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mercredi 6 août 2025

Alef-Thau T05: L'Empereur boiteux

La beauté physique n’a qu’une durée limitée. Le temps finit toujours par la détrôner.


Ce tome fait suite à Les Aventures d'Alef-Thau, tome 4 : Le seigneur des illusions (1988), une série en huit tomes, suivie par une seconde saison en deux tomes : Le monde d’Alef-Thau, dessiné par Marco Nizzoli. Son édition originale date de 1989. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, par Arno (Arnaud Dombre) pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-deux pages de bande dessinée.


Chant Un : toujours à la recherche de Tehetete. Voilà le petit groupe d’aventuriers sur un gros tronc emporté par le fort courant d’une rivière. Alef-Thau, son mentor Hogl, Diamante et Malkouth observent l’évolution d’un nuage composé de micro-Hugres. Hogl explique qu’il faut ne surtout pas qu’ils bougent car c’est le mouvement qui les attire. Sur la berge, ils voient un rhinodile qui s’enfuit. Il est immédiatement repéré par les insectes cannibales dont la nuée l’enveloppe instantanément et le dévore en un clin d’œil. Hogle explique qu’il s’agit d’une forme de virus hypertrophié qui détruit n’importe quel organisme vivant. La petite troupe éprouve un soulagement : ils s’éloignent. Voilà que le petit gnome Holibanoum sort de la besace de Diamante et s’agite. Les autres ne le maîtrisent pas assez rapidement et le nuage de micro- Hugres arrive pour les dévorer. Diamante convainc les autres de se jeter à l’eau, et elle reste bien accessible sur le tronc : comme elle est immortelle, ce seront ses attaquants qui vont y laisser la vie. Les autres sont emportés par le courant trop fort pour qu’ils puissent gagner la berge. Le tronc emporté par les flots se heurte à un rocher, et Diamante bascule à l’eau se noyant.



Bien sûr, son don d’immortalité sauve Diamante, et c’est la rivière qui disparaît instantanément pour avoir tenté de la noyer. Un peu plus loin en aval, les autres aventuriers se retrouvent sur le lit asséché de la rivière. Alef-Thau, Malkouth, Hogl et Holibanoum s’apprêtent à se remettre en marche quand ils aperçoivent le gnome aux yeux globuleux sur le dos de Mirra, les rejoignant. Ils remontent le lit de la rivière en appelant Diamante. Ils l’aperçoivent un peu plus haut sur une berge, mais elle refuse de les rejoindre. Hogl s’avance pour lui parler : elle explique que les micro-Hugres l’ont défigurée, et son visage est effectivement couvert de boutons. Le mentor la rassure en lui disant que tout sera parti dans deux ou trois jours. Ils retournent vers les autres en contrebas, et Malkouth se moque de la tête de Diamante. Celle-ci se précipite sur la guerrière et Alef-Thau doit retenir cette dernière pour qu’elle ne l’attaque pas. Ils finissent par s’arrêter pour manger un morceau, la nuit tombant. Le lendemain, ils reprennent leur marche, souffrant de la soif, et constatant qu’il en va de même pour les animaux tous venus chercher un peu d’humidité dans ce qui fut hier encore le lit de la rivière, maintenant asséché. Hogl contemple cet état de fait et déclare qu’il faut faire quelque chose. Il déclare qu’ils vont ramener la rivière. Tout le petit groupe s’assoit en cercle pour méditer, même Holibanoum une fois que Hogl lui a expliqué qu’ils vont faire un bel orage avec des éclairs et du tonnerre.


La suite des aventures d’Alef-Thau, la suite de sa quête vers… Le lecteur reste dans l’expectative quant à la finalité de la quête du héros. Elle semble se confondre avec celle de Diamante, entre complémentarité et opposition, un destin commun. Il anticipe le plaisir de découvrir les épreuves auxquelles vont être confronté les personnages. Le duo de créateurs pioche dans les situations classiques du genre : faune cannibale (la nuée de moustiques dévoreurs), les dissensions internes au groupe, la traversée de zones sauvages (des marais où la petite troupe s’enfonce jusqu’à mi-cuisse), des chauves-souris géantes prédatrices, une chute d’eau monumentale, un voyage sur une petite embarcation, un monstre marin gigantesque, un château fort déserté. L’artiste organise des plans de prise de vue construits, rendant ces moments cohérents avec un déroulement logique. La manière dont les membres de la troupe se jettent à l’eau pour que la nuée de micro-Hugres fondent sur Diamante, la disparition soudaine de l’eau de la rivière, le langage corporel des uns et des autres qui montre leur agacement ou leur énervement, la pluie trempant les habits, les ailes acérées des chauves-souris, des ruines de pierres englouties dans la végétation, les tentacules pleins de ventouses dans un dessin en pleine planche pour le monstre marin, les vues du ciel du château fort permettant d’en apprécier l’ampleur et le parc intérieur, etc.



Le lecteur apprécie la coordination, la complicité même entre les deux créateurs. Par exemple pour l’expression du pouvoir de Diamante, toujours aussi troublant. Cette jeune femme est immortelle : toute personne s’attaquant à elle et lui portant un coup mortel, décède et la jeune femme s’en sort indemne. Dans la première occurrence, le lecteur voit la nuée de points noirs dans un halo vert fondre sur Diamante : la narration visuelle montre la situation de manière limpide, le dessinateur montre un personnage acceptant son sort, que le lecteur devine être douloureux, malgré l’issue heureuse assurée. La deuxième occurrence intervient dans la page suivante alors qu’elle tombe à l’eau et risque la noyade. Seule une main dépasse de la surface de l’eau, et dans les cases suivantes montrent l’effet immédiat sur les cinq autres aventuriers emportés par le flot : imparable. La suivante correspond à une tentative avortée : Malkouth se jette sur Diamante, l’épée à la main, sous le regard angoissé d’Alef-Thau révulsé par cette forme de suicide. La dernière démonstration de ce pouvoir dans ce tome fait naître un sourire sur le visage du lecteur : la petite troupe a été avalée par le monstre marin tentaculaire, avec Diamante très calme car elle est assurée de s’en sortir et de causer la mort de cette pieuvre gigantesque. Le scénariste évoque régulièrement, comme ça en passant, le fait que la nature réelle de ce personnage est différente de celle des autres, d’où cette capacité extraordinaire. Pour autant, cette dernière comprend une composante morbide bien mise en lumière ici : la survie des compagnons repose souvent sur la perspective de la mort de Diamante, ou en tout cas d’une attaque mortelle.


L’esprit du lecteur se met tout naturellement à repérer les autres éléments récurrents de la série. En particulier, il se demande si la représentation des quatre éléments fera également partie de ce tome. Le thème de l’Eau est présent à deux reprises avec la rivière et le marais. Il est possible d’assimiler l’attaque des chauves-souris au thème de l’Air. En revanche les éléments Terre et Feu semblent absents de ce tome. Il prête également attention aux titres des quatre chapitres (chants) pour y rechercher un sens : Toujours à la recherche Tehetete, La mort de Malkouth, En suivant le corps astral, La véritable beauté. Ils semblent uniquement descriptifs de l’intrigue. Sa curiosité s’exerce aussi sur les évolutions corporelles du personnage principal, qualifié d’empereur boiteux. Les dessins le montrent en pleine possession de ses moyens, sans différence notable entre la partie où il a encore une jambe de bois et celle où il a récupéré une deuxième jambe organique. Il prend conscience que les relations interpersonnelles évoluent de manière significative, et qu’il s’est attaché à ces personnages. Il sourit en voyant Diamante qui continue de se conduire parfois comme une enfant gâtée, ce qui transparaît à la fois dans ses expressions de visage et dans son langage corporel. Il voit Malkouth beaucoup plus directe et nature, parfois impulsive, avec des gestes plus vifs. Il voit que les mouvements de Hogl sont plus mesurés, en cohérence avec son âge. Il apprécie l’usage plus mesuré du corps astral dans ce tome, évitant l’effet deus ex machina. Il sourit en voyant Diamante faire une crise (très subite) de croissance. Il se sent émue devant l’évolution du triangle amoureux entre elle, Malkouth et Alef-Thau. Et tout aussi empli d’émotions en découvrant l’issue d’une relation amoureuse dans un couple du troisième âge.



Comme à leur habitude, les auteurs savent concocter des moments mémorables qui peuvent prendre des allures de conte ou de métaphore. Tous ces animaux, prédateurs et proies qui se retrouvent assoiffés, dans le lit desséché de la rivière, ainsi mis à égalité. La petite troupe accueillie dans une communauté d’estropiés, avec la morale un peu basique : La beauté physique n’a qu’une durée limitée, le temps finit toujours par la détrôner. Il est à nouveau question de destin, quand Hogl lance ses os divinatoires. Il interprète ces derniers comme disant qu’il faut forcer le destin afin qu’ils se rendent plus solidaires les uns des autres, qu’il faut devancer la vision qu’il a eu précédemment. Un étrange mélange de prédestination inéluctable et de réappropriation de leur liberté après être passés par les fourches caudines de l’inéluctable. Il faut savoir faire avec ce qui ne peut être évité, ce sur quoi l’individu ne dispose pas des moyens d’influer. Tout au long de ces pages, il plane donc la perspective de la mort, celle que Diamante en vient à rechercher pour triompher de ses ennemis, celle de Malkouth qui prend la forme d’un suicide assuré, comme elle l’avait déjà tenté dans le tome précédent, cette fois-ci pour une raison plus altruiste, ce qui amène Hogl à tancer Alef-Thau, en exigeant qu’il fasse en sorte que le sacrifice de son amie ne soit pas inutile. Ce choix de se défaire de sa vie revient encore une fois dans l’avant dernière scène au cours de laquelle deux personnages souhaitent quitter ce plan de vie corporelle. Le lecteur garde à l’esprit que ces actes revêtent peut-être une signification différente, en se souvenant qu’il a été mentionné à plusieurs reprises un monde d’illusion.


