il ne veut pas rester seul. Lorsqu’il rouvre les yeux après se les être frottés, il est devenu un adulte, au sommet d’un bloc béton de deux mètres et des chiens accourent vers lui. Il sent sa mâchoire se transformer jusqu’à ce que d’immenses crocs lui poussent. Les chiens commencent à bondir sur le bloc et il s’apprête à les déchiqueter. Puis finalement il s’oblige à fermer sa propre bouche avec un geste de la main. Les chiens sautent sur lui. - Révélation. Dans une pièce avec une grande baie vitrée, un homme parle avec son jeune fils, tous les deux assis sur une chaise. Un autre attend son tour. Enfin, c’est à lui et l’homme lui parle du Yin et du Yang, lui tient des propos qui ont trait à la divination.


Le lecteur peut se retrouver un peu déconcerté après avoir terminé cet album : pas très sûr de ce qu’il a lu. Une sorte de suite de sketchs, le premier une forme de sexualité déviante avec des insectes (exotiques, qui plus est) en quatre pages, le second une forme de rite de passage à l’adulte avec le choix de la défiance et de l’agressivité ou de la bienveillance en quatre pages, le troisième une révélation restant tue en trois pages, le quatrième entre religion et perte d’identité, le cinquième une confrontation avec la mort en cinq pages, puis une étrange promenade onirique dans quatre monuments emblématiques de Paris en dix pages, et enfin un voyage dans l’océan, l’antichambre de la mort, un village dans des collines vertes, un vol dans l’espace en treize pages. Pas facile de savoir quoi retirer de ces séquences, si ce n’est que le voyage semble plus important que la destination. La narration visuelle s’avère plutôt agréable, avec une évolution des techniques entre le début et la fin, partant de formes détourées par un trait de contour qui rehausse également les reliefs, également accentués par une technique de couleur directe. Au fur et à mesure, les dessins gagnent en substance, et en précision. Les arrière-plans passent de camaïeux travaillés à des décors en trois dimensions consistants, versant régulièrement dans l’expressionnisme pour renforcer l’évolution de l’état psychique des personnages.



Sous réserve qu’il ait lu l’introduction, le lecteur peut retirer plus de ces lectures que le premier degré des histoires, et la sensibilité psychologique ou mystique. Le scénariste explique que la réalisation de cet album est une expérience qui a duré trois ans. Ayant été sollicité par le dessinateur, il raconte que : Chaque page de cet album a été rêvée. Premier exercice : Rentre chez toi et souviens-toi du premier rêve sexuel que tu feras. C’est l’histoire des insectes. Second exercice : Dessine une angoisse qui mette en jeu tes émotions. C’est celle des Chiens. Troisième exercice : Traiter un sujet intellectuel sans énoncer aucune idée. C’est le livre du Yin et du Yang. Quatrième exercice : Dessine un cauchemar purement digestif. C’est le rêve des Monstres et du Chocolat. Avec lui s’est achevé le premier stade de l’expérience. Jean-Jacques avait donné corps à ses fantasmes sexuels, émotionnels, physiologiques et intellectuels. Le moment était venu de faire le point sur la liberté qu’il avait acquise. Je lui dis donc qu’il n’y aurait pas de cinquième thème. Il pouvait dessiner ce qu’il voulait. Chaubin confronté à l’angoisse de l’homme libre ! De cette angoisse est née la lentille qu’il met dans son œil, le cinquième rêve de l’album. […] Extrait de l’introduction d’Alejandro Jodorowsky.


Ainsi à l’occasion de son anniversaire pour ses soixante ans en 1989, l’auteur décide d’accéder à la demande pressante d’un jeune artiste, tout en la transformant en une expérience d’écriture pour lui, une expérience de création pour les deux, et une expérience de vie pour l’artiste. Le lecteur peut alors envisager cet album comme l’aventure du dessin, ou plutôt l’aventure de leur collaboration, c’est-à-dire entre un mentor et un novice, ou au moins un homme plus jeune et moins expérimenté. Sous cet angle, la première histoire devient une métaphore de leur relation. Sans grande surprise, Jodorowsky motive l’apprenti avec une histoire sexuelle, et celui-ci répond en se montrant provocateur, avec ces insectes, ce plaisir physique entre déviance et marginalité, en tout cas transgressif. Il se montre explicite avec cette image mémorable des insectes cherchant à s’introduire dans le corps de l’homme par son anus, il se montre également sans fard en représentant la nudité masculine sans hypocrisie. Pour clore ce rêve, un mystérieux personnage intervient, s’occupe des insectes, sans se montrer le moins du monde gêné par la nudité de son hôte. Le jeune artiste s’est mis à nu devant le sage expérimenté et a tout fait pour l’épater avec une situation provocatrice et honnête.



En gardant à l’esprit que chaque séquence a été réalisée l’une après l’autre, avec plusieurs mois s’écoulant entre, le lecteur se dit qu’il peut les envisager comme une progression dans le développement de la relation créatrice unissant les deux auteurs. La deuxième histoire semble plus accessible : une angoisse qui mette en jeu les émotions, l’enfant se retrouvant dans une position où il est seul sans la tutelle de ses parents, envahi par le sentiment d’inquiétude et même de terreur face au monde inconnu qu’il perçoit comme étant hostile, et réagissant pour s’y adapter afin d’y faire face. La narration visuelle raconte à elle seule l’histoire dépourvue de parole, avec seulement quelques grondements. Un beau conte sur le choix donné à l’individu quant à son attitude face aux autres. La troisième histoire a dû donner du fil à retordre à l’artiste avec un point de départ paradoxal : une histoire intellectuelle sans énoncer aucune idée (pas loin du sadisme comme exigence), l’artiste s’en tire admirablement bien, avec des images centrées sur le personnage, soulignant que tout est perçu à partir de lui, de manière égocentrée. L’artiste continue de progresser avec l’histoire suivante, alors que l’idée du scénariste apparaît plus nébuleuse, et sa concrétisation plus cryptique. Enfin, le dessinateur raconte sa découverte de sa mortalité, dans une histoire métaphorique, véhiculant une ou deux images religieuses, s’achevant par une chute permettant d’inscrire le récit dans un mouvement cyclique, une très belle maîtrise des volumes, des effets de perspective et d’un visage démoniaque.


Les deux histoires finales apparaissent plus ambitieuses en termes de pagination, et d’approche conceptuelle. Le lecteur apprécie le voyage onirique qui l’emmène depuis l’Hôtel-Dieu au ministère des Finances à Paris, en passant par le Panthéon et les Catacombes. Il ne s’attendait pas à croiser Batman avec ses oreilles pointues et sa cape gothique, ou à assister à un don de sperme dans le détail. Il retrouve l’inclination du scénariste pour l’alchimie (l’or sous le mercure) et pour le tarot (une séance avec les cartes de la Tempérance, du Diable, du Vit, et d’autres encore plus explicitement sexuelles, pas présentes dans tous les tarots), avec des dessins jouant à glisser du réalisme vers l’abstraction géométrique pour une balade étrange. La dernière histoire prend la forme d’un voyage, une élévation spirituelle classique dans ses étapes, parsemée de références alchimiques et ésotériques avec une touche de science-fiction, et de nécessité pour l’individu d’embrasser son côté obscur afin de pouvoir grandir, du pur Jodorowsky.


