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mercredi 20 novembre 2024

Saint Rose: À la recherche du dessin ultime

C’est un papou ! Son chef spirituel c’est la reine d’Angleterre !


Ce tome contient un récit complet, indépendant de tout autre, présentant plus de saveurs pour un lecteur familier des récits d’aventure. Sa parution originale date de 2019. Il a été réalisé par Hughes Micol pour le scénario et les dessins, et par Isabelle Merlet pour les couleurs. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée.


Une immense propriété au bord de la mer, avec un magnifique manoir, Hughes Micol pousse la grille de l’enceinte, et mache jusqu’à la porte d’entrée, où il sonne à la porte de l’immense battant. Motte Piquet lui ouvre : le bédéaste se présente, il a rendez-vous avec Santorin Saint Rose, Investigations & Péripéties. Le mousse le fait entrer, lui disant qu’il trouve que la BD c’est sympa, et il lui demande s’il fait les histoires ou les dessins. Tout en traversant un gigantesque hall décoré avec d’immenses plantes exotiques en pot, Hughes répond qu’il peut faire les deux, ou alors il lui arrive de collaborer avec un scénariste, parfois ce n’est ni l’un ni l’autre. Ils passent par un vestibule avec de nombreux objets en exposition et une multitude de tableaux accrochés. Hughes s’arrête devant un squelette exposé sur un cadre : le majordome lui explique qu’il s’agit d’un véritable poisson-chien péché dans le lac Okavongo par Santorin Saint Rose en personne. Puis l’invité remarque une grande botte sur un meuble bas : il comprend qu’il s’agit d’une véritable botte de sept lieues, et demande si elle fonctionne. Le guide répond qu’ils le sauront quand ils auront trouvé la deuxième. Enfin, ils pénètrent dans un salon où le maître de maison est en tenue d’escrimeur en train de s’entraîner contre une machine sophistiquée.



Saint Rose porte la botte décisive, puis il retire son casque et souhaite la bienvenue à son hôte. Il note que Motte Piquet ne porte toujours pas de souliers. Puis il trouve qu’il fait soif, et il crie un grand : Comment ?! Son maître queux, un papou civilisé, apporte deux verres sur un plateau. Saint Rose demande à Hughes ce qu’il peut faire pour lui. Son invité explique : La nuit dernière, il était dans une boîte de nuit pour un extra payé par une marque de champagne. Une soirée privée sur le thème des impressionnistes. Il faisait le Van Gogh au milieu des fêtards. La nuit déjà bien avancée, il décidait de dessiner pour lui, plus personne ne faisant attention à lui. Et là, porté par la fatigue ? Le costume ? Miracle ! Un trait nouveau, une piste graphique pleine de promesses, bref, une épiphanie ! Euphorique, mais épuisé, il s’accordait une petite pause. À son retour, sa planche avait disparu et la boîte s’était vidée de ses derniers noceurs. Restait juste une plume sur son établi. Hughes la sort de la poche intérieure de son veston car il l’a encore avec lui. Il la montre à Motte Piquet, Saint Rose et Comment. Mais soudain il ressent une forte douleur au mollet gauche : il a été mordu par Poule ; Saint Rose intervient pour qu’elle le lâche. Un cochon anthropomorphe intervient pour indiquer qu’il s’agit d’une plume de Cigogne noire. Elle a été teinte avec un vert safran de chez Winsor et Newton. Saint Rose indique que la saison est bien avancée et que le volatile a dû migrer vers le sud. Il ajoute qu’ils doivent lever l’ancre, direction Macao.


En route pour l’aventure… avec une mise en abîme. Le lecteur accompagne un groupe d’aventuriers à la recherche d’un trésor. Un dessinateur vient solliciter un individu chic et valeureux, dont l’occupation se dénomme Investigations & Péripéties. De fait, le lecteur identifie tous les marqueurs de ce genre littéraire Un héros courageux, parfois intrépide, beau et quelque peu ténébreux, sachant toujours comment se sortir de chaque situation, disposant de connaissances visiblement acquises par une longue expérience, inventif et imaginatif pour trouver des solutions quelle que soit la situation, habillé avec goût, inspirant la confiance aux membres de son équipe, sachant raconter des anecdotes pleines de péripéties merveilleuses et exotiques. Lesdits membres valent le déplacement par leur originalité. Motte Piquet, un mousse et majordome à la forte carrure, aux fières rouflaquettes, avec un léger embonpoint, se déplaçant pied nu. Comment, un papou tout à fait civilisé, son chef spirituel c’est la reine d’Angleterre ! Poule, une vraie poule, même pas anthropomorphe et qui ne parle pas, mais qui semble douée de conscience, puisqu’elle tient la barre du navire. Enfin un cochon anthropomorphe, Conchobhar O’Muc, compagnon d’aventure et grand ami de Saint Rose, fin lettré, malin comme un singe et fort comme un bœuf. L’aventure emmène cette troupe à Macao, puis à Los Angeles, et sur une île privée.



La narration visuelle emmène également le lecteur dans l’aventure, en en reprenant les codes traditionnels. Le lecteur jouit du spectacle : le magnifique manoir en surplomb au-dessus de l’océan à la fin d’une large allée bordée de beaux arbres, la collection d’objets exotiques dans les différentes pièces, la traversée en mer, la vision en élévation du port de Macao avec ses casinos à l’architecture et l’ornementation chinoises, la course-poursuite dans le casino jusqu’en montant sur les tables, puis une course-poursuite sur les toits, une fuite dans les rues de Los Angeles en étant poursuivi par la police, jusqu’à l’assaut d’une île privée avec affrontement contre une armée privée. L’artiste impressionne le lecteur avec son sens de la mise en scène et son application pour les détails : les trouvailles sur les étagères d’exposition dans le manoir, l’aménagement de la cuisine à bord du bateau, les différentes espèces d’oiseau dans le casino, la vue du ciel de Los Angeles entre gratte-ciels au centre, quartiers denses à perte de vue, échangeurs labyrinthiques, le magnifique jardin de la résidence luxueuse de l’acteur célèbre, la tenue paramilitaire et l’armement des employés sur l’île privée. La metteuse en couleurs adopte un parti pris tranché avec une palette assombrie, tout en établissant des ambiances bien distinctes pour chaque environnement. Par exemple : une sensation crépusculaire et chaude pour le manoir de Saint Rose, une ambiance bleutée et nocturne pour la première traversée en bateau, des tons jaune, rouge et vert pour Macao entre l’environnement aqueux et les éclairages artificiels, on encore des couleurs plus claires pour la journée à Los Angeles, etc.


Dans le même temps, ce parti pris de couleurs tranche avec les habitudes des bandes dessinée d’aventure, généralement dans des tons plus clairs, plus réalistes tout en étant plus lumineux. Il en va de même pour les dessins : leur registre n’est pas celui de la ligne claire, avec des traits de contour et de texture plus épais et plus denses, une approche plus tactile de la représentation, des expressions de visage moins épurées tout en pouvant aller vers l’exagération des émotions, des variations de registre à dessein (par exemple les vagues de la mer démontée en page onze, ou un dessin plus comics pour représenter Captain America en pages trente et trente-et-un). Globalement le registre graphique évoque plus une bande dessinée réaliste qu’une bande dessinée tout public. Dès la première page, le lecteur comprend d’ailleurs que ce récit comprend plusieurs niveaux de lecture : l’auteur se met en scène créant ainsi une mise en abîme. Il est à la recherche d’un de ses propres dessins qui revêt une importance cruciale pour lui. Devenu un personnage de bande dessinée, il utilise des conventions du récit d’aventure, qu’il enrichit ou qu’il détourne, qu’il rapproche entre elles. En fonction de sa culture et de sa sensibilité, le lecteur peut en identifier certaines sans peine : le héros tourmenté par un traumatisme originel (Saint Rose utilisant l’aventure comme un baume pour apaiser le traumatisme du décès de son épouse), l’intervention de Captain America, la recherche d’un volatile (pouvant faire penser à un volatile d’une autre nature comme le Faucon Maltais), etc.



Le récit constitue une aventure en bonne et due forme, un hommage sincère et respectueux du genre, tout en présentant d’autres facettes. Le lecteur peut relever quelques criques ponctuelles comme le comportement de Basile de Hûre plein aux as qui estime que le monde lui appartient, ou des voleurs déguisés en Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre qui expliquent leur choix (ils cultivent cette ressemblance dans un effort de réappropriation de leur corpus en adéquation avec un substrat synchronique dans un dessin post-moderniste. Ce que Sartre résume en Gloire & Pognon), ou encore un groupe de jeunes femmes prisonnières et blasées dont le premier réflexe est de faire un selfie lors de l’attaque armée de l’île, etc. Arrivé à la fin, le lecteur se rend compte que pour un peu, il en aurait oublié le personnage central du récit, celui qui fournit la dynamique de l’intrigue, à la recherche du dessin ultime, l’auteur lui-même ou son avatar. Celui-ci établit qu’il sait réaliser un récit d’aventure haut en couleurs, et dans le même temps sa vie apparaît bien plus prosaïque que celle de ses personnages, et même terne. Ainsi lors d’un repas à bord du bateau entre lui et l’équipe de Saint Rose, chacun évoque des souvenirs d’aventures et Micol se lance : Angoulême n’est pas une ville très glamour certes, mais un soir pendant le festival Killofer monte sur une tale et… Conchobhar O’Muc l’interrompt évoquer la jungle du Costa Rica où ils avaient partagé le campement des botanistes suédoises, ça c’était glamour. Le quotidien s’avère incapable de se mesurer à la séduction et au charme de l’imaginaire. La conclusion de l’aventure s’avère encore plus critique quand Hughes porte un jugement sur la qualité de son dessin retrouvé. Dans le même temps, Hughes se livre à une profession de foi quant à son métier en deux phrases concises et éclairantes.