Une nouvelle série d’épreuves à traverser pour les héros qui poursuivent leur quête quelque peu étrange : permettre à Diamante de devenir le maître de ce monde. La narration visuelle conserve son haut de niveau de qualité, avec une lisibilité exemplaire, une belle inventivité, et une osmose impeccable entre dessinateur et scénariste. La succession de périls constitue un divertissement de choix, et dans le même temps, le lecteur sent bien qu’il se joue d’autres choses, en particulier sur le plan spirituel, sur le rapport à la valeur de la vie, à la manière de la vivre.



mardi 5 août 2025

La nuit est belle

Le mélodrame sauve l'innocence.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par David Graham pour le scénario, et par Aurélie Guarino pour les dessins et les couleurs. Il compte quatre-vingt quatorze pages de bande dessinée. Les personnages n’ayant ni prénom, ni nom, ils seront appelés comme sur la couverture : Loser, Danseuse, Pharmacienne, et Oscar Wilde (Ha, oui, lui il est nommé).


Dans les couloirs de l’aéroport de Roissy, Loser pousse tout le monde dans un escalator, puis court comme un dératé dans les longs couloirs, pour enfin arriver devant l’hôtesse d’enregistrement. Elle lui annonce que c’est trop tard, car l’enregistrement est terminé, l’avion va décoller. Une autre jeune femme arrive en courant pour s’enregistrer, et elle reçoit la même réponse. L’hôtesse ajoute : Le prochain vol pour Miami est dans trois heures, c’est le dernier avant demain midi. Il est complet, mais il y aura peut-être une place ou deux, il y a toujours des retardataires qui perdent leur place. Danseuse va s’assoir sur un siège pour attendre, Loser vient s’installer à côté d’elle et essaye d’entamer la conversation. Il pose quelques questions gentiment, elle répond du bout des lèvres, sans donner beaucoup d’informations. Finalement l’heure de l’embarquement arrive, et ils se dirigent vers l’hôtesse. Elle les informe qu’il reste quatre places, une famille. Si elle n’est pas là dans cinq minutes, ils pourront embarquer tous les deux. Les minutes s’égrènent et soudain la famille surgit en courant. Lui et elle sont consternés. Ils se rendent au guichet de la compagnie aérienne pour changer leur billet. Elle s’éloigne pour aller trouver un hôtel dans l’aéroport, pour dormir. Il lui propose de plutôt en profiter pour aller à Paris. Il ajoute qu’il a sa voiture et qu’il est insomniaque, il ne la drague pas.



Loser conduit sa voiture et demande à Danseuse où elle souhaite aller. Elle lui répond : le vingtième arrondissement. Arrivés devant le portail du cimetière du Père Lachaise, elle lui demande de l’aider à l’escalader pour s’y introduire. Ce qu’il fait, et les voilà dans l’enceinte, à déambuler dans les allées à la recherche d’une tombe bien précise. Il en profite pour consulter son portable et il lit à haute voix : L’intrusion dans un cimetière est passible d’une amende de cinquième classe pouvant aller jusqu’à mille cinq cents euros. Pour la profanation d’une tombe, la peine encourue est d’un an d’emprisonnement et de quinze mille euros d’amende. Compte-t-elle profaner une tombe ? Elle lui raconte que quand elle avait dix-sept ans, elle venait souvent ici avec sa copine Esther : Oscar Wilde était son héros. C’était à cause d’une lettre envoyée à son amant, Lord Alfred Douglas, qu’Oscar Wilde a été condamné à la prison. Esther voulait venger Oscar, mais aussi faire de ces baisers un symbole de liberté. Elles embrassaient donc la statue Flying Demon Angel en laissant une trace de rouge à lèvres. Elles revenaient souvent embrasser Oscar. Un jour, elles se sont aperçues qu’elles avaient inspiré des gens. Oscar recevait des baisers et des messages. Sa tombe était devenue un repère où l’on venait fêter la liberté d’aimer.


Quatre personnages aussi communs qu’improbables. Tout commence par un retard à l’embarquement, et l’insistance gentille d’un monsieur pour lier connaissance avec celle qui est arrivée en retard comme lui. Voilà deux personnes qui ne se connaissent pas en train de faire une virée dans un Paris nocturne. Arriver en retard à l’enregistrement, espérer qu’il y ait un désistement dans le vol suivant : plausible, voire banal pour certains. Accepter d’aller se promener à Paris de nuit avec un inconnu, plutôt que de dormir (mal) dans un hôtel : inattendu. S’introduire de nuit dans le cimetière du Père Lachaise : cela commence à sortir un peu du réalisme. Rencontre un quasi-fantôme, celui d’un écrivain à la réputation internationale. La danseuse le résume le mieux : Alors on va sur une tombe, une sur soixante-dix mille… Et on choisit la seule qui est hantée ? C’est quand même pas de chance. Par ailleurs ce quasi-fantôme ressemble peu à l’original. Il s’en suit une course-poursuite en voiture dans Paris au cours de laquelle les fuyards réussissent à semer la Police : peu probable. Le lecteur fait le rapprochement avec la mention à répétition (jusqu’à en devenir un gag récurrent) du livre Le fantôme de Canterville (1887). Pas de doute, ce récit s’apparente à un conte, les auteurs font usage de licence poétique. En particulier, la dessinatrice s’amuse bien avec les preuves de l’immortalité de Wilde.



La première scène se déroule par un beau soleil de printemps, peut-être de début d’été, avec des couleurs claires et des couleurs gaies. La mise en couleurs vient discrètement apporter des éléments d’information. Par exemple, l’évolution du camaïeu derrière les vitres de la zone d’attente qui passe du jaune orangé à un violet sombre pour marquer les heures qui passent, de l’après-midi à la nuit tombée. En page huit, elle réalise une mosaïque de rectangles colorés pour évoquer l’impression subliminale des éclairages artificiels et des enseignes. En page neuf, le lecteur admire un magnifique ciel étoilé dans une illustration en pleine page, en se faisant la remarque intérieure qu’il s’agit également pour partie d’une licence poétique dans cette banlieue. En page treize, la couleur prend le pas sur les contours encrés pour un effet de silhouettes ou d’ombres chinoises dans le cimetière. L’artiste met ainsi en œuvre différentes techniques : en page vingt-et-un un entrecroisement de traits au crayon gras pour un effet de plafond rocheux dans les ténèbres, en page vingt-cinq des traces lumineuses de phares de voiture pour rendre compte de la vitesse, en page quarante-neuf un passage par le noir & blanc avec des nuances de gris pour un vieux film, en page soixante-dix une case avec un fond rouge pour rendre compte de la violence, etc. Ainsi discrètement, la narration visuelle devient d’autant plus variée et animée.


Les personnages apparaissent tous sympathiques, même ceux en colère, ou les figurants. Les visages sont représentés avec un degré de simplification. La dessinatrice joue avec leur expressivité en l’augmentant, sans systématisme, plus pour faciliter l’empathie du lecteur. Le lecteur peut porter un jugement de valeur sur le comportement de chacun des quatre personnages, ce qui ne diminue en rien l’empathie qu’il éprouve pour eux. L’artiste sait les rendre sympathiques et uniques : la sollicitude bienveillante de Danseuse, le détachement de Wilde du fait de son grand âge, le caractère un peu fataliste de Loser, la détermination teintée de sarcasme de Pharmacienne. Toujours sur le même plan, Le lecteur éprouve la sensation de suivre une aventure assez posée le temps d’une nuit. En y repensant, il se rend compte des différents lieux visités : un aéroport dans tout ce qu’il a de lieu de passage, le cimetière du Père Lachaise dont le tombeau de Wilde, un café parisien, un pont au-dessus de la Seine, une pharmacie, un grand café avec un grand espace karaoké, le parvis du palais Garnier place de l’Opéra, une grande librairie spacieuse, etc. Le lecteur apprécie le sens du détail de l’artiste, par exemple : les silhouettes de mannequin et leurs robes dans une boutique de l’aéroport, la guirlande de petits fanions dans le bar, le magnifique dallage de la pharmacie, la superbe porte en chêne d’un immeuble haussmannien, le jeu de lumières du karaoké, les graffitis sur les vitres de protection de la tombe de Wilde, etc.



Le lecteur se sent tout acquis à la situation problématique des personnages. Il en découvre rapidement un peu plus sur Danseuse : son attachement au tombeau de l’écrivain. Il faut attendre plus longtemps pour en savoir plus sur Loser. Le ressort de l’intrigue est explicité à la fin du premier tiers de l’ouvrage. Ce qui déclenche les actions des personnages pour y remédier de plus ou moins bonne grâce. Le lecteur se rend compte qu’il apprécie de simplement passer du temps avec eux, sans trop se préoccuper d’une trame générale, sans même s’inquiéter de savoir s’ils seront à temps à l’aéroport le lendemain pour leur avion. Cela tient pour partie à la sympathie générée par les personnages, et pour partie à la forme de conte. Pour échapper à la police, Loser doit abandonner sa voiture, qui fera certainement l’objet d’une contravention, au minimum, cela ne préoccupe aucun personnage. Ils dont dû y abandonner leurs valises avec leurs effets personnels, aucune arrière-pensée non plus. Dans le cimetière, Loser se fait une méchante blessure : une branche ou une racine acérée qui se plante dans son mollet droit. Un simple bandage et une désinfection plus tard, et tout est oublié.