Le lecteur découvre au fil de huit séquences en quoi la vérité se trouve au fond des rêves. Il voit sous ses yeux, l’artiste grandir en termes de techniques et de qualité narrative, ce qui correspond à l’ambition du scénariste de mettre en scène l’aventure du dessin, plutôt que de lui faire dessiner des aventures. Il retrouve certains thèmes favoris du scénariste comme la spiritualité et la sexualité, ainsi que la transgression pour pouvoir progresser mentalement. Une lecture déroutante, plus intelligible à la lumière de la nature de l’intention du scénariste, plus facile d’accès au lecteur familier du scénariste, exotique et étrange, avec des visuels empruntant à une imagerie entre le fantastique et la science-fiction. Pour les complétistes de l’œuvre de Jodorowsky.



mardi 23 décembre 2025

Le bonheur occidental

Vous mettez beaucoup de texte dans vos bédés ?


Ce tome est un recueil d’histoires réalisées par l’auteur, publiées pour certaines dans Télérama, The New Yorker, Les Inrockuptibles, Lapin, Spirou, Le blog du monde, Le tigre et l’impossible. Son édition originale date de 2016. Il a été réalisé par Charles Berberian pour les scénarios et les dessins, avec des couleurs de Robin Doo pour quatre histoires. Il comprend quatre-vingt-quatorze pages de bande dessinée, réparties en quinze histoires, comprenant de une à vingt-neuf pages.


Le bonheur occidental 1, sept pages. Le grand scénariste Xavier Van Glüten est à une soirée mondaine en se demandant ce qu’il fait là où les femmes en veulent plus à son fric qu’à son corps. L’attachée qui l’accompagne l’informe que le ministre arrive dans cinq minutes pour lui remettre sa médaille, et que la RTBF et France 3 vont l’interviewer après. Il lui répond qu’il ne comprend rien à cette nouvelle génération de blogueurs qui clapotent dans un océan de médiocrité. À l‘extérieur retentissent des voix, des membres de l’atelier Mastodonte qui veulent rentrer. Charles Berberian arrive au niveau de Van Glüten et la discussion s’engage. Le lendemain l’auteur est reçu par Olivier le directeur général de la maison d’édition qui lui dit que ce n’était pas très malin de gifler Van Glüten la veille, et que ce dernier a demandé sa tête ce que l’éditeur a refusé. Mais Berberian doit s’excuser. Sur ces entrefaites, Van Glüten entre à son tour dans le bureau, portant une minerve.



Gotlib, Fuide et moi, deux pages. L’auteur se souvient de ses débuts. Petit, la lecture de la Rubrique-à-Brac l’a marqué au fer rouge. Il se fit alors la promesse qu’un jour il serait auteur de bande dessinée tout comme Marcel Gotlib. Une quinzaine d’années plus tard, Fluide Glacial, le journal fondé par son idole, accepte de publier les pages que Philippe Dupuy et lui ont dessinées. Ils sont persuadés que le maître lui-même va les recevoir. Mais c’est Jacques Diament, le rédacteur en chef, qui les accueille. Il boit de l’eau à intervalles réguliers en leur expliquant ce que c’est que l’humour. […] Monty Python’s Flying Circus, six pages. L’auteur a l’occasion de rencontrer Graham Chapman et les autres Monthy Python, et il leur déclare qu’il cherche une place dans leur cirque. […] Gentil fricateur, deux pages. Une dame âgée rentre dans un magasin appelé Nestor le store, et indique au propriétaire qu’elle cherche le bureau de poste dans la rue. Il lui explique qu’il vient d’ouvrir il y a deux jours à peine et qu’il vend du bonheur, tout ce qui peut aider à rendre la vie plus belle, plus agréable, par exemple une boîte de e-cassoulet dont il lui fait la démonstration. […] Nos amis les riches, six pages. Dans une soirée ou chaque invité porte un loup, le responsable déclare que l’heure est grave : il y a un traître parmi eux. Charles Berberian se fait immédiatement démasquer parce qu’il porte des chaussures à moins de deux cents euros. Il avoue s’être infiltré afin de faire un reportage pour le magazine Fluide Glacial. Après un échange railleur sur les valeurs morales, il se fait mettre dehors par le videur…


Comme il l’évoque dans un des récits (Gotlib, Fluide et moi), l’auteur a commencé sa carrière en réalisant des bandes dessinées à quatre mains, avec Philippe Dupuy, entre autres les séries Le journal d’Henriette (1988-91, trois albums) suivi de Henriette (1998-2003, quatre albums), Monsieur Jean (1991-2005, sept albums et deux hors-série). Puis chacun a continué sa carrière de son côté. En ouvrant ce recueil, le lecteur a conscience de sa nature : une compilation de récits courts d’origine diverse. De fait, les thèmes sont variés, le plus souvent de nature autobiographique, vraisemblablement plus de l’autofiction, voire de la pure fiction pour l’enquête chez les riches à l’occasion d’une soirée privée. Ainsi le lecteur voit l’auteur se ridiculiser face à un bédéaste ayant un plus grand succès que lui, remonter ses souvenirs pour découvrir son premier contact avec Marcel Gotblib (1934-2016), s’imaginer proposer ses services aux Monty Python, enquêter chez les riches, interviewer les proches collaborateurs de Jean-Luc Mélenchon, rencontrer Leiji Matsumoto (1938-2023, créateur d’Albator), et enfin se déguiser en Albator. Au milieu de ces histoires, se trouve le récit le plus long : une parodie de nature politique, mettant en scène le grand cerceau européen, un projet pour sauver l’Union et l’économie européennes, mais personne ne sait vraiment comment ni pourquoi, et personne ne sait non plus qui en a eu l’idée le premier. Certains politiques sont aisément identifiables : Hollande, DSK, Sarkozy.



La nature composite de l’ouvrage implique que le lecteur appréciera plus certains récits que d’autres. Il peut en particulier être déconcerté par la longueur du Grand cerceau européen, c’est-à-dire vingt-neuf pages, et sa nature satirique sur un projet politique aussi artificiel qu’absurde, que personne ne comprend, à commencer par le président de la France lui-même, ses conseillers, et même son créateur. L’auteur réalise des dessins caricaturaux : le lecteur peut bien ressentir son mépris pour Nicolas Sarkozy et sa nervosité, pour François Hollande et sa placidité, pour Dominique Strauss-Kahn et sa libido hors de contrôle. Berberian réalise des cases sans bordure, avec un trait de contour sec et très fin, des lavis de gris, et quelques apparitions de couleur qui tranchent fortement avec le reste. Il s’amuse à mêler des faits d’actualité avec des inventions loufoques. Dans la première catégorie : les conseillers en communication, DSK en éminence grise et ses affaires de nature sexuelle, les interviews de David Pujadas, le recours à des agences de communication, le lien entre Hollande et Ségolène Royal, les liens entre Sarkozy et Bachar al-Hassad. Dans la deuxième : le grand cerceau européen lui-même, l’amour de DSK pour le tiramisu, la chanson de Hollande pour le grand cerceau, l’attraction irrépressible d’Angela Merkel pour Hollande, l’expérience de DSK avec un aspirateur, etc. En fonction de ses attentes, le lecteur pourra être hilare devant l’inventivité et l’humour absurde, ou bien se lasser d’avoir la sensation d’une blague potache étirée pendant trop de pages.