Une couverture qui promet une aventure exotique et haute en couleurs : un récit qui tient ces promesses, emmenant le lecteur dans des endroits spectaculaires, avec des péripéties classiques et surprenantes. L’investissement de l’artiste de la metteuse en couleurs donnent à voir ces tribulations au premier degré. En arrière-plan, l’histoire charrie également des réflexions sociales, et une mise en scène de la tâche sans cesse renouvelée de créer de nouveaux dessins, un métier dont le plaisir se trouve dans le fait de continuer à chercher à réaliser le dessin ultime.



mardi 19 novembre 2024

Le Monde de Sophie T02 La Philo, de Descartes à nos jours

Nous voyons toujours le monde à travers les lunettes de notre perception.


Ce tome est la deuxième moitié d’un diptyque constituant l’adaptation du roman du même nom, écrit par Jostein Gaarder, publié en 1991. Il vaut mieux avoir lu le premier tome car il y a une construction narrative chronologique et progressive : Le Monde de Sophie, tome 1 La Philo de Socrate à Galilée (2022). Il a été réalisé par Vincent Zabus pour l’adaptation en scénario, par Nicoby pour les dessins, et Philippe Ory pour les dessins. Son édition originale date de 2023. Il comprend deux-cent-cinquante pages de bande dessinée.


Hilde s’est approchée du la berge du lac. Elle prend place dans la barque attachée à un pieu. Elle utilise les rames pour se diriger vers la maison et son ponton situés sur l’autre rive du lac. Sans hésitation, elle pénètre à l’intérieur et se dirige vers un meuble. Elle ouvre le grand tiroir et y prend le carton à dessin qui s’y trouve. Elle le met dans la barque et elle rame pour revenir à son point de départ. De son côté, Sophie se trouve dans un appartement en haut d’un petit immeuble. En face d’elle, Alberto Knox est trempé. Il lui demande si elle sûre de l’avoir vue, et elle lui répond par l’affirmative, ce qui le laisse pantois, et il se laisse tomber dans le fauteuil derrière lui. Puis l’énervement le reprend et il arrache ses vêtements trempés pour les jeter par terre et rester en sous-vêtement. Il reste debout et il récapitule pour être sûr : Dans la cabane près du lac, dans un petit meuble qui était fermé à clé et dont Sophie a violemment fracassé le tiroir, elle a trouvé un carton à dessin, et dedans elle a découvert qu’ils ne sont, lui et elle, que des personnages de BD. Se rend-elle compte ? Il n’existe pas, il n’est qu’un influx nerveux dans la tête de leur auteur… de BD, en plus ! En ce moment, est-ce lui Alberto qui parle, ? Ou est-ce l’auteur à travers lui ? Il met à gesticuler vivement en disant qu’il n’est qu’une marionnette. Il décide de se mettre nu, comme ça sa BD sera censurée pour les jeunes et il n’en vendra aucune.



Sophie fait observer à Alberto que c’est inutile de s’énerver, ce qu’il fait, c’est également l’auteur qui l’a décidé. Elle cite Marc-Aurèle : Si tu t’affliges d’une cause extérieure, ce n’est pas elle qui t’importune, c’est le jugement que tu portes sur elle. Alberto lui crie dessus de ne pas jouer à la philosophie avec lui. Elle répond du tac au tac que c’est ce qu’il lui a appris. Sophie récapitule à son tour : ils sont là pour philosopher et ils n’ont pas vraiment le choix. Mais quand elle en aura compris un peu plus, elle n’hésitera pas à tester les limites de sa nature. Elle énonce les questions : ils ne savent toujours pas qui est cette fameuse Hilde, ni pourquoi les pages de leur histoire se trouvaient dans cette cabane, ni qui est leur auteur. Alberto reste prostré dans le fauteuil, accablé par la connaissance de sa nature, par le fait d’être littéralement enfermé dans des cases. Sophie emploie les grands moyens pour le sortir de sa torpeur : elle lui jette un nouvel habit, et elle lui hurle dessus, en très grosses lettres qui forment ainsi le titre du chapitre : 12. DESCARTES. Dans un réflexe pavlovien, Alberto se met debout et commence à présenter ce philosophe : René Descartes est né en 1596 et mort en 1650. Il continue : Il y a une filiation qui part de Socrate et Platon pour arriver à Descartes en passant par Saint Augustin. Ils étaient tous des rationalistes invétérés.


Quelles promesses ! Les auteurs fixent l’horizon d’attente du lecteur à la fois à la présentation des grands courants de pensée philosophique de Descartes à nos jours, et à la fois au devenir de deux personnages ayant conscience d’être dans une bande dessinée, animés par un auteur. Pour autant, il leur fait pleinement confiance pour tenir leurs promesses, car le premier tome est une réussite, ils bénéficient d’une histoire en béton (un bestseller mondial) et ils ont prouvé qu’ils savent en faire une vraie bande dessinée, avec mêmes quelques éléments plus récents. En particulier, le lecteur retrouve la préoccupation très contemporaine de Sophie pour la préservation de la planète Terre, l’étonnement quant à la quasi absence de femmes philosophes, l’utilisation d’un ordinateur, l’impossibilité d’une croissance infinie alors que les ressources naturelles sont finies, le constat sur le fonctionnement de dictatures contemporaines. Il est vrai que de temps à autre le lecteur ressent que les auteurs peinent à trouver des solutions visuelles pour certains systèmes de pensée. Par exemple, le contrat de social de Jean-Jacques Rousseau prend la forme de feuilles lues par Sophie, avec du texte et la tête du philosophe dessinée à côté. De temps à autre, un philosophe expose ses idées dans de copieux phylactères, tout en marchant.



Pour autant, le lecteur se trouve emporté par la narration visuelle. Le dispositif d’avoir une jeune fille faisant la découverte de la philosophie fonctionne à plein : il s’y identifie complétement. Au point que lorsque Sophie fait un effort de concentration, il le fait également, à la fois par mimétisme, à la fois pour l’accompagner dans son effort dans un élan d’empathie spontanée. Elle incarne à la fois la curiosité de l’adolescence, les découvertes pour la première fois, le plaisir de jouer le jeu, de s’interroger sur ce qui est exposé, l’envie d’apprendre et la capacité de réagir pour prendre du recul, penser par elle-même. Quel que soit son âge et son identité, la projection du lecteur se produit spontanément : son entrain, sa volonté d’aller de l’avant, la façon dont elle s’adapte à la découverte de sa véritable nature, etc. Ni le scénariste, ni le dessinateur ne la sexualise dans son comportement ou sa représentation, sans pour autant qu’elle ne devienne un garçon manqué. Au fil de ses tribulations et de ses découvertes, aussi bien intellectuelles que physiques, Sophie marche, se détend près d’un petit cours d’eau, croise les bras avec un petit sourire satisfait, s’étire, rampe, escalade, évite un lion bondissant et rugissant, s’adosse à un pommier, plonge sa main dans le cœur d’Alberto, rajeunit jusqu’à redevenir une jeune enfant, devient une très vieille femme ridée, se fait très mal à la main en tapant de toutes ses forces sur une poutre, tape dans la bordure d’une case, soulève le coin d’une case pour voir ce qu’il y a en-dessous, s’introduit dans un dessin accroché au mur, effectue un voyage sur un navire à voiles, dans un sous-marin, etc. Les interactions avec Alberto Knox fonctionnent sur la dynamique du clown blanc et de l’Auguste, sans verser dans un registre circassien caricatural.


Pour représenter les philosophes, l’artiste s’inspire des images les plus iconiques, tout en recourant parfois à des versions plus jeunes correspondant à l’âge auquel ils ont conçu ou écrit leurs ouvrages les plus significatifs, sans exagération anatomique. Pour autant, ils conservent leur statut d’individus passés à la postérité, d’icônes dispensant leur savoir, exposant leurs théories ou leurs principes. En fonction de sa familiarité avec les uns et les autres, le lecteur les voit comme de doctes enseignants, ou conformes à leur image figée par l’inconscient collectif (pour Karl Marx et Sigmund Freud par exemple). Plus que dans le premier tome, le choix des philosophes donne une idée au lecteur, de l’orientation de l’écrivain qui ne pouvait pas évoquer tout le foisonnement du vingtième siècle. Simone de Beauvoir le dit à Sophie : Il n’est pas évident de lui présenter la philosophie au XXe siècle, ça part beaucoup de directions. Ce à quoi Jean-Paul Sarter ajoute : Et comme ils vont parler de l’Histoire récente, il est plus difficile d’avoir du recul. Il conclut qu’il y a quand même un courant déterminant : l’existentialisme. Dans cette seconde partie, Sophie et son guide Alberto Knox rencontrent successivement René Descartes (1596-1650), Baruch Spinoza (1632-1677, déterminisme), John Locke (1632-1704), David Hume (1711-1776), George Berkeley (1685-1753), Thomas Hobbes (1558-1679), Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), une synthèse de Montesquieu (1689-1755), Voltaire (1694-1778) et Rousseau, Olympe de Gouges (1748-1793), Emmanuel Kant (1724-1804), Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling (1775-1854), Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), Søren Kierkegaard (1813-1855), Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) et Les souffrances du jeune Werther (1774), Karl Marx (1818-1883), Charles Darwin (1809-1882), Sigmund Freud (1856-1939) et son lien avec les surréalistes (dont André Breton, 1896-1966), Friedrich Nietzsche (1844-1900), Jean-Paul Sartre (1905-1980), Simone de Beauvoir (1908-1986), et pour finir Albert Camus (1913-1960). Comme dans le premier tome, l’accent est mis sur les philosophes européens.



