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jeudi 6 novembre 2025

Complainte des landes perdues - Cycle 4 - Tome 3 - La Folie Seamus

Il est toujours temps de réclamer justice !


Ce tome fait suite à Complainte des landes perdues - Cycle 4 - Tome 2 - Aylissa (2022). Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, par Paul Teng pour les dessins, et Bérengère Marquebreucq pour les couleurs. Il comprend cinquante-quatre planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle I Les sorcières (dessiné par Béatrice Tillier) a débuté en 2015, celle du cycle II Les chevaliers du Pardon (dessiné par Philippe Delaby) a débuté en 2014, celle du cycle III Sioban (dessiné par Grzegorz Rosiński) en 1993. 


Dans ses appartements privés, Aylissa contemple l’objet qu’on lui a offert : un fitchell. Elle sent qu’il y a une puissance en lui. Elle le prend entre ses mains et en explore la surface avec les doigts : elle ne voit rien, ici peut-être, non rien ne bouge, et pourtant… Si elle ferme les yeux… Une voix… Ce n’est pas la sienne… Qui alors ? Une jeune femme blonde ordonne au fitchell : file, vil, file… La sphère file dans les airs à travers bois en tournant sur elle-même, pour s’immobiliser au-dessus d’une femme en train de pêcher à la lancer dans une rivière. Puis elle s’abat sur cette femme et la tue. La jeune fille récupère le fitchell, tout en commentant sur sa mère : on la disait jolie, aimable, douce, mais pour sa fille est laide, difforme, comme toutes les mamans. Elle ordonne au fitchell de se refermer, et continue de s’adresser à sa défunte mère dont le corps gît dans la rivière devant elle : elle remercie sa mère cependant de lui avoir donné ce gentil fitchelll, elle l’aime beaucoup, grâce à lui elle n’a plus à se plier à ses ordres. Au temps présent, Aylissa comprend que l’objet appartenait aux sorcières. Elle le range dans une étoffe et sort de la pièce, par une fenêtre elle voit le cheval de sa cousine. Elle en déduit qu’elle est rentrée ; et qu’elle a dû se précipiter dans la cellule de Seamus.



Dans la cellule, la torche à la main Sioban écoute Seamus. Ce dernier lui a tout raconté et il conclut qu’on l’accuse de meurtre et que lui n’y comprend rien. Sauf qu’il a l’impression de devenir fou. Elle répond qu’effectivement, il y a dans ce qu’il lui raconte un grand désordre. Mais ce qui effraie surtout Sioban, c’est le grand désir, ce désir qui s’est levé en lui pour sa cousine. Il se prend la tête dans les mains, et se lamente : Aylissa, la douce et tendre Aylissa, son image lui apparaît chaque nuit, et chaque nuit cette image le dévore. Elle le sait d’ailleurs, et il montre la marque qu’elle a gravée dans la peau de son torse. Sioban en éprouve de l’horreur : tout cela lui rappelle de bien mauvais souvenirs, car elle aussi, dans le passé, a été comme envoutée, par et pour un homme qu’elle croyait aimer, qu’elle a même épousé. Gerfaut. Ils en viennent à penser qu’il a été empoisonné : ils ne voient pas toujours le mal où il se trouve, mais lui oui, lui sait comment et où les prendre ! Dans la grande salle du château, Lord Heron a organisé la cérémonie de jugement du chevalier Seamus, pour déterminer s’ils le condamnent au bannissement à vie ou à la mort. Lord Miles s’approche le premier pour lancer le dé.


Est-ce que la situation peut encore empirer et s’aggraver ? Bien sûr, car il ne tient qu’à la fantaisie des auteurs qu’il en aille ainsi, et le lecteur a bien retenu sa leçon : le mal est cœur du bien. Comme à des moments précédents, il peut sentir les décisions arbitraires du scénariste, non pas des événements sortant du chapeau et arrivant comme un cheveu sur la soupe, plutôt des moments où une situation peut basculer d’un côté comme de l’autre en fonction de sa volonté. Par exemple, Aylissa aurait très bien pu ne jamais recevoir un fitchell en présent ou parvenir à s’en servir. Le vote sur le sort de Seamus aboutit à un nombre égal de votes pour le bannissement et pour l’exécution, et c’est le vote supplémentaire d’Aylissa qui décide. Les flèches se fichant dans le corps de Seamus peuvent aussi bien le terrasser que simplement le blesser. Sans oublier l’apparition fort opportune d’un mystérieux nouveau personnage. Pour un peu, le lecteur serait tenté de bâtir une théorie du complot, et d’y voir une autre puissance pas encore révélée agissant en coulisse sur les événements. Et puis la scène d’ouverture semble introduire ou souligner une forme de répétition : un jeune adulte assassinant sa mère ou son père, avec un fitchell. Le lecteur peut y voir comme une sorte de cycle qui se répèterait. Il se produit comme un écho de ce principe avec l’entrée en scène d’un membre du clan Gerfaut, puis le retour d’une forme du mal.



S’étant accoutumé aux qualités des dessins de ce cycle, le lecteur retrouve avec plaisir leurs caractéristiques. Il se félicite que la coloriste soit la même, et il comprend parfaitement le petit mot du dessinateur : en exergue, il remercie Bérengère Marquebreucq pour son travail sur les couleurs et les éclairages. De fait, de scène en scène, la qualité de la mise en couleurs reste discrète, venant nourrir les traits encrés des dessins, sans jamais les écraser. Pour autant, son apport se ressent inconsciemment à la lecture : les textures (celle du bois du meuble dans la première case de la première page), les impressions de verdure (un travail remarquable pour que chaque buisson, chaque feuillage se détache de celui d’à côté, avec une utilisation sophistiquée des nuances ajoutant également du relief), la manière de rehausser les variations de teintes d’une plaque de toit à une autre, les variations du luminosité en fonction du moment de la journée et du lieu avec une apparence parfaitement réaliste (et cependant de temps à autre un léger glissement vers l’expressionnisme), la qualité diaphane des lambeaux de brume sur la lande, le contraste total entre la dureté de la roche des falaises lors du duel entre Sioban et Seamus opposé à la douceur de la peau d’Aylissa, etc. Un travail d’orfèvre et de sensibilité, en retrait par rapport aux traits, en phase parfaite avec chaque situation, chaque intention du dessinateur.


Le dessin de couverture arrête l’œil par sa composition et la posture d’Aylissa, sans toutefois rendre compte de la qualité de la narration visuelle. D’une certaine manière, le lecteur peut avoir l’impression de dessins très classiques, et même dans la droite lignée de ceux de Grzegorz Rosiński pour certaines scènes avec des contours comme griffés, et des expressions de visage très marquées. D’un autre côté, Paul Teng continue de donner corps à chaque élément du récit, leur apportant une solide consistance découlant de son approche descriptive et réaliste, les faisant exister au point que le lecteur se dit qu’il pourrait les toucher. Il s’implique aussi bien pour les tenues vestimentaires, diversifiées tout en appartenant toutes à un même monde cohérent, que pour les accessoires, le mobilier et l’architecture. Le lecteur ressent bien que l’artiste ait pris le temps et le soin de se représenter chaque endroit comme un tout, et pas comme une suite de lieux imaginés au fur et à mesure que les personnages se déplacent. Par exemple, les différentes pièces du château s’imbriquent bien dans un tout cohérent, avec une architecture directrice. Il en va de même pour l’implantation des tentes du clan des Greenwald, leur position relative les unes par rapport aux autres, ainsi que les meubles et accessoires adaptés à un camp itinérant. L’intelligence de la mise en scène se constate aussi bien dans les discussions qui bénéficient d’un plan de prise de vue montrant les personnages dans leurs interactions, leurs gestes, et les décors en arrière-plan, que dans les scènes d’action lisibles et bien construites dans les déplacements, les attaques, les parades, l’incidence du lieu où elles se déroulent. Tous ces aspects concourent à rendre tangibles ces éléments, à faire exister les personnages et les environnements.



Alors que le temps des Moriganes semble bel et bien révolu, l’influence de leur existence passée continue de se faire sentir. Le fitchell incarne à lui seul cet héritage, puisque le Harfingg a été détruit. Quoi qu’en y regardant bien, il subsiste d’autres artefacts : les feuilles de l’arbre de Vérité, le don de sorcellerie d’Aylissa, et cet étrange individu inattendu qualifié de Skyblood. Auxquels il convient d’ajouter la prophétie finale de retour d’un monstre mythologique. Finalement, le merveilleux et son double l’horreur continuent d’exister sous différentes formes dans ce monde, comme une sorte de métaphore pour établir qu’ils ne peuvent pas être annihilés, qu’ils subsisteront de tout temps, y compris à l’époque contemporaine. Dans le même temps, la dynamique de l’intrigue reste nourrie par l’ambition pour le pouvoir de certains, en l’occurrence Aylissa, une soif de domination, et tous les moyens sont bons. Cette jeune femme a eu recours à la séduction et au mariage ayant pour objectif une alliance, à la manipulation mentale sur Seamus, à l’emprise sur son père, à la tentative de meurtre sur sa cousine, et maintenant envisageant la conquête par la guerre. La méchante de l’histoire… et aussi une personnalité très forte, un profil psychologique très cohérent, et finalement plausible. Face à elle, les autres personnages éprouvent des difficultés à se rendre compte de sa détermination qui l’amène à utiliser tous les moyens à sa disposition, à pourvoir appréhender son degré de dangerosité. Ils se retrouvent soit manipulés, soit acculés à user des mêmes moyens qu’elle, ce qui corrompt irrémédiablement leurs valeurs, ce qui installe ou fait renaître le mal au cœur du bien.


