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jeudi 11 décembre 2025

Le Pouvoir des innocents T03 Providence

Ne me confondez pas avec ceux que je combats.


Ce tome est le troisième d’une pentalogie formant le premier cycle sur trois de cette série. Il fait suite à Le pouvoir des innocents volume 2 : Amy (1994) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 1996. Il a été réalisé par Luc Brunschwig pour le scénario, et par Laurent Hirn pour les dessins et la mise en couleurs. Il comprend cinquante-quatre pages de bande dessinée.


Guido Caborini sort d’une boîte de nuit miteuse, accompagné par Rita ravie de sa soirée, et de Beppe, un grand costaud servant de garde du corps. En remontant la rue de ce quartier défavorisé, ils passent devant une impasse où deux sans abris sont serrés l’un contre l’autre, assis à même le sol, enveloppés d’une couverture bonne à jeter, il s’agit de Joshua Logan et Amy. L’homme sent bien que la fillette tousse encore et encore, si fort qu’on dirait que son corps va se déchirer. C’est la faute à ce froid, il transperce tout ! Impossible de s’en protéger. Il voudrait tellement la ramener chez lui, au chaud, mais il n’arrive pas à se souvenir où se trouve leur chez eux. Pendant ce temps-là, le trio est arrivé à leur limousine, mais un individu est en train de nettoyer la carrosserie. Le parrain lui intime de dégager sans aucun ménagement. L’homme s’arrête dans son nettoyage et se tient en retrait. Les deux hommes et la femme montent dans la voiture, Beppe conduit et le véhicule commence à s’éloigner sous le regard noir et intense du miséreux et… quelques dizaines de mètres plus loin la voiture explose brutalement.


Soudain, le boxeur Steven Providence se réveille brusquement d’un atroce cauchemar. Il reprend ses esprits et constate qu’il s’est juste endormi sur son canapé. Il a refait ce mauvais rêve, le même qu’il fait depuis une semaine. Il démarre toujours comme ça : il doit avoir quelque chose comme treize ans, il est en short de boxe, torse nu et dos au mur d’un terrain vague du Bronx, encombré de déchets. Il est prêt pour un jeu que son grand-père a inventé pour lui. Il demande à ses trois amis qui lui font face si les balles sont prêtes. Saül sourit comme une hyène, Steven sait qu’il rêve de lui planter une balle entre les deux yeux. Pareil pour Teddy, même si lui se contenterait d’un bras ou d’une jambe. Diego !!! Diego ne sourit pas, ça fait des années que personne ne l’a vu sourire. Steven leur donne le signal pour qu’ils lui tirent dessus : Feu !!! Saül commence, et Steven esquive avec facilité, puis Teddy, et enfin Diego dont la balle est la plus vicieuse, travaillée et pourtant sèche comme un coup de fouet. La scène change : Providence a maintenant vingt ans, il se trouve sur un ring, et il vient d’éviter un direct du droit, de justesse. Il réplique d’un crochet en pleine face. Il met le paquet, il sait qu’il n’y aura pas d’autre occasion. C’est son premier championnat du monde et il est face au plus grand de tous : Melvin Lewis !!! Ce dernier a l’air complètement dans les choux, l’ange de Saratoga, son idole… Steven ne voit plus rien, la sueur lui dégouline dans les yeux, il entend juste le corps de Lewis qui tombe et qui s’écrase sur le ring. Quelqu’un compte jusqu’à dix, lève le bras du vainqueur et proclame qu’il est le nouveau champion du monde des lourds !



Encore une fois Joshua Logan se trouve en bien mauvaise posture : devenu une personne à la rue, ayant perdu la mémoire de son adresse, devant prendre soin d’Amy, une fillette de sept que son esprit embrumé assimile à son fils Timy. Comme dans le tome précédent, les auteurs en profitent pour s’attacher aux pas d’un autre personnage : le boxeur Steven Providence qui donne son titre à ce tome. Comme dans les deux tomes précédents, le lecteur constate que le hasard fait bien les choses, avec des personnages se croisant fort opportunément à point nommé… et se ratant parfois. Comme dans les tomes précédents, ces occurrences apparaissent comme naturelles, plutôt que comme des coïncidences bien pratiques et téléguidées par les besoins de l’intrigue. Il s’agit plutôt d’un thème présent dès le début de la série : l’interdépendance universelle. Amy et Joshua sont à la rue, justement alors que passe un mafieux qui va être éliminé par un membre du pouvoir des Innocents. Xuan Maï, l’épouse de Joshua, se retrouve justement prisonnière de Steven Providence qui lui raconte son histoire. Amy et Joshua sont amenés dans le dispensaire où se trouve justement Jessica Ruppert. Etc. Là où le lecteur ne verrait habituellement que de grosses ficelles improbables, il perçoit plutôt des situations survenant de manière organique.


Les auteurs continuent également de mettre à profit la mythologie spécifique aux États-Unis urbains de la fin du vingtième siècle. Le dessinateur sait utiliser des situations récurrentes et les intégrer à la narration visuelle pour les mettre au service de l’histoire. Le lecteur retrouve ainsi les personnes à la rue à l’abri du regard des passants dans une ruelle, la luxueuse limousine dans un quartier défavorisé, le boxeur triomphant les bras levé sur le ring dans une salle immense, le politicien véreux livré à la vindicte populaire sous l’œil des caméras des journaux télévisés, le bar fermé aux clients accueillant des tractations illicites, l’appartement avec un balcon offrant une vue imprenable sur Central Park, les deals en pleine rue, Times Square, la maison de redressement pour adolescents lieu de brimades et de violences, etc. L’artiste sait tout aussi bien créer des personnages mémorables, à la personnalité visuelle marquante : le boxeur à la musculature parfaite et au visage torturé par un tourment intérieur ardent, le même lorsqu’il était adolescent et plein de vitalité et d’optimisme, le petit dealer plein de suffisance et de mépris pour ses jeunes clients, l’étonnante femme à la forte corpulence sans domicile fixe, Woody Soft au regard de plus en plus absent, le petit caïd de la maison correctionnelle et ses poses savamment étudiées, l’horrible violeur (Damian) de ce même établissement, etc.


D’un côté, la narration visuelle semble très classique et convenue : le recyclage d’images passées dans la culture populaire, et des acteurs jouant souvent leur rôle face caméra. De l’autre côté, elle remplit son rôle avec une efficacité et une évidence discrètes : montrer chaque situation, à la fois dans son lieu à la fois dans les actions des personnages. Ce n’est que lorsque le lecteur marque une pause consciente ou qu’il prend le temps d’y penser qu’il se rend compte de la solidité de la narration visuelle. Le jeune Steven apprend à esquiver les coups, en évitant les balles que lui lancent ses copains, un jeu qui peut paraître un peu simpliste, que les dessins montrent au premier degré avec une mise en scène convaincante. Cela induit que lorsque Steven met à profit les gestes réflexes et la rapidité développés avec ces entraînements très prosaïques, le lecteur peut y croire, que ce soit d’éviter les coups lors d’un championnat de boxe, ou même de plonger pour éviter la balle d’un pistolet. Même plausibilité évidente quand Joshua déboule nu, dans la salle où se trouvent les lits des nécessiteux et des malades, quand un citoyen du Pouvoir des Innocents tire sciemment sur un enfant, ou encore quand le jeune Steven doit repousser les avances ignobles d’un prédateur sexuel.



Outre les fils narratifs suivant chaque personnage, savamment intriqués dans une tapisserie organique, le récit met en évidence que le scénariste a construit son intrigue avec soin. Comme dans les tomes précédents, il fait montre d’une gestion élégante de sa distribution de personnages assez nombreux, braquant ici le projecteur sur le boxeur Steven Providence, sans oublier les autres au premier rang desquels se trouve Joshua Logan, ce qui entretient une forme d’attente pour en apprendre plus sur d’autres encore, dont Karen Eden, la présidente de l’association Le pouvoir des Innocents, et aussi Xuan Maï, l’épouse de Logan. Le lecteur prend conscience qu’il lui tarde de retrouver les uns et les autres, d’en apprendre plus sur chacun, de savoir ce qui va leur arriver. Le suspense fonctionne également parfaitement pour les situations du moment : reconstituer le parcours de vie de Providence, savoir ce qu’il va advenir de Xuan Maï, assister au parcours défiant décidemment toutes les attentes de celui d’un héros pour Joshua, participer aux rebondissements de cette période de campagne électorale pour la mairie de New York, etc.