En entamant ce diptyque, le lecteur s’attend à disposer d’un passage en revue des philosophes majeurs dans un ordre chronologique : les auteurs comblent cette attente et vont au-delà en faisant apparaitre les liens logiques qui peuvent exister entre certaines philosophies. Ils parviennent à relever le défi de présenter la pensée de ces philosophes de manière intelligible, pour chacun d’entre eux. Le lecteur sait bien qu’il s’agit d’une démarche de vulgarisation, donc réductrice, et pas d’une synthèse exhaustive. D’ailleurs, pour certains philosophes, ils choisissent un développement au sein de leur œuvre, de préférence à une vision globale. Ils expliquent également les raisons qui les ont poussés à retenir des penseurs pas forcément identifiés comme des philosophes ou moins connus : Goethe pour la mise en avant l’oisiveté comme idéal du génie et la paresse comme vertu du romantisme, Marx pour avoir lié la philosophie à l’Histoire, Darwin pour avoir modifié la place de l’être humain dans la création, Freud pour avoir mis en avant la part d’inconscient chez l’homme. En fonction de ses connaissances, le lecteur découvre plus ou moins ces philosophes, leur pensée, en voyant peut-être certains sous un autre jour. Il ressent à plusieurs reprises la qualité de la vulgarisation lorsque des concepts complexes font sens, par exemple l’Éternel Retour ou la phrase de Camus (Il faut imaginer Sisyphe heureux). Il se trouve capable de situer des idées ou des concepts qu’il a pu déjà croiser et leur réattribuer leur origine, par exemple la subjectivité de chaque être humain conceptualisée par Emmanuel Kant, puis par Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Dans le même temps, il suit l’évolution de Sophie et d’Alberto Knox, ayant conscience d’être des personnages de bande dessinée, s’interrogeant sur l’éventualité d’une forme de liberté pour eux, cherchant comment gagner en autonomie, utilisant ce qu’ils apprennent pour considérer leur propre monde autrement, en acquérir une nouvelle compréhension. Ils sont littéralement une allégorie de la propre démarche du lecteur, acquérant de nouvelles connaissances philosophiques qui lui permettent de comprendre la réalité autrement.


Une attente démesurée et peut-être déraisonnable du lecteur : avoir une idée globale et chronologique du développement de la philosophie à travers siècles. Les auteurs comblent son horizon d’attente avec une narration visuelle vivante et pleine de trouvailles pour mettre en scène cette entreprise ambitieuse de vulgarisation. Ainsi le lecteur peut replacer toutes ces théories de philosophes dans leur contexte (et dans l’ordre), bénéficier d’une introduction intelligible à leur pensée. Cet ouvrage va même beaucoup plus loin encore en montrant comment Sophie Admunsen est transformée par son apprentissage, comment elle acquiert une compréhension nouvelle de sa condition, et comment cela transforme sa manière d’interagir avec le monde, la mise en pratique de ce savoir. Magistral.



lundi 18 novembre 2024

Lefranc T28 Le Principe d'Heisenberg

Le simple fait d’observer quelque chose change la réalité de ce qui est observé.


Ce tome fait suite à Lefranc T27 L'Homme-oiseau (2016, par Roger Seiter & Régric) qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu avant, mais ce serait dommage de s’en priver. Sa première édition date de 2017. Il a été réalisé par François Corteggiani (1953-2022) pour le scénario, par Christophe Alvès pour les dessins, et la mise en couleurs a été réalisée par Bonaventure. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Il met en scène le héros créé en 1952 par Jacques Martin (1921-2010) dont les aventures ont commencé avec La grande menace.


C’était au lieu-dit La Croix des trois évêques que le plateau parfois lunaire de l’Aubrac se partage entre trois départements. Dans le bois domanial de Brameloup, une Dodge Coronet 1952 attend sous les hêtres, contact allumé et chauffage en route… Ici, à la lisière de la Lozère et de l’Aveyron, passé le 15 août, le temps vire souvent à l’aigre. Et s’il ne neige pas en cette matinée, une fine couche de givre nappe déjà le sol. À l’abri des arbres, un paysan observe la voiture. Dans son habitacle, un homme se dit que ça fait quinze minutes que son collègue est parti, il espère que leurs informations étaient fiables et que c’est le bon endroit. Non loin de là, un autre homme au visage fermé avance avec précaution dans les bois. Il estime qu’il ne doit plus être très loin, il ne parvient pas à éviter de faire craquer une branche sous son pied. Dans une clairière à proximité, une campeuse s’adresse à son compagnon dans la tente, lui indiquant que quelqu’un vient. Un autre homme reste à couvert des arbres, et leur demande s’ils sont seuls. Ils répondent par l’affirmative, et ajoutent qu’il n’a rien à craindre. Ils lui expliquent ensuite le déroulé du voyage. Celui qui s’était approché depuis la voiture avance à découvert, un pistolet dans la main. Il abat le campeur, puis la campeuse, et il se tourne vers leur interlocuteur, le troisième larron, mais ce dernier a pris la fuite. Alors que l’homme armé s’apprête à lui tirer dans le dos, il est lui-même abattu d’une balle dans le dos, tirée par le campeur qui n’était pas encore mort.



L’homme qui est resté dans la voiture entend les coups de feu et il se précipite vers la clairière, l’arme au poing. Il découvre les trois cadavres, il doit faire disparaître les traces. Il pense d’abord créer un départ d’incendie. Puis il découvre une hache dans la tente, il se met alors à l’œuvre pour sa sinistre besogne : maquiller ça en crime de sadique pour brouiller les pistes. Le paysan observe la scène, toujours caché par les buissons. Quelques jours plus tard à Paris, dans les locaux du journal Le Globe, Guy Lefranc explique à son rédacteur en chef qu’il va se rendre sur le plateau de l’Aubrac, ce qui surprend beaucoup son interlocuteur. Ce dernier estime que cette histoire de tueur fou à la hache, c’est du grain à moudre pour des feuilles de chou comme Détective ou Radar, par pour comme un quotidien sérieux comme le leur. Lefranc répond que l’arbre cache souvent la forêt, et qu’il s’y rend à la demande de son ami l’inspecteur Renard qui est là-bas en vacances, et qui a donné un coup de main au chargé de l’enquête, le chef Castenholz de la brigade de gendarmerie de Saint-Geniez-d’Olt.


Houlà ! Mais c’est du jamais vu (ou presque) : cette aventure de Guy Lefranc se déroule dans la France profonde, et pas dans un endroit exotique. Même son rédacteur en chef le lui fait observer en ironisant sur le fait que cela reposera son journaliste, de ses aventures lointaines. Dans la dédicace, le scénariste remercie Elisabeth Reynes, sorcière de Born, sans qui cette histoire n’aurait jamais vu le jour, ainsi que son ami Angelo Di Marco, enlumineur de génie de la presse populaire à sensation (du coup, il apparaît comme personnage dans ce tome), et enfin Thierry Dubois pour lui avoir indiqué le bon itinéraire entre Paris et Nabinals. Sur la route, Lefranc croise une camionnette utilitaire Citroën Type H, avec l’inscription Transports Tilleux (1921-1978), en hommage au bédéiste. Un récit régionaliste ? Un petit peu en effet. Pages neuf et dix, le lecteur assiste au voyage en voiture de Guy Lefranc, étape par étape pour se rendre à Saint-Geniez-d’Olt : par la nationale 7 en direction de Fontainebleau. Passant par Montargis et Nevers. Avant de gagner Moulins et d’y traverser l’Allier sur le pont Régemortes… Pour ensuite emprunter la nationale 9… Les villes s’égrenant une à une, Saint-Pourçain-sur-Sioule, Gannat, Riom… Jusqu’à la sortie de Clermont-Ferrand où, après un nouveau plein d’essence, le reporter part en direction d’Issoire, Massiac…. Pour après Saint-Chély-d’Apcher et Aumont, prendre la nationale 585 en direction d’Espalion… Au Lion d’Or, l’hôtel où il est descendu, il a l’occasion de déguster un bon aligot (purée de pommes de terre à la crème, au beurre et à l’ail, tomme de Laguiole), en compagnie de Marco Di Angelo, l’artiste de couverture à sensation.



Pour le reste, cette dimension touristique est assurée par les dessins. Tout commence avec ces deux pages consacrées à la nationale 7, qui est ici parcourue en Alfa-Roméo, avec d’autres modèles de voitures et camions (une marque de fabrique de la série), les paysages correspondant à chaque ville (avec en prime le viaduc de Garabit et Saint-Flour), jusqu’à la commune bien réelle de Saint Geniez d'Olt et d'Aubrac. Le lecteur ressent ce sentiment de nostalgie pour une époque révolue en observant les hommes dont la majeure partie sont en chemise blanche et cravate, et quelques-uns en pull. En bon héros récurrent, Guy Lefranc ne quitte pas son costume bleu-gris, sa chemise blanche et sa cravate rouge. Comme souvent dans les albums de cette série, il n’y a que peu de personnages féminins : la campeuse qui est en short, une photographe en jupe longue dans la rédaction du Globe, Mélanie Cardo, la jolie stagiaire de Flash Info, et une fermière en sabot. Le lecteur peut donc se promener sur le haut plateau de l’Aubrac, et dans l’hôtel restaurant du Lion d’Or. Ce dernier comporte deux étages. Guy Lefranc prend la clé avec la grande étiquette portant le numéro de sa chambre. Il prend ses repas dans la grande salle avec Marco Di Angelo et parfois Mélanie Cardo : des tables simples avec une nappe blanche, des assiettes et des couverts également simples, une décoration faite de grands rideaux et quelques tableaux accrochés, un lustre avec des ampoules en forme de bougie. Par la suite, d’autres intérieurs sont montrés : la salle des archives d’un journal local avec ses étagères lourdement chargées, une maison de fermier avec sa grande pièce principale et ses murs en pierres apparentes, une chambre d’hôpital très fonctionnelle, les grandes pièces abandonnées du Royal Aubrac. Le lecteur regarde chaque endroit avec curiosité, appréciant la minutie descriptive, sans nostalgie de la part de l’artiste.


