J’ai vu des épisodes de Scooby-Doo plus crédibles.
Il s’agit d’une anthologie relative à des mystères qui nourrissent la culture populaire. Son édition originale date de 2025. Il comprend dix récits, tous écrits par Julien Hervieux, chacun illustré par un artiste différent : Richard Guérineau, Ronan Toulhoat, Pierre Alary, Aimée de Jongh, Lucy Mazel, Éric Maltaite, Siamh, Sylvain Repos, Jocelyn Joret, Javi Rey. La colorisation a été réalisée par les artistes eux-mêmes, sauf Toulhoat avec une mise en couleurs de Raphaël Bauduin, et Siamh avec une colorisation de Hosmane Benahmed. Il comporte cinquante-et-une pages de bande dessinée.
Un peu d’esprit, une aventure des sœurs Fox, dessins de Richard Guérineau, six pages. Hydesville, état de New York en 1848 : les sœurs Fox, Kate & Maggie, sont couchées dans leur lit, dans la même chambre à l’étage. Elles ne dorment ni l’une, ni l’autre. Elles décident de jouer un petit peu : Maggie sort une pomme d’un tiroir de sa commode, et l’attache à une ficelle. Puis elle jette la pomme contre le mur et la laisse rebondir par terre. Au rez-de-chaussée, dans leur chambre, madame Fox se réveille au son des bruits, et elle réveille son mari pour savoir ce qu’il en pense. Ce dernier suppose que ça doit être les filles qui font le bazar. La mère monte à l’étage, et demande à ses filles si ce sont elles qui tapent. Bien évidemment, elles répondent que non : la maman en conclut que si ce n’est pas elles, alors c’est un fantôme, et elle annonce à son mari que la maison est hantée. Maggie trouve que leur mystification a un peu trop bien marché. La mère invite des voisins à venir constater le phénomène dans sa maison : un peu contrainte par le risque d’être découvertes, les filles recommencent, et les voisins sont convaincus. Finalement, Leah, la sœur aînée de Maggie et Kate, rentre à la maison. Elle comprend tout de suite qui fait les bruits, et elle décide que ses sœurs doivent continuer : si des gens y croient, elles vont se faire du pognon !
Des fantômes dans la jungle, dessins de Ronan Toulhoat, cinq pages. Un détachement militaire Viêt-Cong avance dans la jungle. Soudain, ils entendant des hurlements, et ils se mettent à fuir, convaincus qu’il s’agit de fantômes. Un peu plus tard, dans son bureau, un commandant s’adresse au détective Nguyen : C’est la cinquième patrouille qui fuit face à des fantômes, ça ne peut plus durer, c’est pourquoi il a besoin des services de son interlocuteur. Il continue : si les Américains ont découvert un moyen de ressusciter les morts, il doit mettre la main dessus. Enthousiaste, Nguyen, répond qu’il trouvera, car il est détective communiste ! Répondant à la question du gradé, il explique que ça veut dire qu’il partage tout, surtout quand il n’a rien. Contraint et forcé, il se rend sur le terrain pour enquêter. Dans la jungle, il tombe sur une équipe de soldats américains trimballant une sono diffusant des messages de propagande, et utilisant une grenade au phosphore pour obtenir un effet de lumière spectrale. Il se montre à eux et réussi à se faire passer pour un Américain. Les soldats lui expliquent qu’ils font de la guerre psychologique, c’est l’opération Wandering Souls, une super idée de leur armée avec Hollywood.
Le scénariste reprend le principe d’une anthologie de dix anecdotes, chacune illustrée par un artiste différent, comme il l‘avait fait pour le tome consacré au sport : Plus vite, plus haut, plus sport (2024). Le programme est très alléchant car il aborde des mystères qui ont durablement façonné la culture populaire, en particulier le spiritisme à la fin du dix-neuvième siècle (Victor Hugo, ou ici Sir Arthur Conan Doyle), la légende du Bigfoot (sorte de cousin américain du Yéti), les agroglyphes (cercles de culture), la malédiction pesant sur les tombes des pharaons (référencée par exemple au début de l’album de Tintin : Les sept boules de cristal, 1948), le monstre du Loch Ness, ou encore les recherches sur les capacités parapsychiques conduites pendant la guerre froide. Du fait de leur date d’écriture, ces récits présentent deux propriétés. Le scénariste évoque ces mystères des décennies après leur survenance, et avec le recul des explications qui les ont levés. Du coup, le lecteur éprouve une grande satisfaction à savoir ce qu’il est. Alors finalement, le spiritisme, c’est vrai ou c’est pas vrai ? Qui a tracé ces agroglyphes ? Les tombes des pharaons étaient-elles piégées ? Le monstre du Loch Ness, il existe, ou il y a une chance qu’il existe ? Deuxième conséquence de ce recul amené par les décennies passées : le scénariste peut exercer son ironie et décocher ses sarcasmes en toute connaissance de cause, sans retenue ni pitié.