Le lecteur se trouve tout autant pris dans le suspense découlant de la toile de fond, celle qui donne son nom à la série : le complot de longue haleine mis en place par les véritables responsables de l’association Le Pouvoir des Innocents. Les événements se précipitent alors que le scrutin se rapprochent : éviction d’un deux candidats par une mise en cause personnelle, élimination définitive de ses financeurs mafieux par une vague d’exécutions bien planifiées. Les auteurs indiquent à la fois que des solutions radicales peuvent permettre d’atteindre l’objectif, à la fois que le prix à payer a de quoi rendre littéralement fou les individus manipulés. En filigrane, ils évoquent également le sort des laissés pour compte, en particulier les êtres humains vivant à la rue, la bonté désintéressée des soignants, la combativité concrète du boxeur professionnel, l’instrumentalisation des bonnes volontés par les politiciens, la démarche punitive envers les délinquants ne laissant aucun espoir aux adolescents, l’appât du gain chez les criminels tout aussi âpres que chez les capitalistes bon teint.


La mécanique de l’intrigue avance implacablement, telle une mécanique de grande précision. Les personnages se trouvent tous confrontés au rôle dans lequel la société les a cantonnés. Les auteurs jouent avec un savoir-faire consommé des symboles des polars urbains américains, les dessins donnant une consistance palpable à chaque lieu. Le lecteur savoure un polar intelligent, évoquant incidemment des caractéristiques de la société dans laquelle il se déroule. Impatient de découvrir le prochain tome, consacré à Jessica.



mercredi 10 décembre 2025

Griffes d'ange

Maintenant l’incommensurable fleur du présent allait devoir s’ouvrir.


Ce tome contient un récit complet, indépendant de tout autre. Son édition originale date de 1994. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et par Mœbius pour les dessins. Il s’agit d’une bande dessinée en noir & blanc qui comprend soixante-neuf pages. Elle se termine avec une postface, un texte d’une page, rédigé par Diana Widmaier-Picasso. Dans celui-ci, elle évoque les circonstances dans lesquelles ce magnifique ouvrage lui a été offert, la dédicace que lui avait faite le scénariste (Pour Diana, avec une érection angélicale), les griffes de l’ange qui offrent autant de plaisir que de douleur, la communication artistique de ses deux créateurs, le parcours d’une belle jeune femme cherchant à se libérer par l’accomplissement de ses fantasmes les plus enfouis.


Une femme nue, recroquevillée sur elle-même gît à même le sol parmi des feuilles, au pied d’une foule indifférente, une corde passant sous elle. Une jeune femme se tient debout, les mains jointes, dans une belle robe de cérémonie. Une jeune femme se dévêtit totalement en ne gardant que son chapeau de deuil avec sa voilette, au pied de la croix de la tombe de son père qui vient d’être enterré. Les obsèques durèrent des heures : le cadavre de son père s’obstinait à sortir du cercueil pour aller danser avec ses veuves. Il fallut six gardiens pour venir à bout de sa résistance épileptique et sceller le couvercle. En guise de terre, ils remplirent la fosse avec les corps des veuves. Elle retournait seule en ville. Elle savait bien que la maison était abandonnée depuis un demi-siècle, il fallait pourtant qu’elle y dirige ses pas : de ses fenêtres ouvertes se dégageait l’appel d’une épaisse odeur de sperme.



La jeune femme s’est détournée de profil, ses longs cheveux flottant au vent derrière elle, alors qu’elle contemple une sorte de larve en suspension devant ses yeux. La fille éplorée par la mort de son père marche dans la rue et se dirige vers une maison. Elle n’utilisait pas de tampons ; cependant, au lieu de couler, le sang menstruel se cristallisait dans son vagin, formant peu à peu un diamant rouge… Devant la porte d’entrée l’attendait son père, murmurant avide, de lui donner ce joyau. Elle monte les marches du perron et se dirige vers lui alors qu’il tient son sexe en érection dans ses mains. La jeune femme s’incline devant la larve qui est devenu un long tentacule. La jeune femme en robe de deuil s’agenouille devant l’homme qi est peut-être son père. Elle retrousse ses jupes et elle dépose le caillot entre ses mains, tout en tenant son sexe de la main droite. Il s’éleva dans l’air pour se mutiler l’asperger d’une pluie sanglante. Il l’interpelle en l’appelant Griffes d’ange, et en lui disant qu’elle est désormais invulnérable. Elle peut maintenant explorer le passé, lui dit-il d’une voix qui ne jaillissait pas de sa gorge mais de la plaie ouverte comme une bouche entre ses cuisses. Passée la porte, un abîme s’ouvrit derrière elle qui avala le monde extérieur.


Quel album singulier ! Et ce n’est rien de le dire, même si un homme averti en vaut deux. Pour commencer sa forme : il s’ouvre avec un dessin en pleine page, la forme d’une jeune femme nue recroquevillée sur elle-même, à terre, sous le regard de badauds dont on ne voit que les pieds. Puis viennent soixante-huit pages conçues comme des doubles pages. Sur celle de gauche se trouve une seule case en haut à gauche consacrée à une jeune femme à la longue chevelure vêtue d’une tunique plus ou moins longue selon les pages, parfois d’un pantalon ou d’une robe, semblant contempler une créature ayant une forme de grosse larve en lévitation, parfois une forme de tentacules, parfois plusieurs larves animées d’un mouvement de vol autonome. À côté de cette case un texte de quelques lignes, à la longueur variable, évoquant la situation d’une femme, semblant toutefois sans rapport avec ce qui est dessiné dans la case. La page en vis-à-vis comporte une unique illustration en pleine page, en lien direct avec le texte sur la page de gauche. À une exception près (la femme se dirigeant vers la maison), il s’agit d’un dessin de nature érotique ou pornographique où la nudité est présente, pour partie ou en totalité, parfois des gros plans sur une zone érogène ou une partie génitale, allant jusqu’à la pénétration, avec quelques pratiques sortant de l’ordinaire, pouvant être qualifiées de sadomasochistes ou même de déviantes. Ces représentations peuvent être de nature réaliste, ou teintée d’exagération en particulier pour les pratiques qui font mal, ou encore de fantastique et même de science-fiction, la narration visuelle se faisant alors métaphorique.



Pour autant, le lecteur peut percevoir que le texte raconte une histoire avec une progression dramatique, une intrigue même. Tout commence par cette mention des obsèques qui durent des heures, celles du père de la jeune femme. Puis elle le retrouve dans cette maison isolée au milieu de la ville. Il s’en suit un mélange d’expériences sexuelles, et de cheminement spirituel. L’histoire évoque aussi bien des détails anatomiques (le sperme, les tétons, la chair, le corps, le sexe, la poitrine, le clitoris, le pénis), que des notions comme le rapport au père, à la mère, des expériences de transgression liées aux excréments, aux fluides corporels, à la douleur, une clef en forme d’infini, un arc-en-ciel d’albâtre, la perte d’identité, le recours à l’usage de masques, la mutilation symbolique, un acte rituel, la discipline et la méditation, un accouplement avec un ange, le piège de la pesanteur, etc. La femme traverse différents rites ou subit différentes initiations, reprenant parfois l’initiative, ayant évolué d’une manière ou d’une autre. Elle se trouve confrontée à des interdits, parfois des tabous, liés à sa féminité, au plaisir de la chair, au refoulé de nature psychanalytique. Elle entend une voix lui dire : Quand on perd l’espoir, on perd la peur. Elle déclare que : Au programme de son école n’était inscrite qu’une seule matière : apprendre à vivre… Il n’y avait qu’un professeur : elle-même. Jour après jour, on n’y méditait qu’une phrase : Aujourd’hui la discipline.


Dans le même temps, le lecteur peut également approcher sa lecture comme une suite d’illustrations, celles des pages de droite, au nombre de trente-cinq. Passé la première illustration, celle de l’ange déchu à terre et celle de la troisième, il compulse alors un recueil de dessins allant de l’érotisme à la pornographie, le plus souvent très explicites. Fellation, exhibitionnisme, domination, saphisme, mutilation, piercings extrêmes jusqu’à l’impossible, latex, soumission, humiliation, fétichisme, tentacules… et même une simple étreinte vraiment amoureuse. Le trait de plume de l’artiste est fin et précis avec une décontraction élégante, apportant une touche de vie dans ces poses. Les dessins sont précis et cliniques, sans aucune hypocrisie montrant explicitement chaque chose, d’un parcmètre à des jambes écartées dévoilant un sexe épilé, en passant par des giclées de sang, un fouet ou une paire de chaussures choisie avec soin. L’artiste se situe dans le concret, représentant tout avec le même degré de réalisme, y compris les éléments fantastiques.



Le lecteur approche alors chaque illustration comme un tableau se suffisant à lui-même. La fille éplorée se débarrassant de ses vêtements devant une tombe, la femme recevant des giclées de sang sur son opulente poitrine dénudée, la femme se cousant les lèvres du sexe, celle avec d’immenses aiguilles en guise de piercing des tétons, celle agenouillée, bâillonnée et ligotée en sous-vêtements, on encore celle dénudée lévitant à quelques centimètres au-dessus du sol. Le lecteur prête attention aux accessoires et aux détails, aussi bien ceux normaux, que ceux incongrus ou relevant du fantastique ou de la science-fiction. Des toiles accrochées au mur d’un couloir, les maillons d’une chaîne, une clef en forme d’infini, des masques à fermeture éclair, une tapisserie aux motifs incas, une statue d’art primitif du continent africain aux attributs généreux, un bureau de maîtresse devant un tableau, une serrure, des chaussures talons aiguilles… des sortes de larves flottant dans l’air. Comme un écho de celles se trouvant dans certaines petites cases de la page de gauche. D’ailleurs ces cases, à raison d’une par page de gauche, semblent former à elles seules leur propre trame narrative, qui rejoint l’histoire portée par les textes accompagnant les illustrations sur la page de droite.