Christophe Alvès apporte le même soin à représenter les espaces naturels, en particulier ceux du plateau de l’Aubrac. Le tome commence avec une case de la largeur de la page : un paysan mène son troupeau de vaches sur la route, au milieu de grandes étendues verdoyantes, avec la croix d’un calvaire en premier plan. Puis vient la scène dans la forêt, avec des essences d’arbres identifiables. Les paysages de campagne et de zones naturelles prennent en compte les aménagements de la main de l’homme (en particulier les routes, les ponts, les murs de soutènement), les reliefs montagneux et les grands plateaux (le Royal Aubrac dans cette grande étendue plane), les cours d’eau. Le lecteur se rend compte que le dessinateur est également sensible aux espaces verts aménagés : les arbres d’alignement à Paris, des jardinières en pleine terre à Moulins, les jardins du centre hospitalier Sainte-Marie à Rodez, etc. Le dessinateur respecte les spécifications de la ligne claire : traits de contour nets et précis, réalisme et détails, cases rectangulaires strictement alignées en bande. De temps à autre, une case utilise un effet particulier : la main tenant une hache sur un fond uniformément rouge en page 6, une vue en élévation d’une pièce en désordre après une fouille précipitée en page 17, une case ne contenant que du texte avec un gros point d’interrogation en bas dans la page 39, une silhouette en ombre chinoise en page 45, un facsimilé de la couverture sensationnaliste réalisée par Marco Di Angelo en page 47… Et bien sûr, les auteurs ne résistent pas à faire le coup des cellules de texte qui décrivent ce que montrent les images, en page 31.



L’intrigue mêle enquête et intervention de deux agents secrets œuvrant pour la sécurité de l’État, dans le cadre d’un meurtre sadique à la hache, mais aussi d’une exfiltration d’un individu dont l’identité n’est révélée que dans la seconde moitié du récit. Le lecteur attend patiemment la référence au principe d’Heisenberg : elle s’avère très ténue. Lefranc explique que : En mécanique quantique, c’est ce qu’on nomme le principe d’incertitude, le simple fait d’observer quelque chose change la réalité de ce qui est observé. Et c’est tout. Cette remarque semble s’appliquer à l’enquête officielle qui se fourvoie sur une piste sensationnaliste, alors que Lefranc a pris en compte l’ensemble des faits. Ceci ne constitue pas une application dudit principe, puisque l’observation ne modifie pas les faits dans ce cas précis ; c’est l’intention des enquêteurs qui en modifie leur interprétation. En filigrane, le scénariste évoque l’incidence de la presse à sensation sur le déroulement de l’enquête, ainsi que les opérations clandestines effectuées au nom de la raison d’État. Il semble également introduire un personnage féminin qui pourrait devenir récurrent et qui va même jusqu’à demander à Guy Lefranc s’il pourrait lui donner un exemple de ce à quoi il pense quand il dit qu’à deux, il y a beaucoup plus de possibilités !


Est-ce une punition ? Pour une fois, Guy Lefranc enquête en France, dans une région naturelle : le haut plateau de l’Aubrac. La situation s’avère compliquée à souhait, avec un triple meurtre, une enquête officielle orientée, et une interrogation sur un minerai radioactif. La narration visuelle est d’une solidité à toute épreuve comme d’habitude : à la fois une reconstitution historique consistante et détaillée, à la fois une lisibilité exemplaire. Le lecteur se prend au jeu de comprendre ce qui a pu aboutir à trois meurtres qui s’apparentent à des exécutions sommaires.



jeudi 14 novembre 2024

Les Grands Peintres - Auguste Renoir: Danse à la campagne

Elle était un modèle d’exception. Oui, elle posait comme un ange…


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, une histoire autour du peintre Auguste Renoir (1841-1919). Son édition originale date de 2016 ; il fait partie de la collection Les grands peintres. Il a été réalisé par Dodo (Marie-Dominique Nicolli) pour le scénario, et par Ben Radis (Rémi Bernardi) pour les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. À la fin se trouve un dossier de six pages, rédigé par Dimitri Joannidès, intitulé Peintre de la joie de vivre, composé de sept parties intitulées : De la porcelaine aux Beaux-Arts, Aux origines de l’impressionnisme, Une si douce période aigre, Une maturité contrariée, Danse à la campagne, Durand-Ruel un soutien indéfectible, La solitude et la mort.


Pendant l’hiver 1893, Auguste Renoir et Paul Durand-Ruel chemine dans Paris en devisant. Le peintre explique qu’il s’en souviendra de cet hiver, car avec ce froid ses rhumatismes lui paralysent les mains et l’empêchent de travailler alors qu’il aimerait tant finir au plus vite cette toile que son interlocuteur attend. Son commanditaire le rassure : maintenant que Renoir est enfin reconnu, tout sera plus facile. Son ami le remercie car c’est grâce au marchand d’art qu’il jouit maintenant d’une renommée. Durand-Ruel ajoute que c’est aussi grâce à l’intervention de Stéphane Mallarmé que l’État lui a acheté Les jeunes filles au piano. Ils sont arrivés à leur destination : le restaurant Le chat noir. Ils vont s’installer à une table pour déguster quelques verres. Le marchand d’art estime que chacun devrait pouvoir vivre de son art. Il prend comme exemple le pianiste en train de jouer, obligé d’accompagner des chansonniers, alors qu’il est un compositeur talentueux. Il ajoute qu’au fond il doit être un peu comme Renoir, sans doute trop en avance sur son temps.



Avec l’accord de Renoir, Durand-Ruel invite le pianiste à leur table, et il présente ainsi Erik Satie au peintre. Ils parlent peinture et modèle. Satie explique que la femme qu’il vient de rencontrer lui inspire tant de nouvelles choses. Au point qu’il lui ait fait sa demande en mariage au lendemain de la première nuit. Il ajoute que Renoir la connaît car elle a souvent posé pour lui, elle a même été sa muse. Renoir se prête au jeu et devine son identité : Marie-Clémentine Valade, qu’Erik Satie rectifie car elle s’appelle maintenant Suzanne Valadon. Le galeriste ajoute également la terrible Maria comme nom, c’est Toulouse-Lautrec qui s’était entiché d’elle et l’avait surnommée ainsi. Il ajoute que Degas a dit qu’elle avait un bath coup de crayon et qu’elle usait fort habilement des pastels. Il se tourne vers Renoir et lui suggère de se souvenir, c’était il y a dix ans. Le peintre ne se fait pas prier : il ne savait plus où il en était, il lui semblait qu’il était arrivé au bout de l’impressionnisme. Il a passé tout l’hiver 82 à parcourir l’Italie. Il avait même poussé jusqu’à Palerme pour faire ce portrait de Wagner. Un odieux personnage ! Le compositeur lui avait laissé une demi-heure pour le peindre et il avait détesté le résultat ! Il trouvait qu’il ressemblait à un pasteur protestant !


S’il a déjà lu d’autres albums de cette série sur les grands peintres, le lecteur entame cette histoire, curieux de découvrir quelle approche auront choisie les auteurs. La narration se déroule suivant deux lignes temporelles : la rencontre au café Le Chat Noir en 1893, et une autre qui suit partiellement la carrière du grand maître à partir de 1882. Lors d’une rencontre fortuite au temps présent du récit, le galeriste Paul Durand-Ruel (1831-1922) présente Erik Satie (1866-1925) à Auguste Renoir : ils comprennent que le pianiste est tombé amoureux de celle qui fut le modèle, la muse et l’amante du peintre, Suzanne Valadon (1865-1938), aussi appelée Maria, Marie-Clémentine Valadon. Au fil du récit, le lecteur rencontre également la couturière et modèle Aline Charigot (1859-1915). Dans les différentes discussions, sont évoqués d’autres peintres : Claude Monet (1840-1926), Puvis de Chavanne (1824-1898), Berthe Morisot (1841-1895), Gustave Caillebotte (1848-1894), et bien sûr le mouvement impressionniste. Auguste Renoir constitue bien le personnage principal : il est présent dans chaque page, et dans un peu plus de 90% des cases. Il apparaît éminemment sympathique dans la manière dont il est représenté. Les dates permettent d’établir qu’il a quarante-deux ans dans la ligne temporelle qui suit sa carrière. Il porte un costume noir avec une cravate, et un gilet dont la couleur change en fonction des moments. Il arbore un visage calme et détendu, curieux, posé, peu souriant, sans trop de rides.