Pour autant, la lecture comporte plusieurs autres centres d’intérêt, autre que l’intrigue proprement dite. Le lecteur ne peut pas s’empêcher de se demander, voire de de souhaiter qu’il se développe une relation affective entre Danseuse et Loser. Il sourit en voyant la forme de rébellion de Pharmacienne contre sa condition, car les auteurs n’hésitent pas à l’armer de cocktails Molotov faits maison, et même d’une grenade ! Il y a également le cas de ce quasi-fantôme. Le lecteur comprend que la mention répétée du Fantôme de Canterville agit à la fois comme un hommage, et comme une indication sur l’influence de cette histoire. Cela amène Oscar à évoquer l’exercice de son art d’écrivain, et à rappeler qu’il a écrit d’autres choses, par exemple Le portrait de Dorian Gray (1890). Plus loin, le libraire complète sa bibliographie : Wilde a écrit des pièces de théâtre, des contes, de la poésie, des lettres. Beaucoup de lettres… Il a beaucoup aimé Salomé. C’est une pièce formidable. Mais Son livre préféré de Wilde, c’est De profundis. Une longue lettre adressée à son amant, lord Alfred Douglas. Le lecteur peut ressentir que c’est un écrivain qui a compté aussi pour les présents auteurs. Au fur et à mesure émerge une autre thématique, celle de l’insatisfaction, de la répétition des schémas, de la vie qui semble comme bloquée dans une phase inextricable. La bande dessinée établit ce constat pour les différents personnages, sans proposer de solution miracle ou d’action magique (bien qu’il s’agisse d’un conte), mettant en lumière les effets de cette simple prise de conscience, à la fois de prise de recul sur sa vie, à la fois d’analyse de ce qui est en jeu.


Une petite virée nocturne dans Paris, à quatre, avec un quasi-fantôme (et pas n’importe lequel), une super danseuse, une pharmacienne phénomène, un vrai faux loser ? Une narration visuelle douce et vive, discrètement variée et riche, un vrai plaisir de lecture. Des personnages sympathiques avec leurs défauts, et une narration s’apparentant par certains aspects à un conte. Une prise de conscience nécessaire sur une forme de décalage entre ce que l’on vit et ce que l’on souhaite. Attentionné.



lundi 4 août 2025

Le Petit Théâtre des opérations - tome 05: Faits d'armes impensables mais bien réels…

Cette approche simplissime va lui permettre de passer au-delà de la barrière culturelle.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, qui ne nécessite pas d’avoir lu les tomes précédents, mais ce serait dommage de s’en priver. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Julien Hervieux pour le scénario, Monsieur le Chien (avec une faute de frappe volontaire sur la couverture, Monsieur le Chon) pour les dessins, et Albertine Ralenti pour les couleurs. Il se présente comme les tomes précédents : un découpage en chapitres allant de cinq à sept pages, une page de texte avec une photographie en fin de chaque chapitre, et quatre anecdotes intercalaires également sous forme de bande dessinée. Par opposition au tome précédent, ces sept chapitres sont tous consacrés à la même personne, pour raconter des phases de sa vie : Adrian Carton de Wiart (1880-1963), officier de l’armée britannique.


Le cinq mai 1880, à Bruxelles, Léon Constant Ghislain Carton de Wiart (1854–1915) félicite son épouse Ernestine Wenzig (1860-1943) alitée, qui tient dans ses bras son nouveau-né Adrian. En 1886, après le décès de sa femme, le père d’Adrian s’installe en Égypte, où il commerce avec les Britanniques. Il explique à son jeune fils que ce dernier reprendra un jour les affaires du père, et pour cela il devra maîtriser aussi bien le français que l’anglais et l’arabe. Adrian apprend aussi tout ce que doit maîtriser un gentleman : le tir sportif, l’équitation au pied des pyramides, la résistance aux maladies de l’époque. Il réussit ainsi à survivre par deux fois au choléra. La nouvelle épouse de son père décide d’en profiter pour lui apprendre à nager en le jetant à la mer. Il s’en tire encore. En 1889, Adrian est envoyé étudier en Angleterre. Ses petits camarades l’accueillent de manière sportive, et ils le regrettent incontinent, étant obligés d’en appeler aux surveillants, pour les sauver de lui. Adrian adore l’Angleterre, et la baston, surtout la baston, un peu trop d’ailleurs. En voyant une affiche de recrutement pour l’armée de l’empire, il sait désormais ce qu’il veut faire : la guerre. Et c’est ainsi qu’en 1891, Adrian quitte l’école, en faisant le mur.



Adrian Carton de Wiart se rend au bureau du recruteur militaire. Il falsifie ses papiers pour pouvoir attester qu’il est bien anglais, et âgé de plus de vingt-cinq ans. Oui, ça passe. Il en profite même pour passer le test de vue à la place d’un autre volontaire. Et oui, c’est repassé. Adrian est envoyé combattre les Boers en Afrique du Sud. Après un voyage en bateau qui lui semble interminable, il se retrouve enfin sur le terrain. Fougueux ; il s’élance pour traverser un fleuve et il se fait tirer dessus. Ses compagnons le tirent de là, et Adrian blessé au ventre et à l’aine est renvoyé en Angleterre. Alors qu’il est sur son lit d’hôpital, son père le sermonne, espérant qu’il a appris la leçon. Adrian lui répond que oui : c’est que la prochaine fois, il nage plus vite pour aller leur péter la tronche. Une fois rétabli, Adrian se rengage dans l’armée, cette fois sous son vrai nom. Il parvient à obtenir sa première promotion : il est nommé caporal. Il réussit l’exploit d’être dégradé le même jour, pour avoir menacé un supérieur. Peu lui en chaut, s’il a pu le faire, il le refera. Il est têtu, il y parvient et progresse vite. Il est bientôt nommé lieutenant.


En marge de la série Le petit théâtre des opérations, le scénariste a également consacré une bande dessinée à Albert Roch (2024), l’un des plus grands héros de la Première Guerre mondiale, dessiné par Éric Stalner. Ici, il choisit un autre militaire à la carrière extraordinaire, tout en le réintégrant dans la série, avec le dessinateur habituel. Il reprend également le découpage en chapitre, ici au nombre de sept, la page de texte en fin de chaque chapitre, et quatre intermèdes. Dans ces derniers, les auteurs se mettent en scène : le scénariste en homme du monde distingué, et le dessinateur en individu mal dégrossi, littéralement à la botte de l’auteur, quémandant son savoir et ses bons mots, ainsi qu’une forme de reconnaissance, l’autre se montrant hautain et méprisant. Le ton est la taquinerie et la carricature teintée d’un cynisme de bon aloi que ce soit pour évoquer la comtesse Carton de Wiart, une cousine d’Adrian, resté à Bruxelles en 1914, la fois où Adrian a accepté d’être témoin d’un duel, la forme que prenaient les superstitions d’Adrian, et la fois où il a défié un Polonais en duel. En huit ou neuf cases, l’anecdote est narrée avec un ton à la raillerie plus respectueuse que moqueuse, aux dessins efficaces et sans fioriture portant eux aussi leur part de dérision déférente.



Alors, oui, les deux auteurs ont conservé toute leur verve humoristique, aussi visuelle que dans les remarques en passant. Tout commence dès l’illustration de couverture avec ce manchot ayant passé un gant de boxe aux couleurs de la Belgique à la main droite, alors que la gauche pendouille inutile là où devrait se trouver la main gauche aux couleurs de la Grande Bretagne, puis le lecteur prend progressivement conscience des six ennemis sévèrement maravés, un seul ayant conservé sa dignité, le Chinois. Dès la première page du premier chapitre, le lecteur sourit devant l’exagération graphique : la nouvelle épouse du père qui botte l’arrière-train du jeune Adrian qui tombe ainsi à l’eau depuis le haut d’une falaise, alors que le texte évoque qu’elle lui apprend à nager en le jetant à la mer. Les auteurs usent régulièrement de ce procédé d’exagération visuelle, accompagnée par un texte sarcastique : le nouveau-né Adrian porte déjà la moustache, la comtesse Carton de Wiart porte également la moustache, l’aide de camp suit Adrian partout en portant une couverture rose à fleurs jaunes, dans son assiette à dîner à la table du roi d’Angleterre se trouve un petit monstre plein de tentacules (alors qu’une notre dans la marge reproduit les propos de ce mini Nyarlathotep, en version originale), les réactions des personnes présentes quand Adrian surgit tout à coup dans une pièce alors qu’ils évoquaient sa mort assurée, etc. Le dessinateur s’amuse comme à son habitude à glisser une incongruité visuelle de ci de là : le message Remember the fifth of november sur l’affiche d’un opticien, le sigle des Cigares du pharaon sur une pierre dans le désert, des dés en peluche accrochés au poste de pilotage d’un avion militaire, un petit canard en plastique flottant sur la mer au milieu du naufrage d’un avion, etc.


Le scénariste s’amuse bien également avec différents gags, dont ceux récurrents comme Adrian surprenant jusqu’à l’effroi des personnes qui le croyaient morts, ou la menace de gouter de ses coups de badine si on lui désobéit. Il prend un malin plaisir à faire mettre en scène le nombre incalculable de fois où l’avion qui le transporte s’écrase, malgré toute l’insistance qu’a pu mettre Adrian à ce qu’il soit vérifié sous toutes les coutures avant le décollage. Évidemment, les auteurs jouent sur le caractère de ce militaire : le nombre incroyable de blessures, la façon dont il perd son bras, son regard d’une dureté implacable, sa prestance qui provoque l’effroi chez les individus animés de mauvaises intentions à son encontre, sa résistance surhumaine, sa volonté inébranlable. Le lecteur ressent une forme d’admiration inconditionnelle vis-à-vis de cet homme hors du commun, tempérée par cet humour proche de la dérision qui contrebalance le caractère formidable de ses exploits, au point qu’Adrian soit qualifié d’intuable. Ainsi le lecteur conserve le sourire aux lèvres tout du long de ces épreuves endurées avec un stoïcisme exemplaire.