Peut-être que le scénariste a écrit son texte à partir d’une collection d’images réalisées par l’artiste, et peut-être celles-ci ont-elles été réalisées à partir de thèmes du scénariste imposés comme autant de défi au dessinateur ? Quoi qu’il en soit, le texte forme lui aussi une narration, celle d’une suite de rituels et d’épreuve pour la femme, et aussi des pistes d’interprétation et de réflexion sur les situations. Jodorowsky s’en donne à cœur joie avec la récurrence de l’image du père, la figure paternelle à enterrer, à embrasser, comme prisme déformant du regard porté sur chaque homme, avec la figure maternelle de laquelle la fille doit s’émanciper pour devenir femme et autonome. Il met en scène d’autres symboles et métaphores telles celle du masque, des fluides corporels (sang, sperme, urine), la force de la pulsion sexuelle, la quête de l’identité, le poids du passé, le sceptre du pouvoir obscur comme image phallique, la voracité des hommes dépravés par le désir sexuel, jusqu’à la transfiguration du personnage féminin, se libérant du dernier piège, le plus antique la pesanteur. En cours de narration, le lecteur relève la maxime relative à l’espoir (Quand on perd l’espoir, on perd la peur), le passage à l’âge adulte (L’enfant qui m’avait possédée depuis l’âge de neuf ans cessa d’orienter mes pas. Désormais le guide, c’était moi.), la notion d’éducation pour apprendre à vivre (aujourd’hui, la discipline). Le texte oscille entre flux de pensées, association libres, images métaphoriques (celles de la serrure par exemple), autour d’une trame de la transformation de soi pour se libérer.


Une bien singulière expérience de lecture. Dans sa forme, une image à gauche accolée à un texte, un dessin en pleine page à droite, en rapport avec le texte. Des solutions de continuité d’une double page à la suivante, et aussi des éléments récurrents trouvant leur écho d’une scène dans une autre. Un voyage d’épreuves pour se libérer dans comportements et valeurs de la société, des souffrances libératrices, et des plaisirs, voire jouissances, transcendants, tout en restant dans le registre de l’hétérosexualité. Des dessins délicats et impitoyables, explicites et insoutenables, oniriques et méticuleux. Un voyage plus qu’une destination, une expérience plus qu’une lecture, une libération éprouvante. Entre surréalisme et pornographie.



mardi 9 décembre 2025

Je suis leur silence

J’ai bien peur qu’un excès de testostérone altère votre jugement.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, mettant en scène le personnage de Eva Rojas. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Jordi Lafebre, pour le scénario, les dessins et les couleurs. La traduction a été réalisée par Geneviève Maubille, la relecture par Loriane Ernst-Peysson, et le lettrage par Stevan Roudaut. Il comprend cent-cinq pages de bande dessinée. Ce personnage est également le personnage principal de Je suis un ange perdu (2025), le présent tome initiant une série intitulée : Un polar à Barcelone.


À Barcelone à l’époque contemporaine, par un beau ciel bleu, Eva Rojas est montée sur le rebord de la terrasse du cabinet du psychiatre Llull et elle regarde passer les voitures de police en bas dans la rue. À l’arrière, l’imposante silhouette effilée de la Sagrada Familia. Llull enjoint à sa patiente de ne pas bouger. Dans sa tête, la jeune femme voit sa grand-mère dans sa cuisine lui indiquer que : Le sang et la mémoire, c’est ça, la famille. Après être restée un temps immobile, Eva se retourne vers son médecin en lui indiquant qu’elle aimerait lui poser une question, entre professionnels : Qui pourrait tuer Zeus ? Elle redescend tranquillement du parapet, et retourne s’assoir bien sagement sur le canapé du psychiatre. Ce dernier lui rappelle pourquoi elle est là : Sa licence lui a été retirée parce que certains de ses patients se sont plaint de de son comportement quelque peu erratique ces derniers temps. Elle est ici parce qu’une enquête a été ouverte ; ils cherchent seulement à l’aider. Il continue : un test ne suffira pas, elle sait pertinemment que poser un diagnostic nécessite plusieurs séances, il devra déterminer si son comportement relève ou non de la pathologie. Elle lui répond avec malice qu’elle dort très peu, qu’elle passe d’un sujet à l’autre sans raison apparente, qu’elle parle sans filtre et elle tire des conclusions hâtives, parfois simplistes.



Finalement le docteur Llull demande à Eva Rojas de lui raconter sa semaine de préférence dans l’ordre chronologique. Elle commence : Lundi, elle était complètement déprimée en sortant d’ici. Comme tous les patients de Llull, suppose-t-elle. Pour se remonter le moral, elle part faire du shopping. Elle s’achète une paire de chaussures fabuleuses qu’elle avait repérée, et deux ou trois autres bricoles. Et donc lundi en sortant du magasin de chaussures, elle reçoit un message de Pénélope qui la met de super bonne humeur. Dans son message, sa copine lui fait une proposition qu’elle ne peut pas refuser : passer deux jours avec sa famille. Elle explique : Sa grand-mère va procéder à la lecture de son testament de son vivant. Toutes les personnes concernées seront accompagnées par leur avocat ou par une personne de confiance. Mais Pénélope n’a pas d’avocat et, à vrai dire, Eva est la seule personne en qui elle a confiance. Eva lui répond positivement, et elle fait un crochet par la bibliothèque pour emprunter cinq volumes sur le droit des successions. Elle rentre chez elle, elle dépose ses affaires, elle prend une douche express. Elle embarque les livres et elle va manger un bout au Wilco où la serveuse Lucia s’enquiert de ses occupations.


Une couverture pour le moins cryptique : une mince jeune femme blonde, la clope au bec, qui inscrit une étrange déclaration au rouge à lèvres sur le miroir d’une salle de bain. Une étrange affaire : une jeune femme, Pénélope Monturós, demande à sa psychiatre de l’accompagner pour la lecture du testament de sa grand-mère, celle-ci étant âgée de cent-deux ans et encore vivante, c’est-à-dire un testament sans défunt. Au cours de la journée et pendant la réception en soirée, Eva Rojas fait la connaissance de la majorité de la famille : Josep Monturós, œnologue et un des oncles de Pénélope, Francesc Monturós un autre oncle et chef de l’entreprise familiale de cava, Natalia Ricard l’épouse de Francesc, la grand-mère, Maria la mère de Pénélope. Et plus tard dans la journée suivante, elle rencontre Joan Monturós le responsable des ventes et de la comptabilité de l’entreprise familiale. C’est au cours de la nuit suivant la réception que l’héroïne fait la découverte du cadavre, se retrouvant ainsi directement impliquée dans l’enquête de police. L’auteur a pris le temps de bien construire son point de départ pour faire en sorte qu’Eva soit au cœur du drame, et se retrouve ainsi tout naturellement impliquée dans l’enquête. Le lecteur peut relever les conventions propres au genre polar ainsi que les moments nécessitant une augmentation de la suspension d’incrédulité consentie comme la capacité de cette femme de trente-deux ans à être plus maligne que la police, et capable de plus d’initiatives que tout le monde. Par exemple : sauter sur un petit yacht en pleine mer depuis un canot à moteur, et puis à pratiquer une trachéotomie de manière improvisée sur le même yacht, sa capacité à obtenir des confidences spontanées de chacun des Monturós, le coup de chance extraordinaire d’apercevoir une étiquette de vin chinois, ou encore la pratique d’une autopsie au nez et à la barbe de tout un hôpital.



La narration visuelle séduit immédiatement le lecteur : les belles couleurs du ciel de Barcelone, l’air expressif mêlant une forme d’assurance lunaire et de comportement très idiosyncratique d’Eva, les décors agréables, et les petites exagérations discrètes apportant une sensation de légèreté, qui désamorce pour partie le tragique des situations. Visuellement, l’héroïne est immédiatement attachante : une silhouette longiligne, une forme de classe décontractée et étudiée sans en avoir l’air, allant de pantalon moulant avec un pull moulant, une magnifique tenue blanche pantalon et veste, quelques chaussures particulières. Elle sait jouer avec sa tenue que ce soit des lunettes noires masquant totalement ses yeux, ou un imperméable digne d’un détective privé à la dure. Sans oublier sa coiffure en pétard, assez piquante. Cette allure est renforcée par ses grands yeux bleus qui soulignent sa franchise et sa spontanéité. L’artiste met en œuvre le même mélange de naturel, de sens de l’observation des caractères humains, et de tenue vestimentaire en phase avec l’individu. Le docteur Llull est remarquable pour ses habits à la fois décontractés et très normalisés, sa belle barbe, les quelques gouttes de sang sur son teeshirt, et ses mimiques qui attestent du fait qu’il n’arrive pas à rester professionnel et détaché, que ses émotions prennent souvent le dessus. Le lecteur découvre les différents membres de la famille Monturós, chacun avec leur personnalité, leur comportement social, pouvant voir à chaque fois comment l’argent leur donne leur assurance.