Les auteurs racontent leur histoire avec la connaissance préalable que Renoir est déjà un peintre conscient de sa vocation qu’il assume, avec également en tête la postérité du peintre. Il vit dans le quartier de Montmartre, connaît les peintres de son époque évoluant dans la capitale. Il maîtrise déjà les techniques de peintre, et il a déjà fait des choix quant à ses sujets. Il est plus âgé que les autres. Il rencontre Erik Satie à qui il est lié par une de ses anciennes muses, ainsi que par cette vocation irrépressible de créateur. La ligne temporelle de 1893 se déroule dans le café, attablé du début jusqu’à la fin, le galeriste quittant les deux nouveaux amis en page vingt-deux ; ladite ligne compte dix pages en cumulé. Les auteurs ont fait en sorte que cette situation statique présente de nombreux intérêts visuels. La toute première planche correspond à une vue en extérieur, alors que le peintre et son bienfaiteur arrive à l’établissement : la façade suscite la curiosité du lecteur avec sa sculpture de chat noir auréolé des rayons d’un astre, les deux lanternes de part et d’autre de la porte d’entrée, ainsi que le portier en habit militaire d’un autre siècle, tenant une pique à la main, un accès avec du caractère. Au fil de la conversation, le dessinateur représente régulièrement les arrière-plans ce qui laisse le loisir de voir les solides chaises en bois, ainsi que les tables rondes un peu étroites, tout aussi rustiques. Puis de case en case, il montre les cadres de la décoration murale, quelques tentures, quelques sculptures, les entrecroisements métalliques autour des vitrages, les boiseries et les moulures au plafond, l’affiche du Chat Noir, le manteau de cheminée, etc.


Le lecteur prend grand plaisir à s’assoir à table avec les trois messieurs : l’artiste leur donne une mine affable, ils s’écoutent avec politesse et une certaine forme de bienveillance, alliant une posture compassée et un réel intérêt pour l’interlocuteur. Ils apparaissent très à l’aise dans cet exercice social, un parfait équilibre entre une retenue polie et une implication sincère par une écoute active. Ils dégustent lentement leur verre de vin rouge. Le lecteur en profite également pour regarder les autres clients, attablés ou qui vont et viennent. Il est sous le charme de leur singularité, de leur expressivité : un monsieur avec son haut-de-forme et un nez un peu gros s’apprêtant à prendre place, une femme attablée avec un début de double menton, une robe ouvragée, un bibi décoré de fleurs, des gants, avec un verre d’absinthe devant elle, un monsieur dans un chaud manteau avec un revers de fourrure et également une absinthe, un serveur diligent avec son plateau sous le bras, son torchon sur le coude, légèrement voûté, un autre monsieur avec de fines moustaches recourbées s’apprêtant à fumer une cigarette, les passants dans la rue.



Les passerelles avec le passé se font tout naturellement, ne serait-ce que par une autre scène dans un café, celui de la Nouvelle Athènes, quand Auguste Renoir plus jeune de dix ans y emmène Suzanne Valadon pour prendre un verre avec Claude Monet. Au-delà de cette occurrence, le lecteur suit avec plaisir le grand peintre admirant le plafond de la Villa Farnesina, puis une séance de peinture en plein air avec Paul Cézanne (1839-1906) aux environs de l’Estaque, un tour dans le quartier de Montmartre pour acheter un repas et voir le voisinage changer alors que le chantier de la basilique du Sacré Cœur avance, un rendez-vous chez la couturière pour trouver une robe adaptée à la toile qu’il réalise, une première séance de pose avec Marie-Clémentine en page vingt-quatre, etc. Les dessins sont toujours aussi agréables à l’œil : des personnages pleins de caractère avec un fond de bonhommie même quand ils se montrent désagréables, et des environnements consistants et détaillés. Le lecteur suit avec plaisir le peintre dans ses hésitations, son travail peu gratifiant, sa recherche du bon modèle, mû par un véritable amour pour son art, qui ne lui laisse pas le loisir de développer une relation suivie avec une femme. En trame de fond se lit le cheminement et la ténacité pour réaliser Danse à la campagne, une des toiles les plus emblématiques de Renoir, comme l’écrit Dimitri Joannidès dans le dossier de fin. Mais quand même…


Au cours du récit, le lecteur ressent qu’un autre personnage s’impose, d’abord en filigrane, puis comme un solide second rôle, puis… Ainsi, en 1893, la discussion prend vite comme sujet principal l’une des muses du peintre, dès la troisième planche. Puis il est à nouveau question d’elle en page onze, avec le retour au fil temporel de 1893, puis chez la coutière en 1883, dans l’atelier du peintre, et elle apparaît enfin en page vingt-et-un. Il s’agit alors de mademoiselle Valade. En page vingt-six, le modèle et le peintre ont une relation sexuelle. En page trente-deux, sous l’emprise de l’alcool (absinthe), elle tourne en dérision l’idée de consacrer une série de peintures à un même sujet, ce qui par réaction crée une forte conviction chez Claude Monet avec le résultat que l’on sait. La dernière page de bande dessinée évoque que Suzanne Valadon va peindre sa première toile. Finalement, elle occupe, en creux, une place aussi importante qu’Auguste Renoir, comme si les auteurs avaient voulu lui consacrer un tome de la série, mais n’avaient pu parler d’elle qu’au travers d’un peintre jouissant d’une plus grande postérité.


Quelque chose dans les dessins de l’artiste donne une sensation à la fois très agréable à la lecture, à la fois peut-être un peu désinvolte au premier regard, par rapport à la place qu’occupe le peintre dans l’histoire de la peinture. Pour autant, le récit est facile à suivre, un vrai roman sans le côté académique ou encyclopédique de certaines BD consacrées à un personnage historique. Le dispositif de deux fils narratifs entremêlés à dix ans d’écart engendre une prise de recul signifiante. Sans en avoir l’air, les dessins font preuve d’une grande consistance descriptive et d’une sollicitude touchante pour les personnages. Le lecteur comprend bien l’importance que revêt la toile Danse à la campagne (1883) pour Renoir, même si les auteurs n’abordent ni l’aspect technique de sa réalisation, ni les innovations qui en font sa renommée. En creux se dessine le portrait d’une autre peintre, beaucoup plus subversive dans sa vie.



mercredi 13 novembre 2024

Bruce J. Hawker T06 Les bourreaux de la nuit

L’aube se lèvera-t-elle demain ?


Ce tome est le sixième d’une heptalogie. Il fait suite à Bruce J. Hawker tome 5 Tout ou rien (1988). Cet album a été réalisé par William Vance (1935-2018) pour le dessin, par Petra Coria (1937-2024) pour les couleurs, avec André-Paul Duchâteau (1925-2020, créateur de la série Ric Hochet) pour le scénario. Il a été prépublié dans les numéros 59 à 70 du journal de Tintin fin 1990, début 1991. La première édition en album date de 1991. Il comprend quarante-cinq pages de bande dessinée.


La Tamise… Un fleuve aux eaux changeantes, soumis à l’influence de la marée avec plus de sept cents flux et reflux par an… La Tamise, appelée souvent l’épine dorsale de Londres… En ce début de soirée recouvert par le fog, une famille de miséreux fait griller un petit animal sur un feu de fortune. Un coupé passe dans la rue : Lord Hawker rentre chez lui, conduit par son cocher James. Il lui demande d’aller plus vite car ce n’est pas une heure pour les honnêtes gens, et il se dit qu’il aurait mieux fait de se faire accompagner par Bruce, son fils adoptif, tout en se morigénant pour ces craintes stupides de vieil homme. Le cocher doit arrêter le coupé car un homme en habit de ville, cagoulé, se tient au milieu de la voie, avec un pistolet dans la main. Il s’avance et il indique que lui et ses compagnons en ont après le Lord. Il continue : ils vont lui offrir l’hospitalité pour cette nuit, et peut-être encore d’autres… James en profite pour baisser discrètement sa main vers son propre pistolet, mais un des bourreaux de la nuit est plus rapide et lui tire dessus. Le cocher est blessé, l’homme donne une tape sur le cheval pour que celui rentre à la maison et que l’homme blessé serve de message et d’avertissement. Ils emmènent le juge vers les bas-fonds de la ville.



Au Lock’s Club, Bruce J. Hawker indique à son ami George Lund qu’il trouve que ces endroits où l’on s’amuse sont désespérément sinistres, le temps lui paraît long. Lund s’étonne que son ami regrette déjà les loisirs bien mérités qui leur ont été octroyés. Il continue en faisant observer que tout dans ce club à la mode est fait pour retarder le temps : c’est le seul endroit de Londres où les aiguilles de l’horloge marchent à l’envers ! Il lui suggère d’admirer les jolies femmes dehors, et ici les gentlemen avec leurs chapeaux hauts-de-forme. D’ailleurs James Heatherson est présent et il prend la parole pour indiquer que c’est lui qui a introduit le haut-de-forme en 1797, et il a dû payer une amende de cinquante livres pour avoir délibérément effrayé des gens timides. C’est au tour de lord Thomas Bentley de se mêler à la conversation. Il leur propose d’organiser un pari. Ils sont interrompus par l’arrivée de la voiture de lord Hawker, et de son cocher blessé. Bruce J. Hawker va l’interroger pour en savoir plus. Le cocher s’écroule inconscient en moins de cinq secondes, ce qu’avait parié Lord Bentley.


