Elle ne tient pas à juger. Mais à comprendre.
Ce tome fait suite à Djinn T05 Africa (2005) qu’il faut avoir lu avant. Il s’agit d’une série qui compte treize tomes et trois hors-série. C’est également le premier tome du cycle Africa, composé de cinq albums. Sa parution originale date de 2006. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario et par Ana Mirallès pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page rédigée par Dufaux, évoquant l’Afrique comme terre des légendes, la notion d’Afrique noire, le racisme, esclavagiste à ses débuts, colonial ensuite, le sida en Afrique, un continent constitué de 52 États et d’une population de 680 millions d’habitants, une forte croissance démographique, une grande pauvreté, une corruption moins habile à se cacher que dans d’autres parties du monde, c’est-à-dire un de ces chaudrons dans lesquels le diable aime touiller.
Kim Nelson se trouve en Afrique noire, dans la maison de Mister Mô, un homme âgé. Elle cherche une femme. Ou plutôt le souvenir qu’a pu laisser cette femme. C’est plus qu’un souvenir. Cette femme est devenue une légende, un mythe. Les Orushi la considéraient comme une déesse. La déesse des fièvres et des anéantis. Elle explique à son interlocuteur que cette femme était son aïeule, connue en d’autres lieux sous le nom de Jade. C’est une djinn. Kim continue son explication : elle ne pouvait aimer, même si la peau était douce, le cœur battait froid. Jusqu’à ce qu’elle rencontre un Lord anglais et son épouse. Elle est un enfant du Lord. Ce qui levait la malédiction, elle pouvait éprouver à nouveau des sentiments. Elle termine en indiquant que cet enfant, c’était sa mère. Son interlocuteur souhaite savoir si la malédiction s’est transmise. La jeune femme répond que oui.
Kim Nelson continue : les djinns sont séduisants et ils aiment le pouvoir, celui de Jade reposait sur une fortune immense le trésor d’un sultan dont elle s’était emparée peu avant le déclenchement des hostilités qui devaient mener à la première guerre mondiale. Elle poursuit son explication un peu compliquée : comment elle en est venue à rechercher la perle noire qui se trouvait à l’oreille droite de Jade, à l’oreille droite d’Anaktu. Elle tient l’emplacement exact du trésor, d’une enfant nommée Saru Rakti, qu’elle a rencontrée en Inde. C’est une princesse qui vit dans le palais du maharadja d’Eschnapur. Kim a l’impression de suivre un jeu de piste. Sa mère tenait un journal qui lui fit croire d’abord que le trésor se trouvait en Turquie. Ce fut une profonde désillusion : elle n’y trouvait qu’un billet qui l’envoya vers les Indes. Un certain monsieur Prim l’introduisit à la cour du maharadja. Là encore, elle dut déchanter. Pas de trésor, rien… Juste une fillette qui la regarda droit dans les yeux et qui lui demanda si elle avait la perle. Bref, elle termine en rappelant qu’elle est à la recherche de la perle, et qu’une djinn n’a rien redouter, sinon elle-même. Kim Nelson regagne sa chambre mais un homme l’y attend : Jagger.
Le lecteur s’est préparé à découvrir la suite des aventures de Jade en Afrique noire, et surprise ! Jade n’apparaît pas dans ce tome, ni Miranda & Harold Nelson, ou Charles Augery & Ebony. Comme le montre la couverture, ce tome revient aux années 1960, et à Kim Nelson, la jeune femme qui est la petite-fille de Jade. Pour autant, le déroulé de l’intrigue reprend bien le principe du premier cycle : Kim retrace le voyage de ses aïeux, essayant de retrouver des informations qui lui permettraient d’accéder un trésor. Ce voyage l’amène à affronter des épreuves similaires à celles dont son aïeul a triomphé, en particulier marcher pied nu sur une allée de braises enflammées, et faire face à la déesse Anaktu. Deuxième surprise de taille : cette aventure n’est pas la suite directe du premier cycle. Alors qu’elle explique à Mister Mô comment elle en est arrivée là, Kim Nelson explique qu’elle a l’impression de suivre un jeu de piste et elle cite le nom de monsieur Prim qui apparaissait à la dernière page du dernier tome du premier cycle. Elle a donc rencontré une fillette à la cour d’un maharadja qui lui a confié cette quête de retrouver la perle noire, et cette rencontre sera l’objet du troisième cycle intitulé India, tomes dix à treize. En repartant vers les années 1960, les auteurs montrent quelles ont été les conséquences des actions des personnages dans les années 1920, ce qu’il en reste, ce qui est compréhensible quarante ans plus tard. Or il apparaît qu’il reste peu de choses du souvenir des individus et beaucoup plus des légendes.
Le scénariste se montre très explicite dans son introduction : il expose ses partis pris. Il commence par parler des légendes, et des clichés, autant les stridulations du criquet dans le jardin que le rugissement du lion. Pour lui, il y a autant d’histoires à raconter sur le premier que sur le second, autant de légendes dans son environnement quotidien, que dans un pays lointain et fantasmé. Il continue : le cliché du rugissement du lion, il faut le vivre comme tous les autres clichés. Le lecteur se souvient que dans le premier cycle, les auteurs avaient mis en œuvre les clichés liés au harem, parce qu’il fallait bien que les personnages, et par voie de conséquence le lecteur, les vivent. Il développe ensuite la notion d’Afrique noire et de racisme. À nouveau, il expose explicitement le positionnement de Kim Nelson : le regard qu’elle porte sur cette Africa est un regard dénué de préjugés, c’est pourquoi elle entend les voix du passé, le murmure des tatouages, le bruissement des corps nus qui se lèvent. Il conclut : Kim Nelson ne tient pas à juger, mais à comprendre. En tant que conteur, le scénariste a conscience de son positionnement de blanc en Belgique, et à travers son personnage principal, il ne tient pas à juger, mais à comprendre. Comprendre les clichés et les vivre, comprendre les légendes en fonction de ce que lui-même perçoit de l’Afrique noire.