L’auteur a situé son récit à Barcelone et dans la région de Penedès, une partie du vignoble de Catalogne située entre Barcelone et Tarragone. Il rend hommage à ces paysages au travers de quatre dessins en pleine page : l’horizon de ciel bleu au-dessus des toits de Barcelone en ouverture en page cinq, le même horizon avec un cadrage un peu décalé qui fait entrer la basilique Sagrada Familia dans la planche en page cent-neuf, avec la même proéminence du beau ciel bleu qui occupe les deux tiers de l’image. En page trente-trois, c’est une magnifique vue nocturne de la propriété des Monturós, dans des tons parme, avec les rangs de vigne au premier plan. En page quatre-vingt-dix-neuf, le cadrage a totalement changé : dans cette scène nocturne, le ciel occupe maintenant les quatre cinquièmes de la hauteur, ce sont d’immenses cyprès qui se trouvent au premier plan, montant vers le ciel. Enfin, en page soixante-dix-neuf, le lecteur découvre un yacht luxueux de profil, sur une mer d’huile, sous un ciel embrumé par les nuages. À chaque fois, ces dessins en pleine page correspondent à la fois à un état d’esprit intense de l’héroïne, à la fois à un moment clé de l’intrigue. Le dessinateur se tient à l’écart d’une approche tourisme de masse, tout en donnant à voir des lieux concrets au lecteur, avec cet équilibre remarquable entre détails et lisibilité immédiate : le cabinet accueillant et peu personnel du docteur Llull, la bibliothèque municipale, le café Wilco, la magnifique propriété des Monturós, de la grande salle de réception à la cave en passant par le grand bâtiment abritant les cuves de vinification, le port et les bureaux de l’entreprise, la salle d’autopsie, etc.



Ayant conscience qu’il s’agit d’un roman policier avec quelques licences créatives (la liberté d’action de l’héroïne, la facilité avec laquelle ses interlocuteurs lui racontent leur vie, les compétences professionnelles assez floues de psychiatre), le lecteur s’attache à la fois au plaisir ludique d’essayer de découvrir le coupable accompagné par la bonne humeur d’Eva, à la fois à apprendre à la connaître, et aussi à ce que l’intrigue dit de la société. Essayer de devancer l’histoire pour identifier le coupable s’avère difficile car le scénariste sait jouer avec le rythme de révélation des indices. Eva est éminemment sympathique, juste ce qu’il faut de facétie, la présence de trois voix qui lui parlent (celles de sa grand-tante Maria-Dolores, de sa grand-mère, et celle d’une autre grand-tante milicienne, morte pendant la guerre civile), ses ressources en inventivité souvent non conventionnelles, et l’art et la manière avec lesquelles elle provoque verbalement ses interlocuteurs en jouant sur leur personnalité. En filigrane, le récit évoque l’industrie vinicole, l’appétit sans fin pour l’argent, les abus de position dominante des riches et puissants, la force inattendue de l’héritage familial, inscrivant ainsi cette histoire dans le registre du polar.


Une bien étrange couverture qui ne dit rien du récit, si ce n’est que son personnage principal affiche une personnalité affirmée. Le lecteur plonge dans un polar agréable, dont le caractère non-conformiste d’Eva Rojas dédramatise les aspects sordides. La narration visuelle met à l’honneur les paysages de la région, Barcelone et Penedès, ainsi que la comédie humaine. Le lecteur accompagne bien volontiers cette enquêtrice dans ses intuitions, son opiniâtreté, son esprit d’aventure et sa bonne humeur, sans oublier les voix dans sa tête. Une héroïne non conventionnelle.



lundi 8 décembre 2025

Les rois des Belges

La Flandre va proclamer unilatéralement son indépendance.


Cet ouvrage présente des fragments de vie de chacun des sept rois des Belges. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Jean-Philippe Thivet & Arnaud de la Croix pour le scénario, par Vincent Cifuentes pour les dessins, par Davide De La Cal pour les couleurs. Il compte cinquante-cinq pages de bande dessinée. Il se divise en sept chapitres, chacun consacré à un roi différent, par ordre chronologique, chacun s’ouvrant avec un portrait dessiné, et se terminant avec un texte de deux pages, illustré de photographies sur des points remarquables de chaque règne. Il se termine avec une page hybride, bande dessiné et texte, consacrée à Élisabeth de Saxe-Cobourg et Gotha.


Léopold 1er, le mercato des princes – Cette histoire commence au moment où Napoléon abat ses dernières cartes. L’Empereur, qui a mis l’Europe à feu et à sang, a dressé contre lui une puissante coalition d’alliés britanniques, allemands, néerlandais et prussiens. Aux portes de Bruxelles, il va jouer son va-tout. À Paris en 1808, il a croisé Léopold de Saxe-Cobourg-Saalfeld, prince désargenté, né en 1790, qui servait dans les rangs du tsar de Russie. Napoléon dira que : S’il se souvient bien, c’est le plus beau jeune homme qu’il ait pu voir aux Tuileries. Juin 1815, tandis que Napoléon s’est lancé dans une ultime campagne, les envoyés des grandes puissances se sont réunis à Vienne. Klemens Wenzel von Metternich annonce que l’ogre n’en a plus pour longtemps : il a été écrasé à Waterloo, non loin de Bruxelles. Un autre officiel intervient pour dire qu’il s’agit d’une bonne nouvelle, et qu’il faut décider de l’après. Le premier orateur reprend la parole pour dire que la solution est toute trouvée : exiler l’empereur déchu au loin, et confier au roi des Pays-Bas dont le fils s’est battu à Waterloo, la gestion d’un état tampon entre la France et ses voisins. Il reste à choisir qui en sera le roi.



Léopold II, le roi secret. Le 16 décembre 1865, le cortège funèbre qui conduit Léopold 1er à sa dernière demeure est suivi par une foule compacte. Les fils du roi suivent en carrosse. L’aîné Léopold a trente ans. Il mesure 1,90m. L’héritier du trône se souvient que son père l’appelait le sournois, il le surnommait le renard… et s’il avait raison ? Le lendemain Léopold II prête serment : il jure d’observer la constitution et les lois du peuple belge. Enfant, il passait les vacances d’été à Ostende. Une fois couronné, il y déambule sur la plage, considérant que le voilà roi d’un pays minuscule… mais après tout, un pays n’est jamais petit quand il est baigné par la mer. Il décide que sur le modèle de Nice ou de Biarritz, il fera de cette plage la reine des plages. Il tiendra parole… lorsqu’il se sera considérablement enrichi. À Bruxelles coule la Senne. Au moyen-âge, la cité est née de la rivière, qui alimente moulins et industries. Mais en 1866, c’est un égout à ciel ouvert. Une épidémie de choléra tue 3.647 Bruxellois ! Chirurgien du roi, Louis Deroubaix remet son rapport sur la situation : il est urgent d’assainir la ville. Dès l’année suivante, on entreprend de voûter la Senne. Le roi va encourager de nombreux autres chantiers dans la capitale.


Pour un novice en la matière, il peut être intimidant de s’intéresser à l’histoire séculaire de la royauté dans un pays, au vu de la longue chronologie à affronter, des différentes branches qui s’entrecroisent, et s’entredéchirent au gré de complexes unions. Au début du XXIe siècle, il existe six monarchies en Europe : au Danemark, en Espagne, au Luxembourg, au Pays-Bas, en Suède et en Belgique. Pour cette dernière comme le montre la couverture, la lignée compte sept monarques, ce qui la rend très accessible aux néophytes. Le lecteur découvre donc un chapitre pour chacun des sept rois, de neuf pages pour les cinq premiers, et de cinq pages pour les deux derniers. Il s’agit donc d’un ouvrage de vulgarisation, à destination de novices en la matière. Par exemple un lecteur qui ne saurait pas identifier le monument figurant sur la couverture (réponse : il s’agit des Arcades du Cinquantenaire, érigé à l’initiative du roi Léopold II, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’indépendance de la Belgique, sa construction a commencé en janvier pour s’achever en septembre 1905). Le lecteur peut également évaluer l’intérêt de cette lecture pour lui en consultant la page d’ouverture d’un roi dont il a déjà entendu parler, pour se faire une idée de la nature du développement, par exemple pour Léopold II : Roi bâtisseur pour les uns, Roi massacreur pour les autres, il va marquer durablement le pays et demeure un personnage controversé.