Nouveau diptyque pour ce personnage récurrent : cette fois-ci le tome se déroule à terre, à l’exception d’une poursuite dans le gréement lors d’un bref passage dans un navire échoué. Le lecteur retrouve le héros : toujours aussi beau avec sa chevelure argentée qui a peut-être pris un peu de volume Il a donc été réintégré dans les bonnes grâces de l’armée, après les prouesses de sa précédente aventure, et il bénéficie même de temps libre… dont il ne sait pas quoi faire. Sa personnalité est toujours réduite à quelques traits de caractère : le courage, athlétique et combattif, une forme d’honneur et d’altruisme. D’ailleurs le lecteur est pris de court par ce dernier, car finalement Bruce a retrouvé de l’estime pour ses parents adoptifs Lady & Lord Hawker, alors qu’ils s’étaient mutuellement reniés à la suite de sa disgrâce. George Lund ne fait pas montre de plus de personnalité, et a droit à moins de répliques. Percy Reeves apparaît plus défini, avec son attitude rebelle et sa fréquentation de milieux criminels. Le lecteur attend avec impatience de revoir Diana Summerville, l’agent de liaison apparue dans l’aventure précédente, car il s’agissait d’un personnage complexe, doté d’une charme extraordinaire… mais les auteurs ont opté pour un nouveau personnage féminin : Red Lady, la petite rousse qui accompagnait Margie, la gouvernante de Lord et Lady Hawker, celle-là même que Bruce a sortie plusieurs fois du pétrin. À nouveau, scénariste et dessinateur insufflent un sacré caractère à ce personnage féminin.



La première page met en scène la Tamise longeant un quartier défavorisé, avec le brouillard qui commence à s’installer. La mise en couleurs s’avère remarquable : un camaïeu de bleu-gris, estompant les traits de contour des habitations, gommant les autres couleurs. Dans les cases du bas, la vive lueur du feu repousse cette chape terne. Le coupé apporte des couleurs : la petite lanterne jaune sur le côté, le manteau vert du cocher, la chevelure argentée de Lord Hawker. De même, les bourreaux de la nuit amènent une couleur pourpre. Petra Coria navigue avec habileté et intelligence entre une mise en couleurs réaliste et des ambiances impressionnistes. À plusieurs reprises, le lecteur se rend compte qu’il prête attention à son apport soit pour l’ambiance d’une scène, soit pour une case particulière : la semi-pénombre du parc de la résidence des Hawker, l’effet orangé du feu de l’âtre dans une case de la planche douze, le retour du brouillard nocturne sur les quais mettant, par contraste, formidablement en valeur la chevelure rousse flamboyante et l’habit pourpre de Red Lady, l’aspect fantomatique du sommet du grand mât, le violet profond immaculé des cagoules des bourreaux de la nuit, l’éclairage cru de la fosse dans laquelle combattent les chiens, les draperies dans le repaire de Lord John, etc. Avec un feuilletage rapide, le lecteur peut ressentir l’impression d’une mise en couleurs un peu datée ; à la lecture il en va tout autrement, l’intelligence de la complémentarité avec les traits encrés apparaissant pleinement.


Une nouvelle fois, la narration surprend le lecteur par son ton adulte, ce qu’il n’attendait pas forcément d’une série tout public publiée dans le journal de Tintin. La petite famille s’apprêtant à manger ce qui pourrait bien être un chat au mieux, un rat au pire, cuit à la broche sur un feu de fortune sur un quai désaffecté d’un quartier abandonné de Londres produit un effet de misère et de dénuement. Les bourreaux de la nuit ressemblent de prime abord à une association de malfaiteurs, ou plutôt de Robins de bois, dérobant aux riches. Toutefois, il apparaît que leur chef appartient à la classe des nantis, que les richesses ne sont en rien redistribuées, mais acquises pour l’intérêt personnel de certains. La police s’avère incompétente pour pourchasser ces criminels qui exécutent leurs victimes avec une potence. Qui plus est un personnage explique que Londres ne dispose pas de justice organisée. Il continue en dressant le portrait catastrophique de la sécurité des citoyens : Londres, la City, les quartiers au nord constituent une véritable cité de malfaiteurs ! Tout les aide : le brouillard, la fumée du charbon de terre qui couvre la ville ! Le gouvernement paie bien des primes à des argousins privés… Mais ils sont aussi corrompus que ceux qu’ils doivent pourchasser ! Plus loin, un enfant des rues dépenaillé vient farfouiller dans la poche de Bruce J. Hawker, comme le premier pickpocket venu. Les combats de chiens clandestins attirent aussi bien la canaille des bas-fonds que des Lords venus parier gros. Un environnement qui n’est ni réjouissant, ni épanouissant.



Le lecteur prend tout de suite fait et cause pour le héros bien décidé à sauver son père adoptif, malgré le différend qui les oppose. L’intrigue contient son lot de péripéties : un enlèvement en bande organisée, une course pour rattraper Bunny qui s’enfuit avec le coupé, une autre poursuite dans les gréements d’un navire échoué, l’infiltration à haut risque dans une réunion des bourreaux de la nuit cagoulés (avec mot de passe et signe de reconnaissance), combats de chiens, et deux rapts supplémentaires, sans oublier la corde au cou pour le héros. Il s’agit donc bien d’un récit d’aventure, dans un contexte précis ayant une incidence sur l’intrigue (par opposition à un décor interchangeable), avec une narration visuelle impeccable, en termes de consistance et de lisibilité. Pour un peu, le lecteur éprouverait du vertige à monter derrière Bruce J. Hawker dans les gréements. Le scénariste s’amuse avec quelques conventions du genre comme le recours à une phrase servant de mot de passe (L’aube se lèvera-t-elle demain ?), et le passage secret reliant le navire échoué au repaire des bourreaux de la nuit. Il intègre quelques références historiques comme la mention d’Old Bailey, le terme de Lobsters (homards, surnom des soldats d’infanterie de marine), et la petite histoire macabre racontée par lord Heatherington sur le condamné à mort qui aurait dû accepter de boire un verre.


Cette fois-ci pas d’embarquement en mer : Bruce J. Hawker reste à terre pour un essayer de libérer son père adoptif qui a été enlevé par une bande organisée qui demande une rançon. La narration visuelle emporte le lecteur dans ce Londres régulièrement sujet au brouillard, dans les salons luxueux, et les rues sordides, et même un passage secret, avec une mise en couleurs aussi élaborée que discrète. Le scénario mêle harmonieusement les conventions du genre (une ou deux bagarres, le héros en péril, les bandits agressifs mais pas toujours efficaces, une femme magnifique entre victime et femme fatale) et des éléments sociaux adultes assez durs.



mardi 12 novembre 2024

Connexions T02 Châteaux de sable

Moi, je suis juste fatigué de nager à contre-courant.


Ce tome constitue la deuxième partie du diptyque, faisant suite à Connexions 1 Faux accords (2020). La première édition date de 2024. C'est l'œuvre d'un auteur complet : Pierre Jeanneau pour le scénario, les dessins et les couleurs, avec la participation de Philippe Ory pour ces dernières. Il s'agit d'une bande dessinée de 200 pages. Comme le premier tome, celui-ci comporte six chapitres, chacun portant le titre d’une chanson.


Chapitre 7 : Seven stop hold restart. Un quartier de la ville, une usine désaffectée, appelée Shipyard. Dans une grande cour jouxtant la voie ferrée qui traverse cette immense parcelle, une voie appelle Julian à plein poumon. Un type répond qu’il se trouve là-bas, en pointant le fond de la cour, avec la meuf en hoodie. Dans la même journée, Julian est appelé par le patron du bar dans lequel il bosse : il lui demande de venir plus tôt aujourd’hui, car il y a encore une grosse réservation pour le soir. Dans l’après-midi, il est reçu par un professeur qui lui fait remarquer que c’est sa sixième absence ce semestre. Il ajoute qu’il va lui falloir être plus assidu car l’année prochaine, c’est le diplôme. Il continue : il lui a déniché un appel d’offres pour la reconversion d’une friche industrielle, ça lui fera un bon exercice pour les vacances. Plus tard, le père de Julian l’appelle pour lui reprocher de ne pas faire beaucoup d’efforts pour le voir. Pendant que Julian continue de se rapprocher d’Audrey, assis adossés à un bâtiment de la cour, d’autres amis ou connaissances, en duo ou seul, voyagent par les transports en commun, se donnant rendez-vous, se résignant à un travail mal payé parce que c’est mieux que pas de travail, râlant contre le prix du ticket qui va encore augmenter en septembre.

Rentré chez lui, Julian se souvient de sa relation avortée avec Assia, et le fait qu’elle lui avait laissé son bonnet comme souvenir en le quittant. Il reçoit un texto d’Audrey lui annonçant qu’ils ne seront que tous les deux à leur rencard du soir, car sa colocataire va à un concert. Il sort de chez lui pour se rendre à son rendez-vous avec son père, tout en téléphonant à Audrey pour savoir si elle veut qu’il ramène quelque chose. Devant chez lui, Judith s’apprête à prendre sa moto, en cherchant un deuxième casque pour son copain. Julian se rend à pied au café et s’assoit à une table en terrasse : il a deux minutes d’avance. Il patiente une demi-heure que son père arrive, et Audrey lui envoie un texto pour lui demander de ramener des bières, ce qui le fait sourire. Son père arrive enfin et s’installe comme si de rien n’était. Julian lui fait observer que lui s’est dépêché, et en guise de réponse son père lui dit que c’est bien comme ça ils ne perdront pas de temps. Le père regarde sa montre en demandant à son fils si ça va bien, le boulot, les études ? Julian répond que les études c’est un peu la galère et qu’il pensait arrêter. Son père lui conseille d’arrêter les soirées étudiantes. Julian lui fait observer que c’est son boulot au restaurant qui lui prend du temps. Son père passe à autre chose, et demande : Sa mère, ça va. Avant que Julian ne réponde, ils sont rejoints par la nouvelle compagne du père.