Dans le même temps, l’aventure reste toujours aussi accessible et enchanteresse grâce aux dessins exquis. Dans la première page, le lecteur note que l’artiste continue de se départir des traits de contour très propres et très fins, pour d’autres types de rendu. Ainsi la végétation de la jungle mêle plusieurs caractéristiques : des traits de contour plus torturés, moins arrondis, en particulier pour l’écorce du tronc des arbres, des surfaces non fermées plutôt à base de petites taches irrégulières pour rendre compte de l’effet produit par le feuillage, et enfin des surfaces en couleur directe, par exemple pour l’herbe. Cette façon de faire rend bien compte des différences de matière et de la manière dont elles captent la couleur. Dans la deuxième case, le lecteur note que le plan le plus en arrière est réalisé à base d’une aquarelle très lâche, quelques taches qui évoquent la végétation dans le lointain. Cette combinaison de rendus donne des paysages magnifiques : le lever du soleil sur un véhicule tout terrain avançant sur une piste au milieu de la brousse, le village lacustre sur pilotis d’un jaune paille sur belle eau bleu très claire, les larges méandres du fleuve plus ou moins éclairés en fonction de la densité de la végétation, une séquence irréelle dans la forêt de nuit avec le noir des ténèbres qui mangent tout sauf les troncs captant la lumière de la lampe.
Dès la première page, la qualité des dessins offre au lecteur une immersion profonde et plausible. L’artiste a visiblement effectué des recherches pour les caractéristiques des habitations à cette époque, leur aménagement, leur ameublement, leur décoration intérieure, du mode de construction des toits jusqu’aux motifs sur les coussins, à la forme des stores vénitiens pour assurer une ombre confortable. Elle intègre tout naturellement des éléments descriptifs variés : le modèle de voiture tout terrain, les robes des femmes attendant au commissariat, les étals dans la rue, les armes à feu des militaires, etc. En pleine harmonie avec le scénariste, elle représente les clichés, leur insuffle des éléments spécifiques, leur redonne du sens en fonction du contexte et des personnages. Kim boit des verres d’alcool avec régularité chez Mister Mô, de manière très naturelle, au fil de la conversation, et elle finit par se rendre compte de son comportement, jetant le contenu de son verre : une séquence qui se déroule au fil de la conversation de manière organique. Arrivée dans la cité lacustre, Kim se déshabille tout naturellement, tout en conservant son assurance, une vraie démonstration de sa personnalité, sans voyeurisme gratuit. Plus loin, Jagger est amené devant Zymba Motta, le vrai détenteur du pouvoir dans cette région ; Motta abat l’homme qui accompagne Jagger, de sang-froid. Un cliché issu des polars, et aussi une situation plausible et logique, qui en dit long sur le pouvoir de cet homme.
Voilà donc Kim Nelson sur la trace du fameux trésor de Jade, disposant d’indices partiels et fragmentés. Les auteurs racontent bien une aventure au premier degré : rituels traditionnels comme la marche sur le feu, boissons inconnues provoquant des visions, jumeaux aux yeux vairons, exécution sommaire, masque-hibou, expédition en pirogue sur le fleuve, guet-apens pour trancher la main d’un individu ayant enfreint la loi coutumière, etc. En outre, le héros de ces aventures est une femme, Kim Nelson, assez menue, qui en impose à toutes les personnes avec lesquelles elle interagit, et qui sont majoritairement des hommes. Les épreuves qu’elle a volontairement affrontées et dont elle a triomphé l’ont transformée, ces expériences lui donnant une confiance en elle, la preuve qu’elle est capable de faire face à des situations effrayant la plupart des individus. Les hommes ne peuvent pas lui en imposer par la menace implicite de la force physique car cela ne lui fait plus peur. Sa nudité ne peut plus être une humiliation car elle en a fait l’expérience : Une djinn n’est jamais nue, elle donne juste l’illusion d’être nue. En effet, elle ne juge pas, mais elle cherche à comprendre, prenant des risques, acceptant de nouvelles expériences étrangères à sa culture.
Pas facile pour des auteurs occidentaux de raconter une aventure se déroulant en Afrique au milieu du vingtième siècle, sans s’empêtrer dans des clichés colonialistes, sans donner l’impression d’un exotisme en toc qui fait surtout ressortir le manque de culture. Leur implication est indéniable : ils affrontent lesdits clichés de front, et s’ouvrent à la différence comme elle existe, sans l’expliquer d’un point de vue occidental. Le lecteur se retrouve subjugué par l’héroïne, son courage et ses fragilités, sa condition de djinn, une allégorie de la femme libérée en imposant naturellement à son entourage. La narration visuelle dégage un charme fou, une sensibilité extraordinaire en phase parfaite avec le scénario, un véritable enchantement.