Au cours des pages, le lecteur va donc passer d’un type de récit à un autre assez différent, et rencontrer également des illustrations indépendantes. La première en pleine page : trois passants dans une rue calme, en nuances de gris, la fresque murale ressortant grâce à ses couleurs. Puis une illustration en double page, des personnes faisant la queue pour recevoir une dose de justice dans une soupe populaire, avec le diable surveillant l’opération. Un homme passant devant une station-service dont le toit est occupé par un immense chat. Deux jeunes adultes installés à la terrasse d’un café à la nuit tombante, chaque absorbé dans la consultation de son écran, avec le titre : La vie de bohême. Une série de vingt dessins, dont quatre en couleurs, croquant des moments de la vie quotidienne dans différentes villes, faisant apparaître la diversité des individus, le contraste entre la situation de certains d’eux, des faits sociétaux. Puis encore quatre autres au pinceau plus loin sur une même page, et une dernière illustration en pleine page. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut percevoir ces images comme une façon d’augmenter la pagination, ou bien une façon de faire ressortir la capacité d’observation de l’artiste, et les différentes techniques qu’il utilise.



Il est également possible d’envisager les récits dans lesquels l’auteur se met en scène comme d’un côté un commentaire sur la société dans laquelle il évolue à l’époque, et également un commentaire sur lui-même. Dans le premier registre, il tourne en dérision le monde de l’édition et l’importance accordée au paraître et à la réputation. Sous sa plume, l’éditeur apparaît suffisant, Van Glüten est un vieux beau. La jeune éditrice Lizzy annonce explicitement qu’elle n’en est pas vraiment une, qu’elle est la fille de l’actionnaire principal de la boîte : le dessinateur sait la rendre immédiatement sympathique avec son visage franc, ses vêtements amples pour masquer pour partie son surpoids, sa façon d’apprécier la vie. Le chapitre sur les riches fonctionne très bien sur le plan de l’humour, en revanche le récit est trop dans l’exagération pour être une critique légitime. Le reportage sur l’équipe de Mélenchon utilise des cases plus petites et carrées, avec une variété des personnes interviewées qui en fait un vrai reportage. Les deux pages mettant en scène Sylvio Berlusconi s’inscrivent également dans le domaine du sketch absurde. L’apparition de Leiji Matsumoto met en avant l’importance accordée à ce mangaka dans le monde de la bande dessinée. L’histoire finale permet de retrouver Lizzy avec Charles, pour une autre critique sociale sur le milieu artistique, avec une touche d’humanisme et d’autodérision.


En effet, l’auteur se met en scène avec autodérision. Cela commence avec son manque de succès économique depuis la dissolution de son duo avec Philippe Dupuy, et sa propension à se montrer insolent, voire violent, envers les riches et puissants. Puis vient son attitude de fan vis-à-vis de Marcel Gotlib et la fierté de travailler dans son magazine, même s’il ne le rencontre pas, et une autre histoire entièrement fictionnelle et totalement honnête quant à son amour pour les Monty Python. Vient ensuite son mépris pour les riches, son admiration pour l’équipe de Mélenchon, sa prise de recul sur les réseaux sociaux et les vidéos qui reçoivent énormément d’appréciations, et enfin sa prestation en Albator. Il apparaît comme un être humain modeste, conscient de ses limites, et par voie de conséquence tout aussi conscient des défauts des autres et du ridicule inhérent à toute personne qui souhaite paraître. Il retrouve ces caractéristiques et ses qualités dans les autres histoires où il ne se met pas en scène : une critique de la gestion des ressources humaines comme des individus jetables, l’utilisation des réseaux sociaux par une personne à la rue, renvoyant le passant à sa solitude, une autre nouvelle du monde sur la guerre, et le thème du quart d’heure de postérité.


Un recueil d’histoires courtes de l’auteur, mêlant autofiction et fiction pure, avec une bonne dose d’humour alliant autodérision et absurde, avec une critique sociale premier degré, et une tendance à l’inventivité débridée. Une narration visuelle claire allant de dessins aux contours secs et fins à une histoire en deux pages à l’aquarelle, avec un sens personnel de la caricature. Une compilation de bric et de broc, et des récits qui exhalent tous la personnalité de leur auteur. Sympathique et drôle.



lundi 22 décembre 2025

L'homme à la licorne

À cette époque, l’exact n’est pas le vrai.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Christophe Dabitch pour le récit, et par Nylso (Jean-Michel Masson) pour les dessins. Il comporte deux-cent-vingt-cinq pages de bande dessinée en noir & blanc.


C’était le début du printemps. Les fleurs bourgeonnaient et les animaux frétillaient. La sève montait, les idées paraissaient soudain plus légères au sortir du grand hiver. Quelque chose s’emparait de vous. Des correspondances résonnaient à nouveau, des échos faisaient sens. En un mot, il y avait de l’enthousiasme dans l’air. C’est dans cet état d’esprit que Christophe traversa la place ce matin-là sous les grands arbres pour honorer le rendez-vous promis avec la licorne. Il s’assoit à une terrasse de café, tout se parlant à lui-même : il évoque un loustic, un sacré loustic, un individu que presque personne de connaît. C’est fascinant. Son flux de pensées se poursuit : Mais bientôt ils sauront tout de sa vie, grâce au bédéaste, enfin… au moins ceux qui lisent encore. Christophe fait le constat que c’est rare de trouver une histoire aussi folle que vraie. Comment la dire pour en donner tout le sel ? La réalité est parfois si incroyable qu’il faut en faire une fiction. L’auteur se dit qu’il pourrait imaginer une conversation la nuit tombée sur un bateau au large des côtes anglaises avec un homme mystérieux qui aurait connu Albert. Ou alors il trouverait par hasard le livre oublié d’un auteur inconnu qu’un archiviste aurait déniché sur le plus haut rayonnage d’une grande bibliothèque en Amérique du Sud. En soufflant sur la poussière, l’histoire apparaîtrait par magie.



Christophe se rend au musée de la Chasse et de la Nature, dans le quartier du Marais, à Paris. Il célèbre la cynégétique, l’art de la chasse (oui, on dit art), l’acte immémorial de prédation (plus ou moins empathique) et la beauté maîtrisée des proies (représentées ou empaillées). La nature aussi. Un couple de riches industriels des Ardennes, grands propriétaires, chasseurs et amateurs d’art (François Sommer et son épouse Jacqueline), l’a fondé en 1967 pour y présenter ses collections. Chiens à l’arrêt, sangliers, grandes bêtes. Peintures, dessins, collection d’ares, objets délicats, chevaux, chiens, stratégies de chasse… Une approche d’esthète pour des esprits éclairés, avec une idée de préservation de la faune sauvage. Une part du rapport de l’être humain à la nature, à l’animal, est là, mais, comment dire ? Les temps ont changé. La chasse a mauvaise presse. Alors depuis 2007, le musée propose des résidences immersives à des artistes contemporains dans le domaine de la Fondation (Domaine de Bel-Val, Ardennes) à des fins de restitution. Et ce musée est devenu l’un des plus branchés de Paris. Tête de sanglier et art contemporain : tout le monde est à l’arrêt. Et pourtant, dans le dédale animalier, Christophe avait toujours négligé une salle, et il ne comprend ni pourquoi ni comment. Voilà un an, alors que le musée venait de rouvrir après d’importants travaux, il l’a enfin visitée.