Une simple histoire de médiéval fantastique, avec des guerriers, des royaumes, et quelques éléments surnaturels, le tout menant à une confrontation, un schéma classique. Oui, il y a de cela car les auteurs assument de raconter une histoire relevant de ce genre, et ils mettent en scène les conventions de genre attenantes. Également un monde très palpable, montré de manière concrète et consistante, une narration visuelle (dessins et couleurs) très solide, de grande qualité. Un scénario exhale des images, des métaphores, propres à diverses interprétations et réflexions sur la soif de pouvoir, la corruption de la pureté, le fait que la perfection n’est pas de ce monde, que le mythe du héros au cœur pur ne résiste pas aux contingences de la réalité. Dramatique.



mercredi 5 novembre 2025

Histoires d'Elles

Si tu veux savoir ce qui est bon pour ton corps, c’est à toi de le découvrir !


Ce tome constitue une anthologie d’histoires mettant en scène des femmes et leur relation sexuelle du moment. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Aurélie Loiseau pour le scénario et par Al’Covial (Alain Boussillon) pour les dessins et les couleurs. Il comporte trente-huit pages de bande dessinée, et cinq dessins en pleine page pour la page de titre de chacun. Il comprend cinq histoires courtes, d’une pagination différente allant de trois pages à douze pages.


Avec ou sans, trois pages. Après des galipettes matinales, l’homme se lève et s’habille. Il indique qu’il va chercher des croissants à la boulangerie. Allongée nue sur le lit, la femme lui répond qu’elle reste ici à l’attendre. Elle constate qu’il a laissé son ordinateur ouvert, et elle décide de faire sa curieuse. Elle découvre des photographies de femmes nues, toutes avec le sexe épilé. Elle en déduit qu’il préfère qu’il n’y ait pas de poils. Aussi, quelques jours après, avant de retrouver son amant, elle se rase le pubis.



Échecs et sexe, douze pages. Dans un grand imperméable rouge, elle vient de débarquer chez lui avec ses talons hauts et ses bas, et elle lui réserve une petite surprise. Lui, c’est Alben, son adversaire préféré. Elle sonne, il lui ouvre. Une fois à l’intérieur, elle ouvre son imperméable, et elle est en dessous chic sans autre vêtement avec un collier de perles. Il lui dit qu’elle est délicieuse. Elle lui répond qu’elle a envie de lui, que toute la journée elle a pensé à ce moment, mais elle réfrène son empressement, lui demandant d’abord de lui montrer sa petite tenue. Elle a l’impression de voir le regard d’un enfant gourmand.


Fantasme, six pages. Elle est en train de se caresser allongée sur son lit, en regardant une vidéo pornographique mettant en scène quatre femmes entre elles. Souvent le week-end, elle se détend à sa manière, toujours avec du porno lesbien pour s’exciter jusqu’à la jouissance. Elle apprécie pendant quelques minutes le shoot d’hormones du bien-être qui agit sur son corps. L’extase est libératrice. Mais cela s’estompe rapidement, et comme souvent un sentiment de culpabilité l’envahit. Elle se dit qu’elle devrait peut-être essayer avec une femme.


Un amour de vibro, douze pages. Un couple hétérosexuel est en train de faire l’amour, et elle espère qu’il va finir rapidement cette fois. Il ne se rend même pas compte que c’était nul pour elle. Un peu plus tard dans la même journée, elle va retrouver une copine à un café, et elle évoque sa déception. Celle-ci l’encourage à découvrir par elle-même ce qui est bon pour son corps. La copine l’accompagne pour faire l’emplette d’un vibro masseur.


Elle, cinq pages. Elle rejoint trois copines pour passer une soirée ensemble. La conversation tourne autour des sous-vêtements, et chacune évoque sa relation avec, entre celle qui se sent serrée, et celle qui explore son corps avec la lingerie.


Publié par l’éditeur Tabou, il s’agit d’une bande dessinée à caractère pornographique explicite. Le court texte introductif explique que ces histoires sont nées de la rencontre artistique d’un dessinateur de bande dessinée, et d’une sexothérapeute. La présentation continue : Ce projet a été concrétisé avec l’envie de parler de la sexualité des femmes sans tabou, avec légèreté et des notes d’humour ; les petites histoires offrent des moments intimes, elles témoignent des différents visages et facettes du plaisir et désir féminin. Enfin, les deux auteurs ont nourri cette bande dessinée au travers de deux visions différentes, tant au niveau générationnel, qu’au niveau de leur propre regard sur la sexualité d’une femme. Il explicite l’intention de ce projet : L’ouvrage invite les femmes à s’approprier leurs corps et leurs envies. Après vérification, l’autrice existe vraiment, et elle exerce, entre autres, le métier de sexothérapeute : il s’agit donc bien de récits racontés avec un point de vue féminin, et pas juste d’un argument de vente bidon pour refourguer les mêmes fantasmes masculins avec une autre étiquette. Au travers de cinq récits sont abordés de manière explicite le rapport aux poils, les relations sexuelles sans engagement émotionnel, la masturbation à partir de fantasmes pornographiques, l’utilisation d’un sextoy, et les dessous.



Le lecteur peut tomber sous le charme de la jeune femme en couverture, représentée dans un mode pin-up, avec un petit sourire discret, et des accessoires évoquant les récits à l’intérieur. Il en apprécie la jolie mise en couleurs. Les illustrations accompagnant chaque titre de chapitre sont en pleine page : une jeune femme nue assise sur un tabouret, tenant un rasoir mécanique dans son dos, une jeune femme également en mode pin-up et en bikini et talons haut se tenant debout à côté d’une pièce d’échec (un roi) lui arrivant au niveau de la poitrine, une jeune femme brune à genou en culotte avec un téléphone portable à la main, une jeune femme blonde en culotte allongée sur le ventre avec un vibromasseur à ses côtés, une jeune femme potelée en ombre chinoise tenant un sous-vêtement dans chaque main. Des dessins plutôt chastes, avec une ambiance mutine, sans vulgarité, une pose étudiée, des traits de contour assurés, une mise en couleurs apportant du volume à chaque courbe. Le lecteur découvre une dernière illustration en pleine page sur la quatrième de couverture : une autre jeune femme brune de dos, en string et talons hauts tenant un panneau sens interdit tout en regardant une page du troisième chapitre apparaissant en colonne sur la partie de droite.


Les dessins de chaque chapitre présentent les mêmes caractéristiques d’une histoire à l’autre, différentes de celles de la couverture ou des dessins en tête de chapitre. Les traits de contour sont moins lissés, les courbes sont moins mises en avant, les traits sont plus rêches, la mise en couleur est moins sophistiquée. Ils relèvent d’un registre réaliste et descriptif, assez explicite. Comme il est d’usage dans les bandes dessinées appartenant à ce genre, les personnages sont régulièrement représentés nus, sans hypocrisie, avec une bonne visibilité de leurs parties intimes, parfois mises en avant par le cadrage. Ainsi le lecteur peut voir quelques pénétrations, deux ou trois sexes masculins en érection, des personnages féminins avec les jambes écartées, une poignée de cunnilingus, l’utilisation d’un vibromasseur. Toutefois, il n’y a pas de gros plan de pénétration ou sur d’autres pratiques. Toutes les relations sont de nature consentie avec une volonté de partage de plaisir, sans pratiques sortant de l’ordinaire, ou réprouvée par la morale, ni interdite par la loi. Ces dernières caractéristiques placent cet ouvrage à part de la production habituelle.



Le premier récit est très rapide puisqu’il comporte trois pages. Il est raconté du point de vue féminin : la dame souhaite faire plaisir à son compagnon. Les dessins s’avèrent plus ou moins précis (par exemple pour la représentation des tétons), avec parfois des variations anatomiques déconcertantes (par exemple la taille variable de la poitrine de madame). Elle tente donc le rasage du minou… et elle n’obtient pas l’effet escompté. Il n’y a pas de culpabilisation de l’un ou l’autre, pas de discours sur l’injonction au rasage, juste une mise en situation, et une forme d’humour bon enfant (si l’on peut dire). Dans le deuxième récit, le dessinateur prend en charge plusieurs éléments de la narration : les tenues de la jeune femme, l’ameublement de l’appartement de monsieur, la terrasse d’un café, les différentes positions. Le récit se focalise sur cette relation d’amour libre dédiée à la séduction et au plaisir sexuel, sans marque d’affection, un plan cul comme le résume la dame. À nouveau cette relation fonctionne sur la base d’un consentement explicite, sans emprise ou culpabilisation. La scénariste intègre le fait que les deux amants jouent aux échecs entre eux, comme une métaphore de leur relation, pour savoir qui va gagner, c’est-à-dire qui va faire évoluer leur relation vers ce qu’il ou elle veut. Cela induit une perspective déconcertante sur la personnalité de cette femme, sur la manière dont elle envisage la relation amoureuse.


