Ce qui revient à dire qu’il faut s’intéresser plus à la question qu’à la réponse.
Ce tome est le second d’une tétralogie, il fait suite à Dixie Road, tome 1 (1997) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 1997. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Hugues Labiano (la série Black Op, avec Stephen Desberg) pour les dessins, la mise en couleurs ayant été réalisée par Marie-Paule Alluard. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Cette série a fait l’objet d’une intégrale en 2019, avec un avant-propos d’une page, rédigé par le scénariste.
Ils l’ont prise, la route, ses parents et elle. Ils n’ont rien laissé derrière eux. Quelques dernières illusions peut-être, comme des chemises élimées qui flottent sur leur corde et que personne ne veut reprendre, parce qu’on aurait l’air miteux dedans, comme sont miteuses toutes les illusions… alors, ils ont tenté d’oublier. On se met à y croire, à la route. Ils se disent qu’elle finira bien par les mener au bon endroit, où le mot dignité a encore un sens. Et ils roulent, ils roulent… Jusqu’à ce que… Mr Jones arrête sa voiture devant la poste et il se renseigne. L’homme assis sur le banc sous le patio leur indique qu’il y a moyen de dormir, mais le propriétaire de l’hôtel a rejoint les autres, ils sont tous aux champs de l’ancienne église. Il leur explique : il faut continuer sur la route et prendre la première à droite, tout en leur recommandant de faire attention car il y a du grabuge. Sur place, les ouvriers font face à leur employeur Mr Arboth Lance, les policiers se tenant derrière le riche propriétaire. Le représentant des ouvriers explique que ce sont les policiers qui ont chargé à cheval à travers champs, c’est eux qui ont ravagé la récolte, pas les ouvriers. Le propriétaire se retourne vers le chef de la police pour demander s’ils seraient responsables des dégâts, ce que son interlocuteur dément avec assurance, traitant l’ouvrier de communiste.
La discussion se tend entre les deux camps en présence. L’ouvrier met en avant qu’ils travaillent du mieux qu’ils peuvent, que ce qui est inadmissible c’est le salaire car à la fin du mois il ne reste que six dollars en poche, sans parler des dettes qu’ils ne finissent pas de rembourser, qu’ils n’ont pas de quoi payer un médecin pour leurs enfants. Lance oppose le fait que ses récoltes sont saccagées et qu’il y en a pour plus de trois mille dollars à récupérer. Le chef de la police indique que les forces de l’ordre sont prêtes à charger pour rétablir l’ordre, et pour s’occuper du meneur Burroughs. Alors que le conflit semble inéluctable, un homme s’avance et il se présente : il s’appelle Jones et il remet à Lance, une enveloppe contenant mille dollars. La situation s’apaise : le propriétaire accepte ce remboursement partiel et il s’en va avec les policiers derrière lui, levant même la menace qui pèse sur Burroughs. Jones s’en retourne vers sa femme Nadine et sa fille Dixie. La première s’avère un peu contrariée qu’il ait pioché dans l’argent de la mallette, la seconde éprouve un sentiment d’amour pour son père. Dans la voiture de police, le chef indique à son subordonné qu’il veut tout savoir sur Jones, car sa tête ne lui revient pas. Les Jones se rendent à l’hôtel et y prennent une chambre.
Après le premier tome, le lecteur a bien situé la nature de cette série : un polar inscrit dans une époque clairement identifiée, celle de la Grande Dépression, crise économique des années 1930, ancré dans un état du sud des États-Unis. Au cours de ce tome, il apparaît que le récit se déroule en Alabama, et que Mr Jones a réalisé son braquage de banque à Bâton-Rouge, en Louisiane. La couverture donne une bonne indication du degré d’implication de l’artiste dans cette reconstitution historique : la justesse des tenues vestimentaires, et la capacité à insuffler de la vie à une situation inscrite dans la mythologie de l’histoire des États-Unis. Le récit s‘ouvre avec une case de la largeur de la page : la reproduction d’une affiche avec une famille américaine dans sa voiture et le slogan There’s no way like the American Way, la promotion de la citoyenneté américaine comme un bonheur assuré sur Terre. Puis vient la grand-rue d’une petite ville de campagne, avec ses bâtiments caractéristiques, ses poteaux télégraphiques, sa statue d’un général avec le drapeau américain, le bâtiment en bois de la poste. Ainsi le lecteur se trouve immergé dans ces environnements : le campement de fortune des ouvriers avec des tentes en guise d’habitation, la belle demeure de la famille Lance, la chambre d’hôtel sommaire, la grande salle du diner avec son poêle à charbon, la maison très modeste et fragile des Burroughs, l’urbanisme basique et les constructions peu pérennes de la ville, la table de jeu chez Mama Banks, l’appentis dans l’arrière-cour de l’hôtel, et les grands paysages naturels.