À l’évidence, le ton persifleur de la narration introduit une forme de dissonance par rapport au thème de l’ouvrage : des actes de guerre. Il peut paraître difficile, voire saugrenu, de concilier des missions périlleuses et des hauts faits improbables, avec ce militaire au comportement de personnage de dessin animé. Pourtant, les cartouches de texte rappellent régulièrement que tout est vrai, ce dont le lecteur ne doute pas, car le scénariste évoque les mémoires du général Adrian Carton de Wiart, ainsi que les archives militaires documentant ses missions. Dans le même temps, il semble impossible d’un point de vue statistique que cet homme ait survécu, d’un point de vue biologique non plus. Un homme à la constitution physique d’une résistance sans égale, avec un goût pour le combat et la guerre confinant à la témérité inconsciente, à la chance insolente. Cela peut se percevoir comme une forme d’humilité narrative, et parfois comme une limite car en semblant tout raconter à la légère, les compétences réelles de De Wiart s’en trouvent occultées. Pourtant…


Régulièrement le lecteur reprend sa lucidité, ne serait-ce que le temps de tourner la page. Il garde conscience qu’il lit une biographie, non pas romancée, mais orientée dans sa présentation, se focalisant sur des morceaux choisis. D’un autre côté ces événements semblent parfois trop gros pour être possibles, par exemple le roi qualifiant Adrian de Britannique comme on en fait plus, et le Belge le détrompant sur sa nationalité. Ou bien les Italiens incapables d’identifier un individu borgne et manchot en cavale (et pourtant tout est vrai). Il a sous les yeux également le fait qu’il s’agit de temps de guerre, durant lesquels des inconnus s’affrontent arme à la main et s’entretuent. Les auteurs réussissent l’exploit de mettre en scène les hauts faits d’un militaire sans jamais glorifier la guerre ou les combats, ou même Adrian Carton de Wiart, ce qui est très singulier. Le lecteur ne peut qu’admirer le courage de cet homme doté d’une confiance en lui hors de proportion, et en même temps complètement justifiée. Pas un instant ne lui vient l’idée de le considérer comme un patriote extrémiste ou un individu forcené avec un goût maladif pour la violence confinant à la pathologie. Juste un homme qui accomplit son devoir pour sa patrie d’adoption, avec la chance d’aimer son travail.


Pas facile de raconter les exploits d’un militaire de carrière, quand celle-ci revêt un caractère si extraordinaire qu’elle en perd toute plausibilité. Une fois encore ce duo d’auteurs relève ce défi, réalisent un album drôle et enjoué, tout en racontant des périls angoissants et des souffrances qui terrasseraient n’importe qui d’autre. La narration visuelle semble simpliste et caricaturale, et elle se révèle claire, parlante et drôle. Quelles que soient ses convictions en matière de guerre et d’armée, le lecteur en ressort avec une admiration sans borne pour cet homme, et avec le sourire. Paradoxal et cohérent.



jeudi 31 juillet 2025

Complainte des landes perdues - Cycle 2 - Tome 3 - La Fée Sanctus

Et l’enfant, confiante, ferma les yeux. Et s’endormit.


Ce tome est le troisième d’une tétralogie qui constitue le deuxième cycle de la série de La complainte des landes perdues, étant paru après le troisième. Il fait suite à Complainte des landes perdues - Cycle 2 - Tome 2 - Le Guinea Lord (2008) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 2012. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Philippe Delaby (1961-2014) pour les dessins, et Bérengère Marquebreucq pour les couleurs. Il comprend cinquante-quatre planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle I Les sorcières (dessiné par Béatrice Tillier) a débuté en 2015, celle du cycle III Sioban (dessiné par Grzegorz Rosiński) en 1993, et celle du cycle IV Les Sudenne (dessiné par Paul Teng) en 2021.


Un petit navire à une unique voile arrive en vue de l’île de Scarfa. À son bord, Guinea Lord, son assistant et deux marins. Il est déjà venu : il sait que c’est ici que vit la Mater Obscura, Saavarda, qui commande à toutes les Moriganes. Il débarque sur l’étroite plage cernée de hautes falaises verticales, en ordonnant que personne ne le suive. Il s’engage sur l’étroit sentier rocheux dont un passage est jonché de squelettes humains à même le sol. Il arrive à la fin du chemin : une porte en pierre se fond avec la falaise, avec deux lettres en rouge sur un cercle : IF. Le chevalier noir identifie immédiatement le sigle : Inferno Flamina ! C’est son signe, celui des Enfers. Il appuie dessus et la porte s’ouvre. Il pénètre à l’intérieur et prend une torche enflammée sur un support mural. La porte se referme avec fracas derrière lui.



S’éclairant avec la torche, Guinea Lord descend l’escalier taillé à même la roche. Il débouche dans une grande pièce circulaire, où l’attend une jeune femme en robe rouge. Elle lui indique qu’il peut jeter sa torche, il n’en aura plus besoin. Elles l’attendaient. Elle s’appelle Brigga, elle est chargée de le conduire auprès de leur mère à tous. Elle lui tend une coupe en lui intimant de boire son contenu. Elle contient du Chill, qui tue toute âme craintive ou chétive. Toute âme qui se berce d’illusions comme la bonté ou la charité, ces brimborions dont vivent les faibles. Il répond qu’il n’a pas d’âme, à la place il porte le fer et le bronze. Il boit et il se retrouve dans une mer de lave. Il est interpellé par Saavarda qui le tance car elle l’avait chargée de ramener la fée Sanctus. Il explique qu’il a failli : un sortilège lui a coupé le chemin. Elle lui répond sèchement : Faiblesse ! C’est qu’en lui subsiste encore une trace d’humanité. Une tache issue de son enfance. Cette enfance pendant laquelle vivait encore son père. Garde-t-il un souvenir de lui ? Il répond que non, mais elle décide de le punir. Il est englouti dans la mer de flammes. Après avoir enduré son châtiment, il frappe à la porte de la salle du trône.


Petit à petit, la mythologie de la série prend forme. Lorsqu’est mentionné la Mater Obscura qui commande à toute les Moriganes, le lecteur retient son nom, Saavarda, se disant qu’il la rencontrera vraisemblablement dans le cycle précédent Les sorcières, dessiné par Béatrice Tillier. De la même manière, il retient le nom de Brigga, et il se dit qu’il aurait bien aimé apprendre le nom de la sorcière blonde qui se tient également aux côtés de Saavarda. Il constate que le jeu de Fitchell continue de prendre de l’importance, ce qui l’amène à subodorer qu’il y a une histoire derrière. Les Chevaliers du Pardon refont appel au démon Cryptos, là encore il est probable qu’il existe une histoire racontant comment il s’est ainsi retrouvé prisonnier. Le sort d’Eïrell laisse supposer que son embrigadement correspond à un rituel séculaire, vraisemblablement le même qui amené Guinea Lord à son apparence actuelle. Le combat contre le Braghen amène à penser que les créatures fantastiques sont en voie de disparition et donc qu’elles seront beaucoup plus présentes dans le cycle Les sorcières. Il est vraisemblable également que leur extinction progressive soit en corrélation directe avec l’arrivée de la foi chrétienne en ces contrées. Tous ces éléments contribuent à donner la sensation au lecteur de s’immerger dans un monde palpable et pleinement développé, dont les racines s’enfoncent dans une riche histoire. L’artiste continue de faire coexister visuellement ces éléments fantastiques avec ceux normaux, en les représentant avec le même niveau de réalisme et de détails.



Quelle superbe couverture ! Cette femme au port altier, avec cette coiffe improbable, gothique à souhait, et ce maquillage tribal discret : la reine de Blanche Neige en plus mortelle. Et ces horreurs sculptées dans le métal, dans la veine de Hans Ruedi Giger (1940-2014). Comme les précédents tomes de ce cycle, celui-ci offre un spectacle merveilleux et fantastique à chaque scène : la muraille rocheuse battue par les flots, la mer de lave, le grand mur aveugle de l’église où se déroule le rituel d’initiation de Seamus, les paysages naturels traversés par le cavalier en mission, puis le marais par lequel il doit passer, la forêt de Mildwynn, le château du même domaine. Peut-être que la sensibilité du lecteur ressent que chaque endroit présente une consistance un peu plus soutenue que dans le précédent tome : cela peut être attribué au changement de coloriste. Bérengère Marquebreucq adopte une approche tenant plus de la couleur directe. Le lecteur peut le constater dans certains arrière-plans vides de traits encrés et présentant des camaïeux rappelant l’environnement où se déroule la séquence. Par exemple, dans la planche treize, elle évoque la frondaison des arbres dans les quatre cases de la bande inférieure. Lorsque Seamus arrive sur une plage, sous une pluie battante, la coloriste apporte des textures aux falaises, aux vagues, aux nuages, dans une approche réaliste, orientée pour l’ambiance : le lecteur sent l’humidité s’insinuer en lui rien qu’à regarder la page. Plus loin, sur la lande à l’approche de la Chapelle renversée, elle applique un effet de brume avec parcimonie, estompant des endroits précis, ajoutant un discret voile à d’autres, un véritable travail d’orfèvre.