Un bien étrange album : format plus petit, pas tout à fait carré, dessines réalistes avec une forme de simplification en même temps qu’une forte densité de traits, évoquant par moment une parenté avec Jacques Sempé (1932-2022) sans en avoir la légèreté ou l’élégance, des cases sans bordure, parfois juste une illustration avec un texte au-dessus, en-dessous ou sur le côté, parfois des dessins sans un seul mot, d’autres fois des cases alignées en bande, etc. Le lecteur ressent une liberté formelle dans une grande cohérence narrative, évoquant un flux de pensées bien construit se laissant guider par la nature du propos. Il peut ressentir cette même liberté dans la suite de sujets abordés, avec une sensation un peu au fil de l’eau. Tout d’abord l’interrogation de l’auteur (Christophe) sur la manière de présenter son sujet, la licorne. Puis la visite au musée de la Chasse et de la Nature, 62 rue des Archives dans le troisième arrondissement, et sa découverte d’une salle qu’il avait toujours négligée. Un premier souvenir de chasse à la bécasse avec son oncle, sa fascination avec la licorne, l’impossible qu’elle incarne, quelque chose qui échappe et qu’on ne peut contrôler, pas de la pureté, plutôt l’union des contraires. Une nouvelle visite au musée de la Chasse et de la Nature, et le constat que la vitrine consacrée à la licorne a été déposée. Puis brusquement, une séquence qui commence à Paris en avril 1922 posant la question : Qui peut avoir l’idée de vendre la tour Eiffel en 1922 ?



Le récit semble alors prendre la tangente, une nouvelle direction pour se consacrer à Victor Lustig (1890-1947), un célèbre escroc et imposteur qui a vendu la tour Eiffel. Puis l’auteur, Christophe, en discute avec son éditeur Sébastien (Gnaedig ?) : un bon sujet, mais déjà maintes fois abordé par d’autres. Alors il se rabat sur son fils putatif : Albert Lustig (né en 1914), personnage inventé pour l’occasion. Cela procure une sensation étrange : faute d’espoir d’écrire quelque chose d’original sur un escroc de génie, les auteurs en inventent un à la petite semaine. Un peu comme ce choix de narration visuelle, à la manière de Sempé, évidemment sans en avoir le génie… tout en étant plutôt réussie. Quelques petits contours informes et le lecteur voit les feuilles dans les arbres… cependant les façades sont un peu trop de guingois et mal assurées… en revanche le mobilier urbain est authentique à commencer par les barrières de type Croix de Saint André. Finalement, l’artiste sait très bien rendre l’ambiance parisienne, par des détails concrets et authentiques, discrets et parfaitement à leur place : la tour Eiffel bien sûr (avant qu’elle ne soit vendue), la façade de l’hôtel Crillon, l’une des façades du musée national du Moyen Âge-Thermes et hôtel de Cluny, un quai de métro avec ses assises caractéristiques, un réverbère, etc.


D’ailleurs le scénario se montre exigeant vis-à-vis du dessinateur, à la fois pour les différents lieux et environnements, à la fois pour les situations. L’artiste passe ainsi de sites reconnaissables de Paris à une partie de chasse avec son oncle après avoir rallié le bois en barque, la contemplation d’animaux empaillés dans le musée de la Chasse et de la Nature, un paquebot transatlantique, les six tapisseries de la Dame à la licorne (entre 1484 et 1538), une cour d’école à Mouzon dans les Ardennes françaises en 1924, une discussion dans un café parisien à écouter les autres clients tous écrivains, et bien sûr des expéditions de chasse et de safari en Afrique. Sans oublier trois séquences de trois pages, chaque planche composée de quatre cases, montrant une vague forme pouvant d’apparenter à une licorne à demi-dissimulée par la végétation du sous-bois (80 à 82, 125 à 127, 204 à 206). Ainsi le lecteur observe aussi bien Christophe au musée contemplant les œuvres et artefacts ayant trait aux licornes, Victor Lustig convainquant les acheteurs potentiels de la tour Eiffel, Christophe et Sébastien discutant attablés en terrasse, un cerf en train de boire dans la forêt, Rob O’Hara posant à côté d’un trophée de chasse après l’autre, Christophe effectuant des recherches sur Internet. Et – peut-être – la licorne dans les bois.



Mais alors du coup ça raconte quoi ? Hé bien d’abord, cette envie de l’auteur de dire sa fascination pour les licornes et pour ce qu’elles représentent, et aussi cette invraisemblable expédition de chasse à la licorne en Afrique du Sud, en direction des chutes d’Augrabies en suivant d’abord la rivière Orange avant de pénétrer dans le désert du Kalahari jusqu’au village reculé de Riemvasmaak. Et aussi sa fascination pour l’escroc Victor Lustig. Et encore la vie du fils fictionnel de Lustig, l’amitié d’Albert avec François Sommer, la rencontre avec le milliardaire américain Rob O’Hara, grand chasseur au cœur noir et membre du conseil d’administration du Field Museum à Chicago. Étrange de consacrer un récit de nature semi-autobiographique à des personnages de fiction… D’un autre côté, Christophe annonce dès le départ que c’est rare de trouver une histoire aussi folle que vraie. Comment la dire pour en donner tout le sel ? Et il évoque différentes formes de mises en abîmes utilisées par des romanciers de la fin du dix-neuvième siècle pour évoquer des expéditions.


D’ailleurs, au fur et à mesure, le lecteur relève plusieurs références à la pratique de la littérature, et à la création artistique. Il y a cette séquence révélatrice dans un café parisien, où Christophe et Sébastien entendent la conversation d’autres auteurs à des tables autour d’eux. Des remarques portant sur la pratique de leur métier : un est en panne en ce moment et a envie de tout arrêter. Un autre se lamente que son dernier livre a été totalement passé sous silence. Certains commentent leur livre en cours : Pas d’histoire, pas de personnage, pas de psychologie, celui-ci ne veut faire aucune concession cette fois. Un autre énonce : Exposition, dénouement, flashback, en jeu, conflit interne, climax, un arc narratif, twist, il a tout mis ! Une écrivaine explique : Ce n’est pas de l’autofiction au sens habituel du terme mais une fiction autonome autour de l’idée même du moi. Un autre encore évoque Georges Pérec à qui il rend hommage avec un peuple qui n’utilise jamais la lettre P. Le lecteur perçoit une élégante mise en abîme où les auteurs évoquent leur propre démarche créatrice, la démarche de proposer une histoire de fiction (Albert Lustig inventé de toutes pièces), se raccrochant à la réalité (Victor Lustig, un escroc bien réel), dans des périodes historiques marquées (grands chasseurs en Afrique), tout en se mettant en scène eux-mêmes dans la quête d’un sujet pour leur histoire, en se demandant comment la raconter pour lui donner plus d’impact, leur fascination pour la licorne et les différentes qui lui ont été associées. Le lecteur ressent que ces trois apparitions de licorne dans les bois correspondent à une phase de la vie de l’observateur qui sait que son bonheur se trouve dans la poursuite d’une chimère. D’ailleurs l’auteur lui-même, ou plutôt son avatar, finit par prendre conscience que sa démarche relève de l’auto-aveuglement… ce qui a donné un sens passager à sa vie, tout comme la licorne pour Rob O’Hara, ou encore l’image du père pour Albert Lustig.


Une bien étrange bande dessinée, avec une narration visuelle évoquant Sempé, mais pas tout à fait, et une histoire évoquant l’escroc qui a vendu la tour Eiffel, mais pas tout à fait. À la poursuite d’un animal chimérique dans une salle de musée imaginaire, ou dans un safari, avec des dessins légers et évocateurs comme des croquis pris sur le vif, et en même temps une structure solide et une réflexion sur la recherche d’une histoire ayant assez de qualités et de consistance pour être racontée et séduire un lectorat. Une mise en abîme de la démarche d’auteur à créer une œuvre présentant un intérêt pour un potentiel public, et aussi pour investir son existence à la raconter. Un prodigieux cheminement d’auteur pour trouver un sujet qui en vaille coup, une métaphore de la démarche de donner du sens à une histoire, à son histoire, à sa vie.



jeudi 18 décembre 2025

Santiag T02 Le Gardien de la nuit

Loin… Ce ne sera jamais assez loin…


Ce tome fait suite à Santiag, tome 1 (1991) qu’il faut avoir lu avant pour comprendre les relations entre les personnages récurrents. Son édition originale date de 1992. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Renaud (Renaud Denauw) pour les dessins, et Béatrice Monnoyer pour la mise en couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Ces deux auteurs ont également créé le personnage de Jessica Blandy, et réalisé sa série qui compte vingt-quatre tomes de 1987 à 2006, et une trilogie intitulée La route Jessica, de 2009 à 2011.


