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mercredi 5 mars 2025

Borgia T03 Les flammes du bûcher

Pour maintenir l’unité de son église, un pape peut tuer ses sujets, afin de les soumette à sa volonté !


Ce tome est le troisième d’une tétralogie qui a été rééditée en intégrale. Il fait suite à Borgia - Tome 02 Le pouvoir et l’inceste (2006) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 2008. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et par Milo Manara pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Cette tétralogie a été suivie d’une seconde : Le pape terrible (4 tomes de 2009 à 2019), par Jodorowsky & Theo Caneschi.


Dimanche de Pâques de l’an de grâce 1494, dans le palais papal à Rome. Pour célébrer la résurrection de notre seigneur Jésus-Christ, sa sainteté le pape, Alexandre VI Borgia, a organisé un bal masqué. Défense de parler ou d’ôter son masque. Le seul langage autorisé est celui des caresses. Obligation de boire le punch où l’alcool se mêle à un élixir aphrodisiaque : essences de plantes – ylang-ylang, romarin, sarriette – et corne de rhinocéros. Dans la plus grande solitude, la solitude de la fête, un roi cherche sa reine idéale, sans espoir de jamais la trouver. Là où se manifeste la soif, se manifeste l’eau qui l’étanche : la reine solitaire, elle aussi, cherche son roi idéal. Toutes les forces de l’univers ont conspiré pour qu’ils se rencontrent. La débauche bat son plein. Une femme avec une couronne, dans une robe très moulante s’avance vers un homme masqué portant lui aussi une couronne. Il prend la main qu’elle lui tend, la porte vers sa bouche, et la lèche lascivement. Ils fendent vivement la foule pour montrer une volée de marche vers l’autel. L’homme balaie violemment les cierges et les statuettes pour faire place, afin que la femme puisse s’assoir. Il lui remonte la robe jusqu’à la taille, elle ne porte pas de sous-vêtements, et elle dénude son sein droit. Il la pénètre rapidement, alors qu’elle s’allonge sur le dos. Une fois leurs affaires faites, ils se démasquent : Rodrigo Borgia et Lucrèce Borgia se reconnaissent. Elle assume pleinement le plaisir qu’ils ont ressenti, mais lui est consterné. Elle lui fait une suggestion.



Quelques jours plus tard, le pape Alexandre VI accompagné de sa fille Lucrèce voyagent en carrosse, accompagnés de cavaliers. Ils rejoignent rapidement le couvent de Saint-Sixte où ils vont chercher Julia Farnese, la cousine de Lucrèce. Le pape frappe au portail : une sœur lui répond qu’elle est navrée, mais aucun homme ne peut pénétrer dans ce couvent sans déposer sa demande un an à l’avance, comme l’a fait le seigneur Machiavel. La congrégation ne peut donc pas le recevoir. Le pape désigne une statue de la vierge à ses soldats, en leur ordonnant de s’en servir pour enfoncer la porte. Ils s’exécutent. Un groupe d’une demi-douzaine de sœurs est agenouillé : elles l’implorent de ne pas souiller ce lieu, car Dieu pourrait l’en punir. Le pape avance sur la mère supérieure, et Lucrèce menace une sœur avec un poignard, exigeant de savoir où se trouve sa cousine.


C’est parti pour une troisième partie de plaisir… façon de parler bien sûr, car la surenchère de stupre et de luxure, et de crimes immondes en tout genre est assurée. Tout commence par une orgie sexuelle de grande ampleur qui culmine dans un rapport incestueux entre un père et sa fille, le premier étant un pape pour faire bonne mesure. La munificence est de rigueur pour représenter ces fastes, et Lucrèce fait preuve d’une libido fougueuse, mettant à l’épreuve l’endurance de son père. La pauvre Julia semble se tenir sur une sorte de chevalet de torture, les bras attachés en l’air dans une position pour le moins inconfortable, même si sa pudeur est préservée. Elle n’hésite pas à faire usage du fouet sur des nonnes, une fois libérée, pour une séquence un peu kitsch en costume. Puis elle accepte de boire un puissant aphrodisiaque : le dessinateur a conçu une mise en scène des plus torrides où la fille aide le père à pénétrer la nièce, un ou deux cavaliers de l’escorte bénéficiant d’une vue avantageuse. De manière inattendue, douze pages se tournent sans un seul acte sexuel, avec pour compenser un œil crevé, et une scène de panique de foule à l’annonce de la peste. Le temps est venu pour une petite case d’ondinisme avant de passer à un rapport entre un vieux et une jeunette, sans oublier un cunnilingus. Le lecteur sera encore aux premières loges pour une sodomie homosexuelle, et une scène de débauche sur voie publique entre soldatesque et prostituées.