Le lecteur a tout intérêt à avoir le tome un bien en tête, s’il veut avoir un espoir de reconnaître les personnages, car ils ne sont que très rarement nommés. En outre, l’auteur joue avec la temporalité, puisque l’accident qui a coûté une jambe à un personnage à la fin du premier tome, ne s’est pas encore produit au début de celui-ci. D’un autre côté, le lecteur se reconnecte immédiatement avec la mise en page si particulière : des constructions axonométriques, structurées sur la forme de l’hexagone. Cela commence dès la première page, de façon un peu atténuée : comme une case sur une carte de jeu de plateau, avec des côtés irréguliers, la voie ferrée qui dépasse de part et d’autre dans le noir du fond de cette case en pleine page, et une parcelle de terrain au bords tracés en fonction des bâtiments. La double page suivante respecte bien le principe du dessin construit selon un axe vertical et deux axes pour le plan, sans reprendre le motif de case hexagonale, permettant de découvrir un peu plus de terrain autour du Shipyard. La double page suivante permet de connecter les deux portions territoires de la double page précédente et l’hexagone réapparait, dans la forme d’un phylactère sur la moitié gauche, et de deux cases sur celle de droite, comme un effet de loupe.


L’auteur ayant choisi une forme très caractéristique et inhabituelle pour sa mise en page, un effet ludique se manifeste : par réflexe, le lecteur se met à enregistrer comment l’artiste met à profit les possibilités de ce dispositif visuel. Pour commencer, il observe les cases hexagonales en insert, comme apposées sur la représentation en élévation de la trame de la ville, comme un fond de plan. Cela permet de juxtaposer, ou d’épingler, des personnages à différents endroits de la ville, pour un effet de simultanéité et de concomitance sur une même page, une disposition qui fonctionne à merveille, par exemple pour la double page 14 & 15, avec des duos à différents endroits du réseau de transports en commun. Comme dans le tome un, l’artiste s’en sert également pour un effet de découverte progressive du l’environnement, comme si la lumière s’allumait au fur et à mesure de la progression du personnage dans un lieu, à l’instar d’un jeu vidéo traité comme un jeu de plateau. Le fait d’avoir des dessins en légère surélévation inclinée permet au également de jouer sur la transparence des murs pour donner à voir dans une même case ou un même dessin ce qui se trouve de part et d’autre d’un mur de séparation.


Le principe de cases contigües sur un jeu de plateau fait également des merveilles pour les dialogues menant d’une case à l’autre, pas toujours de gauche à droite, évoquant ainsi les changements de direction dans une discussion à bâton rompu. À plusieurs reprises, le dessinateur utilise également le fait de ne révéler qu’une partie de l’environnement où évoluent les personnages, laissant le reste de la page sur fond noir, ce qui donne la sensation d’isolement du lieu, ou des personnages coupés du reste du monde. Le lecteur constate également que l’artiste utilise des cases hexagonales détachées du dessin principal pour montrer ce qui se passe alentour, ou encore des cases hexagonales à l’intérieur du dessin comme un effet de loupe ou pour évoquer un souvenir ou un moment du passé. Le chapitre onze se termine sur une séquence de dix-neuf pages dépourvues de tout mot, soit neuf dessins en double page et un en pleine page. La prise de vue mélange des travellings arrière avec un effet de glissement du fond de plan par rapport au cadre fixe de la double page, ainsi que d’écoulement accéléré du temps, relativisant ainsi les actions humaines et leur pérennité.


Par la force des choses, au premier contact, l’attention du lecteur se focalise sur l’identité graphique singulière donnée par l’utilisation systématique de la perspective isométrique. Ce n’est que dans un second temps qu’il s’intéresse aux caractéristiques de dessin : un registre réaliste et descriptif avec un degré de simplification restreint, et une grande attention portée aux textures. L’artiste s’investit pour représenter les éléments du quotidien : ameublement, décoration, accessoires, etc. Au fil des séquences, le regard du lecteur prend le temps de s’installer, de découvrir chaque lieu et son aménagement : la terrasse du café où Julian attend son père (les tables, les chaises, les clients la serveuse avec son plateau, les jardinières hors sol, le climatiseur sur le mur au premier étage, l’enseigne lumineuse, etc.), l’appartement d’Audrey avec ses quelques marches menant de la porte d’entrée à la pièce principale (les livres sous l’escalier, le tapis, le plateau de bois posé sur une malle pour faire table basse, le coin cuisine avec sa vaisselle, la hotte au-dessus de la cuisinière, la caisse de bières, etc.), la librairie dans laquelle travaille Audrey avec ses rayonnages et sa réserve, la casse pour automobile visitée par Judith, les appartements de l’immeuble squatté par des sans-papiers, et pour finir l’appartement de Dyta, la mère de Faustine, alors qu’elle se prépare à manger.


Dans ce second tome, le lecteur recroise des personnages vus dans le premier comme Julian, Faustine, Judith ou Assia. Il fait la connaissance de nouveaux personnages. Cet ensemble choral continue de se croiser en se donnant rendez-vous ou en fonction des hasards de la vie. Certaines situations se répondent, soit en phase, soit en opposition de phase. L’auteur donne l’impression de dérouler un récit décompressé : les pages où une case occupe moins d’un quart de la place sur un fond noir, les pages sans texte, les dialogues plutôt concis, la banalité du quotidien. En même temps, il voit bien qu’il découvre des situations qui ne se produisent pas tous les jours : prendre un verre en terrasse avec son père, prendre une cuite à en vomir sur le trottoir, devoir décider avec son frère quoi faire des cendres de son père incinéré, se rendre en pèlerinage dans une casse d’autos pour dire adieu à sa moto avec laquelle on a eu un accident qui a coûté une jambe, continuer à vivre à contrecourant de la société, donner un biberon tout en repensant à ses rêves de rencontrer du succès avec son groupe de rock et de vivre la vie qui va avec, aider des familles dans un squat pour profiter des mesures favorables de la loi, faire vivre un lieu associatif, parvenir à faire accepter à sa mère qu’on mène une vie différente de celle qu’elle a souhaitée pour sa fille, etc. Au fur et à mesure, le lecteur ressent comment les tout petits riens de la narration aboutissent à des interactions complexes et plausibles, des émotions délicates et fugaces, des instants de déception et des instants de grâce. En fonction de sa sensibilité musicale, le lecteur pourra leur trouver une résonance dans les morceaux donnant leur titre à chaque chapitre : Seven stop hold restart (Bear vs shark), Adventure, stamina & anger (This town needs guns), Home away from here (Touché Amoré), Blind youth industrial park (Metz), Fake empire (The National), May be nothing but happiness come through your door (Mogwai). Il achève sa lecture avec la réponse à la question initiale du premier : Mais que font les affaires de Faustine chez Javier ?


La dimension ludique de la construction des pages en perspective isométrique induit la participation du lecteur, à la fois par son originalité, et le parti qu’en tire l’artiste, donnant un goût unique à la narration visuelle. Le quotidien des personnages apparaît dans sa banalité et dans l’unicité de chaque situation : très parlant, et même temps spécifique à chacun d’entre eux. Les points de connexions entre chacune de ces vies se font par attraction, par similitude, par opposition, les faisant changer de direction, mettant un terme à certains projets, d’autres apparaissant alors. Certes, chaque projet de vie peut s’apparenter à un château de sable, construit sur de faux accords (titre du tome 1), mais chaque individu est touchant et le lecteur voit plutôt leur trajectoire de vie comme une progression.



lundi 11 novembre 2024

Sykes

Qui vit par les armes, périra par les armes.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2015. Il a été réalisé par Pierre Dubois par le scénario, et par Dimitri Armand pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-quinze pages de bande dessinée. Il a donné lieu à un second album dont les événements se déroulent avant : Texas Jack (2018) réalisé par les mêmes auteurs. Pour un autre regard : l'article de Barbüz sur Sykes.


Dans une belle plaine verdoyante du Texas, une ferme isolée se trouve au bord du chemin. Un jeune garçon d’une dizaine d’années est en train de courir autour de la maison, en maniant un revolver en bois. Il s’arrête impressionné par le cavalier qui vient d’arriver et qui se trouve à contrejour. Il lui adresse la parole, tout aussi impressionné par le fait qu’il soit bigrement silencieux, le garçon ne l’avait même pas entendu arriver. Jim Starret suppose que le cavalier doit venir de loin. Le marshal Sykes lui demande s’il peut utiliser le puits. Le garçon lui donne son accord et se présente. Dans le dos du cavalier, une voix se fait entendre, lui intimant de ne pas faire un geste, ordonnant à Jim de s’éloigner. La mère se tient avec un fusil appuyé sur sa hanche et elle prévient Sykes qu’au moindre mouvement, elle tire. Elle ajoute que son mari n’est pas loin et qu’il peut revenir à tout moment. Le marshal remarque une croix au sommet d’un promontoire rocheux non loin. Il dit d’une voix apaisante qu’il ne fait que passer et qu’il ne veut rien d’autre qu’un peu d’eau. La mère se radoucit et lui propose d’entrer prendre quelque chose, même si elle n’a pas grand-chose à lui offrir. Il décline son offre car il a encore un long chemin à parcourir. Il la met en garde sur le fait que de dangereux rôdeurs traînent dans le coin et il lui conseille de quitter cet endroit au plus tôt. Elle répond que cette maison est leur seul bien et qu’ils sauront se défendre. Après avoir bu, le marshal reprend sa route.