Dans une zone désertique en territoire Navajo, deux hommes sont en train de courir, Moe et Brett, l’un d’eux pieds nus, l’autre avec une unique basket. Ils fuient à perdre haleine, étant poursuivis par huit policiers et quatre chiens qui les traquent. Les évadés arrivent devant un cours d’eau sinuant devant une falaise. Ils décident de traverser avec de l’eau jusqu’à mi-poitrine. Les policiers arrivent sur la rive et s’arrêtent : ils comprennent immédiatement que les deux prisonniers ont dû traverser et Malloy, policier blanc, ordonne que Ben garde les chiens, et que les autres le suivent. Chamaro, inspecteur du Bureau des Affaires Indiennes, s’y oppose : il estime qu’il est devenu inutile de les poursuivre, ils se sont avancés trop loin, pour eux tout est fini. Malloy demande des explications : ces deux individus ont tué un gardien en s’évadant, ils ne peuvent tout de même pas les laisser filer ainsi. Le Navajo s’explique : il comprend la colère de son collègue car c’est également la sienne. Mais il y a des choses que le Blanc ne verra jamais. Les deux hommes se sont aventurés sur les terres du Gardien de la Nuit… Et personne, jamais, n’en est revenu vivant !! Les policiers peuvent rentrer chez eux à présent… Chamaro attendra seul…



Moe et Brett sont parvenus au pied des falaises, de l’autre côté du bras de rivière. Ils commencent à monter car il y a des maisons indiennes en haut, ils pourront s’y reposer. Le premier explique au second qu’il faut qu’ils tiennent le coup, Loyson viendra les chercher. En effet, après toutes ces années, il ne pense toujours qu’à la même chose : récupérer son pognon, et pour ça il a besoin des deux évadés. Ils sont arrivés au niveau des habitations et ils pénètrent dans l’une d’elles : le mur du fond est tapissé de crânes humains. Nonobstant cette décoration macabre, Brett s’assoit et déclare qu’il ne peut plus bouger il en est incapable. Moe se range à sa position : mieux vaut se reposer d’abord. D’ailleurs il est aussi crevé que son compagnon, mieux vaut qu’ils dorment, ils aviseront après. Le soleil se couche et la nuit s’installe. Moe réveille Brett : il a entendu marcher, quelqu’un vient par ici. Les deux hommes se relèvent et Moe a sorti son pistolet. Un individu torse nu, avec un masque sur le visage s’avance vers eux. Moe le menace de son arme à feu… sans aucun effet. L’individu continue de marcher vers et il lève son bras droit, abattant sur Moe, sa main munie de quatre lames tranchantes, comme des griffes.


Le premier tome semblait auto-conclusif, avec le sort du personnage principal, réglé de manière définitive. Le lecteur se demande donc comment les auteurs peuvent poursuivre leur série, et si le personnage dénommé Santiag y jouera vraiment un rôle, ou plutôt comment il y jouera un rôle. L’élément surnaturel mis en scène dans le premier tome est repris : le spectre de Santiag intervient dans le récit. Le scénariste a opté pour un dispositif très brut : il est possible de contacter l’esprit de Santiag en utilisant un poste de radio, reliant ainsi un phénomène relevant du spiritisme avec un objet technologique, en l’occurrence un poste émetteur-récepteur. Tout aussi fort, le spectre de ce personnage peut intervenir comme un être humain fait de chair et d’os, et communiquer avec les esprits, en l’occurrence le Gardien de la Nuit annoncé par le titre de ce tome. Un peu gros à avaler ? Un deus ex machina bien pratique qui intervient à la fin pour sauver les victimes, éviter qu’elles ne succombent à un sort atroce, et châtier les criminels et les individus moralement corrompus de surcroît ? Oui, Santiag sert à tout ça dans ce tome… En même temps, le lecteur peut lire cette histoire comme un conte, un récit fantastique où Santiag agirait comme une allégorie. Littéralement, l’esprit de ce mort intervient dans les affaires des vivants, l’influence qu’il a eue sur les autres au cours de sa vie perdure, comme une forme de rémanence des répercussions de ses actions, de son influence sur ceux qui l’ont côtoyé.



Charge donc au dessinateur de doser ce qu’il souhaite montrer, à quel point il rend explicite ces manifestations du surnaturel, ou au contraire s’il représente les faits de manière naturaliste. Par exemple, lorsque Moe et Brett découvrent ce mur recouvert de crânes, il s’agit d’un simple empilement d’ossements tout ce qu’il y a de plus naturel, une sorte de décor funéraire macabre pour des rituels des morts. De même pour sa première apparition, le Gardien de la Nuit ressemble à un être humain des plus normaux, avec trois accessoires navajos plausibles, voire authentiques. Quand il tente de joindre Santiag ou d’établir une connexion avec lui, Chamaro pénètre dans un vieux bâtiment désaffecté, monte dans un bureau à l’étage, avec une belle couche de poussière et il se place devant un micro d’un ancien modèle, le tout représenté de manière prosaïque, ce qui fait d’autant plus ressortir l’incongruité du comportement du policier, soulignant à la fois son incrédulité quant à ce qu’il est en train de faire, et son état d’esprit désespéré pour qu’il en vienne à une telle extrémité. De manière plus ouvertement paranormale, il y a cette carcasse de voiture en train de brûler au beau milieu du désert, la spirale dans l’œil de Tossie, l’étrange nuage de sable.


Le lecteur s’aperçoit qu’il retrouve tout de suite l’ambiance si particulière de cette série, grâce à la palette de couleurs. Une façon assez personnelle de rendre compte de la lumière : parfois un peu boueuse, avec des dégradés rehaussant les reliefs et rendant compte des textures, avec un soin particulier pour la pénombre. Le dessinateur a conservé ses caractéristiques visuelles : traits de contour très fin et précis, personnages au physique normal, tenues vestimentaires banales et diversifiées, décors bien consistants, plans de prises de vue à la lisibilité parfaite. Dès la première séquence, le lecteur ressent la dextérité avec laquelle l’artiste a conçu le décor : la disposition du bras du fleuve, la falaise rocheuse, le bosquet d’arbres, la pente pierreuse pour accéder au sommet, et les maisons de pierres sèches. La géographie des lieux permet de voir comment les deux fuyards parviennent à échapper au regard des policiers, comment il peut y avoir des habitations sommaires nichées sur les flancs de la montagne, etc. Puis vient la séquence où Loyson et son porte-flingue se heurtent au propriétaire du terrain sur lequel ils attendent Moe et Brett : une séquence sèche qui met en évidence le comportement de psychopathe de Loyson. À chaque fois, l’artiste sait froidement montrer l’horreur d’une situation, la monstruosité d’un comportement, la froideur implacable de la mort. La tête qui vole, le pendu, le corps empalé sur une branche d’arbre, autant d’images qui restent longtemps avec le lecteur, après qu’il a refermé ce tome,



Certes, Santiag apparaît bien opportunément pour châtier les criminels et sauver les innocents, pour autant le scénariste a conçu une intrigue bien ficelée à partir d’un point de départ classique : deux individus ont réalisé un vol pour un commanditaire, et ils se sont fait pincer, mais l’agent est toujours planqué. Ils viennent de s’évader et la chasse à l’homme peut commencer, à ceci près qu’ils disparaissent en cours de route. Le lecteur peut voir comme l’auteur a tissé sa trame, et l’habileté élégante avec laquelle il fait s’entremêler le parcours de ses personnages, à la fois dans ces grands espaces, à la fois avec très peu d’habitants. Il utilise une légende indienne, peut-être inventée par lui, un individu surnaturel qui s’en prend aux vivants qui ont le malheur de séjourner sur son domaine. Le lecteur suppute que le déroulement du récit aboutira au même dénouement que dans le tome un, et c’est bien le cas les coupables de tout genre connaissent un sort peu enviable, mais très satisfaisant et cathartique.