Les auteurs ont confié la narration visuelle de chaque chapitre au même artiste, afin d’établir une continuité d’un roi au suivant. De fait, le dessinateur a fort à faire puisqu’il doit assurer une reconstitution visuelle historique depuis 1808 jusqu’à l’époque contemporaine. Le lecteur découvre des dessins propres sur eux : tracés de contour bien nets, dessins dans un registre descriptif et réaliste, nombre de cases variant de quatre à sept, cases majoritairement sagement disposées en bande, et bien sûr une attention particulière portée à la ressemblance des rois successifs. Le lecteur apprécie immédiatement l’équilibre de chaque page : la qualité de la reconstitution historique, le soin apporté aux détails. Cela commence avec la décoration intérieure de ce grand salon à Vienne au début du XIXème siècle et son ameublement, la tenue vestimentaire de chaque officiel présent, jusqu’à leur épée d’apparat, et les motifs de la tapisserie au mur. Le lecteur peut ainsi suivre l’évolution de la mode vestimentaire d’un chapitre à l’autre, et aussi celle des modes de déplacement, de l’urbanisme de Bruxelles, ou encore des moyens de communication., attestant du degré de rigueur du travail de recherches effectué.


Le lecteur se rend compte que l’artiste sait doser la densité d’informations visuelles sur chaque page pour éviter de produire une sensation d’étouffement, en intercalant des cases de discussions, ou plus aérées. Il se trouve également vite impressionné par l’effet d’intégrer des variations de tableaux célèbres, d’images d’archive ou de photographies. C’est une évidence en ce qui concerne tous les bâtiments, et c’est ce qui est attendu : le château de Laeken, la place royale de Bruxelles, les galeries royales d’Ostende, la gare royale de Laeken, la plage de Knokke-le-Zoute, le grand magasin L’Innovation, l’université de Gand, le Berhof à Obersalzberg dans les Alpes bavaroises, et d’autres paysages naturels, en particulier pour une escalade sur les rochers de Marche-les-Dames, dans la vallée de la Meuse, près de Namur. Incidemment, le lecteur se rend également compte que le dessinateur varie les mises en page avec discrétion et efficacité : cases de la largeur de la page, disposition en drapeau avec une case de la hauteur de la page et les autres comme y étant accrochées les unes en dessous des autres, cases en insert comme des cartes postales posées sur un fond qui est une carte géographique, une illustration panoramique de paysage de montagne sur une double page avec des cases en inserts par-dessus, cases aux bords arrondis pour un écran de télévision, etc.



De manière plus inattendue, les scénaristes jouent également avec la structure de plusieurs chapitres. Le premier respecte un ordre chronologique et une exposition explicative pour établir le début de l’existence du royaume de Belgique comme état indépendant, et les aléas menant au choix définitif de son premier souverain. Le second passe d’une grande réalisation à une autre pour établir comment Léopold II peut être à la fois un roi bâtisseur et un roi massacreur. Initialement, le troisième déroute car il se déroule dans l’ordre inverse à la chronologie, c’est-à-dire des titres de l’annonce du décès d’Albert Ier en remontant le temps jusqu’à sa première ascension. Le quatrième débute par la découverte en Égypte dans la vallée des Rois de la tombe intacte, d’un pharaon, et le suivant débute par un assassinat à bout portant. Le sixième débute par une (mémorable) fiction dans la fiction. Conscient des limites découlant de la pagination, les auteurs ont choisi de les tourner à leur avantage en se focalisant sur certains aspects de chaque règne, plutôt que de tout survoler, ou de provoquer une surcharge informative avec des pavés de texte indigestes, mangeant les images. Le lecteur apprécie de lire une vraie bande dessinée, plutôt qu’une suite d’articles encyclopédiques vaguement illustrés par des images redondantes. Restant un peu sur sa faim, il goûte d’autant mieux aux deux pages qui viennent compléter chaque chapitre, développant certains aspects de la royauté, des lieux, ou des personnages clé de chaque règne.


Bien sûr, le lecteur peut se montrer critique des choix opérés par les auteurs, et en particulier de ce qu’ils ont laissé de côté : la conception de la Constitution de la Belgique, la réalité de l’exploitation du Congo belge et de sa population, Blanche Delacroix évoquée en une case, les accomplissements politiques d’Albert Ier, l’opposition entre les partisans du retour de Léopold III et les opposants, l’absence de chapitre consacré à la régence de Charles Théodore Antoine Meinrad (1903-1983), les quatre cases consacrés à un assassinat dont la victime n’est même pas nommée (Julien Lahaut, 1884-1950), etc. Dans le même temps, il découvre de nombreuses mentions d’événements s’étant inscrit dans la mémoire culturelle belge, comme l’incendie du grand magasin L’Innovation. Chaque chapitre atteint son but : initier la curiosité du lecteur qui le termine avec l’envie d’en apprendre plus.


Un ouvrage d’initiation à la royauté belge en passant en revue les sept rois des Belges. Une vraie bande dessinée didactique, sans être encyclopédique, avec une narration visuelle impeccable et agréable. Une approche diversifiée, adaptée à la personnalité de chaque roi, avec des surprises dans la structure de certains chapitres. Une lecture très agréable, enrichissante, accessible, divertissante et instructive. Une grande réussite.



jeudi 4 décembre 2025

Santiag T01

La police n’a pas besoin d’invitation, mister, pour se rendre là où elle doit se trouver.


Ce tome est le premier d’une pentalogie, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 1991. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Renaud (Renaud Denauw) pour les dessins, et Béatrice Monnoyer pour la mise en couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Ces deux auteurs ont également créé le personnage de Jessica Blandy, et ont réaliser sa série qui compte vingt-quatre tomes de 1987 à 2006, et une trilogie intitulée La route Jessica, de 2009 à 2011.


Tard le soir, la petite Rossie est déjà endormie dans son lit, mais un bruit la réveille. Elle se relève et regarde par-dessus la rambarde de l’étage. À l’extérieur, Santiag est en train d’embrasser sa femme Santilla pour lui dire au revoir. Elle lui rend son baiser et lui demande d’être prudent : elle a comme un mauvais pressentiment, Femme-Qui-Change est encore venue lui parler l’autre nuit. Il complète la phrase de sa femme : la créature surnaturelle a dû lui dire que la femme était blonde et désirable. Il continue : Mais elle aurait pu ajouter qu’elle était aussi froide que le serpent et dure que la pierre. Dans une pièce nue, la femme en question, assise sur une chaise, vêtue d’un tailleur élégant, discute avec un homme en costume, dénommé Mr Blodgast, qui lui allume une cigarette. Elle lui dit que celui qu’ils attendent doit venir, le contraire est proprement impensable car cela signifierait l’échec de leur mission, et cela, ils ne peuvent pas se le permettre. Santiag est monté dans sa voiture, et il conseille à son épouse de ne pas l’attendre, il ignore combien de temps cela va durer. Elle lui rappelle qu’elle a besoin de la voiture pour conduire leur fille Tossie à l’école. Depuis le balcon, la fillette assiste silencieusement au départ de son père puis retourne se coucher en se promettant que plus tard elle ne laissera jamais son mari partir la nuit et qu’elle détestera toutes les blondes.



Un peu plus tard, Santiag arrive à son rendez-vous, et il se gare devant le bâtiment désaffecté. Il monte à l’étage et salue Mister Blodgast et la femme blonde en tailleur. Il leur remet la mallette contenant tout le dossier, ce dernier est accablant, ils n’auront aucune difficulté à confondre l’individu incriminé. Il demande s’il doit maintenir la surveillance, ses interlocuteurs lui répondent par la négative. Il les salue, redescend l’escalier, sort à l’extérieur et prend place dans sa voiture. Il tourne la clé de contact dans le Neumann et il se produit une explosion. Deux ans plus tard, sur la route qui mène à la vieille mine, dans une zone désertique, l’inspecteur Chamaro se rend sur les lieux de la découverte de cadavres. À son arrivée, les policiers déjà présents l’avertissent : c’est gratiné comme spectacle. Ils pénètrent dans la cabane et le policier prévient qu’il faut faire attention, ça risque encore de s’écrouler. Puis il braque sa lampe torche sur les quatre cadavres : deux hommes, deux femmes, assez jeunes encore, c’est le vieux Pete qui les a retrouvés.