Les trois autres histoires présentent les mêmes caractéristiques concernant la narration visuelle : une mise en page intéressante, des prises de vue conçues spécifiquement pour chaque situation, une représentation dont la précision fluctue dans certaines cases, ou les proportions corporelles d’un même personnage d’une case à l’autre. La brune suivante s’interroge sur ce qui a déterminé son orientation sexuelle (Parce qu’on lui a dit que cela devait être ainsi ?), et sur les conséquences de sa consommation de vidéos à caractère pornographiques. La quatrième héroïne prend en main son éducation sexuelle sur les conseils de sa copine qui lui dit que : La société et leur éducation ont fait croire aux femmes que leur sexualité dépendait d’un homme, mais le corps d’une femme, ses plaisirs, ses désirs lui appartiennent. Si elle veut savoir ce qui est bon pour son corps, c’est à elle de le découvrir. À nouveau, l’histoire aborde un thème particulier de la sexualité féminine à partir d’une situation concrète, sans jugement de valeur, sans culpabilisation ni dramatisation, avec compréhension et une pointe d’humour. Pour finir la scénariste aborde la question des dessous féminins, à nouveau sans obligation, et ni jugement de valeur, y compris pour des modèles rétro ou animaliers. C’est la seule histoire à mettre en scène une femme avec une morphologie différente de la taille mannequin.


Un ouvrage à caractère pornographique dans la mesure où les relations sexuelles sont montrées de manière explicite. Dans le même temps, une collection de cinq histoires courtes abordant différents aspects de la sexualité d’un point de vue féminin, que ce soit les poils, les fantasmes ou l’évolution d’une relation de type plan C, sans jugement ni culpabilisation, avec bienveillance et décontraction. Surprenant.



mardi 4 novembre 2025

Charlotte impératrice T03 Adios, Carlotta

Certaines terres sont stériles. Une graine ou mille, peu importe !


Ce tome est le troisième d’une tétralogie, indépendante de toute autre. Il fait suite à Charlotte impératrice - Tome 2 - L'Empire (2020) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Fabien Nury pour le scénario, par Matthieu Bonhomme pour les dessins, et Delphine Chedru pour les couleurs. Il comporte soixante-quatorze pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec poème de 1866, écrit par Vicente Riva Palacio (1832-1896), où se répète le vers Adieu, Mama Carlotta.


Il y a bien des siècles vivait une vieille femme solitaire, qui habitait une minuscule hutte. Elle n’avait pas d’enfants. Et personne ne se souciait d’elle. La vieille femme pleurait nuit et jour pour avoir un enfant. Mais bien sûr, sans résultat. Un jour elle prit un œuf, l’enveloppa dans un tissu de coton et le mit dans un coin de sa hutte. La vieille femme veillait sans relâche sur l’œuf dans l’espoir qu’il lui donnerait peut-être un enfant. Mais rien ne se passai et chaque jour la femme devenait plus malheureuse. Un matin, alors qu’elle venait examiner l’œuf, elle trouva sa coquille brisée et à l’intérieur était assis le plus petit et le plus joli nouveau-né qu’on puisse imaginer. C’était un garçon. La vieille femme était bouleversée. C’était enfin l’enfant qu’elle avait tant désiré. La vieille femme aima l’enfant comme une mère. Mais pour une étrange raison, il cessa de grandir et on commença à l’appeler Le Nain. La vieille femme n’en avait cure. Tu seras un grand roi, un jour ! Disait-elle persuadée que l’enfant était destiné à de grandes choses. Un jour, la vieille femme dit au nain : Va au palais du roi et défie-le de mesurer sa force à la tienne. Le nain protesta : Mais le roi est bien plus fort et plus grand que moi. La vieille femme insista et le nain fut forcé d’obéir. Il partit voir le roi et le défia.



L’impératrice Charlotte a mobilisé toute la garde pour un rendez-vous avec son mari, et le colonel Alfred van der Smissen l’interroge sur ce choix, tout en chevauchant. Elle lui répond que c’est pour la protéger, comme son père lui a dit de le faire. Elle continue : Il sera dorénavant sous ses ordres directs, et il devra passer du temps à Mexico, s’il est capable de réfréner ses instincts barbares. Il répond qu’il est à ses ordres et il explique que l’empereur fait route vers Puebla, et qu’ils y seront avant lui. Elle répond qu’elle sait : c’est un trait de caractère de son mari, il n’est jamais pressé. Cela fait un mois qu’elle l’attend à Mexico, et elle a décidé de venir à sa rencontre, pour qu’il cesse de lambiner en route. Alors qu’elle a mis pied à terre avec le colonel, Charlotte voit arriver vers elle, un individu vêtu d’un large poncho aux couleurs passées, un sombrero à large bord, qui la prend dans ses bras et l’embrasse à pleine bouche, sous le regard insondable du colonel, et le regard amusé de Charles de Bombelles. L’empereur l’emmène pour lui montrer un autel consacré à la Madone de Guadalupe, avec un tapis de roses : les jeunes Mexicaines lui déposent des offrandes pour qu’elle favorise leur fertilité. L’empereur se recueille devant la statuette, et il félicite son épouse pour l’excellent travail qu’elle a accompli.


Fin de la récréation ? Il y a de cela, et en même temps le ressenti du lecteur se trouve plus proche de la tristesse et de la frustration, en phase avec Charlotte. Il s’était déjà retrouvé prostré avec elle, avachie sur le trône à l’annonce du retour de l’empereur à Mexico à la fin du tome précédent. D’une certaine manière, la parenthèse enchantée arrive à son terme : Charlotte a pu assumer les charges d’impératrice, elle a gouverné et implémenté des réformes dans une vision politique constructive et progressiste… enfin pour un empire colonisateur. Plutôt que de se morfondre dans une posture de victime attendant que tombe le couperet, elle fait le choix courageux d’aller à la rencontre de son mari, pour passer à la phase suivante. Le lecteur sent son cœur fondre de commisération quand les premiers mots de l’empereur sont pour évoquer la question de la fertilité. Par cette seule phrase, il remet son épouse à sa place : celle qui a la responsabilité de lui donner une descendance, d’être une matrice reproductrice. Il l’humiliera sans pitié devant tous ses ministres, en sa présence, quand il évoque son infertilité de manière publique : Certaines terres sont stériles, une graine ou mille, peu importe ! Il souhaite également lui imposer des rapports sexuels, à la fois au titre de ses devoirs conjugaux, à la foi comme obligation de donner le jour à un héritier. Le pincement au cœur gagne encore en intensité quand il reprend sa place de chef du gouvernement, pour mettre en œuvre sa politique sans prendre en compte celle mise en œuvre par son épouse. Mais…



En entamant ce tome, le lecteur craint justement cette humiliation pour Charlotte : le retour de l’empereur Maximilien qui va la remettre à sa place d’épouse et de génitrice de la lignée, sous l’influence néfaste de Charles de Bombelles, et en cohérence avec la place de la femme à cette époque. D’ailleurs les dessins montrent bien les humiliations sciemment infligées par l’empereur : le recueillement devant la Madone de Guadalupe pour le culte de la fertilité, l’accès d’autoritarisme dans la chambre à coucher pour imposer une relation sexuelle, le plaisir évident à humilier Charlotte en abordant de manière explicite son infertilité devant tous les membres du gouvernement, en sa présence, avec un petit geste pour se friser les moustaches, la tranquille assurance avec laquelle il annonce le voyage en Europe à l’occasion de l’exposition universelle… sans oublier deux petits sourires en coin abjects au dernier degré de Bombelles. Mais Charlotte fait preuve de plus de ressources que ça : elle ne se voit pas comme une victime, encore moins une potiche. Elle sait, elle aussi, prendre conseil auprès de personnes bien avisées, dont la surprenante comtesse de Zichy. Ainsi l’impératrice reprend l’initiative quant à la conception d’un héritier, quant à la connaissance du territoire, avec une vision politique très claire.


Comme dans les deux tomes précédents, le lecteur se régale de la narration visuelle. Tout commence avec trois planches construites avec des cases de la largeur de la page pour rendre compte de l’immensité du paysage, de la taille à la fois imposante de la garde de l’impératrice, et de son insignifiance dans un environnement d’une telle échelle. Par la suite, le lecteur ressent l’intelligence visuelle de la construction de différents passages : le recueillement de l’empereur devant la Madone de Guadalupe, le face-à-face entre lui et son épouse dans la tente maritale faisant apparaître qui a l’ascendant sur l’autre, et comment cette position évolue, les hésitations de séduction malhabile de Charlotte vis-à-vis d’Alfred van der Smissen, la domination patriarcale à couper au couteau dans la salle du gouvernement, l’étonnante intimité humaine entre elle et le père Rafael Miranda dans une cellule de prison, etc. L’artiste sait aussi bien établir un décor et montrer comment les personnages y évoluent, l’incidence qu’il a sur eux, que faire ressentir un état d’esprit d’un personnage dans une scène.