Dans le même temps, le récit développe un peu plus les éléments récurrents de la série, laissant supposer que le sort de Santiag connaîtra un dénouement à l’issue de la série. D’un côté, il semble cantonné au rôle d’artifice narratif pour punir. De l’autre côté, trois autres personnages reviennent également. L’inspecteur du Bureau des Affaires Indiennes sert de dispositif narratif pour contacter Santiag et pour exposer la légende Navajo. Il se fait également la remarque que Santiag est un homme blanc, ce qui introduit un étrange biais : finalement ces histoires reposant sur les croyances indiennes se dénouent grâce à l’intervention d’un Blanc. C’est également le retour de Santilla, l’épouse de Santiag, et de Tossie, leur fille. La première essaye de trouver un nouveau mode de vie satisfaisant après la mort de son mari, la seconde fait montre d’un talent encore embryonnaire, à nouveau surprenant dans la mesure où son ascendance se partage entre Navajo et Blanc. Le lecteur pressent l’importance qu’aura la relation père-fille, sans pouvoir deviner quel sera leur sort.


Deuxième tome : le personnage donnant son nom à la série revient… d’une certaine manière. La narration visuelle raconte avec clarté l’histoire, bénéficiant d’une mise en couleurs aux atours naturalistes, avec une qualité expressionniste. Le scénario mêle intrigue policière bien troussée avec des touches de surnaturels, permettant au lecteur d’y voir comment la mémoire d’un défunt continue d’habiter l’esprit des vivants et de les influencer. Troublant.



mercredi 17 décembre 2025

Green Witch Village

Voilà. Il vivra trahi au lieu de mourir dans la confiance.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Franck Biancarelli pour les dessins, Lewis Trondheim pour le scénario et Jérôme Maffre pour les couleurs. Il comprend quatre-vingt-quatorze pages de bande dessinée. Il se termine avec un court paragraphe des auteurs expliquant en quoi leur ouvrage a été conçu comme un hommage aux comics des années 50, suivi par une page comprenant neuf recherches de couverture, trois pages de recherches graphiques sur le personnage, plus une page de présentation des auteurs.


Dans un appartement en colocation à Greenwich Village, un quartier de Manhattan, une jeune femme reprend connaissance. Ses deux colocatrices, Érika Grönberg & Gwen Ford, sont penchées sur elle, inquiètes de son malaise, l’appelant Tabatha. Cette dernière ouvre les yeux, totalement hébétée. Elle leur demande qui elles sont, où elle se trouve, qu’est-ce que c’est que cette tenue qu’elle porte et où se trouve son portable. Les trois amies s’assoient sur le canapé, et ses copines expliquent à la troisième qu’elle s’appelle Tabatha Sands, qu’elle est libraire et que la date est octobre 1959. Elle leur répond qu’elle est sûre d’avoir trente ans et d’être en 2025. Érika dit qu’il est temps pour Tabatha d’aller travailler, car elles ont besoin de ses rentrées d’argent pour le loyer. Comme Tabatha ne sait pas où aller, Érika l’accompagne, car elle a un casting pas loin. Une fois à l’extérieur, la trentenaire indique que pour l’instant elle tient le coup, mais qu’elle ne sait pas ce qui se passera si elle croise un des Beatles. En marchant dans la rue, la libraire constate que c’est bizarre, il y a aussi des vieilles voitures des années trente ou quarante. Pour elle, dans les films sur les années cinquante, on ne voit que des voitures des années cinquante. Elle se fait la même remarque sur les vêtements et les boutiques, certaines très vieillottes. Son ami lui demande si en 2025 il y a bien des voitures volantes.



Finalement, Tabatha décide de ne pas aller travailler et plutôt d’accompagner son amie Érika pour son casting. En sortant du métro, elles retrouvent Winfield Wayne l’agent de l’actrice, puis ensemble, ils pénètrent dans le bâtiment où se tiennent les auditions. Immédiatement, Ralph Damara repère Tabatha et énonce qu’elle est parfaite et que c’est elle qu’il veut pour incarner la sorcière verte, et elle se retrouve dans une position où elle ne peut qu’accepter de prendre Wayne comme agent pour négocier le contrat séance tenante. Plus tard, alors que la nuit est tombée, sur les quais, un groupe d’individus prend en charge une bombe livrée par d’autres, qu’ils abattent pour les faire taire, une fois l’acquisition complétée. Tabatha est rentrée dans sa colocation, et ses amies se tournent en dérision certains des termes qu’elle emploie, comme playlist, numérique, internet, wifi. Le lendemain, Tabatha se promène dans la rue et elle avise l’échoppe d’une diseuse de bonne aventure. Elle décide d’y entrer pour savoir ce qu’elle fabrique en 1959. Elle est accueillie dans une pièce plongée dans la pénombre, où une jeune femme de son âge débite quelques phrases génériques. Tabatha comprend immédiatement et lui demande si c’est la première fois qu’elle fait médium.


Dès le début, cette bande dessinée présente une saveur particulière, le lecteur éprouvant des difficultés à la définir précisément. Cela commence avec le genre dans lequel s’inscrit le récit : anticipation ou fantastique, avec cette histoire d’âme revenue dans le passé pour habiter le corps d’une autre femme. Ou peut-être même spiritualité avec cette séance chez la diseuse de bonne aventure, quand la mère de Gabriella arrive, chasse Tabatha de son parloir, puis accepte de la revoir à l’extérieur et évoque une présence, un esprit invisible à ses côtés. D’ailleurs celui-ci apparaît à l’héroïne et lui parle, lui donnant des informations accessibles en 2025. Mais voilà qu’en page quinze, le récit semble encore changer de registre, avec l‘introduction de Spiridon Ivanov, pour lequel tout porte à croire qu’il s’agit d’un espion russe, plutôt que d’un simple journaliste pour le quotidien Izvestia. À moins que l’histoire ne bifurque vers une forme de romance, avec la relation naissante entre le Russe et la déplacée temporelle. En fonction de chaque séquence, le cœur du lecteur balance entre l’un ou l’autre de ces genres, ne sachant plus trop auquel il doit accorder sa priorité, entre l’histoire d’un attentat à la bombe atomique à New York, ou l’identité réelle de Tabatha.