Un prologue de six pages se terminant sur la mort du personnage principal, une enquête deux ans plus tard sur le meurtre de quatre jeunes blancs en territoire navajo. Le lecteur de la série Jessica Blandy se sent en terrain familier : les deux auteurs continuent d’explorer et de mettre en scène un coin des États-Unis, une région parmi d’autres que les films ont contribué à façonner jusqu’à lui donner une aura mythologique. Le lecteur comprend incidemment que le personnage de premier plan, Chamaro, est un inspecteur du Bureau des Affaires Indiennes, c’est-à-dire la police qui gère les affaires concernant les droits des Amérindiens. Au fil des localisations, il peut voir une petite ville avec quelques bâtiments abandonnés, une mine désaffectée, une grande demeure de riche propriétaire, des petits bâtiments alignés le long de la grande rue principale avec leur bardage en bois, et des zones désertiques. La mention du peuple autochtone Navajo permet de situer l’action dans une zone géographique à la jonction de l’Arizona, de l'Utah et du Nouveau-Mexique. Le titre de la série renvoie à un type de bottes originellement portées par les vaqueros, et le lecteur peut en admirer une demi-douzaine de paires dans le placard du personnage principal. Le récit met également en scène un acte de lynchage avec des participants portant des masques navajos. L’attention du lecteur peut aussi se porter sur les formations montagneuses et sur la flore typique de ces zones désertiques.



Au vu des premières pages, le lecteur comprend qu’il s’agit d’un polar, une enquête qui va se dérouler dans un milieu bien déterminé avec ses spécificités géographiques et socioculturelles. Les auteurs le prennent au dépourvu d’entrée de jeu en montrant le personnage principal dans une situation où il a vraisemblablement laissé la vie, tout en laissant planer un doute puisqu’il s’agit d’une série en plusieurs tomes, semblant se dérouler chronologiquement, laissant donc supposer que ce personnage jouera un rôle actif dans les intrigues. Ils laissent également le lecteur dans le doute quant au sujet de l’enquête de Santiag, si ce n’est qu’il avait réuni des preuves accablantes, tellement accablantes que ses commanditaires l’ont fait disparaître. Charge à son successeur de mener une nouvelle enquête quand des crimes sont commis à l’identique deux ans plus tard. Les auteurs prennent également soin d’ancrer leur intrigue dans cet endroit du globe, de manière organique, sans développer ses particularités. Il est visible que Chamaro est en butte au racisme ordinaire s’exerçant contre les Amérindiens. Il a l’occasion d’échanger avec un ancien à qui il montre un bijou retrouvé à côté des cadavres. Le vieil homme se souvient bien de la précédente affaire, de l’autre fois, et de la manière dont elle avait été conduite pour faire accuser les Navajos. Il utilise la métaphore de la photographie : Rester dans la photo, ne pas en sortir, ne pas leur laisser tout l’espace. Lorsque l’inspecteur l’interroge sur la fois précédente, il répond que des blancs vont encore mourir et les Amérindiens seront accusés. Or qui cache son visage derrière un masque cache la couleur de sa peau. Il précise sa pensée pour son interlocuteur : Il y a deux moyens de chasser les Navajos, les tuer ou les accuser de tuer. Or il paraît qu’il devient plus difficile de les exterminer directement. Enfin, pour ceux d’entre eux qui restent sur la photo, sur ce petit espace que les blancs leur ont laissé.


Le lecteur de la série Jessica Blandy est en territoire familier avec ce récit, cette jolie blonde étant elle aussi passée par ce genre de région. Il reconnait immédiatement les caractéristiques des dessins de l’artiste : des formes détourées par un trait de contour très fins et précis, un goût certains pour mettre en valeur la beauté des visages féminins, une narration visuelle claire et factuelle. Dès la première page, le lecteur peut constater le degré d’investissement du dessinateur : le motif du papier peint de la chambre de Tossie, la petite jardinière aménagée au pied de la maison avec des plantes indigènes, le modèle de voiture (une belle américaine). De scène en scène, son œil est attiré par des détails concrets et bien vus : le modèle de fauteuil en bois sur lequel est assise l’agent Jones, les poteaux avec les fils électriques, les étais et les madriers à l’entrée de la mine, le collier navajo porté par Chamaro, les magnifiques Stetson, la forme torturée des arbres à pendu, la superbe vue du ciel de la petite ville, les produits sur les étagères de l’épicerie, les meubles de choix dans le salon des Stevens, etc. Comme à son habitude, Renaud fait honneur aux personnages féminins, la beauté froide de l’agent Jones, la beauté rayonnante et exubérante plus sophistiquée d’Éléonora, l’allure plus naturelle et tout aussi frappante de Santilla avec son regard intense. Ces personnages sont mis en scène dans des environnements soigneusement décrits, avec des plans de prise de vue limpides, d’une évidence patente pour le lecteur qui se doute que cela provient d’une longue expérience de l’artiste.



Le lecteur s’attend donc à une enquête policière dans un registre naturaliste permettant de découvrir le criminel, ou de le coincer si son identité est affichée dès le départ. Il se trouve pris au dépourvu en découvrant la planche onze, totalement dépourvue de mots, composée de trois cases de la largeur de la page, puis de trois autres cases deux à gauche l’une au-dessus de l’autre, et une à droite. Il voit des individus portant des masques cérémoniels, deux dobermans, et deux silhouettes pendues par les pieds aux branches d’un arbre et immolées par le feu. Il retrouve la suite de cette scène en planche vingt-quatre, toujours muette. Puis les auteurs introduisent un élément explicitement surnaturel dans leur récit. Et un individu saisi de pulsions meurtrières et sadiques. Le lecteur retrouve la fascination de ce scénariste pour la folie, et la conviction que l’humanité porte en elle une part de vie spirituelle qu’il choisit de matérialiser au travers du surnaturel. Cela peut rebuter un esprit cartésien, comme cela peut le séduire comme manifestation de forces inconscientes, comme matérialisation des répercussions des actions d’un homme après sa mort, des effets de la violence de son trépas. Il retrouve également le dispositif de la chambre 27, également utilisé dans la série Jessica Blandy (La chambre 27, 2004) et dans Les voleurs d’empires.


Un bon polar se déroulant dans le territoire de la nation Navajo, mêlant des meurtres commis par un psychopathe au racisme ordinaire et des paysages désertiques peu accueillant pour des êtres humains. Comme à son habitude, le dessinateur réalise une narration visuelle aussi évidente que riche et consistante. Comme à son habitude, le scénariste mêle plusieurs formes de violence, avec une touche de surnaturel, pour figurer la force spirituelle de l’être humain. Le tout formant un polar sec et dur, une vengeance implacable et inexorable, à la fois un exercice de style impeccable, et une façon personnelle de raconter. Implacable.



mercredi 3 décembre 2025

Fuck ze tourists !

Le tourisme de masse vaincra !


Cet ouvrage est une anthologie de gags sur le thème du tourisme destructeur. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Zidrou pour le scénario, Éric Maltaite pour les dessins, la colorisation ayant été réalisée par Philippe Ory & Hosmane Benahmed. Il comprend cinquante-trois pages de bande dessinée. Ces créateurs ont également réalisé le diptyque Hollywoodland (2022 & 2023), ainsi que  L’instant d’après (2020).


Venise : un couple de touristes tire leur valise à roulettes, perdus dans les ruelles, à la recherche du port où est amarré leur paquebot M.S.T. (Marine Solidaire Tantrique). Le mari se plaint du poids de sa valise, et son épouse explique qu’elle contient le gorgonzola qu’elle a acheté pour remercier la voisine d’avoir nourri leurs perruches et fouiné partout dans la maison. Soudain le monsieur repère une gondole abandonnée, et ils montent dedans, le mari se chargeant de manier la rame. Il demande à son épouse de chercher le grand canal sur Gougle Maps, c’est leur A7 à eux. Elle ne parvient pas à lire la réponse qui affiche Canale grand di Venezia. Elle opte pour taper leur adresse en France, pour rejoindre leur pavillon en gondole. Ils sont interceptés par un commando du groupe terroriste FZT.



Au Machu Picchu, deux lamas regardent la foule de touristes, tout en se faisant photographier. L’un demande à l’autre, ce qu’il y a de plus bête qu’un touriste. Réponse 2.789 touristes. Il développe son propos critique : Mais regarde-moi ces trépanés du cervelet. Franchement ! Grimper à 2.340 mètres au-dessus du niveau de la mer pour tomber aussi bas ! Y a que des ruines, ici ! Des ruines qui visitent d’autres ruines. Une civilisation perdue qui visite une autre civilisation perdue. C’est bon, ils ont leurs selfies pouraves avec le site du Machu-Picchu en arrière-plan, et eux – comme il se doit – au premier plan. Ils peuvent barrer Machu-Picchu de leur To do list. Et remonter dans leur avion low-cost, pour retrouver leur vie Lacoste dans leur pays : en Egoland. Non sans avoir au préalable acheté à l’aéroport une peluche de condor Made in China pour leur gamine qui en leur absence a nourri les plantes et arrosé le chat.