En fonction de ses préférences, le goût du lecteur le porte plutôt vers la reconstitution historique, vers les éléments de Fantasy ou vers l’horreur. À chaque fois bien mis en valeur, complété par la coloriste, l’artiste réalise des visuels frappant l’imagination par leur justesse, leur plausibilité ou leur inventivité. Dans le premier registre, il se délecte de la tenue des Chevaliers du Pardon, de celle des soldats réguliers, des harnachements des chevaux, des tenues différentes du noble et de ses vassaux à Mildwynn, de l’aménagement du château, de ses meubles, etc. Dans la seconde catégorie, la Mater Obscura en impose par son visage semblant dépourvu de peau, Guinea Lord apparaît toujours aussi formidable, le démon Cryptos se montre aussi facétieux que dangereux, le Braghen fait peur à voir, une sorte d’humanoïde géant cornu. Enfin le lecteur se souvient que la dimension horrifique avait gagné du terrain dans le tome précédent, et il se prépare à quelques visions traumatisantes à souhait. L’artiste sait y faire. Tout commence avec la découverte de l’état des novices qui ont échoué à l’initiation. Sous un certain angle, Eïrell n’est pas mieux loti lorsqu’il se montre à Seamus pour une confrontation jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ou encore les cadavres des combattants qui ont succombé aux attaques du Braghen, pendant sa traque.



Le lecteur prend conscience qu’il ne sait pas forcément vers quoi se dirige l’intrigue. À la suite des tomes précédents, il se doute qu’il peut s’attendre à la traque d’une ou deux Moriganes, aussi bien par les Chevaliers du Pardon que par Guinea Lord, et il espère en apprendre plus sur les Chevaliers du Pardon. Il constate que le scénariste a conçu une structure plus complexe, qui ne permet de savoir quelle importance il donnera à telle ou telle sous-intrigue ou telle composante, ni laquelle il mènera à son terme dans ce tome ou le suivant. Il aménage ainsi un savant suspense, l’histoire pouvant aussi bien s’attacher à l’un ou l’autre des personnages principaux (Still Valt, Seamus, Eïrell, Sanctus), qu’à des personnages secondaires (Hellawas, Scarfa, le seigneur Dogann), consacrer plus de pages à la chasse aux sorcières, ou bien à un élément inattendu (comme la traque du Braghen), ou encore revenir à un élément qui avait pu paraître secondaire (une nouvelle partie de Fitchell à haut risque, magnifiquement mise en images). Une fois la dernière page lue, il se rend compte qu’il n’a presque pas été fait mention des Sudenne, ni de la statue découverte par Seamus dans le tome un.


Dans les situations des personnages, le lecteur peut également percevoir des thèmes de nature diverse. L’ordre des Chevaliers du Pardon continue d’apparaître comme régi par le dogme de la chrétienté. Leur lutte contre les Moriganes s’apparente à l’Église catholique supplantant les croyances locales païennes, voire les exterminant, comme la traque et l’extermination du Braghen. Toutefois, cette comparaison trouve ses limites avec le rituel d’initiation des novices, étonnamment arbitraire, et aux conséquences dévastatrices pour ceux qui y échouent : la métaphore ne semble pas très parlante, quant au hasard qui préside à l’épreuve (choisir une coupe parmi trois que rien ne distingue). De même la capacité surnaturelle de Seamus de survivre à presque toutes les blessures relève plus du domaine magique que de celui de la Foi (sauf à y voir une variante de la Foi qui déplace les montagnes). Le lecteur se rappelle la possible métaphore des Moriganes, qui sont des sorcières, c’est-à-dire des femmes libres ayant fait la démarche de s’affranchir des diktats de cette société patriarcale. Avec cette idée en tête, il voit le sort d’Eïrell comme la conséquence de sa corruption par une Morigane, sa virilité a été asservie et déchaînée au nom de la féminité rebelle. Même son appétit pour l’argent n’a pas été assez fort pour qu’il échappe à son sort, comme en témoigne la pièce d’or seul vestige auprès des cendres de son cadavre. Il s’interroge également sur le sens à donner aux actions de la fée Sanctus. Brigga dit d’elle : Sanctus connaît les secrets des Moriganes, elle partage le même héritage, elle peut leur nuire gravement. Faut-il la considérer comme une traîtresse à son propre clan, à son propre genre ?


Artiste exceptionnel, coloriste incroyable, scénariste inventif : ils élèvent ce cycle bien au-dessus des conventions parfois un peu étriquées du genre Fantasy, pour un récit à la narration visuelle enchanteresse, plein de surprises. Le lecteur est aussi bien pris par l’intrigue au premier degré, par les visuels magnifiques, et par les thèmes sous-jacents nombreux et dépassant le manichéisme. Formidable.



mercredi 30 juillet 2025

Texas Jack

Ces grands horizons font perdre le sens des distances.


Ce tome contient une histoire complète, qui peut se lire comme indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2018. Il a été réalisé par Pierre Dubois pour le scénario, et par Dimitri Armand pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-vingt pages de bande dessinée. Il fait suite à un premier album dont les événements se déroulent chronologiquement après : Sykes (2015) réalisé par les mêmes auteurs.


Dans une grande plaine du Wyoming, qui longe un cours d’eau, un groupe de bandits chevauche, avec à sa tête Gunsmoke. Il leur annonce qu’il est temps d’y aller. Dans le village à quelques centaines de mètres, devant l’église en bois, un groupe d’une vingtaine de colons s’est réuni pour fêter un baptême. À l’issue de la cérémonie, ils s’apprêtent à s’installer à la longue table qui a été dressée en plein air. Dans une grande salle à manger, le riche propriétaire terrien et homme politique Roy Passendale a pris la parole devant un groupe de ses pairs. Il utilise un ton ferme et péremptoire. Il déclare : Il faut frapper fort, frapper partout en même temps, semer la terreur. Chasser une fois pour toutes ces misérables colons de leurs terres ! Détruire les petites parcelles pour étendre des exploitations à grande échelle, et… Un des convives l’interrompt et demande : Mais… La loi ? Passendale reprend : La loi ?! Il est la loi ! On les couvre en haut lieu. Eux les barons ont la charge d’une mission : celle de valoriser au mieux les ressources de ce pays, pour l’enrichir, le moderniser… D’y amener le chemin de fer, la civilisation, d’y créer des villes… De faire prospérer une terre hier encore sauvage ! De bâtir un état !



Un autre homme l’interrompt : il suppose que leur hôte sera le gouverneur dudit état. Ce dernier le confirme : il y compte bien, et il compte aussi les enrichir tous. Y a-t-il une objection ? Un troisième prend la parole : Bien au contraire, ils sont tous avec Passendale, ils le suivront, ce qu’ils ont déjà prouvé en lui versant chacun leur fonds. Le riche propriétaire attire leur attention sur le fait qu’ils doivent considérer leurs fonds comme d’excellents placements. Il continue : on ne peut pas faire d’omelette sans casser des œufs. Il y a des frais, des gros frais, des pattes à graisser, des investissements, et pas des moins moindres, une milice de professionnels à gérer, à payer… Un autre prend la parole, estimant qu’il s’agit de tueurs qui se font payer très cher ! Passendale lui répond avec emportement : Qui d’autre son interlocuteur propose-t-il pour se taper le sale travail ? Pour chasser les fermiers, détruire leur bétail, incendier, ravager les cultures, tuer quand il le faut ? On ne sème pas la terreur rien qu’avec des grimaces… Mais si son interlocuteur les trouve trop chers, qu’il y aille lui-même. Le groupe le payera en conséquence, s’il ne craint pas la poudre et le sang, ni de s’enfoncer dans la boue jusqu’au cou ! Devant le recul de l’autre, il poursuit : Ils ont besoin de cette main d’œuvre, une armée efficace qu’ils peuvent diriger dans l’ombre pour parvenir à leurs fins. D’ailleurs leur chef viendra bientôt les rejoindre.


S’il a lu Sykes des mêmes auteurs, le lecteur découvre donc un personnage auquel il y est fait allusion, et il en retrouve les principaux personnages, jouant ici les seconds rôles. Ce tome peut également se lire sans avoir lu Sykes, et même en faisant comme si on ne l’a jamais lu. Le récit forme une histoire d’un seul tenant avec une fin propre, sans sensation de devoir lire une suite. Le lecteur se plonge dans un récit de genre, un western en bonne et due forme, avec les conventions de genre qui y sont associées. Il commence par être le témoin involontaire d’un massacre d’une poignée de colons, tués par des professionnels à la solde de riches propriétaires terriens. Il assiste ensuite à un spectacle de haute voltige dans un cirque, mettant en scène une attaque de diligence. Par la suite, il chevauche avec les personnages sur de longues distances à travers des plaines, en passant un défilé rocheux, en subissant même le passage d’une tornade, en s’arrêtant dans des saloons et auberges… jusqu’à même ce cliché éculé, ce deux ex machina éhonté qu’est la cavalerie qui arrive toujours à l’heure pour sauver tout le monde. L’artiste aime tout autant cette région du monde à cette époque. Son plaisir à représenter l’Ouest sauvage et les cowboys s’avère communicatif : les grandes étendues à perte de vue, les étroits chemins de montagne en surplomb, les modestes saloons comme les hôtels de plus grande ampleur, tout en bois, les tenues vestimentaires d’époque, et les armes à feu.