La narration visuelle transporte le lecteur également dans des moments inattendus et consistants. La présence de l’iguane en contrepoint de la chevauchée de la garde, l’apparition portée par une gaité artificielle de l’empereur dans son accoutrement improbable avec son poncho bigarré, Maximillien touchant la main de Charlotte en planche sept ce dont se souvient le lecteur en assistant à leur étreinte chaleureuse en planche soixante-quatre, Sebastian Scherzenlechner élégamment humilié par un simple regard de l’impératrice et de la comtesse de Zichy, la magnifique verdure autour d’un étang avec son saule pleureur et ses nénuphars, les indéchiffrables statues mayas du palais Uxmal, la procession funéraire pour Léopold premier, van der Smissen remettant un officier français à sa place en lui faisant mordre la poussière, l’incroyable crédibilité et entrain de Maximillien lorsqu’il prononce un discours de motivation qui lui a été inspiré par son épouse, la condescendance de Charles de Bombelles vis-à-vis de van der Smissen, etc. L’artiste sait aussi bien immerger le lecteur dans chaque lieu, que lui faire ressentir les émotions et les intentions des personnages, avec une mise en couleurs élégante qui vient renforcer l’ambiance de chaque scène, entre naturalisme et expressionnisme.


En fonction de sa familiarité avec l’Histoire, le lecteur découvre l’intrigue du tout au tout, ou bien il en retrouve les grandes lignes, certaines aménagées dans le cadre de cette fiction assumée et voulue par les auteurs. Sa sympathie pour Charlotte reste pleine et entière, son admiration allant même grandissant en constatant sa capacité d’adaptation pour continuer à participer au gouvernement, reprendre l’initiative sur les manœuvres de son époux pour bénéficier à nouveau de ses faveurs sexuelles, malgré son état de santé à lui. Le lecteur sent que derrière la reconstitution historique et les aménagements, les auteurs poursuivent leur étude de caractère, avec une habileté tout en nuance et en élégance. Il voit Maximilien faire de son mieux, malgré ses défauts de caractère. Il observe avec respect la manière dont l’héroïne fait preuve d’une intelligence politique et d’une perspicacité vive, sachant analyser les situations et mobiliser les ressources nécessaires, à commencer par les bons conseils, pour établir des stratégies de préservation de sa personne, et des manœuvres lui conservant sa liberté d’action. Les personnages secondaires (De Bombelles, van der Missen, Rafael Miranda) apparaissent eux aussi complexes, plausibles, humains. En parallèle court donc ce conte sur une vieille femme rêvant d’avoir un enfant. Le lecteur comprend bien la dimension mythologique et il identifie au fur et à mesure sa dimension métaphorique, changeante en fonction des situations : entre le désir d’enfant de la vieille femme et le devoir d’enfant imposé à Charlotte, la volonté de devenir roi pour son fils et le devoir d’être empereur pour Maximilien, les épreuves imposées à l’enfant et celles imposées au peuple du Mexique, etc.


Quel que soit son niveau de connaissance en histoire, le lecteur s’y était préparé : le début de la fin. Cela n’obère en rien le plaisir de lecture. Les auteurs continuent de faire exister leurs personnages de manière remarquable et sensible, leur conférant une complexité très humaine. La narration visuelle atteint une élégance formidable, aussi bien par ses mises en scène, sa direction d’acteurs, son équilibre entre exotisme et son caractère pragmatique. Un drame poignant.



lundi 3 novembre 2025

Patchwork

En vérité, elle était un million de fois plus belle que sur le dessin.


Ce tome constitue un recueil d’histoires courtes de l’auteur. Son édition originale date de 2008. Les quinze histoires courtes regroupées ici ont toutes été réalisées par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins. Il comprend quatre-vingt-six pages de bande dessinée, réalisée sur une période de vingt ans, de 1983 pour la première à 2003 pour la dernière.


Blues, 1983, trois pages : Un afro-américain joue de la guitare en marchant dans les rues d’une petite bourgade des États-Unis et des hommes blancs se mettent le suivre, mal intentionnés. Dans son esprit, il pense à la situation : du blues, les blancs qui le dévorent, il hait les esclaves plus que les maîtres. - L’amour, 1989, deux pages : Violence. Haine. Bestialité… Impuissance des mots, alors il dessine. La main crispée sur le pinceau, le bras tétanisé, coincé dans son épaule, un rictus sur la bouche, dans la tête du béton, il dépose sur la feuille ce qu’il croit avoir appris sur le mal des hommes. Il dépose sur la feuille blanche sa violence, sa haine, sa bestialité. Et puis il recommence… encore… encore. Et puis il regarde. Non, ce n’est pas encore ça… Juste un pâle reflet de ce qu’il voulait exprimer… Encore travailler… son dessin. Demain il essaiera de peindre l’amour. – Le car, 1992, six pages : une femme effectue un voyage en car. Elle observe un homme qui regarde le paysage défiler… Quelque part en lui-même. Elle somnole vaguement, bercée par le ronron du car. Un peu enivrée par l’odeur de Jean, qui monte d’entre ses cuisses. Ils avaient fait l’amour juste avant son départ. Elle avait encore dans sa bouche, le souvenir de son passage. Lhomme à la fenêtre avait des bras comme elle aime. Des avant-bras surtout. Elle est sûre qu’elle peut dessiner le sexe d’un homme rien qu’à regarder ses bras. Elle a bien envie de vérifier. Ses yeux se sont perdus.



1420406088198, 1992, vingt-cinq pages : proche de Marseille ou de Nice, Baudoin est assis sur un rocher, une de ses filles à ses côtés, ils regardent l’horizon au loin au-dessus de la mer. Il explique à sa fille qu’il vient souvent ici, qu’il y reste. Quand il reste longtemps, il a du mal à retourner dans la ville, derrière eux. Il continue : La vrai richesse est devant, dans le vide de l’horizon, les vagues éphémères, l’argent de leurs reflets. Elle demande à son père ce qu’il a contre l’argent. Elle, elle aimerait avoir une Porsche, une Jaguar aussi. Il s’explique : L’argent lui semble être une maladie, ou plutôt comme un symptôme d’une maladie qu’ils auraient tous. Son père à lui, son grand-père, à elle était communiste, il disait que Ce sera le communisme quand plus personne dans le monde n’aura besoin d’argent. Edmond lui demandait alors comment on fera pour aller au cinéma ? Le monsieur qui fait le cinéma il sera payé comment ? La réponse du père : Ce sera gratuit, ils iront autant de fois qu’ils voudront. Le projectionniste ne sera pas payé, ça ne lui servirait à rien, tout sera gratuit. Les hommes travailleront pour le bien de tous.


Edmond Baudoin est un créateur prolifique que ce soient des bandes dessinées, des histoires courtes, et même des livres. Au fil de sa carrière, il a ainsi régulièrement réalisé des nouvelles dessinées de quelques pages, pour des éditeurs très divers. Ce recueil en rassemble quinze, allant d’une page pour la plus courte (intitulée : Tu m’aimes ?) à vingt-cinq pour la plus longue (intitulée 1420406088198), pour des publications souvent confidentielles comme Le citron hallucinogène n°17, Labo (Futuropolis), Transports fripons (Les Humanoïdes Associés), L’argent roi (éditions Autrement), Le cheval sans tête n°1, Ego comme X n°1, Manga Surprise (Kodansha), Algérie la douleur et le mal, Le drozophile n°4, El Lado Oscuro III, Comix 2000 (L’Association), Stripburger n°2, Bang n°3 (Casterman), Marseille l’Hebdo n°151. Le lecteur qui a suivi sa carrière apprécie de pouvoir avoir ainsi accès à des créations dont il ne connaissait pas forcément l’existence ou qu’il n’avait pas pu se procurer du fait d’un tirage et d’une diffusion confidentiels. Il retrouve également l’habitude de ce créateur de travailler avec de nombreux éditeurs différents, certains connus d’autres moins. Dans chacune des histoires, il retrouve les caractéristiques habituelles de ce créateur : dessins souvent au pinceau parfois rehaussés de traits à la plume, mise en page très libre allant de cases avec bordure à des illustrations agrémentées de commentaires, parfois il se met en scène d’autres fois non, et toujours ce regard bienveillant si humaniste caractéristique.