Route d’accès à la station de ski Val d’Hiver, un groupe des trois amies monte vers la station en voiture, tout en commençant à regretter de ne pas avoir mis de chaînes. Elles doivent s’arrêter devant un barrage de police. Elles sortent de voiture, et une policière leur explique qu’il a plu à monsieur Fusk de privatiser Val d’Hiver pour son bon plaisir et celui de sa 11e épouse. Il a privatisé toute la station, pour un budget correspondant à l’équivalent du P.I.B. du Mali… sauf qu’il n’y a pas une montagne digne de ce nom au Mali. Les trois copines demandent s’il a également privatisé le téléphérique de la Grande Chartreuse, le spa du Magic Hotel, la terrasse du restaurant panoramique du Mont Beige. La réponse est sans équivoque, tout est privatisé, et une flottille de drones a été déployée pour repérer les immigrants clandestins.



Une bande dessinée éditée par Fluide Glacial, un titre sciemment provocateur (dont les initiales forment l’acronyme FZT, le nom du groupe terroriste anti-touristes), une illustration clairement critique de cette race de décérébrés, avec la représentation de ce couple apparaissant au mieux comme des imbéciles heureux qu’il convient d’exterminer. Les auteurs s’inscrivent avec énergie dans le registre comique associé à cet éditeur et au mensuel afférent, y faisant même une référence explicite. Un touriste explique qu’à Auschwitz-Birkenau, il faut payer un supplément pour entrer dans les chambres à gaz depuis qu’un vandale a tagué : Fluide Glacial umour et bandessinées disponible en kiosque tous les mois. S’il est un habitué de la sensibilité humaniste du scénariste, le lecteur peut s’attendre à un choc en découvrant un humour réellement mordant. En phase avec cette démarche, l’artiste ne ménage pas l’apparence visuelle des différents touristes : gras du bide, habillés de manière voyante et vulgaire, ou au contraire aguichante pour un selfie, avec souvent des expressions de visages trahissant un QI bas du front, leur condescendance pleine de morgue, leur entrain pour consommer des paysages et des lieux avec une appétence proche de la dévoration, et une suffisance sans limite. Chaque lecteur se retrouve à se reconnaître dans un comportement ou un autre. Accablant.


Dans le même temps, les auteurs font preuve d’une forme d’empathie envers ces touristes au comportement crétin et destructeur, irresponsable. D’accord, le couple de quadragénaires ou quinquagénaires à Venise se sent supérieur avec une légitimité à être traité prioritairement sur les autochtones : leur condition de touriste implique que leur environnement existe pour satisfaire leurs exigences d’exotisme, et doit se conformer à leurs attentes. Toutefois, ils apparaissent sympathiques, constructifs dans leurs actions pour pouvoir jouir de leur voyage, totalement vulnérables quand ils se retrouvent dans la situation dépeinte sur la couverture. La deuxième histoire est racontée du point de vue de deux lamas, qui suscitent également la sympathie du lecteur, mais c’est un peu différent, pas vraiment des touristes. Dans la troisième histoire, les trois jeunes femmes sont fort sympathiques, cherchant juste à skier, profondément et sincèrement choquées qu’un seul individu puisse privatiser une grande station de ski. Impossible d’éprouver de la sympathie pour le troupeau de touristes venus assister au débarquement de migrants dans une embarcation de fortune. En revanche, impossible de se retenir d’en éprouver une pointe pour ce couple souhaitant photographier le dernier rhinocéros vivant au monde, pour le collectionneur de guides du Routard, pour la ribambelle de gugusses souhaitant réaliser un selfie souvenir qui en mettra plein la vue à leurs amis, avec eux au premier plan, et le site remarquable en arrière-plan… et pourtant leur comportement est insupportable, tout en étant simplement humain.



L’illustration de couverture rend évident le talent de l’artiste pour croquer des individus normaux, avec une touche caricaturale, que ce soit la bouille ronde et bonhomme de monsieur, ou le double menton et les bijoux massifs et en toc de madame. Ce dosage entre détails réalistes et exagération rend chaque personnage très vivant, que ce soit les acharnés de la photographie ou du selfie, le mari fier de sa moustache et de son chapeau safari, Chantal qui fait penser à Mademoiselle Jeanne, le petit groupe de Belges joueurs de pétanque, la jolie guide blonde touristique maniant le pistolet à bord du bus de touristes, les vieilles dames âgées touristes aussi avides que les autres, la quinquagénaire plantureuse qui pose ses seins dénudés sur la table pour faire admirer les tatouages qui les ornent, le couple homosexuel passant en revue les options de destination dans une agence de voyage (sans S), etc. Le lecteur constate rapidement que le dessinateur réalise des planches avec un fort niveaux de détails, donnant à voir chaque lieu avec des éléments visuels consistants, attestant d’un vrai travail de recherche de référence, de repérage. Il est possible de voir les gondoles et les canaux de la cité des doges, et aussi les quais, les façades, le type de lampadaires, etc. L’histoire sur la station de ski permet d’admirer l’implantation des chalets et des installations sur la montagne, un téléphérique, le spa en plein air d’un hôtel, etc. La visite de Barcelone montre la Sagrada Familia, le Mercat, la façade du grand théâtre du Liceu, le quartier gothique, la plage. L’avant-dernière histoire offrent de magnifiques cases de balades dans la campagne française. Etc.


La verve comique des deux auteurs repose sur une attaque virulente du tourisme de masse et de ses ravages. Ils réagissent en créant des situations aussi énormes que ce phénomène, allant jusqu’à l’absurde. Le lecteur apprécie qu’ils se lâchent ainsi : un groupe terroriste dézinguant les touristes pour préserver leur environnement quotidien de cette horde d’envahisseurs sans cesse renouvelée, la privatisation d’une station de ski de grande envergure, le débarquement de migrants transformé en spectacle pour touristes, la réplique grandeur nature visitable de la statue de la Liberté pour ne pas abîmer l’originale, les quatre-vingt-trois ans de liste d’attente avant de pouvoir visiter le camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, l’île paradisiaque s’enfonçant dans les eaux sous le poids des touristes, etc. Avec une tonalité misanthrope dirigée contre cette engeance que sont les touristes en groupe, également avec une belle inventivité. Le scénariste se moque de marques bien connues au travers de détournement comme Diatribadvisor, Gougle Maps, MST (Marine Solidaire Tantrique), Cretinstagram. Il évoque des personnalités comme Elon Musk, Liliane Bettencourt, Philippe Gloaguen. Ces aventures reposent sur des phénomènes concrets, aussi bien par la fausse dérision (l’interdiction de l’usage des pailles) que par la réalité des ravages du surtourisme, la privatisation par les indécemment riches, l’immigration avec des embarcations du fortune sur la mer Méditerranée, la vague d’extinction des espèces animales, la montée des eaux, la marchandisation universelle… jusqu’à la disparition, ou plutôt l’extermination de la notion de bien commun. Rien ne peut s’opposer à la marchandisation des lieux et des populations, cette pratique abêtifie ceux qui la pratiquent en masse, s’abattant tel un fléau sur leur destination, tel un ogre dont rien ne peut arrêter la dévoration… quitte à ce qu’il périsse lui-même dans ses actions vaines pour rassasier sa faim inextinguible.


Un vrai plaisir de retrouver l’humour mordant et critique de ce duo d’auteurs s’exerçant contre le touriste en groupe, la chute en flèche de son Q.I., sa conviction que tout lui est dû et tout lui est permis, et que sa destination n’existe que pour le satisfaire. Le dessinateur réalise des planches à l’équilibre parfait entre solides descriptions et exagération comique. Le scénariste pousse le curseur de l’exagération à la dimension de l’horreur du surtourisme, alors même que son humanisme lui fait conserver une sympathie pour ces êtres humains, tout en brossant le portrait d’une pratique destructrice dans un monde déjà livré aux démons du capitalisme, du manque de culture, et de l’indifférence à la souffrance humaine. Salvateur.



mardi 2 décembre 2025

Louis XI, l'universelle araignée

Un esprit trop subtil et acéré, plus enclin à la diplomatie qu’à la guerre


Cet ouvrage constitue une biographie de Louis XI. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Makyo (Pierre Fournier) & Jean-Édouard Grésy pour le scénario, dessiné par Francesco de Stena, avec une mise en couleurs réalisée par Marco Ferraccioni pour la première moitié, et par Degreff pour la seconde. Il se termine avec une postface d’une page rédigée par Joël Blanchard, professeur émérite à l’université du Mans. Il comporte cent-huit pages de bande dessinée.


Mars 1476, au château de Plessis-lèz-Tours, des troubadours chantent pour le roi Louis XI, attablé avec une douzaine de convives autour d’une table disposée en U. Un conseiller vient lui donner une information à l’oreille. Il se lève et se rend dans la pièce attenante. Il demande à Doriole de lui délivrer les nouvelles. Ce dernier explique qu’après un mois de siège, il a l’honneur de lui remettre les termes de la reddition du duc de Nemours, obtenu par Pierre de Beaujeu, le gendre du roi. Le souverain répond qu’il pensait que son interlocuteur lui avait dit que la forteresse de Carlat était imprenable. Il rappelle les mots mêmes de Doriole : un éperon rocheux doté d’une considérable artillerie. Le rapporteur explique que la réserve de poudre était faible et le duc était à court de vivres, avec près de quatre cents bouches à nourrir. Il doit cependant annoncer également la triste nouvelle du décès de sa femme, morte en couches durant le siège. La mort de la filleule du roi fait perdre au duc la seule personne qui pouvait encore intercéder en sa faveur. Doriole veut faire accusation de lèse-majesté à Nemours, ce qui signifiera la peine de mort par décapitation pour lui.