L’illustration de couverture fait dans le classique : un héros pistolets au poing, prêt à en découdre, et un grand méchant dans l’ombre, sans aucun décor. Il y a un peu de ça dans l’intrigue entre le héros au cœur vaillant, et le tueur assumant sa nature et ses actes, sans regrets ni état d’âme. De temps à autre, le lecteur se dit que l’artiste aime se reposer sur des constructions simples et des cases évidentes : succession de gros plans sur la tête de personnages en train de parler, illustration en pleine page ou en double page pour rendre un moment plus spectaculaire ou plus tragique, usage de très gros plans permettant de s’affranchir de dessiner un décor derrière, larges panoramiques avec les personnages de profil donnant l’impression de parcourir la case de gauche à droite, dans le sens de la lecture, pour accentuer le mouvement et la majesté du paysage naturel, etc. Le lecteur s’adapte à ces prises de vue attendues. Il se fait également la remarque que pour les discussions, les personnages sont assez bavards, le scénariste mettant ainsi le dessinateur dans l’obligation de recourir à de petites cases focalisées sur celui qui a la parole. Quant aux paysages en plan large : c’est ce que le lecteur attend et l’artiste les dose parfaitement, entre des petits personnages, le rapport en contours encrés et nature en couleur directe. Comme le fait observer un personnage : Ces grands horizons font perdre le sens des distances. En outre, il s’avère que le dosage de ces ingrédients fait ressortir la personnalité des auteurs, dans le choix de ce que représente l’artiste, dans la durée des séquences. Par exemple, la pluie diluvienne ne dure que le temps d’une page, les auteurs privilégiant le récit à la contemplation de ce qu’ils auraient pu faire durer sur plusieurs pages.


Rapidement, le lecteur apprécie à sa juste valeur la qualité narrative des planches. La quinzaine de colons réunit autour d’une grande table à l’extérieur devant l’église : une construction toute simple rappelant le peu de moyens de personnes qui viennent de s’installer, le naturel de cette occasion de fête, l’organisation concrète et pragmatique, tout ça en une page de sept cases. Il suffit d’une case dans la suivante pour constater le formalisme de cette dizaine d’hommes autour d’une table richement dressée dans une grande demeure. Cela dépasse l’effet de contraste : ça en dit beaucoup sur les individus, leur statut social, leurs motivations. Le lecteur se voit conforté dans son ressenti quand il se rend compte que la case avec les verres qui s’entrechoquent en page treize répond à celle en page six où deux colons font tinter leurs verres. Puis vient le massacre : une mise en scène factuelle et méthodique, pour montrer l’efficacité de ces meurtriers dont les actions dépourvues d’émotion finissent par soulever le cœur du lecteur. Vient alors le numéro de cirque sous un immense chapiteau : une leçon de narration visuelle, avec des découpages conçus spécifiquement pour chaque moment, jusqu’au numéro final dans une page muette, et deux cases en biseaux pour mieux mettre en relation la cause et la conséquence. La forte pagination fournit la place nécessaire pour raconter une histoire qui s’avère dense. Les nombreux visuels produisent également un effet cumulatif : le dessinateur approche chaque moment de manière prosaïque, ce qui apparaît au lecteur comme des descriptions factuelles, presque un reportage de faits et de comportements plausibles, un réalisme qui s’impose comme une évidence, qui nourrit chaque personnage au-delà de leurs simples faits et gestes.



La narration assez dense du scénariste génère le même effet. Il peut ainsi se permettre d’utiliser des clichés éculés, car l’épaisseur des personnages et le détail des circonstances leur rendent de la plausibilité, et ils font sens. Même ce dispositif de la cavalerie qui arrive au dernier moment, juste à temps pour sauver les uns et les autres fonctionne : avec deux phrases, l’auteur rétablit la concordance des fils temporels, et toutes les circonstances banales et normales vues précédemment concourent à montrer que cette arrivée providentielle découle logiquement de ce qui a précédé, plutôt que de sortir d’un chapeau et de survenir comme un cheveu dans la soupe. Il en va de même pour cet acte de vengeance survenant des dizaines de pages plus tard car c’est un plat qui se mange froid (un autre cliché). Le lecteur suit avec grand plaisir cette mission improbable pour Texas Jack : faire fructifier sa notoriété pour galvaniser la populace et lui insuffler le courage de se rebeller contre les pillards qui terrorisent la région.


De temps à autre, le lecteur se surprend à s’interroger sur un rapport entre deux éléments, ou sur une situation à la portée symbolique. À l’évidence, l’expérience de la réalité concrète des territoires sauvages du Wyoming s’oppose à la pratique de spectacle artificiel sous le chapiteau d’un cirque, entre le vécu des colons, et la mise en scène des artistes. Le lecteur peut voir un écho de ce contraste également lorsque la petite équipe de Texas Jack (Amy O’Hara, Ryan Greed, Kwakengoo et lui-même) se retrouve sous une pluie battante, par comparaison à la protection de la toile du chapiteau. Le scénariste développe ce thème de manière plus subtile et plus iconoclaste quand l’Amérindien Renard Gris et l’Afro-américain Kwakengoo constatent qu’ils accordent des valeurs très différentes aux pratiques de leurs ancêtres. Ces moments fugaces font également réfléchir le lecteur à la valeur à accorder, ou l’interprétation à donner à la présence du Marshal Sykes (homme mû par un profond besoin de justice véritable, ou héros trop beau arrivant au bon moment), Saül Gunsmoke en méchant d’opérette ou en individu animé par un mélange de besoin de revanche et de désir de réussite à faire légitimer par la société ? Le lecteur voit également comment la réalité se nourrit de la fiction (la légende de Texas Jack pour galvaniser les colons), et la fiction se nourrit de la réalité (le spectacle racontant de manière édulcorée et flatteuse sa mission contre Gunsmoke). Il se dit qu’il peut aussi y voir un récit aux accents psychologiques, avec le réflexe conditionné de Texas Jack de tirer sur des cibles mouvantes, mais aussi son blocage face à des cibles humaines. Ainsi de réflexions en idées, il prend conscience de la nature polymorphe des interprétations de ce récit.


Fallait-il vraiment une extension au récit ayant constitué la première collaboration de ces auteurs, avec des personnages récurrents ? Cette question quitte bien vite l’esprit du lecteur qui profite des paysages naturels, du grand Ouest, des codes Western bien mis en scène et retrouvant du sens, de la narration visuelle à la fois iconique, à la fois personnelle. Il se laisse donc troubler par ces grands horizons, ressentant peu à peu que les événements se prêtent bien à une comparaison entre réalité de la vie des colons et artifice des spectacles de Texas Jack, puis à d’autres réflexions plus élaborées sur l’ambition, les valeurs, le code moral, le sens. Épique et intime.



mardi 29 juillet 2025

SHI T04 Victoria

Qui de la trahison a fait sa maison, par traîtrise mourra.


Ce tome fait suite à Shi - Tome 3 - Revenge! (2018) qu’il faut avoir lu avant, car il s’agit d’un cycle en quatre. Son édition originale date de 2020. Il a été réalisé par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario, et par Josep Homs pour les dessins et les couleurs. Il comporte cinquante-quatre pages de bande dessinée.


Dans les locaux de Scotland Yard à Londres, le policier Mitchum vient informer le préfet Ulysses Kurb qu’il a accepté qu’une enfant abandonnée soit accueillie dans les locaux : il l’a trouvée en larmes, la pauvre petite semblait perdue, confuse. Son supérieur hiérarchique le tance : l’East End pullule de ces orphelins dont Charles Dickens aime à peupler ses feuilletons larmoyants, est-ce que Mitchum compte les prendre tous sous son aile ? Son interlocuteur assure que non, mais malgré sa misérable apparence, cette enfant affirme mordicus être membre d’une famille de la High Society. Il a cru bien faire, il a cru comprendre qu’elle venait de perdre sa maman, elle paraissait anéantie. Kurb ordonne de la mettre dehors immédiatement, mais en passant devant la pièce où elle est en train de prendre un peu de soupe, il change d’avis du tout au tout. Il indique à Mitchum qu’il doit donner à cette pauvrette un morceau de cet excellent pudding dont son épouse à le secret. Il faut gagner sa confiance, car comme avait coutume de le dire sa mère : À ventre lourd, langue qui court.



Au temps présent, Ulysses Kurb, avec un peloton de policiers, se tient dans la grande cabine d’une jonque où il a interrompu l’étreinte passionnée de Kita et Jennifer Winterfield. Dans une lettre, Kita commente : Le soleil, dit-on, ne se couche jamais deux fois sur le même chagrin. Le soleil ?! Ébloui par sa propre lumière, il écrase tout de sa propre lumière. Aurait-il oublié, cet idiot, qu’après tout, il n’est qu’une étoile ? Une étoile ridicule qui a conquis le ciel par la force ? La Lune, par contre, sait tout de leurs larmes. Du sang qui leur vient. Du temps qui s’en va. Une comptine de son enfance avertit les petites : Lune qui pleure, soleil qui rit. Soleil qui pleure, Lune qui pleure aussi. Elle a aimé la mère de son interlocutrice. Elle a aimé sa bouche. Elle a aimé sa langue. Elle a aimé sa salive. Elle a aimé sa peau. Son sexe. Les parfums de son corps. Elle a aimé sa mère. Et cet amour, personne, jamais, ne lui enlèvera. Car au final elles ne sont que cela… les braises de ces grands amours qui les ont consommées. Les policiers séparent les deux jeunes femmes et les emmènent sur le pont, ainsi que Sensei. Kurb s’emporte contre Sensei et le balance ligoté par-dessus bord, pour qu’il se noie. Puis il se tourne vers les deux jeunes femmes, en enlevant son manteau, qu’il tend à un policier. Il indique qu’il va se servir le premier avant que les policiers de Brixton ne les gâtent. Il a l’intention de les convertir au dieu Priape. Depuis le quai, Pickles s’élance sur lui avec une dague à la main, qu’elle lui plante dans l’épaule droite. Il la neutralise sans difficulté, et il lui brise le cou, comme il l‘avait déjà fait subir à sa sœur. Il se tourne alors vers Kita qui est maintenue immobile par deux policiers, les fesses offertes.