La diversité des histoires fait qu’il est aussi bien possible de les lire une par une en laissant passer du temps entre, que de les lire d’une traite sans crainte de répétition. Les histoires sont intitulées : Blues, L’amour, Le car, 1420406088198, America, Désemparé, Tu m’aimes ? Edmond Alain et Hughes, Algérie, Le train, Paris, Comix 2000, Sarajevo, Cuba. Baudoin y aborde de façon très personnelle à chaque fois des thèmes comme le racisme systémique envers les afro-américains, les émotions négatives envahissantes, son premier petit boulot de peintre de lettres sur des enseignes, un dialogue avec une américaine alors qu’il ne sait pas parler anglais, la situation déprimante d’un chômeur abandonné par sa femme et sa maitresse, l’incapacité des hommes à savoir aimer, trois potes en train de regarder les filles passer, la nécessité de s’aimer soi-même, la métaphore de la voie de chemin de fer, une soirée à zoner à Paris comme artiste sans le sou et sans toit, un coucher de soleil, la morbidité de la mission du tireur d’élite, des rencontres de rue à Cuba, la personnalité de Marseille. Ces histoires vont du plus concret comme un carnet de voyage au plus conceptuel comme les cinq pages sans parole consacrée à un coucher de soleil. Et toujours un regard sur le monde qui n’appartient qu’à cet être humain singulier, cet artiste.


À elle seule, en trois pages, la première histoire donne un excellent aperçu de l’étendue graphique de l’artiste. Chaque page est composée de trois cases de la largeur de la page, montrant l’avancée de l’afro-américain, avec un texte au-dessus ou en-dessous de la case, correspondant à la voix intérieure de ce joueur de blues. Dans trois de ces cases, le dessinateur représente la situation de manière descriptive, avec un jeu sur les aplats de noir pour renforcer les zones d’ombre jusqu’à l’expressionisme. Quatre cases se focalisent sur les individus, les traits de pinceau s’épaississent pour des rendus allant vers l’impressionnisme, plus la sensation produite par ses individus en faisant apparaître l’état d’esprit de la foule, exagérant les traits de visages, les ombres mangeant le visage, le langage corporel pour faire ressortir la menace. Cette approche bascule dans l’expressionnisme alors que les individus forment un groupe plus compact agissant comme un seul homme, et s’apprêtant à agresser le bluesman. L’avant dernière case adopte un cadrage conceptuel avec l’individu à terre comme à demi enfoncé dans le sol, et les habitations bien alignées sur la ligne d’horizon au loin. Déjà dans ce récit des débuts de l’artiste, le lecteur peut déceler sa grande liberté quant à sa conception de la bande dessinée.



En fonction de sa sensibilité, le lecteur apprécie plus le thème d’une histoire que celui d’une autre tout en ressentant l’expression de la personnalité de l’auteur dans chacune d’elle, et dans toutes il peut voir cette cohérence et cette diversité dans les représentations. Les gros coups de pinceau rageurs dans L’amour. Les beaux paysages du sud de la France délicatement esquissés dans Le car. Puis l’incroyable expressivité d’un simple coup de pinceau pour évoquer la côte ou la ligne d’horizon maritime, cette façon très visuelle de faire surgir une image ou plutôt une représentation mentale de la tête même d’un personnage, la représentation délicatement changeante d’un visage au fil d’un dialogue, la grâce féminine, les cases chargées d’un noir charbonneux pour transcrire l’angoisse habitant un individu au point de percevoir une réalité déformée par ses peurs, la dimension visuelle métaphorique d’un rail de voie ferrée, l’individu réduit à la morphologie d’une statue d’Alberto Giacometti (1901-1966), le contraste total et saisissant entre le lourd équipement d’un militaire et le corps ondulant et souple d’une jeune femme nue, des silhouettes en train de danser (extraordinaire dans leur mouvement), le portrait d’une vieille femme, ou encore l’évocation de quelques habitants de Marseille. Tout est perçu au travers du regard de l’artiste, chacun est habité d’une vie remarquable, avec un respect unique en son genre.


Par la force des choses, ce recueil de nouvelles dresse en creux le portrait de l’auteur, par les choix des thèmes, par le regard qu’il porte sur ses semblables, par ce sur quoi porte son attention et son intérêt. Ce que ces nouvelles disent d’Edmond Baudoin : sa capacité à identifier le racisme systémique et le dégout de soi-même qu’il peut provoquer chez la victime qui voit les ressemblances qui existent entre lui et ses persécuteurs, son combat contre ses instincts destructeurs (violence, haine, bestialité), son rapport de haine vis-à-vis de l’argent, son émerveillement devant la beauté féminine, sa conviction profonde que la capacité de donner la vie fait des femmes des êtres profondément différents des hommes, la nécessité de commencer par s’aimer soi-même, la fraternité entre les êtres humains, la beauté des paysages, des villes, et bien sûr des arbres. Le lecteur en ressort rasséréné qu’un tel être humain puisse exister, partager ce qu’il ressent, y compris ses doutes et ses défauts.


Un recueil de quinze nouvelles dont la parution s’est étalée sur vingt ans, une curiosité ? L’habitué de ce créateur découvre des œuvres d’un niveau de qualité égal à celle de ces bandes dessinées plus longues, avec la même liberté de forme, la même sensibilité extraordinaire, le même plaisir dans la fraternité humaine, cette chaleur humaine libre et honnête. Il en ressort avec la sensation d’une grande richesse visuelle unique en son genre, exprimant la personnalité de l’auteur, et des thèmes essentiels sur la condition humaine. Formidable.



jeudi 30 octobre 2025

Judee Sill

Les caprices du destin en ont décidé ainsi.


Ce tome contient un récit de nature biographique, indépendant de tout autre, ne nécessitant pas de connaissance préalable. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Juan Díaz Canales pour le scénario et par Jesús Alonso Iglesias pour les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-dix pages de bande dessinée.


En 1979, dans le quartier de North Hollywood, deux policiers toquent à la porte d’un appartement. À l’intérieur, c’est le désordre : des cailloux dans un bol, un livre avec des marque-pages, une plante verte morte, des bouteilles d’alcool vides, une pile de magazines, des déchets par terre, un iguane qui se balade en liberté. L’un des policiers s’apprête à enfoncer la porte, l’autre tourne simplement le bouton et entre : c’est ouvert. Ils sont enveloppés par une odeur nauséabonde. Ils avancent dans l’appartement et découvrent le cadavre d’une femme, ainsi que l’état lamentable de l’habitation. Le plus ancien prononce la sentence : il peut résumer en un seul mot le rapport, surdose. Le second observe le cadavre et commence à prendre des notes. Femme blanche, type caucasien, quarante ans environ. Cause probable de la mort, overdose. Désordre caractéristique d‘un mode de vie bohême (artiste). Possible lettre de suicide. Demande expertise graphologique. Vérifier éventuelle appartenance à une secte. Aucune trace de document permettant l’identification. L’iguane regagne lentement la fraîcheur des plantes vertes.



1951, dans le cinéma de Studio City, en Californie, les époux Sill ont emmené leur fille voir un film de science-fiction de série B avec des monstres : à l’écran une sorte d’iguane géant est en train de terrasser un crocodile. Milford Sill se penche vers sa fille Judee pour lui faire remarquer qu’il lui avait bien dit qu’il était invincible leur Gregory. Puis il se tourne vers sa femme Oneta pour lui demander si elle aime le film. Elle répond sèchement que ce qu’elle aime, ce sont les gens qui parlent au cinéma. Il maugrée qu’elle n’aime rien : elle n’aime pas les gens, elle n’aime pas le cinéma, elle n’aime pas son travail. Elle lui rétorque que faire du trafic de bestioles, elle n’appelle pas ça un travail. Il la corrige : Importateur d’animaux exotiques, et d’ailleurs Hollywood ne trouve pas si minable que ça. À la sortie de la séance, le père a pris sa fille sur ses épaules et il lui promet d’aller voir un Tom et Jerry le lendemain. 1961 dans la vallée de San Fernando, Judee est allongée dans son lit sans bouger à rêvasser. Sa nouvelle mère entre pour lui dire sèchement qu’elle ressemble à son père. L’adolescente lui rétorque que ce n’est pas étonnant, ils sont morts tous les deux. Sa belle-mère lui répond qu’elle ne sait pas si Judee est morte, mais que ce qui est sûr c’est qu’elle n’a pas de cœur, elle estime que l’adolescente est cruelle et qu’elle leur gâche la vie à son père et elle. Toujours allongée et dans un grand calme, la jeune fille répond qu’ils n’ont besoin de personne pour leur gâcher la vie, qu’ils y arrivent très tout seul… Enfin avec l’aide de l’alcool…


Il s’agit de la biographie d’une chanteuse et compositrice américaine, ayant réellement vécu, née en 1944 à Studio City, un quartier de Los Angeles et décédée en 1979, dans le quartier North Hollywood, dans la vallée de San Fernando à Los Angeles. Du temps son vivant, elle a enregistré deux albums en studio qui ont été publiés par la maison de disques Asylum : Judee Sill (1971), puis Heart Food (1973). Elle avait commencé à en enregistrer un troisième Dreams come true qui sera publié en 2005. La séquence d’ouverture ne laisse planer aucun doute sur le destin de cette artiste : mort solitaire, suite à une addiction aux drogues, dans un appartement aux allures de dépotoir, avec deux particularités : un exemplaire de ses albums, et un iguane domestique en liberté. Les auteurs ont choisi d’évoquer cette vie dans une chronologie recomposée passant de 1979 à North Hollywood, puis 1951, 1961, 1972, 1961, 1979, 1962, 1964, 1972, 1980, 1966, 1968, 1967, 1968, 1982, 1972, 1973, 1975, 1994, 1979, pour finir en 1995 à Santa Monica en Californie. Dans de très brèves notes en fin de tome, ils expliquent qu’il existe très peu de références bibliographiques sur cette musicienne, qu’ils ont dû remplir ce vide grâce à leur imagination, en utilisant parfois des personnages de fiction. Pour les faits, ils se sont basés sur des interviews, notamment celle réalisées par Grover Lewis pour le magazine Rolling Stone d’avril 1972, l’interview de Rosalind Russel publiée en 1972, et deux articles de 2004 et 2006.



