Une enfant pure qui croit que l’amour est au cœur du mal…
Ce tome fait suite à Complainte des landes perdues - Cycle 3 - Tome 2 - Inferno (2019) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Béatrice Tillier pour les dessins et les couleurs. Il comprend cinquante-quatre planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle II Les chevaliers du Pardon (dessiné par Philippe Delaby) a débuté en 2014, celle du cycle III Sioban (dessiné par Grzegorz Rosiński) en 1993, et celle du cycle IV Les Sudenne (dessiné par Paul Teng) en 2021.
Une grande bataille avait opposé les forces du nouveau maître du royaume, Elgar prince des marches, au bâtard, Vivien des Aguries, qui lui disputait le pouvoir. Le sort des armes avait tranché en faveur de ce dernier. Aussi, rien ne semblait devoir arrêter sa marche victorieuse vers le trône. N’étaient certaines rumeurs qui se propageaient autour d’un obstacle inattendu, une apparition comme surgie des enfers, et qui était sujette à diverses interprétations. De cela, il était question partout, même sous la tente royale… Messire Destours de France résume la situation : Après leur victoire, s’emparer du trône devenait une formalité. Il continue : Il semble que cela devienne plus compliqué, s’agit-il de cette Tête Noire dont on leur rabat les oreilles depuis deux jours ? Il souhaite savoir de qui il s’agit : d’un sorcier, ou simplement d’une légende ? Un général lui répond qu’ici il est sur des terres où les légendes façonnent les hommes et leur destin. Il ajoute qu’une personne saura peut-être le convaincre de la réalité des menaces qui pèsent sur leurs armées. Il demande à Vivien de laisser entrer Dame Ceylan. Celle-ci pénètre seule dans la tente, sa fille Oriane préférant atteindre dehors.
Vivien rejoint Oriane à l’extérieur, et il constate qu’elle a coupé ses cheveux. Elle lui explique que c’était le prix à payer pour retrouver Tête Noire, mais que, hélas, il leur a échappé, à sa mère et elle. Sous la tente, Dame Ceylan raconte qui est Tête Noire : Une sorcière tendit un piège à Tête Noire. Elle se sacrifia, l’entraînant dans la mort. Ils furent enterrés ensemble, noués l’un à l’autre. C’était une erreur. Elles auraient dû brûler son corps. Il aurait disparu définitivement. En réponse à une question, elle reconnait qu’elle a partagé la vie de Tête Noire pendant un moment, elle était sa victime consentante, elle a eu la faiblesse de l’aimer. Elle l’ajoute qu’il l’a épargnée, il y avait une circonstance particulière à cela, elle était enceinte… d’une fille nommée Oriane. À l’extérieur, celle-ci continue de raconter ce qui s’est passé à Vivien : un démon a ramené Tête Noire à la vie, et ce démon il le connaît : c’est la reine Jamaniel. Il se souvient qu’elle était également présente quand la folie s’est emparée de sa tête, le poussant à tuer le roi Brendam. Oriane continue : la reine veille sur son fils, Elgar, et si Tête Noire se trouve à leur côté pour les combattre, la jeune fille craint que de nombreux sacrifices soient encore nécessaires.
Mine de rien la situation s’est complexifiée en un rien de temps (enfin, en deux tomes) : certes Vivien est clairement le héros de ce cycle, avec Oriane qui est également un personnage principal, mais dont il est difficile de dire si elle se situe dans le camp du bien ou du mal. Car les auteurs conservent cette dichotomie morale, Vivien dans le camp du bien, et la sorcière dragon (ou le démon) Mour y Gahnn dans le camp du mal, manipulant de manière sadique la reine Jamaniel, prenant plaisir à faire mourir des êtres humains, rêvant de revanche contre les Moriganes. Dans le même temps, il semblait évident que Tête Noire serait dans le camp des méchants, surtout au vu de son apparence, et de l’absence de toute empathie lorsqu’il fait tuer des êtres humains. Mais… De même, il est évident que le roi Elgar est prêt à sacrifier de nombreux êtres humains pour régner, même s’il doit s’en prendre à sa propre mère. Mais… À nouveau, un personnage, le démon Cryptos, énonce cette maxime présente dans chaque cycle de la série : L’amour est au cœur du mal… Et il ajoute : Alors que c’est le contraire. Le mal est au cœur de l’amour. Et le mal a plusieurs visages. De fait, à plusieurs reprises des personnages, ceux de la jeune génération, refusent de mettre à mort leur ennemi, convaincus de la présence de l’amour au cœur du mal. En prenant un peu de recul ou en constatant les conséquences de ces choix, le lecteur peut voir que le Mal est au cœur du bien.