Dernier tome du premier cycle, le lecteur attend une forme de conclusion, tout en la redoutant, car les auteurs ont la main leste avec les personnages. Il remarque que pour le deuxième tome consécutif, il n’y a aucune scène consacrée à l’époque contemporaine, au devenir de Sir Lionel Barrington et de son fils Terry. Il découvre donc ce qu’il advient de Jennifer Winterfield et de Kitamakura, ainsi que des personnages secondaires, du complot pour reconquérir l’Amérique, et des anciens soldats britanniques membres du groupe des Anciens Ériés. Il constate également qu’il est happé par le rythme de lecture : les scènes se déroulent sur une ou deux pages, brèves et incisives, à quelques exceptions plus longues. Les auteurs obtiennent cet effet par la mise en scène des nombreux personnages qui gravitent autour des deux jeunes femmes : les jeunes orphelins des rues, les membres de la famille Winterfield, le préfet de police, la reine d’Angleterre, les Anciens d’Érié. Ainsi le récit passe d’un fil narratif à l’autre : Scotland Yard, la jonque (une des deux séquences les plus longues avec huit pages), le lac Érié, la chambre à coucher d’Octavius Winterfield, les rues de Londres dans un quartier défavorisé, les quais d’une des principales gares de Londres, les quais de Southworth, le club privé fréquenté par les Winterfield, etc.



Comme dans les tomes précédents, l’investissement du dessinateur reste constant de planche en planche, de case en case. Le lecteur se délecte des grands dessins en pleine page : l’apparition du démon Ni surgissant de la Tamise en vue de dessus époustouflante, les quais de Southworth avec le chantier naval de très grande ampleur pour construire un cuirassé, les gueules des trois démons dans le ciel nuageux d’un cimetière, et ce dessin en double page dans lequel les trois démons s’attaquent au cuirassé. Il est également happé par les ambiances lumineuses, et ce dès l’illustration de couverture, avec ce magnifique camaïeu de bleu et de vert, et les touches plus jaune pour les deux jeunes femmes. La mise en couleur de la première séquence s’approche du naturalisme. Dès la suivante, l’artiste utilise sa palette pour des jeux de lumière : le corps doré de Jennifer et Kita s’opposant au marronasse de l’uniforme des policiers. Puis les différents verts lors la scène sur le pont de la jonque : émeraude, épinard, poireau, sapin, etc. Avec un contraste très appuyé lors de deux cases baignant dans un rouge vif pour attirer l’attention sur la violence du moment. L’approche naturaliste revient à partir de la page douze. Puis le gris s’insinue dans chaque couleur lors de la visite de la reine au chantier naval du fait du crachin, le rouge revient avec les flammes de l’incendie dans la seconde scène au chantier naval.


L’implication de l’artiste se voit également dans les moments moins spectaculaires. Pour les environnements dans lesquels évoluent les personnages : le mobilier fonctionnel des bureaux de Scotland Yard, le bleu clair paisible du lac Érié et ses superbes paysages sur les rives, le mobilier luxueux du club privé, l’aménagement plus rudimentaire de la taverne servant de point de ralliement pour les orphelins du gang des Dead Ends, la chambre d’Octavius Winterfield que le lecteur commence à bien connaitre depuis son attaque, le marché découvert très animé, la chambre de la reine Victoria, et les statues funéraires du cimetière. La représentation des personnages bénéficie du même soin, que ce soit pour leurs toilettes, ou pour leur direction d’acteur, dans les moments calmes et intimes comme lorsque les émotions prennent le dessus. Le lecteur garde longtemps à l’esprit aussi bien la connivence entre Camilla et son époux Octavius quand celui-ci pose sa main sur son sein, que Hector dévoré par la jalousie, ou encore l’accès de rage qui saisit Camilla Winterfield au cimetière, se saisissant d’un burin pour rendre illisible le nom de sa fille sur la pierre tombale, devant toutes les personnes venues se recueillir pour cet enterrement.



Le lecteur ressent également l’élan du récit ayant pris de l’ampleur et de la vitesse au fur et à mesure des tomes dans des situations inoubliables, l’aboutissement logique de ce qui a précédé. Par exemple : le sabotage du cuirassé HMS Abaddon, ou bien Kita & Jennifer se retrouvant dans un entretien particulier avec la reine Victoria. En effet, les auteurs ne ménagent pas leurs personnages, même si malheureusement le lecteur s’est attaché à eux. S’il a gardé à l’esprit l’horreur qu’a subie la famille Barrington, le lecteur sait qu’il s’agit d’une tragédie. Il retrouve donc les thèmes présents depuis le début. Le patriarcat opprimant les plus faibles, les femmes bien sûr, mais aussi les enfants, les défavorisés, et les hommes qui ne se retrouvent pas dans cette forme de domination et dans ses conséquences. Autant dire que la japonaise Kita et la fille-mère Jennifer ne sont pas du bon côté du manche, même si la seconde appartient à une famille de la haute société. Le sort des orphelins des rues ne touche personne car ils ne comptent pas, l’organisation de la société est ainsi faite qu’il n’y a personne pour prendre en charge ces enfants, qu’il est considéré comme inéluctable et même normal qu’il existe une telle catégorie d’individus.


Au fil de sa lettre, Kita laisse entrevoir une perception et un ressenti profond de l’oppression que les femmes subissent. Elle le dit aussi bien de manière poétique : Lune qui pleure, soleil qui rit. Soleil qui pleure, Lune qui pleure aussi. Qu’elle ne le vit dans sa chair : la nudité de son corps exposée comme une marchandise exotique, la confusion des Anglais quant à sa nationalité, l’ignoble tentative de viol par Kurb avec la participation active des policiers sous ses ordres. Les différentes scènes mettent à nu d’autres caractéristiques de cette société, à cet endroit du monde, à cette époque. La science continue de progresser, les États et les industriels n’oublient jamais d’en rechercher les applications militaires, par exemple pour la pyroglycérine (ancêtre de la nitroglycérine, inventée par le chimiste italien Ascanio Sobrero, 1812-1888). Les vétérans des guerres coloniales en Amérique ont conservé cette idée en tête, comme une vieille garde incapable de s’adapter au temps présent. Les jeunes orphelins rêvent des privilèges des gens de la haute société, ce qui constituent leurs aspirations, induisant une reproduction de ce modèle systémique asservissant les faibles. L’expansionnisme de la Grande-Bretagne, un pays qui reste une île et qui s’en retourne toujours à la mer, commence à marquer le pas de l’impérialisme à venir de l’Amérique. Même la révolte de Kita & Jennifer semble entachée sur le plan moral. Kita écrit que : La colère qui coulait dans leurs veines, qui coulait d’entre leurs jambes, cette colère coulait désormais également sur leurs mains. Elles avaient engendré un monstre, un monstre appelé Haine. Et le monstre qu’elles ont engendré a fini par leur échapper, semant le malheur et la désolation.


Une fin de premier cycle d’une force incroyable, presque insoutenable. La narration visuelle reste d’une qualité extraordinaire, tant par ses visuels peaufinés, que ses moments mémorables par leur dimension spectaculaire, ou leur caractère intimiste, et leur puissance émotionnelle. Les auteurs mènent à son terme cette première phase de la rébellion de deux mères opprimées, disposant de moyens pour obtenir leur revanche, sans pitié. Le récit constitue alors aussi bien un réquisitoire à charge contre une société patriarcale oppressive, que la mise en scène du prix à payer pour ces rebelles s’en prenant à leurs oppresseurs. Accablant.



lundi 28 juillet 2025

Carnet chinois

Comment faire avec les juxtapositions de la vie ?


Ce tome constitue un témoignage complet, ne nécessitant pas de connaître l’auteur ou son œuvre pour l’apprécier. Son édition originale date de 2019. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour les observations, le scénario et les dessins. Il comporte quarante-neuf pages de bande dessinée. Il se termine avec six dessins réalisés par des artistes chinois : Yang Liuja, Zhang Yuxi, Cao Yan, Han Xiayue, Ge Yang.


24 mai 2017. Sur un écran devant son siège dans l’avion, un paysage défile. Le désert de Gobi. Dans une demi-heure, il sera à Beijing… Pékin. Il est en Classes affaires. Champagne et la nuit couché, comme dans un lit. En Israël, la mère de Béatrice est morte. Il va rester en Chine jusqu’au 19 juin. Béatrice, un grand amour, la maman de Anne leur fille. Dimanche dernier, il était à Faus-la-Montagne. C’était pour un anniversaire, celui de Laetitia. Ses dix ans. Il y a dix ans qu’un test lui a dit qu’elle n’avait pas le gène de sa mère. Un gène qui a pour nom Hutington. C’était une belle fête. Un grand bal. Faux-la-Montagne, un village de la Creuse, si loin de la Chine. Il s’endort. Edmond Baudoin aimerait que ses amours, ses enfants vivent ce qu’il vit. Comment le leur donner ? Il y a deux jours, un homme à Manchester s’est fait exploser au milieu d’enfants venus écouter une chanteuse dans une salle de spectacle. Comment faire avec les juxtapositions de la vie ? L’avion est arrivé, Edmond est dans un bel hôtel, dans un quartier populaire. Il faut qu’il dessine, qu’il écrive encore et encore, tant qu’il peut, avant que tout s’arrête pour lui.