Arrivé dans la ville la plus proche, Sykes descend de son cheval et pénètre dans le bureau du shérif, après avoir remarqué du coin de l’œil, l’arrivée d’un groupe de cavaliers. Il tapote gentiment le ventre un peu arrondi du shérif en lui faisant observer qu’il a l’air de bien profiter. Puis il lui expose ce qui l’amène : il est sur une histoire d’attaque de banque qui a mal tourné, un vrai massacre. Il continue : ils ont tiré dans le tas, ça n’a pas été difficile de suivre leur piste. Meurtres, viols, fermes incendiés partout sur leur passage… Et puis plus rien. Sykes les a perdus à Ratón Pass, ils ont dû se séparer quelque part par là. Le shérif lui répond que peut-être pas : d’après ses sources, on les aurait signalés du côté de Bridger Town, sur la route de Cheyenne. Il ajoute que si le marshal a besoin, il peut lui rassembler quelques gars sûrs quand il se rendra là-bas. Sykes répond que peut-être, en attendant il a demandé à O’Malley de le rejoindre ici, il devrait arriver demain. Le shérif lui remet un paquet qu’il avait reçu à son nom. Sykes décide d’aller boire un coup au saloon. Sam, le patron, lui offre un bock et un whisky. Kathy vient lui proposer qu’il lui offre un verre. Sykes accepte tout en demandant à la jeune femme qu’elle ailler gentiment le boire ailleurs.


Pas de doute : le lecteur est fixé dès les premières pages : il s’agit d’un western, sur une trame assez classique. Un marshal avec une belle prestance dans son habit noir, est à la poursuite d’une bande de hors-la-loi sévissant dans la région, tuant et pillant. Il est accompagné par un ami fidèle et une fine gâchette, les deux ayant l’habitude de travailler ensemble depuis plusieurs années. Pour la première partie de l’histoire qui couvre les trois quarts du tome, ils sont accompagnés par un garçon pré-adolescent qui échappe au rôle trop prévisible d’otage. Les auteurs mettent en scène plusieurs conventions propres au genre Western : le héros un peu taciturne et fine gâchette, l’Amérindien excellent pisteur, les fermes isolées constituant des proies faciles, le groupe de brigands qui sèment la terreur, le shérif un peu timoré, les paysages grandioses, les règlements de compte à l’arme à feu et même un début de duel dans la grand-rue, les chevauchées, le saloon avec ses parties de poker et la fille de joie qui racole, le voyage en train, la passage inévitable par une grande ville où les justiciers ont l’air incongrus, les nuits passées à la belle étoile avec un feu de camp l’apprentissage du tir au pistolet pour le jeune Jim Starret, le guet-apens, le combat contre un groupe d’adversaires plus nombreux, et même un troupeau de bisons le temps d’une case page quarante-et-un. Ce qui fait déjà un beau score en termes de conventions.



Le lecteur apprécie de suite la qualité de l’immersion générée par la narration visuelle. L’artiste œuvre dans un registre réaliste et descriptif, avec un savant dosage de ce qui est montré, et de la part portée par les dessins encrés, et de celle portée par la mise en couleurs. Le dessin d’ouverture en pleine page offre une belle vue en profondeur du paysage, avec des détails spécifiques comme la forme torturée d’un tronc d’arbre, ou les fleurs en bord de route. De séquence en séquence, l’artiste fait preuve d’une sensibilité pour les paysages naturels : une chaîne montagneuse en arrière-plan, un beau ciel bleu dégagé, une grande plaine ouverte, la rive d’une grande anse d’un large fleuve, des formations rocheuses surplombant ce même fleuve, la lumière déclinante du soir sur des contreforts rocheux, une route longeant une forêt de grands pins, un ciel noir de tempête, cette belle plaine verdoyante où paissent les bisons, une forêt avec des arbres au tronc de trois au quatre mètres de diamètre, une zone où s’élèvent les fumerolles de geysers, et le retour à la ferme du début sous une belle lumière. Sans être le point focal du récit, les beaux paysages et les grands espaces produisent leur effet sur le lecteur, à la fois pour un environnement encore épargné par l’urbanisation, à la fois par lieux où la présence de l’homme n’a que peu ou pas d’incidence.


L’artiste sait rythmer son récit, tout en se limitant à l’usage de cases rectangulaires sagement disposées en bande, avec une poignée de cases en insert disséminées dans l’ensemble des pages, et cinq planches avec des cases en trapèze ou penchées comme bousculées par la violence de l’action qui se déroule, ou par sa soudaineté. S’il y prête attention, le lecteur relève que tout aussi régulière que semble être la narration visuelle, il y apparaît quelques effets qui viennent y apporter une saveur supplémentaire. Il en va ainsi de la case de la largeur de la page avec uniquement une silhouette en ombre chinoise et un fond de case rouge vif (page 20), d’une case entièrement noire sans un mot alors que Jim Starret perd connaissance (page 23), d’une case tout en ombre chinoise de nuit (page 29), d’une page avec des gouttières noires au lieu d’être blanches (en page 39), d’une page d’action sans un seul mot (page 55), d’une autre page sans un seul mot pour un duel sortant de l’ordinaire (page 58), d’une double page où chaque bande de cases s’étale sur les deux pages (pages 74 & 75), d’un jeune garçon observant un cavalier s’étant arrêté devant lui à contrejour en rappel de John Sykes devant Jim Starret (page 78 en rappel de la page 6). Les traits de contour intègrent de légers arrondis qui les rendent plus plaisants à l’œil, sans pour autant perdre la dureté des adultes et des actes de violence.



Le lecteur accepte bien volontiers de suivre les aventures de ce marshal à qui l’expérience donne de l’assurance, avec un sens très clair du devoir, c’est-à-dire participer à maintenir une forme d’ordre, en pourchassant et capturant les criminels en ce qui le concerne. Il apparaît vite qu’il fait équipe régulièrement, puis systématiquement avec O’Malley, qu’ils se connaissent bien et qu’ils ont développé des tactiques fonctionnant sur leur coopération. Cet environnement de Western fonctionne sur le principe de la loi du plus fort : les brigands étant armés, ils imposent leur volonté, ils n’hésitent pas à tuer ceux qui leur résistent ou qui constituent un danger pour eux. Il s’agit d’un monde sans pitié où une mère peut être violentée et brutalisée devant son garçon, où un autre garçon peut mourir piétiné par un taureau, où le marshal a le droit d’appliquer une justice expéditive en mettant à mort les bandits. Le chemin narratif apparaît ainsi bien balisé, au lecteur.


Du coup, le lecteur prend comme une bizarrerie cette apparition fantomatique et horrifique lors de la nuit passée dans le manoir abandonné et à l’écart de feu le juge Clem Rogers, et la pauvre Miss Havisham morte étouffée par un brigand qui lui a enfoncé son chapelet dans la gorge. Il sent bien que quelque chose lui échappe avec Tropper : Jim Starret l’a blessé à la cuisse avec une hache (ce qui marque le début de son entrée dans le monde adulte), Tropper est emmené par les quatre autres brigands pour atteindre un point de ralliement avec une autre bande. Sykes et O’Malley parlent de lui, mais il n’apparaîtra plus dans une case, et sa mort sera évoquée après coup sans certitude de ce qui lui est réellement arrivé (personne ne vérifie ou atteste qu’il se trouve bien au fond du puits). En outre, l’intrigue ne s’achève pas avec la confrontation entre la bande des cinq bandits contre Sykes & O’Malley ; à la surprise du lecteur, elle se poursuit après. Du coup les deux passages un peu bizarres reviennent à son esprit et participent des thématiques du récit. Parmi elles se trouvent également le principe de se faire un nom en tuant un tireur célèbre, les opérations de rachats forcés menées par les promoteurs et les gros propriétaires, des expériences mystiques, la perpétuation du cercle de sang ou de la vengeance. Le lecteur relève d’autres petites phrases anodines qui prennent un sens de plus grande ampleur une fois le récit achevé. Jim Starret est fasciné par les Dime novels ayant Texas Jack comme héros, et O’Malley fait remarquer que Sykes a refusé les offres qui lui ont été faites de dicter ses mémoires pour en faire des Dime novels (romans bon marché) ce qui lui aurait permis à lui et O’Malley d’opter pour une vie domestique rangée. Le lecteur peut y voir comme un métacommentaire sur le fait que les auteurs auraient pu eux aussi se contenter de produire une série western avec un héros récurrent ce qui leur aurait assuré un revenu confortable. Par voie de conséquence, le fait que Sykes lise, lui, Moby Dick (1851) d’Herman Melville (1819-1891) prend de l’importance, en particulier le destin du capitaine Achab. Cela entre alors en résonance avec deux petites phrases prononcées au cours du récit : On ne rajeunit pas. Rien d’autre que ça : on a fait notre temps. En découvrant l’avant dernière scène, le lecteur se souvient de l’avertissement formulé par la mère de Jim : Qui vit par les armes, périra par les armes.


Au départ, un western de facture classique fonctionnant sur la dynamique d’une course-poursuite, avec une narration visuelle efficace et facile à lire. En cours de route, des éléments qui semblent posés là gratuitement comme une citation d’Emily Jane Brontë (1818–1848), une autre d’Alphonse de Lamartine (1790-1869 – Le livre de la vie est le livre suprême…), des éléments visuels choisis avec soin. Au final, une histoire de genre qui met à profit les conventions associées pour dresser le portrait de la vie dramatique d’un homme et son destin inéluctable. Impressionnant.