Louis XI répond que non : quand les rois n’ont point égard à la loi, ils ôtent au peuple ce qu’ils doivent lui laisser, ce faisant ils rendent leur peuple esclave et perdent le nom de roi. Le souverain veut que Doriole mène l’instruction avec subtilité et respect pour le rang du duc. Pierre de Beaujeu présidera ensuite à son procès. Louis XI veut comprendre pourquoi le monde se dérobe incontinent à qui trop se fie. Jacques d’Armagnac fut à ses côtés comme son plus fidèle compagnon lors de son sacre et de son entrée solennelle dans Paris, pourquoi l’a-t-il trahi ? Il en avait fait son cousin avec le mariage de sa filleule. Il l’a investi du duché de Nemours et nommé pair de France, pourquoi l’a-t-il trahi ? Il l’a connu enfant, Jacques était l’ami de Louis, son initiateur au jeu d’échecs, il fut même son favori. Doriole estime que cette parenté si proche, le souvenir d’une jeunesse passée dans l’intimité familiale auraient dû créer des liens indéfectibles. Il ajoute que le duc de Nemours ne veut pas répondre de ces accusations, car il récuse la compétence du parlement pour le juger du fait de ses privilèges de pair de France et de membre du clergé. Louis XI donne son jugement : que le duc s’estime déjà heureux de ne pas avoir été soumis à la question ! Il sort d’un coffre un traité que le duc a signé à Saint-Flour le 17 janvier 1470, dans lequel il a renoncé à tout privilège de juridiction en cas de nouvelle intelligence, conspiration ou machination.


En voyant le titre de l’ouvrage, le lecteur s’attend à une biographie de Louis XI en bonne et due forme, certainement didactique et magistrale, vraisemblablement avec une fibre scolaire, avec une reconstitution historique visuelle consistante, solidement documentée. Les scénaristes optent pour une structure narrative un peu différente : plutôt qu’une exposition d’un fait historique du point de vue du roi lui-même, ou de celui d’un narrateur omniscient, ils optent pour le point de vue de Jacques d’Armagnac (1433-1477), comte de Pardiac et vicomte de Carlat, de 1462 à 1477, comte de la Marche et duc de Nemours de 1464 à 1477. Ils décident d’aménager quelques éléments de la vérité historique pour servir leur dispositif, en particulier supprimer le recours à la question. Ils respectent tous les autres éléments, en particulier le mariage de Jacques d’Armagnac avec une des cousines du roi, qui l'investit du duché de Nemours, lui confit des commandements importants, et le fait que le duc se range parmi les ennemis du roi, et obtient deux fois son pardon. Les déclarations faites par le duc lors de son interrogatoire sont complétées par soit des reconstitutions des retours en arrière, soit par l’intervention d’autres personnages comme celui de monsieur de Commynes. Le lecteur constate qu’il y a de nombreux éléments d’informations à exposer, soit par le biais des discussions et interrogatoires, soit par les reconstitutions.



S’il n’est pas familier ave cette période historique, le lecteur va avoir besoin de temps pour assimiler tout ce qui est raconté, et pour rechercher des éléments complémentaires de temps à autre. En effet, le dispositif narratif est à la fois dense et sciemment lacunaire, puisqu’il n’expose que le point de vue du duc de Nemours, parfois un peu élargi. Par exemple, les auteurs évoquent régulièrement la guerre de cent ans, sans pour autant en faire une présentation. S’il ne le sait déjà, le lecteur comprend qu’il s’agit d’un conflit opposant les le royaume de France à celui d’Angleterre, et il peut se rafraîchir les idées en ligne sur les dates, de 1337 à 1453. Rapidement il constate qu’il lui faut également aller se rafraîchir la mémoire sur ce que recouvre le terme Praguerie : une guerre menée contre le roi de France par les grands féodaux du royaume entre mi-février et mi- juillet 1440. Ainsi le choix des auteurs est de mentionner les grands événements sans se lancer à chaque fois dans un long cours d’histoire : le siège de Pontoise (du 6 juin au 19 septembre 1441), le siège de Dieppe (du 02 novembre au 1442 au 15 août 1443), le mariage de Louis XI à Charlotte de Savoie en 1451 (sans mentionner qu’il se fit en deux temps), la ligue de Bien public (1465; coalition de grands vassaux du roi pour lutter contre sa politique), la bataille de Montlhéry (16/07/1465), le traité de Conflans (05/10/1465), le siège de Beauvais (1472), le siège de Neuss (de juillet 1474 à mai 1475), le traité de Picquigny (29/08/1475 qui met fin à la guerre de Cent ans), la bataille de Morat (22/06/1476), etc.


Comme d’habitude dans ce genre d’ouvrage, le dessinateur a fort à faire pour donner à voir une époque passée, en visant la meilleure authenticité possible. Par comparaison avec certaines séries historiques réalisées selon des processus très contraints, la narration visuelle s’avère ici plus organique et moins stéréotypée dans ses cadrages. L’artiste investit beaucoup de temps et s’implique pour réaliser des dessins étoffés, en particulier pour les tenues vestimentaires et les décors urbains, en extérieur comme en intérieur. Ainsi la curiosité du lecteur est en éveil pour repérer les façades connues, ou les accessoires qui attestent du mode de vie de l’époque, ou encore les ornementations des habits en fonction de la richesse et du statut social de celui qui les porte. Il se régale ainsi tout du long du tome.



L’artiste fait également preuve d’une grande souplesse dans la mise en scène : il sait s’adapter à chaque situation, et se renouveler même lors des discussions récurrentes entre des personnages assis, et donc statiques. Il conçoit des prises de vue bien plus sophistiquées qu’une simple alternance de champ et de contrechamp, prenant soin de montrer à chaque fois l’environnement dans lequel se déroulent les échanges. Le lecteur ressent pleinement ce savoir-faire, d’une qualité bien supérieure à l’application d’un catalogue d’angles de vue prêts à l’emploi pour dramatiser artificiellement les situations. Le lecteur se retrouve immergé dans des situations aussi différentes qu’une partie d’échecs avec des êtres humains jouant le rôle des pièces sur une échiquier en plein air, parmi les cavaliers pour une chasse au sanglier, sur des échelles pour donner l’assaut à une ville fortifiée, reçu à la cour du duc de Bourgogne avec faste, au milieu de la foule pour le couronnement de Louis XI dans la cathédrale de Reims, sur un pont fort robuste avec un treillis de bois aménagé au milieu pour séparer deux rois, ou encore dans une armure sous un soleil de plomb, etc. Éventuellement, il note que les champs de batailles ont tendance à se ressembler.


Le texte de la quatrième de couverture annonce que cette bande dessinée opte pour une forme de réhabilitation, montrant ce qu’il en est derrière la réputation de ce roi qualifié de machiavélique, cruel et maladif. En fonction de ses connaissances préalables sur ce roi et cette période de l’histoire, le lecteur peut, dans un premier temps, ressentir une forme de frustration : soit parce qu’il a trop d’informations à assimiler et à aller chercher en complément, soit parce qu’il est déjà familier avec cette période et que Louis XI n’est perçu qu’au travers d’un tiers, Jacques d’Armagnac. Toutefois, il se laisse entraîner par ce récit dense et solide, par l’enjeu d’établir le crime de lèse-majesté, par le plaisir de découvrir les faits historiques majeurs par les yeux des auteurs. Dans la dernière partie, Louis XI prend la parole et le devant de la scène, apportant un éclairage complémentaire et différent sur les événements relatés par son ami d’enfance. Cela leur apporte un autre sens et étoffe la personnalité du roi, de manière élégante.


Voir le roi Louis XI par les yeux de son meilleur ami, qui l’a trahi à plusieurs reprises. Un parti pris intéressant pour donner à voir les actions de ce monarque avec un point de vue particulier. La narration visuelle fait plaisir à découvrir, œuvre d’un solide artiste, metteur en scène émérite pour insuffler de la vie dans chaque scène, discussions assises comme batailles de guerre, sans répétition, avec une reconstitution historique soignée. Le récit s’avère dense en événements, nécessitant parfois des connaissances supplémentaires soit dont le lecteur dispose déjà, soit qu’il doit aller rechercher. Le résultat est à la hauteur de l’ambition des auteurs qui n’œuvrent pas tant à la réhabilitation d’un personnage historique injustement affublé de qualificatifs infamants, qu’à raconter une période décisive dans la construction du royaume de France.