Ça s’arrêtera quand ? Edmond ne sait pas. Mais il sait que c’est bientôt. Le 25 au matin, il est avec les étudiants, une cinquantaine. C’est une jeune femme, Claire, qui est la traductrice (son vrai prénom est Shaojin). Les étudiants, certains ont déjà été publiés, sont très doués. Il le verra plus tard, en découvrant leurs travaux. Ils vont rester trois jours avec lui. Naturellement Edmond Baudoin n’a aucun plan. Alors comme d’habitude, il commence par la musique du dessin, une vague. La suite, on verra. Il y a de très jolies filles. De ce voyage, il veut laisser une trace sur du papier. Alors quand il a un moment à lui, il marche dans le quartier où il loge. Cette scène de rue le fait voyager dans le temps, dans d’autres villes, dans son village. Dans quelque chose d’immuable… quelque chose de l’humanité. Les étudiants lui demande comment lui vient l’idée d’un livre. Comment vient l’idée d’un livre. Le vingt-six mai 2017, sur son portable, un message : Jeanine est partie. C’est un de ses fils qui lui a envoyé cette nouvelle, Hughes. Jeanine… était… sa maman. Il avait vingt-et-un ans, vingt-deux peut-être. Elle en avait vingt, vingt-et-un peut-être. Ils étaient pauvres, leur amour était riche. Edmond n’est pas fidèle avec son corps, mais les amours qu’il a eues à vingt ans sont toujours dans ses jours. Jeanine était un arbre dans son jardin. Quelque chose comme un églantier devenu arbre. Cet arbre est tombé. Il a eu trois fruits magnifiques. C’est beau les fruits des églantiers farouches. Dans l’espace où elle vivait, elle l’a fait vivre. Merci Jeanine.


Ouvrir une bande dessinée d’Edmond Baudoin, c’est l’assurance de découvrir une narration intimement personnelle que ce soit dans la forme ou dans le fond. Carnet chinois : bon, ben, c’est clair, l’auteur a bénéficié d’un voyage tous frais payés et il en a profité pour faire quelques dessins qu’il a réuni dans un recueil. En effet, ça commence exactement comme ça. Avec ce coup de pinceau reconnaissable entre mille, il réalise des prises de vue de ce qu’il voit dans cet environnement exotique : une rue telle qu’elle se présente devant avec des formes difficiles à distinguer du fait d’un dessin trop charbonneux, puis une vue de la salle de classe dans laquelle il intervient mais vue depuis le fond plutôt que depuis la position d’intervenant, trois étudiants dehors devant un scooter parce que c’est ce qui a retenu l’attention de l’artiste à un moment donné et qu’il s’est dit que cela constitue un instant signifiant à défaut d’être représentatif, un portrait en plan poitrine de Jeanine pour évoquer la défunte, une jeune femme penchée sur son établi dans un atelier à côté de laquelle Edmond a choisi de s’asseoir, etc. Une collection d’instantanés, à laquelle a présidé la subjectivité de ce créateur. De fait, il s’agit d’une visite guidée qui en dit plus sur l’auteur que sur le pays, qui évoque une phase de deuil survenu en simultané, qui intègre aussi bien des vues touristiques (un bouddha dans un temple), que ses activités d’intervenant, que des souvenirs.



Dans un premier temps, la lecture donne l’impression d’illustrations relevant du thème de ce séjour en Chine, dont l’ordre logique ne tient que par le texte qui évoque aussi bien le but du voyage (animer un atelier de bande dessinée), les impressions sur place, le décès de celle qui fut sa compagne pendant plusieurs années, le temps qu’ils aient ensemble trois enfants, attentat-suicide terroriste islamiste à la Manchester Arena le 22 mai 2017 à la sortie d'un concert d’Ariana Grande. D’un point formel, la première planche contient deux dessins, la troisième également ainsi que la quatrième, la sixième, la septième… Le lecteur ressent que cette succession de pages forme plus qu’une simple collection d’illustrations, assemblées au gré de souvenirs progressant sur deux lignes temporelles : il ressent une progression narrative, aussi bien chronologique au fur et à mesure du déroulement du séjour, que émotionnelle pour ce deuil presque conceptuel du fait de milliers de kilomètres qui le sépare de la Chine, et dans les considérations sur l’expérience de cette dissociation, des réactions des étudiants, sur l’existence. Il se produit des interactions entre texte et image, des réponses d’une image à une autre, une forme très éloignée des caractéristiques habituelles de la bande dessinée, tout en relevant bel et bien de la narration séquentielle.


Le lecteur se sent embarqué dans l’avion qui figure dans la première planche, une esquisse sommaire, et il regarde lui aussi par le hublot, une autre esquisse sommaire. Il regarde enfin le visage de Laetitia, avec une curiosité toute relative. Dès la seconde planche, il retrouve les illustrations caractéristiques de Baudoin : des dessins au pinceau, s’attachant avant tout aux formes et à l’impression dont l’œil fait l’expérience, avec quelques détails choisis, plus ou moins précis. Cela constitue déjà une sensation singulière de lecture. La salle d’étudiants vue depuis le fond : des silhouettes très vagues assises sur des chaises, des traits très sommaires pour indiquer la présence d’une tale, des masses noires pour les chevelures. L’ensemble fonctionne parfaitement ; s’il s’attarde sur une forme ou une autre le lecteur perd la cohérence d’ensemble pour ne plus voir qu’un assemblage de trait au pinceau dépourvu de sens. En fonction de ce qu’il représente, l’artiste peut insister sur de gros blocs irréguliers de noir, sur des traits secs à l’encre, sur des zones frottées de gris, sur une représentation beaucoup plus concrète et détaillée, sur des formes épurées jusqu’à l’abstraction, etc. C’est toute la magie de son art : aboutir à une collection de dessins hétéroclites qui forment un tout cohérent.



La narration textuelle peut donner une impression tout aussi hétéroclite, un collage juxtaposant allègrement des phrases sans rapport les unes aux autres, comme un flux de pensées jetées comme elles viennent. Là encore, le lecteur perçoit la trame que tissent ces différents fils, leur intrication aussi inattendue que indissociable, amenant vers une personnalité intégrée, celle de ce créateur unique. Son séjour en Chine l’emmène aussi bien à analyser la production des jeunes étudiants qu’ils trouvent très forts en dessin, moins bons en scénario, qu’à admirer les vestiges des siècles passés, et à être consterné par le comportement des visiteurs d’un zoo qui photographient les pandas dans une cage en verre, un miroir. Il ne sait pas si on va sauver les pandas, il ne sait pas si l’humanité va se sauver. Et si les taches noires autour des yeux du panda avaient été différentes ?… La culture, peinture, théâtre, danse, cinéma, littérature, bande dessinée… développent l’esprit critique, cette forme de pensée qui aide à vivre et à mourir. Si la culture ne fait pas cela, elle fait quoi ? Que font ces pauvres gens qui, voulant photographier un panda, photographient leurs images dans une vitre ? Et le terrifiant, c’est que ça va s’aggraver. En mémoire de la défunte Jeanine, il pense à leurs enfants, à une anecdote quand ils étaient à une terrasse de café et qu’il n’avait pas de quoi payer leur consommation. Tout naturellement la relation avec les étudiants et ses interventions (non préparées) l’amènent à des réflexions sur son art et son métier : la réalisation et la présentation de ses œuvres du moment (Dali par Baudoin en 2012, Ballade pour un bébé robot écrit avec Cédric Villani et paru en 2015, Peau d’âne en 2010), dessiner encore et encore, tant qu’il peut (ce qui le ramène à son âge, et à sa propre finitude), sur la source de l’idée d’un livre, sur la joie tranquille de contempler une autre personne en train de créer, sur l’accroissement de l’importance et de l’aura des œuvres religieuses avec l’ancienneté, sur la confrontation des messages dans un même dessin (En Chine, il est gâté.), sur les grands territoire du jardin secret de deux autres artistes qui sont également invités à la fête des bulles (Pénélope Bagieu, Jean-Marc Rochette, Thierry Robin), sur la fonction de l’art, sur ce qui fait le bonheur, etc.


Arrivé en page cinquante-et-un, le lecteur découvre qu’il passe à un deuxième récit intitulé Shi Tao, le moine Citrouille Amère, comportant des citations de cet artiste, six illustrations en pleine pages dont quatre consacrées à un arbre, une grande spécialité de Baudoin. Il explique que Shi Tao (1641-1719) a été pour lui un professeur, et qu’il aime beaucoup ses textes. Le lecteur découvre la sagesse de cet artiste : sur la règle et l’absence de règle, sur l’apport de la Nature et la possibilité qu’elle donne de transformer l’apport des Anciens, sur le fait que la réceptivité doit précéder la connaissance, sur l’idée que la substance du paysage se réalise en atteignant le principe de l’Univers. À nouveau, le lecteur ressent en son for intérieur la manière dont l’artiste a assimilé ces principes et les met en œuvre dans cette bande dessinée.


Décidément, chaque ouvrage de ce créateur constitue une aventure unique en son genre. Un carnet de dessins à l’occasion d’un séjour en Chine. Oui, il y a de cela, et tellement plus. Des illustrations extraordinaires de Chine et d’arbres, un effet de narration visuelle à la forme aussi unique que personnelle, ses réactions de touriste assez particulier, d’autres événements qui s’entremêlent avec son expérience du moment présent, un regard bienveillant et humaniste. En pleine empathie avec l’auteur, le lecteur se demande avec lui : Comment faire avec les juxtapositions de la vie ?