Le lecteur côtoie également des individus dont l’apparence porte la marque de l’époque : l’uniforme des policiers caractéristiques de cette période, les salopettes et les chemises pour les ouvriers agricoles sans oublier les casquettes ou les chapeaux de paille, les robes blanches de ces dames, les gilets et cravates pour les cols blancs avec les pantalons à pince, les cigares et les cigarettes. Les véhicules attestent également de l’époque, aussi bien les voitures massives avec de belles courbes, que les motocyclettes ou les camions, les carrioles tirées par des chevaux dans l’exploitation agricole. Du coup, l’attention du lecteur se porte également sur d’autres éléments ou accessoires comme le modèle d’appareil photographique sur trépied de Walker Evans, le poêle à charbon du diner, une lampe à pétrole, la balance pour peser les balles de coton, un modèle de fusil, etc. Le scénariste continue de nourrir son récit avec les éléments de contexte historique : la détresse économique des classes ouvrières, leur situation de dépendance vis-à-vis d’employeurs qui en profitent pour les exploiter sans vergogne et sans augmentation, et la référence à un reportage sur la condition des métayers blancs du sud de l'Alabama, devenu un livre après le refus de sa publication sous forme d’article dans un magazine : Louons maintenant les grands hommes (1941). Son auteur ainsi que le photographe qui l’a accompagné interviennent dans le récit : James Agee (1909-1955, écrivain, lauréat du prix Pulitzer) et Walker Evans (1903-1975). Ils ont réalisé un ouvrage mêlant ethnographie, anthropologie, et fiction. Dixie Jones a donc croisé leur route et elle fait partie des personnes observées par les auteurs. Le lecteur se dit que le scénariste a dû être marqué par cette lecture et qu’il s’en inspire autant qu’il lui rend hommage par cette série, l’artiste ayant certainement utilisé les photographies dudit livre comme référence.
À la lecture, ce second tome et cette série comprennent une part de fiction plus importante que celle du livre de Agee & Evans : avec des personnages centraux. Les auteurs ont également choisi la forme littéraire du polar, délaissant celle du reportage. Les Jones sont en cavale : le mari a dévalisé une banque, l’épouse l’accompagne, et leur fille ne peut que les suivre. S’il apparaît comme un sauveur au début du récit, en rachetant la dette artificielle des ouvriers agricoles, Mr Jones ne correspond pas au héros traditionnel : il a commis un crime, il est en cavale, il joue (et perd) aux cartes, il manque de qualités paternelles. Pour autant, le lecteur éprouve une réelle sympathie pour lui : un être humain qui essaye de s’en sortir, qui fait de son mieux, qui se montre aimant vis-à-vis de son épouse et sa fille (quand il est là), et qui fait montre d’une réelle prestance, avec un visage agréable parfois tourmenté. Le lecteur éprouve plus de sympathie et d’empathie pour Nadine Jones / Vreeland : une femme forte, au physique un peu sec, capable d’élans du cœur, faisant montre d’émotions sincères. Un être humain qui a décidé de gagner dignement sa vie, en acceptant des métiers précaires et pénibles, qui ne veut rien devoir à personne, ou en tout cas pas à sa position sociale initiale de naissance, tout en acceptant les frasques de son époux car elle l’aime. Et puis il y a Dixie : grande adolescente, curieuse, entretenant encore l’espoir de ce que lui réserve le futur. Une belle presque jeune femme, avec un parfum de romantisme, constatant et faisant l’expérience de la cruauté de la réalité du monde des hommes.
En trame de fond, le lecteur retrouve les forces systémiques exposées dans le premier tome. Le racisme semble moins présent, surtout parce qu’il y a moins d’afro-américains dans cette ville. La brutalité sans foi ni loi du capitalisme se fait sentir à chaque page. L’argent mène le monde, comme simple concrétisation d’une domination. La couverture met en scène une confrontation qui ne peut que dégénérer en affrontement violent : le lecteur est à nouveau surpris par le fait que les policiers ne matraquent pas les ouvriers, à l’instar de la milice qui ne frappaient pas les ouvriers d’usine dans le premier tome. En passant, le scénariste termine ce second tome comme le premier, avec échanges de coups de feu et fuite vers une autre ville. Dans le contexte de la grande dépression et à cette époque, les propriétaires exercent leur domination sur les masses laborieuses, au travers du système capitaliste qui leur est entièrement favorable, et dont ils font un usage efficace : l’exploitation de l’homme par l’homme. Le lecteur s’indigne, voire s’insurge, en voyant la police être littéralement à la solde et au service des propriétaires, prêts à cogner les ouvriers pour qu’ils rentrent dans le rang, agissant comme une milice privée pour l’intérêt privé. Il sent son cœur se serrer en voyant les ouvriers agricoles pris dans un faux paternalisme, un propriétaire qui sait très bien réduire en esclavage sa force de travail, en les endettant pour son propre profit. Le scénariste cite un extrait du livre d’Agee : C’est pour le vêtement, et pour la nourriture, et pour le toit grâce auxquels ils subsistent, qu’ils travaillent. Dans cette peine et ce besoin, leur cerveau et leurs forces sont si constamment absorbés que durant ce même temps où ils ne sont plus au travail, la vie n’existe guère pour eux plus clairement ni avec plus d’appétit que chez les animaux d’un ordre simple ou les plantes. Horrifiant.
La Grande Dépression : les auteurs y entraînent le lecteur à hauteur d’êtres humains avec leurs imperfections, dans un hommage à l’ouvrage de l’écrivain James Agee et du photographe Walker Evans, sous forme romancée. Le lecteur ressort marqué par la violence économique et l’oppression du capitalisme perpétrée par les propriétaires avec l’appui des forces de l’ordre, au travers d’une narration visuelle solide, élégante et incarnée. Atterrant.