Il faut peut-être un peu de temps au lecteur pour ressentir la structure très particulière de cette bande dessinée, un rythme un peu saccadé, une sensation un peu hachée. En fin de tome, il découvre un texte explicitant les intentions des auteurs : ils ont souhaité réaliser un hommage aux comics des années 1950. Pour ce faire, ils se sont imposé quatre règles. Un : La première case sera toujours une grande image. Deux : La dernière case sera toujours une chute. Trois : Chaque planche doit pouvoir être lue de façon autonome, une ellipse la séparant de la précédente. Quatre : Les pages sont découpées de façon à pouvoir être montées en quatre ou trois strips. Ce cadre structurant leur a permis de jouer avec la narration et le rythme, fidèles à l’esprit de ces pages dominicales d’outre-mer qui les ont tant inspirés. En fonction de son degré d’attention, le lecteur a la confirmation de la démarche intentionnelle qu’il avait bien vue, ou bien il en fait la découverte. En effet, cette forme de composition de la narration donne une sensation très particulière à la lecture, chaque page formant une unité narrative presque autonome. Cette caractéristique renforce la sensation d’une intrigue un peu éparpillée, éclatée entre plusieurs genres d’une page à l’autre.


Dans le même temps, les pages présentent une apparence très classique et sage : des cases rectangulaires avec une bordure bien nette, disposée en bandes. Des dessins dans un registre descriptif et réaliste, avec un discret degré de simplification pour les personnages et les visages, et de solides décors. La plupart des personnages bénéficient d’une discrète élégance, une silhouette svelte sans être athlétique, des tenues vestimentaires normales et diversifiées, ils sont bien habillés sans luxe ostentatoire. Avec une exception pour l’agent Winfield Wayne avec un manteau tape-à-l’œil peu raffiné. Les quatre femmes, personnages principaux, sont traitées avec respect par les auteurs, sans situation dégradante, sans voyeurisme de quelque sorte. Les principaux personnages masculins apparaissent un peu plus convenus et moins développés : l’agent grossier, machiste et usant de méthodes de voyou, l’agent du KGB élégant, respectueux et très bien élevé, Terrence Taylor agent de la C.I.A. plus rustaud habitué à être obéi et à rudoyer ceux qui lui résistent. En fin de tome apparaît le temps d’une séquence, Frank un touriste venu de Hongrie tout aussi élégant et parfaitement antipathique non sans raison.



Outre l’attention apportée aux tenues vestimentaires, le plaisir de représenter Manhattan saute aux yeux du lecteur. Les auteurs ont choisi cette localisation avec la ferme intention de lui rendre hommage. Au travers de ces dessins soignés et précis, le lecteur peut apprécier la promenade dont il bénéficie en filigrane : les immeubles typiques du quartier de Greenwich Village, le Washington Square Arch (arc de triomphe en marbre à Washington Square Park, en commémoration du centenaire de l'inauguration de la présidence de George Washington en 1789), Central Park, ses ponts et ses allées, Coney Island sa plage et son parc d’attractions, le Seagram Building réalisé par l'architecte allemand Ludwig Mies van der Rohe (1886-1969). C’est une très belle balade, grâce certainement à des recherches rigoureuses, rayonnant du plaisir des auteurs lors de la réalisation des planches.


Totalement sous le charme de la narration visuelle, le lecteur se laisse donc porter par les nombreux événements et rebondissements. Le spectre du neveu de 2025, les rapports de force entre les hommes comme Winfield Wayne ou Terrence Taylor et les trois femmes, la présence impalpable du KGB et des Nazis, l’attentat visant à faire exploser une bombe nucléaire à New York, un enlèvement pour exécuter la victime sur les quais, l’élimination de cadavres, des paris de courses hippiques en connaissant le gagnant, un antiquaire receleur et trafiquant, un Hongrois nazi, un assassinat en pleine voie publique, etc. Il relève en passant quelques références historiques et culturelles comme celle à Arthur Q. Bryan (1899-1959, acteur, voix de Elmer Fudd), ou l’utilisation de la perte d’une bombe atomique dans un accident par l’armée américaine (authentique, une bombe Tybee, délestée pendant un exercice militaire où un bombardier B-47B est entré en collision avec un avion de chasse F-86). Il s’amuse des anachronismes occasionnés par la connaissance du futur qu’à Tabatha Sands et son neveu : les Beatles, les comportements phallocrates et le patriarcat, l’absence de réseaux sociaux et de téléphones portables, l’usage d’un Smiley, l’absence de ceinture de sécurité dans les voitures, les jolies blondes faisant les carreaux à la station-service, une location de coffre bancaire pendant soixante-dix ans, et l’énoncé de drôles de noms pour choisir celui d’une agence d’actrices (Drôles de dames, Catseyes, Me Too, Pikachu, Daft Punk, Google Instagram, Microsoft, Amazon, Paypal, Tik Tok). Il est presque surpris de découvrir que les auteurs résolvent leur intrigue en bonne et due forme, y compris l’identité véritable de Tabatha Sands.


Une bande dessinée des plus classiques en apparence : des dessins soignés et descriptifs, une aventure fantastique d’une jeune femme se retrouvant en 1959 dans le corps d’une autre femme, et des enjeux divers allant de comprendre ce qui est arrivé à l’héroïne à la menace d’un acte terroriste visant à faire exploser une bombe atomique en plein Manhattan. Le lecteur tombe vite sous le charme de ce récit à l’intrigue protéiforme, sans trop savoir quel est l’enjeu dominant. La reconstitution de Manhattan est formidable, le récit est plein de rebondissement, la forme constitue un hommage sophistiqué aux Sunday pages des années 1950. L’aventure rocambolesque est finement dosée. Un divertissement sophistiqué et élégant.



mardi 16 décembre 2025

Lefranc T36 La régate

La seule chose qui n’est pas sous contrôle, ce sont les conditions météorologiques.


Ce tome fait suite à Lefranc T35 Bombes H sur Almeria (2024) qu’il n’est pas indispensable d’avoir lu avant, mais ce serait dommage de s’en priver. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Roger Seiter pour le scénario, par Régric (Frédéric Legrain) pour les dessins, et par Bruno Wesel pour les couleurs, d’après un personnage créé en 1952, par Jacques Martin (1921-2010) dans l’aventure La grande menace. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. C’est le septième album réalisé par ce duo d’auteurs.


Port de Waal à Rotterdam. Le Prince d’Orange, un vraquier appartenant à Kobus van Toor, un homme d’affaires néerlandais, est en train de décharger une importante cargaison de chalcopyrite. Accompagné d’Adriaan Grimberg, son secrétaire particulier, Kobus discute avec un client. Les deux premiers expliquent que leur entreprise propose un minerai de grande qualité, sa teneur en cuivre est très élevée, elle atteint presque cinq pourcents. Et Van Toor tend les documents attestant que la cargaison est dédouanée, ce qui devrait suffire à l’acheteur. Ce dernier admet qu’il a raison, que la provenance de chalcopyrite lui importe peu, que seule la qualité de la marchandise compte. D’ailleurs, il profite de cette rencontre pour confirmer que sa société prend une option sur toutes les livraisons de minerai de cette qualité pour les années à venir. Le prix de van Toor sera le sien.



Lors de la nuit suivante dans le port du Waal, Kobus van Toor et Adriaan Grimberg retrouvent le colonel Heiko Hoeven, un officier mercenaire qui commande ce qui semble être un véritable corps expéditionnaire. L’homme d’affaires demande à son interlocuteur où il en est. Le colonel répond Que le chargement avance bien, le navire Prince d’Orange pourra prendre la mer demain la matinée. Van Toor lui tend une enveloppe en expliquant qu’elle contient les ordres. En raison de sa cargaison, le Prince d’Orange ne peut emprunter le canal de Suez. En ce moment les Égyptiens, se montrent particulièrement tatillons avec le transport des armes. Grimberg ajoute que le colonel devra contourner l’Afrique, ce qui rallonge le voyage. Il ajoute que le navire mettra probablement plus d’un mois pour atteindre la mer de Banda. Une fois sur place, le colonel devra suivre les instructions contenues dans l’enveloppe. Van Toor conclut la conversation en indiquant qu’il a conclu un accord avec les autorités locales, tout devrait bien se passer. De toute manière, il a prévu de se rendre en Indonésie d’ici quelques semaines, s’il devait y avoir des difficultés ils aviseront à ce moment-là. Trois semaines plus tard à Darwin en Australie, Guy Lefranc se fait déposer devant une grande auberge en face du port. Il y retrouve Théa, qui lui présente le reste de l’équipage du ketch Voyager : Wil et Jos, deux matelots néerlandais, le skipper australien Jeff Coleman et Mata, originaire des Moluques et qui connaît par cœur la mer de Banda.