Le lecteur peut éprouver un moment d’appréhension à l’idée de plonger dans des reportages à la forme un peu académique, tout en exposition, avec des images qui viennent laborieusement illustrer un texte contenant déjà toutes les informations. C’est sous-estimer le savoir-faire du scénariste. Il imagine à chaque fois un mode différent pour rendre vivante chaque situation. Ainsi le lecteur peut voir les sœurs jouer avec la pomme dans leur chambre, puis le détective (communiste) Nguyen se rendre dans la jungle, différentes personnes confrontées à une apparition de Bigfoot, des agriculteurs découvrir des agroglyphes et des scientifiques les examiner, etc. Pour chaque chapitre, il va ajouter un autre dispositif narratif augmentant sa profondeur de champ : pour la première histoire il s’agit de l’engouement du public pour le spiritisme, pour la seconde de soldats miniatures déménageant les décors des cases, pour la troisième la bêtise de ceux qui veulent croire, etc. Ainsi chaque histoire bénéficie de dispositifs narratifs spécifiques et différents pour une saveur particulière, rendue encore plus unique par le changement de dessinateurs.
Chaque artiste doit réaliser une reconstitution historique dans ses pages : la seconde moitié du dix-neuvième siècle aux États-Unis pour les sœurs Fox, la guerre du Vietnam pour les fantômes de la jungle, différentes époques au XIXe et XXe siècle dans de grandes chaînes de montagnes aux États-Unis, des grands champs de blé, un sous-marin, le sarcophage de Toutankhamon, un lac en Écosse, un laboratoire d’essais parapsychiques en U.R.S.S. Tous s’attachent à l’exactitude des tenues vestimentaires, certains sont plus motivés par les décors en extérieur, d’autres par les aménagements intérieurs, tous investissent du temps pour montrer chaque lieu, sans s’économiser sur les décors. En fonction de ses goûts, le lecteur pourra être plus sensible à l’expressivité des sœurs Fox dessinées par Guérineau, à la mise en scène presque claustrophobe de Toulhoat, aux personnages irradiant littéralement de bêtise d’Alary, à l’exaspération de l’extraterrestre de De Jongh, à la gêne croissante d’Elsie Wright et sa cousine Frances Griffiths par Mazel, à la tête des harengs par Maltaite, à la clarté des dessins de Siamh, à la formidable mauvaise foi des personnes concernées par Repos, à la sensation de grande forêt par Joret, au vrai enthousiasme des chercheurs par Rey.
Bien évidemment, les artistes participent également à la composante comique, chacun à leur manière, avec des dispositifs différents. Impossible de résister aux dollars dans les yeux de Leah Fox, aux soldats déménageurs de décor dans les cases, aux messages provocateurs des agroglyphes, au Yellow Submarine dans la collection de photographies de sous-marins, à Nessie en train de lire Dragon Ball d’Akira Toriyama (mélange d’absurde et d’anachronisme), etc. Avec le recul des démystifications, le scénariste s’en donne à cœur joie pour brocarder la crédulité des uns et des autres, de tous ceux qui veulent voir et croire (et peut-être même dans l’ordre inverse). Ainsi dans le canular de Bigfoot, il conclut son histoire par le recours d’un protagoniste à l’argument le plus puissant que la Terre ait jamais porté : Patterson était trop bête pour monter un coup pareil. Et le narrateur omniscient commente : Comme quoi, les enfants, plus un individu est bête, plus ce qu’il raconte est crédible. Terminant sur la sentence : Ça explique bien des choses sur l’état du monde.
Comme à son habitude, le scénariste se montre sarcastique et moqueur, sans méchanceté. Au fil des arnaques (oui, il n’y a que des arnaques), il met en lumière les mécanismes qui ont fait que le mystère a pris. Il y a régulièrement des individus qui veulent croire : sous l’emprise du biais de confirmation, ils argumentent tant et si bien qu’ils en viendraient à convaincre la personne à l’origine de la supercherie. L’appât du gain peut s’avérer une bonne motivation pour entretenir un mystère éventé : le tourisme autour du Loch Ness. Le simple plaisir de faire tourner en bourrique, ou en ridicule, des experts, par exemple avec les agroglyphes. Le risque du ridicule, qui ne tue plus mais quand même… impossible de ne pas prendre aux sérieux les Russes menant des recherches sur les pouvoirs parapsychiques… si jamais ça existait… Et aussi l’absence totale de scrupule et de toute déontologie pour la malédiction des tombes des pharaons fabriquée sciemment de toute pièce. Sans oublier la bêtise humaine, ça vaut le coup de le rappeler. Le lecteur lit avec plaisir chaque page de texte venant compléter le chapitre de bande dessinée, pour en savoir plus sur un autre aspect de l’histoire. Il remarque aussi que l’auteur de la série Le petit théâtre des opérations case deux histoires de guerre.
Le lecteur peut nourrir un a priori négatif pour ce genre d’anthologie : vite faite, autant pour le scénario que pour les dessins. Il lui suffit de lire le premier chapitre, ou de reconnaître les noms des créateurs impliqués pour être rassuré. Les auteurs passent en revue dix mystères célèbres, et mettent en scène les principaux acteurs, avec une solide reconstitution historique, et une bonne dose d’humour. Le lecteur en sort avec le sourire aux lèvres, les pendules remises à l’heure sur ces arnaques, et une meilleure compréhension des mécanismes qui mènent à la réussite de ces supercheries.