Le lecteur ayant enduré les perversions et violences des deux premiers tomes se trouve bien préparé pour ce troisième : il s’attend à la frénésie des personnages, à leur volonté de jouir sans entrave, ce qui les entraîne à faire fi des tabous, et arrivé à ce stade, il y a belle lurette que la morale a rendu son dernier soupir, et que la foi catholique s’est réduite à une chimère tout juste bonne à berner le peuple, les dirigeants étant au-dessus de ces calembredaines. La famille Borgia ayant quitté la cathédrale par une porte dérobée, la patriarche Rodrigo donne ses ordres à sa progéniture pour s’assurer de les mettre à l’abri et il rappelle son objectif : il a besoin d’eux tous pour imposer son église au monde entier. Le lecteur peut voir l’intensité de sa présence dans son regard, révélant son obsession maniaque, un comportement sans retenue par comparaison avec les efforts de diplomatie qu’il déploie lors de la visite du roi Charles VIII (1470-1498). Il observe également le visage des enfants pour apprécier la force de leurs réactions : le contentement calme de sa nièce Julia Farnese, l’emportement colérique de Lucrèce, l’indignation théâtrale de César. Les passions sans retenue animent les visages pouvant aller jusqu’à les rendre grimaçants.


Les passions débridées alimentent également des actes de violence. Tout commence avec un coup de poing malhabile en second plan : le pape frappant une bonne sœur. Toute trace d’humour potentiel disparaît avec une main tranchée deux pages après, le lecteur pouvant voir la détermination sans pitié de Micheletto sur son visage dur et fermé. Puis dans ses appartements, le pape crève l’œil valide d’un borgne, son filleul Orso Orsini, avec un crucifix : un regard de possédé dans le visage du pape, la douleur physique et l’incompréhension dans les gestes désordonnés de l’homme devenu aveugle. Le mouvement de foule dans la cathédrale laisse le lecteur atterré par son ampleur aveugle. Les auteurs mettent ensuite en scène une opération commando menée par deux hommes dans une petite demeure, aux environs de Paris, dans le bois de Vincennes : la narration visuelle fait des merveilles : progression silencieuse dans les bois dans une ambiance à la grisaille lumineuse, morceau de viande jeté aux chiens pour les occuper, assassinat rapide des trois hommes de main, et décapitation d’une prostituée en train de se faire lécher. Le lecteur retient son souffle tout du long, content de la respiration comique quand, après coup, Micheletto fait mine de commencer à couper les bourses de l’astrologue Messer Agrippa.



De séquence en séquence, le lecteur prend la mesure de l’investissement de l’artiste dans la reconstitution historique. Le palais du pape et ses plafonds et la beauté des costumes du bal masqué, l’architecture du couvent de Saint-Sixte, le carrosse papal, le harnachement des chevaux, la cuirasse des soldats, les piliers et les voûtes de la basilique Saint-Pierre au Vatican, les tenues cérémonielles des cardinaux et du pape, le magnifique paysage naturel aux abords de l’humble demeure de la sorcière, et sa décoration intérieure (avec les potions, la chauve-souris suspendue au plafond, les pots sur les étagères, et les accessoires comme la patte de lièvre enduite de sperme de pendu et la serre de faucon), les magnifiques navires à voile dans le port de Marseille, l’imposante armée du roi Charles VIII traversant les Alpes pour se rendre dans le royaume de Naples, la salle d’audience du pape, le siège d’une ville fortifiée par l’armée de Charles VIII, etc. L’intrigue comporte également de nombreux éléments historiques : un nouveau prêche de Jérôme Savonarole (1452-1498) sur la place publique, Sandro Botticelli (1445-1510) apportant une de ses toiles (Trois nymphes tentant de sortir Éros de son sommeil) pour être brûlée sur la place publique, le roi Charles VIII, Giuliano Della Rovere (1443-1513, futur pape Jules II), Duarte Brandão (1440–1508, Edward Brampton), et la première guerre d’Italie (1494-1947).


À nouveau, le lecteur est tenté de voir dans le comportement de Rodrigo Borgia et de ses enfants, une illustration de la maxime de John Emerich Edward Dalberg-Acton (1834-1902) : le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument. Rodrigo Borgia laisse la bride abattue à ses pulsions, jusqu’à forniquer avec sa fille. Il se salit les mains en crevant l’œil de son filleul, il ordonne des assassinats. Il utilise l’argent de l’Église à des fins personnelles. Pour autant, ses actions sont guidées par son objectif d’assurer le pouvoir de sa papauté et de sa famille, et de travailler à sa pérennité. Il se montre fin stratège et excellent tacticien, faisant également preuve d’une autorité sans réplique. Pour lui, la fin justifie tous les moyens. Le scénariste fait une ou deux entorses à la vérité historique pour les besoins de son récit, continuant à écrire un conte plutôt qu’un récit historique, mettant à profit la réputation de cette famille pour montrer des individus sous l’emprise de leurs pulsions que rien n’inhibe.


Oui, c’est possible, les deux auteurs parviennent à maintenir le niveau de malaise quasiment physique chez le lecteur, avec les exactions des membres de la famille Borgia. Leurs actions peuvent sembler outrées, la narration visuelle se montrant sans pitié tout en conservant une réelle élégance esthétique. La reconstitution historique prend quelques libertés pour se montrer plus romanesque ou vénéneuse, un conte pour adulte, un assouvissement de pulsions débridées mettant à nu le monstre en chaque être humain. Éprouvant.



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