La couverture promet une belle aventure en mer, centrée sur une régate, avec un participant confronté à une tempête, peut-être un typhon, avec une femme au premier plan de l’illustration. En effet, le beau héros au cœur pur a accepté de faire partie de l’équipage du ketch Voyager, pour une course reliant Darwin en Australie, à Davao aux Philippines. Lors des passages consacrés à la navigation, le lecteur peut apprécier le vocabulaire technique : ketch, yawl, mile nautique, spinnaker, drisse, foc, bôme, carguer, etc. En plein typhon, Jos indique à Guy de rester au milieu, tandis qu’il s’occupe de l’extrémité de la bôme car il est plus amariné que le reporter. Le dessinateur s’en donne à cœur joie pour représenter le ketch, sa voilure, sa façon de fendre les eaux, le pont et sa roue de gouvernail, la cabine avec la radio et les cartes, en prenant un soin minutieux à réaliser une reconstitution historique authentique et rigoureuse, pour chaque équipement ou accessoire d’époque. Le lecteur se rend compte que la pagination consacrée à la régate proprement dite compte cinq planches. Il perçoit inconsciemment que le récit contient bien d’autres passages relevant de la mer : les docks du port dans la première planche, le port de plaisance en planche trois, un vieux patrouilleur américain faisant route vers l’archipel de Walang, le cargo Prince d’Orange arraisonné par deux navires à voile de pirates, les petites embarcations de pêcheurs pour rallier une autre île, ou encore le quai de déchargement de l’île de Lontor, tous représentés dans le détail, dans un registre réaliste et descriptif, associé à la Ligne Claire.



Les successeurs de Jacques Martin ont pris l’habitude d’introduire un personnage féminin, ayant un vrai rôle, autre que celui de faire-valoir ou de victime. Ainsi Théa est-elle l’armatrice du bateau qui participe à la course nautique. Elle présente une apparence aussi commune que celle de Guy Lefranc : silhouette élancée, discrètement sportive, avec un jean et un débardeur puis un short et un débardeur, des cheveux courts et blonds tenus pas un serre-tête. Dans la dernière page, elle porte une robe de soirée, peu moulante et pas révélatrice. C’est le seul personnage féminin pendant tout le récit, sauf à l’avant-dernière page avec un hommage discret à Claudia Cardinale (1938-2025). Pour le reste, c’est un récit d’hommes : le héros, sans Jeanjean ni Axel Borg. La majorité de l’aventure se déroule en Indonésie, le dessinateur n’apportant que de très légères touches sur le visage pour les autochtones, la différence s’effectuant majoritairement par la couleur de peau qui est plus foncée. Outre les éléments maritimes et de navigation, il saute aux yeux que l’artiste a effectué de solides recherches pour recréer cette époque au plus authentique possible, qu’il s’agisse des navires, des véhicules, des tenues vestimentaires, des accessoires, des objets du quotidien, de l’architecture de cet endroit du globe, et d’un superbe bombardier-torpilleur de modèle Nakajima B5N, surnommé Kate.


Comme à son habitude, le dessinateur met scrupuleusement en œuvre les caractéristiques graphiques établies par Jacques Martin au début de la série. Il réalise des cases sagement rectangulaires, alignées en bande, en nombre de huit ou neuf par planche. Il met en œuvre les principes de la ligne claire de type Martin, avec des traits de contour bien nets, parfois un peu appuyés, quelques traits secs pour rehausser le relief des zones détourées, et une grande minutie dans le détail. La mise en couleurs s’inscrit dans un registre réaliste essentiellement à base d’aplats, à l’exception de très discrètes nuances pour rendre les visages un peu plus mobiles. La lisibilité de chaque séquence est exemplaire : des plans de prises de vue établissant l’environnement en laissant le temps au lecteur de l’admirer, un développement de scène avec des cadrages plus serrés, en intercalant des plans plus larges si la séquence dépasse une page. Une direction naturaliste pour les acteurs. De magnifiques scènes d’action à la plausibilité parfaite : attaque d’un chasseur lançant une torpille sur un navire patrouilleur en haute mer, échouage sur la plage de sable blanc d’une île paradisiaque, vue aérienne du quai de l’île de Lontor, neutralisation des gardes pour s’emparer du Nakajima B5N, un second lâcher de torpilles pour détruire d’autres navires, et bien sûr le ketch ballotté par fortes vagues de la tempête. La narration visuelle relève d’un classicisme maîtrisé et efficace, tout en discrétion, le lecteur y prenant un grand plaisir sans se douter du haut degré de maîtrise de l’artisan pour arriver à un tel niveau.



Une aventure également dans un registre classique : un navire pris dans une tempête qui amène les personnages dans une île où se trament des activités illégales. Comme à son habitude, le scénariste inscrit son récit dans une solide réalité historique, en l’occurrence l’Indonésie qui a acquis son indépendance, proclamée quelques années auparavant, le 17 août 1945, mais reconnu seulement en 1949, après une lutte diplomatique et un conflit armé avec les Pays-Bas. Certes le minerai de cuivre dont le consortium East India Copper Company fait le commerce, est de bonne qualité, toutefois il se trame d’autres choses encore moins légales, impliquant une sorte de coup d’état et l’élimination d’un jeune sultan, treize ans, un peu gênant. S’il se montre un peu attentif, le lecteur constate que le scénariste aussi s’est investi dans ses recherches, en particulier avec l’évocation, au passage, de République des Moluques du Sud (État non reconnu créé en 1950 ayant disparu en 1963). Et Guy Lefranc dans tout ça ? Il reste un personnage monolithique, agréable et courageux, prêt à aider les autres et à se lancer dans l’aventure. Il s’interpose pour éviter qu’un homme de main ne frappe Théa. Il se permet une remarque ironique en déclarant qu’il a déjà eu à affronter un certain nombre d’épreuves dans sa vie, en page neuf. Il connaît sa plus grande défaite en page quinze, dans un moment particulièrement éprouvant. Un des marins de l’équipage du ketch le Voyager est tombé à la mer suite au heurt d’un rocher, et le héros n’a d’autre choix que de l’abandonner à son triste sort en pleine mer, une impotence singulière et castratrice pour ce héros d’habitude plein de ressources et capable de surmonter tous les obstacles.


Une nouvelle aventure pour ce héros d’une autre époque, indémodable et immarcescible. Les auteurs honorent la mémoire du créateur Jacques Martin, en respectant toutes les caractéristiques de la série : aventure avec une touche d’exotisme, intégration dans un contexte historique précis et concret, narration visuelle au cordeau, d’une grande richesse et d’une grande rigueur. Conquis, le lecteur se laisse emporter dans ce récit au masculin, sans trembler pour le héros, attendant ses moments de bravoure, totalement pris au dépourvu quand il se trouve impuissant devant le sort fatal d’un membre de l’équipage.