Avec Béatrice Tellier, c’est l’assurance de voyager dans un monde merveilleux, des lieux réenchantés, quel que soit l’âge ou le cynisme du lecteur. Ce phénomène de réenchantement du monde se produit grâce à deux caractéristiques. La première saute aux yeux dans chaque case : la minutie de la représentation de chaque élément. Il ne fait nul doute que l’artiste les a vus, a eu tout loisir de les observer, vraisemblablement de les toucher. Le lecteur peut lire cette bande dessinée uniquement pour le plaisir de regarder et de détailler les costumes : les tuniques des soldats autour des feux de camps au-dessus desquels sont suspendues les marmites, la tunique plus ouvragée de Vivien avec les broderie, la cape très enveloppante avec capuche d’Oriane, la fine ceinture de Dame Ceylan, l’épaisse cape de Tête Noire avec sa fourrure noire sur les épaules et le liseré noir en bas, la petite tête métallique de bouc pour tenir en place la pointe de la barbe d’un serviteur, la somptueuse robe verte de la reine Jamaniel, les gantelets matelassés d’Odric, les coiffes matelassées des chevaliers, le collier fin et élégant d’Oriane, les casques et les gorgerons des soldats de la reine, la tenue d’apparat de Tobias alors qu’il est sacré roi, etc. Et quelle couronne soit dit en passant.
Le lecteur peut refaire une nouvelle lecture pour prêter attention aux accessoires. Il prend le temps de s’immerger dans chaque lieu et de s’y promener. Se tenir près des soldats autour de la chaleur des braséros et de leur lumière dispersant l’humidité. Le dallage humide de la route menant à l’entrée du château de Dame Ceylan, avec la pierre suintante du cénotaphe érigée en mémoire de Tête Noire. L’immense nef de la cathédrale où se trouve Mour y Gahnn, avec les toiles de larmes et la lumière verdâtre. La sorte de puits autour duquel se tiennent les sorcières. L’escalier en colimaçon dans lequel Tête Noire et Oriane affrontent les gardes de la reine. L’inoubliable chevauchée calme dans la lande jaunie, avec cette nuée de feuilles de sang indiquant le chemin, jusqu’au dolmen. Parce que ces planches ne se limitent pas à une merveilleuse collection de jolis dessins, elles racontent également l’histoire avec des moments et des mises en scène mémorables. Vivien découvrant qu’Oriane a sacrifié sa chevelure, à la lueur d’une nuée étirée de minuscules fées lumineuses, Odric passant par le fil de l’épée la demi-douzaine de serviteurs restés au château de Dame Ceylan sous l’emprise de Tête Noire, un moment proprement révulsant. Le même Tête Noire pulvérisant le cénotaphe qui lui est consacré pour y plonger la main, prendre le cœur qui s’y trouve et l’écraser dans son poing (alors qu’il s’agit du sien). Oriane découvrant le cadavre des enfants placés sous la protection des chevaliers, et qui ont été massacrés. L’inoubliable couronnement funeste. Etc. Ainsi que des moments fugaces d’une grande sensibilité, tel le jeune garçon Arawann réconfortant Oriane en lui tenant la main, et en lui disant que : Rien n’est facile, pour personne.
Totalement sous le charme formidable de la narration visuelle, l’horizon d’attente du lecteur se satisferait d’un scénario solide et classique. D’ailleurs, au début, il se dit que le scénariste joue beaucoup avec le caractère arbitraire des événements, ce qui induit des conséquences renversantes pour certains personnages, et des retournements de positionnement soudains et radicaux. Dans le même temps, il perçoit que ces changements de situations découlent de manière organique de ce principe de Yin et de Yang : le bien au cœur du mal et le mal au cœur du bien. Et puis… Le récit charrie bien d’autres considérations ou thématiques dans son intrigue même, plutôt que dans de longs discours ou dans des dialogues d’exposition. À l’évidence, il y a la soif de pouvoir d’Elgar, prêt à tout pour régner sans égal ni obstacle, quel que soit le prix à payer. De manière plus incidente, il y a la relation Mère / Enfant : entre Oriane et Dame Ceylan, entre Elgar et la reine Jamaniel. Et d’autres relations familiales comme Père / Fille (Tête Noire & Oriane), frères (Elgar & Vivien). Et peut-être même incestueuse.
Au-delà de ces thèmes apparents, le lecteur discerne également celui des générations qui se succèdent. Le scénariste avait annoncé dans l’introduction du Cycle Les chevaliers du Pardon, que la série avait évolué : À l’origine il était dans ses intentions de raconter une histoire de famille, une lutte tout intérieure entre le bien et le mal. Puis il découvrit avec étonnement qu’une autre carte se déployait devant lui et que, dans chacun de ses plis, se cachait une légende, un conte noir et or. La carte était celle des landes perdues, chaque pli un cycle. Ainsi au sein du présent cycle, le lecteur peut voir se déployer plusieurs générations, chacune avec ses réactions propres. Les grands adultes apparaissent figés dans leur objectif propre, avec un comportement cristallisé. Les plus jeunes (la génération d’Oriane et Vivien) agissent conformément à leurs idéaux, dérogeant aux idées préétablies, avec la fluidité de l’adaptation. De ce point de vue, la réaction du jeune garçon Arawann marque le lecteur : la future génération voit les précédentes à l’œuvre et elle apprend d’elles, d’abord par imitation, puis par réaction. Dans le même temps, le rôle joué par le démon Cryptos montre également que certaines choses ne changent jamais, qu’il y a une continuité d’une époque à l‘autre.
Deux créateurs au summum de leur art : une intrigue aussi manichéenne que complexe, une narration visuelle qui réenchante le monde, riche, élégante, sophistiquée et immédiatement accessible. Une aventure merveilleuse et cruelle, une épopée de genre Médiéval fantastique, insufflant une vie et une originalité comme jamais dans les conventions. Le bien est cœur du mal ; le mal est au cœur du bien.