Le lecteur peut être attiré par la composition psychédélique avec un choix de couleurs très judicieux, par l’idée de découvrir une musicienne oubliée par l’histoire de la musique populaire, ou encore curieux de lire une autre bande dessinateur du scénariste de la série Blacksad, avec le dessinateur Juanjo Guarnido. En lisant la première scène, il se trouve rassuré (ou peut-être désappointé) par des couleurs plus classiques, une palette dans un registre plus naturaliste. Les dessins s’inscrivent également dans ce registre, avec une approche descriptive. L’artiste a choisi un rendu assez vivant, par le biais de traits de contour de type coups de pinceau appliqués sans retouche, allant de très épais à très fins. Par endroit, les couleurs viennent compléter les informations visuelles proches de la couleur directe. En fonction des éléments de décor, le dessinateur adapte le degré de finition, de très grossier pour la forme de feuilles de plantes d’appartement, à très précis pour la carrosserie d’un modèle de voiture ou la tubulure métallique des chaises du bureau de la docteur Carrara dans l’établissement E retro, Reform School for Girls.


Le lecteur apprécie rapidement la cohérence des dessins, à commencer par l’ambiance lumineuse bien rendue par les couleurs. Il ressent comment le dosage entre descriptif et simplification rend les personnages plus vivants, plus proches de lui, tout en restant dans un registre réaliste : le visage fermé et peiné de la mère traitée d’alcoolique par sa fille, le visage repu de satisfaction du directeur du centre de réhabilitation alors que Judee chante littéralement ses louanges, l’air discrètement gêné de David Griffin quand on lui parle de Judee, la gentillesse inattendue d’un groupe de trois femmes âgées (Nathy, Nun et Nona) dans la cour de la prison pour femmes de Frontera, l’air compassé des dévots de Krishna, etc. Le dessinateur sait montrer les gens dans toute leur diversité, leurs milieux culturels, leur niveau économique dans la société. Il impressionne également par le naturel avec lequel il rend compte des différents environnements : un appartement désordonné, les façades d’une rue de Los Angeles, le cabinet d’un psychologue, le dortoir d’une maison de redressement, le salon luxueux d’un producteur de disques riche à millions, l’atmosphère très particulière de la communauté hippie de Laurel Canyon (nexus de la contreculture dans les années 1960/70)… et bien sûr le désert.



La couverture promet une expérience psychédélique, ou en tout cas d’évoquer cette dimension de la vie de la musicienne. Cette caractéristique apparaît discrètement dans un phylactère en page neuf, puis dans un autre de la page dix, un autre de la page suivante… et le lecteur comprend qu’il s’agit des paroles de Judee Sill, seul personnage à s’exprimer en rose. En page dix-sept et dix-huit apparaissent des salamandres multicolores en arrière-plan du buste des personnages, alors que la chanteuse est interviewée par le journaliste de Rolling Stone. Puis un motif psychédélique surgit à l’écoute d’un des disques de Sill avec le titre du morceau camouflé dans les volutes, toute comme The Kiss dans l’illustration de couverture. Le lecteur accompagnera la musicienne en plein trip à deux reprises, une fois pendant deux pages et demie dans le désert, une seconde fois pendant quatre pages dans les rues de Los Angeles. L’artiste s’amuse bien avec les couleurs et l’altération des perceptions, entre délires et déformations d’expériences passées. Par comparaison, les dévots de Krishna semblent normaux, raisonnables, et doués de leur pleine et entière raison.


En fonction de son humeur, le lecteur est plus ou moins sensible à la recomposition du déroulement chronologique, aux rapprochements que cela crée, ou au fouillis évoquant le bazar dans la tête de Judee Sill. Dans les deux cas, ce dispositif narratif évoque le processus créatif de la compositrice qui rapproche des sensations et des souvenirs dont l’évidence de la connexion s’effectue dans son esprit. Les auteurs ne cachent rien des vicissitudes de l’artiste, sans se montrer voyeuriste, par exemple ses moments de prostitution sont évoqués sans être montrés. Ils mettent en scène les personnes qu’elle a côtoyées comme Grover Lewis (1934-1995, journaliste pour Rolling Stone), Jim Pons (1943-, bassiste de The Turtles), ou encore Gordon Lightfoot (1938-2023). Le lecteur comprend que Dave Griffin est un nom fictif pour David Geffen (1943-, responsable de la maison de disques Asylum et millionnaire en devenir), bénéficiant certainement d’un autre nom dans cette bande dessinée, pour éviter des plaintes contre les auteurs. Vers la fin de l’ouvrage, un patron de bar qui supporte la clientèle de la chanteuse, explique à un jeune homme qu’il n’appellerait pas ça manquer de chance, mais plutôt avoir un talent pour la gâcher. Il continue : Elle avait une carrière les plus prometteuses de toute la côte ouest, et elle a foiré avec son producteur, son agent, ses collègues. Pour autant, le lecteur éprouve de la sympathie pour elle, ayant été en empathie quand elle s’est sentie manipulée par le monde professionnel de la musique, par sa dépendance à la drogue. Il n’est pas loin d’acquiescer à la dernière phrase du récit : Les caprices du destin en ont décidé ainsi. Dans le même temps, il se rappelle que les témoignages sur la carrière de cette artiste sont très peu nombreux, et que les auteurs ont inventé une bonne partie de ce qu’il vient de lire. Qui plus est, personne ne peut se vanter de savoir ce que pensait ou ce qu’éprouvait tel ou tel individu à telle époque et dans telle situation.


À partir des rares éléments biographiques existants, les auteurs rendent hommage à cette chanteuse et compositrice américaine peu connue. Ils le font avec un art consommé de la bande dessinée, une capacité à retranscrire une époque et sa culture, et à partir dans des paradis artificiels psychédéliques. D’un côté, le lecteur découvre un exemple d’artiste talentueuse dont la vie se dégrade progressivement jusqu’à un naufrage pitoyable ; d’un autre côté, il s’interroge sur ce qui relève du réel dans cette biographie plausible et pour partie inventée. Troublant.



mercredi 29 octobre 2025

Le cœur couronné T03 Le fou de la Sorbonne

Puisqu’il s’agit de hâter l’avènement de la civilisation magique en liquidant les concepts rationnels de l’ancienne société…


Ce tome est le second d’une trilogie portant le titre de : Le cœur couronné. Il fait suite à La folle du Sacré-Cœur (1992) et à Le piège de l’irrationnel (1993) qu’il faut avoir lu avant pour comprendre l’histoire. Son édition originale date de 1998. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, par Mœbius pour les dessins, avec des couleurs réalisées par Scarlet Smulkowski. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée.


Deux copines, Chantal et Patsy, se hâtent vers la Sorbonne pour participer au recueil de souvenirs sur Alain Mangel, captés par un reporter télé. En marchant trop vite, Patsy perd une de ses baskets. Elle s’arrête pour se rechausser, Chantal s’allume une cigarette, et elle se rend compte que son chien Emmanuel Kant fait sa crotte sur le trottoir. Elle explique à sa copine qu’elle n’a pas pu le purger à cause de ses hémorroïdes. Rechaussée, Patsy part en avant pour aller leur en révéler de belles sur Mangel, ils vont en frémir devant leur télé. Elle arrive et essaye de se frayer un chemin parmi les curieux, pendant que le journaliste résume que voilà déjà deux mois que le professeur Mangel, distingué professeur et membre éminent de cette université, est tombé aux mains des narco-trafiquants colombiens. Il continue : La France entière s’angoisse au sujet de ce rapt incroyable, on craint le pire ! Il explique que l’émission va maintenant passer à un portrait de ce malheureux spécialiste de Heidegger, en interviewant ses proches, quelques-uns de ses élèves, un collègue, et pour commencer madame Myra Atasembé, son ex-épouse. Celle-ci commence : Il n’y a strictement rien à dire sur Alain Mangel, les philosophes n’ont rien d’êtres humains, ce sont des géants mentaux et des nains émotionnels. Elle continue : Elle a vécu vingt-cinq ans avec lui sans jamais trouver la moindre trace d’humanité, à part une pyramide d’idées coiffant un corps exsangue infoutu de la féconder.



Myra Atasembé poursuit sa diatribe : Les meubles d’Alain Mangel, qu’elle a récupérés lors du divorce, en disent peut-être plus long sur son compte, ils sont chez elle avec ses livres et ses toiles préférés. Pour la modique somme de vingt francs, les spectateurs sont conviés à venir les visiter. Le journaliste l’interrompt et donne la parole à Patsy qui ne sait qu’émettre des petits cris aigus. Dans une grande clairière située au beau milieu de la jungle colombienne, Alain Mangel, allongé sur un drap de plage, est en train de faire l’amour avec Elizabeth enceinte de lui, pendant l’avatar de ses pulsions refoulées s’expose nu au soleil, en s’extasiant sur le lieu : quel Paradis. Il estime que c’est la première fois qu’il n’existe aucune différence entre lui et Mangel, ce dernier en l’acceptant enfin consent à jouir de l’existence. Le philosophe parle à haute voix : toute sa vie, il a cru que Proust avait raison lorsqu’il affirmait que l’amour met à nu. Le désespoir de l’incommunicabilité, à présent il se trouve grotesque. Tout est mystère, rien n’est absence. L’ectoplasme continue : il faut se garder de confondre cœur et sexe. La seule chose vraie qui vaille d’être aimée est la liberté.


Mais que peut-il encore bien arriver à ce pauvre professeur universitaire de philosophie ? Ah oui ! Sa compagne doit accoucher du prochain messie, si son père arrive à survivre au fait d’avoir été enlevé par des narco-trafiquants. Les auteurs poursuivent dans la droite lignée des aventures rocambolesques précédentes, baignant dans l’exagération, flirtant avec l’absurde. Le lecteur retrouve donc la dimension aventures d’action avec dès la quatrième planche une attaque de chasseurs bombardiers de l’AIAS (Armée Internationale Anti-Stupéfiants) pour accomplir à tout prix une mission sacrée : anéantir le nid de narco-trafiquants malfaisants en Colombie. S’en suit une fuite en Jeep, avec Elizabeth et Alain nus à l’arrière, conduits par eux trafiquants en treillis militaire. Également au programme : une marche dans la jungle en suivant un tatou, l’ascension d’un pic rocheux sur d’étroites marches taillées à même la roche, un guépard (semi) apprivoisé, un déplacement de liane en liane, une grande réception (mais pas un banquet) pour honorer le retour à Paris, avec même un entartage. Entremêlé à ces péripéties, le lecteur retrouve également la dimension religieuse : l’aboutissement de la gestation d’un (potentiel) nouveau messie, l’avènement de Jesusa, le christ androgyne, une variation sur la cène, et même deux authentiques résurrections, chacune d’un genre différent.



Dans la postface de l’édition intégrale, Philippe Peter explicite le contexte de la réalisation de ce dernier tome de la trilogie. Il attire l’attention sur le fait qu’il s’est écoulé cinq ans entre le tome deux et le trois, et que pour se motiver, l’artiste a puisé son inspiration dans sa découverte des mangas, accessibles à l’époque. Il développe son propos en expliquant que Mœbius a retenu l’efficacité des cases, tout en transposant cette approche dans un format d’album européen. Il relève en particulier la différence de taille flagrante entre les cases de ce tome, et celles des tomes précédents. En effet, le lecteur dénombre environ une douzaine de cases par page. Il fait également l’expérience de phylactères plus nombreux, et plus bavards, non pas dans le sens où ils sont plus copieux, mais où ils sont en grande quantité, s’approchant plus d’échanges de banalités que d’exposés philosophiques ou de déclarations construites. Cela donne un goût plus commun aux personnages, leur comportement ordinaire les rapprochant du lecteur, voire ce dernier les considérant avec un soupçon de supériorité. Les dimensions plus petites des cases n’enlèvent rien à la clarté de chaque dessin, à la concision de l’expression visuelle, sans jamais s’apparenter à de l’économie. En fonction de son état d’esprit, le lecteur peut être plus sensible aux moments énormes : des champs de cocaïne en train de brûler sous l’effet de l’explosion d’un missile tiré par un chasseur, des guérilléros s’agenouillant devant le Christ-Marie, un banquet disposé comme une variation de la cène une vieille indienne élevant un lézard sous le soleil pour faire miroiter ses rayons sur les écailles, un serpent s’enroulant autour des épaules d’un homme tétanisé par la peur, un aigle fondant des cieux sur un rat, une veillée mortuaire dans une grotte des entartages, etc.


D’une manière analogue, le lecteur peut également être sensible à la mise en scène, ou au jeu des acteurs, dans des séquences très ordinaires. Un chien en train de faire ses besoins sur le trottoir, un père tenant ses jeunes enfants dans les bras, deux jeunes filles gloussant comme de vraies dindes devant un micro, un vieil homme allongé sur un lit d’hôpital, un cinquantenaire très inquiet à l’idée de ce que l’on veut lui faire boire, un jeune garçon jouant avec une figurine de Spider-Man (et le scénariste ironisant sur sa préférence pour Silver Surfer, ce qui fait référence au comics réalisé par Mœbius avec Stan Lee), un groupe d’enfants jouant dans un parc, etc. Sans s’en rendre compte, le lecteur trouve chaque situation aussi plausible que vraisemblable, quelle que soit sa nature, même hautement improbable. Il ressent inconsciemment l’état d’esprit détendu de la narration, qui ne se prend pas au sérieux, une comédie pétillante, mettant en scène la lutte entre le rationnel et l’émotionnel.



Sans surprise de la part de deux créateurs expérimentés, ils parviennent à mener à bien leur intrigue, à aboutir à un dénouement satisfaisant, à la fois pour l’intrigue, à la fois pour les thématiques. Le lecteur découvre ainsi ce qu’il advient d’Alain Mangel (ou de Zacharie Mangelowsky) et Elizabeth, le terme de la grossesse de cette dernière, le destin peu commun de Rosaura. Il semble que Mouhamad / Joseph disparaisse en cours de route, ayant épuisé son utilité dans le récit. Le lecteur peut regretter que la vieille clocharde du Sacré-Cœur ne soit pas de retour avec son chien Anubis. Il s’amuse à voir que les philosophes ont cédé la place au mysticisme et aux pratiques chamaniques d’une vieille Indienne, même si le scénariste trouve l’occasion de mettre en scène un personnage tournant en dérision Alain Finkielkraut. Il intègre également un zeste de psychanalyse dans les relations entre Rosaura et son père, ou dans celles entre Alain Mangel et son propre fils.


En effet ce dernier tome est placé sous le signe de l‘avènement d’un prophète et peut-être d’un messie. Les auteurs mettent en scène à leur manière la naissance du prophète (toutefois il ne s’agit pas d’une immaculée conception), une résurrection, une variation sur la cène, autant d’éléments issus de la tradition catholique. Cependant, ils donnent la préférence, au travers des personnages principaux, à une expérience mystique, nourrie à la fois par des personnages littéralement illuminés par leur foi inébranlable, à la fois par des breuvages aux propriétés psychotropes, comme la décoction de Cipo (force, composante mâle) et de Mariri (lumière, composante femelle). Ainsi Alain Mangel traverse un processus de révélation qui le transforme sur le plan spirituel, et plus inattendu, sur le plan physique. Ainsi transfiguré, il ridiculise les valeurs de l’individu qu’il était, se livrant à un jeu de massacre dans l’institution de la Sorbonne. Le personnage principal éprouve la sensation de pouvoir ainsi accéder à une nouvelle normalité, dans laquelle l’émotionnel retrouve la place primordiale, passant ainsi à côté d’une évidence incarnée par son fils, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de normalité. Quand l’amour existe, le miracle apparaît.


Une conclusion en bonne et due forme pour une aventure hautement rocambolesque, aussi bien dans ses péripéties que dans son voyage spirituel. En surface, l’artiste change de registre avec des cases plus petites et plus nombreuses par page, tout en étant toujours aussi remarquables de clarté et de qualité narrative. Le scénariste persiste et signe dans ce voyage mêlant trafic de drogue en Colombie et voyage initiatique vers une résurrection. Le lecteur peut en sortir aussi bien amusé par une verve très cohérente, que troublé par cette remise en cause d’une société cartésienne, dans laquelle l’émotion vraie fait défaut. Quand l’amour existe, le miracle apparaît.



mardi 28 octobre 2025

Black Dog

Mais ce que chacun sait, c’est que les humains ne volent pas.


Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2016. Il a été réalisé par Jean-Claude Götting pour le scénario et par Jacques de Loustal pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-dix-huit pages de bande dessinée. Il se termine avec une courte biographie de chacun des deux créateurs, puis une bibliographie respective. Ce récit constitue une variation sur la bande dessinée originale Noir (2012), réalisé par Götting en noir & blanc.


Si les arbres poussent penchés à Wind Creek, c’est à cause du vent. Plus on s’approche du sommet de la falaise, plus le vent est fort. Tout le monde ignore pourquoi il souffle si violemment à cet endroit. Une belle berline rouge gravit la route à voie unique qui mène au sommet de la falaise. À l’intérieur, trois hommes : le conducteur en costume cravate qui ne dit mot, et sur la banquette arrière un beau blond balèze en tee-shirt noir et veste blanche avec à côté un homme à l’allure hispanique qui semble un peu groggy. Le blond lui tend une bouteille et en porte le goulot à la bouche de son voisin qui ne réagit pas beaucoup. Le conducteur arrête le véhicule devant le bord de la falaise, le blond fait sortir l’homme toujours un peu dans les vapes, et qui va vomir quelques mètres plus loin. Puis les deux hommes prennent chacun bras du troisième et l’emmènent jusqu’au bord de la falaise en lui disant qu’ils l‘ont trop vu dans le paysage, et ils le poussent dans le vide. Mais ce que chacun sait, c’est que les humains ne volent pas. Quelques temps après, la police intervient sur place : deux hommes en uniforme inspectent le cadavre et font observer à l‘inspecteur Clarke qu’il lui manque un doigt.



Quelques jours auparavant, dans l’établissement Gordon Cooling, le téléphone retentit, et Pancho Gomez décroche. Il répond à madame Deville que c’est entendu et qu’il fait un saut dès que possible. Il se tourne vers ses deux collègues pour annoncer : Encore un climatiseur en panne. Celui à la casquette rouge lui répond en ironisant : trois fois ce mois-ci, elle ne peut plus se passer de Gomez, cette madame Deville. Il se propose d’y aller à la place de son collègue pour voir quelle tête elle a ; le troisième ironise en demandant s’il parle bien de la tête. Gomez conclut l’échange en indiquant qu’il s’agit d’une chasse gardée. Tout en se rendant à la villa de Solteras High, il se dit que : Plus que le vent, c’est de la chaleur dont le reste du pays devait se prémunir à cette période de l’année. Une chaleur compacte et lourde qui vide l’eau des piscines et fait fondre le bitume. Une chaleur qui faisait le beurre de Gordon Cooling. Il sonne au portail et s’annonce. Il trouve madame Deville debout au bord de la piscine en bikini, l’air affligée. Elle se jette dans ses bras en déclarant que c’est horrible. Gomez constate que son maillot est sec, son corps brûlant, mais des larmes coulent sur son visage. Elle s’exclame : Rosco ! et elle désigne la piscine. Une forme noire ondoie sous la surface. Gomez met un temps à identifier ce dont il s’agit.


Une illustration de couverture à la composition marquante : le bleu ondoyant très chaud de la surface de l’eau de la piscine, les dalles basiques et bien nettes, la jeune femme dont seule la tête dépasse avec ses lunettes de soleil, le jeune homme typé avec son blouson en arrière-plan, et ce chien entre le beauceron et le chien thaïlandais à crête dorsale, avec son pénis pleinement apparent, tout un symbole, sans oublier le beau ciel bleu, et les dents taillées en pointe dans la gueule du chien. La composition semble dégager une menace sous-jacente et l’annonce d’un drame violent inéluctable. La séquence d’ouverture confirme immédiatement la violence et le genre du récit : un polar sous le soleil. Des malfrats règlent son compte à un jeune homme qui n’est pas en état de se défendre : un assassinat maquillé en accident, plus pour le principe que par réelle conviction. La narration visuelle est sèche et factuelle, sans fioriture, si ce n’est pour une sorte d’apparence avec un je-ne-sais-quoi d’artistique, dans la forme des visages, dans une discrète raideur des postures, dans une stylisation des décors. La deuxième séquence, également en quatre pages, confirme la sécheresse de la narration textuelle, la mise en œuvre d’une tonalité de type polar noir, avec une écriture affectée… et une grosse surprise. Le lecteur n’est pas prêt quant à la découverte de ce qui se trouve dans la piscine et le sort qui lui a été réservé. À l’évidence, l’intrigue va droit au but, avec une vraie maîtrise des codes du polar.



Le scénariste prend visiblement plaisir à utiliser les conventions textuelles du polar : des phrases sèches, des sentences bien tournées (comme ces chiens à qui on tend un sucre et qui te bouffent la main. Ou encore : Les humains ne volent pas – commentaire pour accompagner la chute dans le vide de Stefan), les remarques dénuées de sentiment, purement fonctionnelles (emmenez-le – en parlant d’un cadavre), les constats désabusés (Stefan donnait le meilleur de lui-même à l’entreprise de Je Williams, qui en profitait bien), la résignation devant les injustices sociales (par exemple la conviction que les comportements racistes sont immuables), le pouvoir de l’agent, le renoncement à ses principes comme obligation pour pouvoir s’extraire de sa condition économique catastrophique, etc. De son côté, l’artiste manie avec la même facilité les codes du genre, née d’une longue pratique et d’une compréhension en profondeur. Belle bagnole, visages désabusés des policiers, assurance tranquille des hommes de main, banalité d’une rue d’un quartier populaire contrastée avec le luxe et le calme de la piscine de la villa de luxe, conditions de travail harassante dans le garage ou dans la cuisine pour faire la plonge, scène de procès, etc. Le lecteur familier des polars en retrouve toutes les composantes familières mises en scène avec pragmatisme, évidence, dans une forme désabusée et blasée. Enfin… Pas tout à fait…


Les dessins présentent ce je-ne-sais-quoi décalé qui leur donne parfois un aspect maladroit, parfois enfantin, parfois très sophistiqué et artificiel. Le lecteur voit bien que les visages des personnages comprennent des exagérations, sciemment réalisées, ainsi que leur langage corporel : moue figée, expression exagérée comme si les individus se comportaient comme des acteurs sans en avoir le talent, petites touches artificielles (gouttes de sueur trop grosses, bouc crayonné à la va-vite), épaules tombantes sans raison, mensurations pas tout à fait parfaites de Mme Deville, sourire crétin tout en dents, stigmates raciaux artificiels, etc. De la même manière, l’artiste joue avec le dosage entre réalisme et représentation naïve : le portail en fer forgé de la villa des Deville, climatiseur parfaitement à sa place dans la ruelle à l’arrière du restaurant asiatique, ce qui produit un fort contraste avec la voiture représenté façon jouet fonçant sur la devanture du même restaurant asiatique, représentation schématique de la première page du journal du jour, etc. Le lecteur éprouve la sensation d’être bringuebalé entre une réalité concrète et réaliste, et des impressions floues et simplistes de l’environnement, ce qui produit un effet déstabilisant, comme si ses perceptions étaient mal réglées, comme si sa compréhension était fluctuante.



Évidemment, ce polar respecte le principe d’un individu malmené par la société assassiné dans des conditions indignes et sordides : poussé d’en haut d’une falaise après avoir été forcé d’ingurgiter de l’alcool pour maquiller les faits en accident. Évidemment, il y a une beauté fatale : la belle compagne du caïd, délaissé par celui-ci et traitée avec condescendance, voire mépris. Des hommes de main accomplissant les basses besognes sans état d’âme. Des policiers plus ou moins efficaces, plus ou moins motivés. Ce qui frappe, c’est la grande cohérence de l’ensemble, à la fois le comportement de chacun dans une forme de prédestination sociale inéluctable, à la fois comment ces différents individus évoluent et interagissent chacun à leur place dans ce microcosme. De la même manière, le lecteur est épaté par la complémentarité entre scénariste et artiste. L’assassinat initial se déroule avec plausibilité et évidence. La deuxième tentative d’assassinat établit en trois pages l’incompétence du tueur novice, qui à l’évidence n’est pas fait pour ça. Les auteurs ne se moquent pas de lui, ils montrent les choses comme elles sont. Quand s’en est trop pour Stefan Slovik, il se lance dans une nuit de folie : en huit pages, le personnage exerce sa vengeance par des actions simples et directes, s’attirant la sympathie du lecteur par ces gestes cathartiques en réaction au fait que la coupe est pleine.


D’un côté, les auteurs narrent une histoire inscrite dans une époque et une zone géographique bien déterminée, une fiction savamment composée, un exercice de style ou de genre parfaitement maîtrisé dans un ailleurs entre réalité et mythologie. D’un autre côté, le récit parle d’un individu aux origines modestes, destiné à une vie médiocre inéluctable, tentant la seule échappatoire qui s’offre à lui, ce qui accélère encore sa chute. Un destin intemporel, une histoire de mise en garde sur le caractère implacable de forces dépassant cet individu, entre le pouvoir de l’argent et des gens qui jouent avec d’autres règles que lui, et des méthodes qui ne seront jamais à sa portée, dans une société profondément inégalitaire qui lui est défavorable à vie. Le lecteur se rend progressivement compte que les personnages secondaires ne sont pas forcément mieux lotis malgré les apparences, entre le parrain qui ne peut pas, lui non plus, échapper aux conséquences de ses actes, l’inspecteur de police cantonné à un rôle fonctionnel, et le sort en apparence moins cruel pour madame Deville, pourtant elle aussi condamnée d’une certaine façon, en l’occurrence à reproduire les mêmes schémas. Sans en avoir conscience.


Un simple polar ? Oui, une mise à mort, un retour en arrière sur comment la pauvre victime en est arrivée là, et une enquête policière. Une narration visuelle qui embrasse les conventions du genre, des gros costauds dépourvus d’empathie au malheureux qui se venge avec passion. Un polar personnel ? Aussi, avec une personnalité insufflée dans les dessins qui montrent la fausseté de la réalité apparente, et un scénario avec des profondes racines dans la réalité sociale, acceptant les inégalités et la reproduction des classes. Noir.