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mercredi 19 février 2025

Borgia T02 Le pouvoir et l'inceste

Comment réagit le peuple ? Est-il heureux d’avoir un nouveau pape ?


Ce tome est le deuxième d’une tétralogie qui a été rééditée en intégrale. Il fait suite à Borgia - Tome 01: Du sang pour le pape (2004) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 2006. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et par Milo Manara pour les dessins et les couleurs. Il compte cinquante-deux pages de bande dessinée. Cette tétralogie a été suivie d’une seconde : Le pape terrible (4 tomes de 2009 à 2019), par Jodorowsky & Theo Caneschi.


Dans la magnifique salle d’audience papale, Rodrigo Borgia se teint assis sur son siège, son homme de main Micheletto à ses côtés. Il reçoit en audience privée son conseiller Duarte. Il coupe court aux salutations formelles et il lui rappelle qu’il l’a envoyé enquêter dans les rues. Il souhaite savoir quelles nouvelles il lui rapporte, comment réagit le peuple ? Est-il heureux d’avoir un nouveau pape. Duarte répond franchement : Le peuple méprise Alexandre VI ou il l’ignore. Pour lui, la mort d’Innocent VIII signifie la fin du pouvoir de l’Église. Il continue : Certains que nul péché ne sera châtié puisque Dieu a oublié Rome, ils se permettent tout. Les prêtres n’ont plus aucune autorité : ils se font rouer de coup sur les marches de leur église, et dépouiller de leur bourse. Les honnêtes gens ne peuvent plus vivre en paix : ils se font détrousser sur les chemins, comme cette femme qui a dû cracher son collier de perles qu’elle avait à demi avalé, forcée par deux malandrins. Enfin, Duarte invite le pape à se rapprocher de la fenêtre et à contempler la place du Vatican qui est envahie de souteneurs et de leurs putains qui se saoulent et forniquent à toute heure du jour et de la nuit.



Alexandre VI va se rassoir : il comprend que son premier devoir est de refaire régner l’ordre dans les rues de Rome, il va leur montrer l’extrême sévérité de sa justice. Il demande à Duarte s’il reste un citoyen que cette immonde plèbe respecte encore. Son conseiller nomme Giuseppe Bertoli, le plâtrier : il est considéré comme un saint parce qu’il fabrique, avec son épouse et ses deux fils, des christs et des statues de la Vierge. Rodrigo Borgia se tourne vers Micheletto en lui indiquant qu’il a une mission pour lui. Le soir dans son atelier, le plâtrier indique à son fils que la peau de Notre-Seigneur est plus claire, il faut ajouter du blanc à sa couleur. À son fils Luigi, il lui demande de rajouter du vernis sur le sang, il faut qu’il brille : les fidèles s’extasient quand les blessures sont horribles ! À son épouse Anna, il dit d’ajouter du relief à la poitrine de Marie, les hommes aiment à s’exciter avec la bonne mère. Minuit sonne, les parents vont se coucher, pendant que les fils restent pour finir de peindre les christs. Micheletto saisit l’occasion et assassine les membres de la famille, un par un. Le lendemain, les religieuses découvrent les quatre corps dénudés mis en croix dans l’atelier. Plus tard, les fidèles sont horrifiés par cette abominable boucherie, par cette pure cruauté car rien n’a été volé, c’est un crime satanique que l’Église doit éclaircir. Dans le même temps, Micheletto accomplit la dernière partie de sa mission en allant quérir Mauro, couché dans la paille, près des chiens.


Au vu du premier tome, le lecteur s’est préparé mentalement à affronter une série de délits, de crimes, de meurtres, de transgressions tous plus abjects et immondes les uns que les autres, une débauche sexuelle, mâtinée d’une violence sadique et cruelle, tout ça dans un raffinement visuel… et il n’est pas déçu… ou en tout cas les auteurs tiennent leurs promesses et comblent l’horizon d’attente. Ils attendent quand même la deuxième planche pour s’y mettre… et c’est parti. Un prêtre en surcharge pondérale roué de coups à terre par un groupe de quatre jeunes hommes armés d’épée. Puis une vieille rombière aux cheveux blancs frappée à l’estomac pour lui faire recracher son collier de perles, la souffrance et la terreur se lisant sur son visage, dans cette rue en terre sans aucun passant. En planche trois, c’est une orgie de frénésie sexuelle, littéralement : dans une case occupant les deux tiers de la page, le lecteur peut prendre le temps de détailler la centaine de personnages et se retrouver voyeur d’actes comme un cunnilingus effectué par un cul-de-jatte, la sodomie d’un jouvenceau, une double pénétration, des exhibitions, un homme s’apprêtant à enfoncer un manche à balai dans un orifice féminin, etc., et tout ça en plein jour place du Vatican. Micheletto tranche la gorge des époux dans leur lit d’un coup d’épée vif et précis. Mauro est écartelé vif au Colisée par quatre chevaux, et ses membres sont dévorés par des chiens…



Les traits de contour fins et délicats de Manara font des merveilles de précision et de délicatesse. Chaque case donne à voir de manière explicite ce qui se joue, en passant on peut ajouter un rapport sexuel incestueux entre frère et sœur, le ventre d’un femme enceinte de huit mois, transpercé par une lance : scénariste et dessinateur sont en phase pour ce conte pour adultes s’appuyant sur un contexte historique, tout en réalisant une fiction dépourvue de velléité d’exactitude ou de véracité historique. On peut compter sur Manara pour que les femmes soient belles à damner un saint, débarrassées de leur tendance anorexique comme certaines de ses créatures. Elles sont toujours consentantes et avides, plus que les hommes mêmes. Côté masculin, l’artiste représente également de beaux mâles. Rodrigo Borgia et la fixité de son regard rendant compte de l’intensité de sa volonté de régner, de se maintenir au plus haut échelon du pouvoir spirituel, et d’assurer la pérennité de la place de sa famille, essentiellement celle de ses quatre enfants Lucrèce, César, Giovanni, Joffre. Micheletto, svelte, tout habillé de noir, élégant dans ses actions, un vrai héros romantique à ceci près qu’il est un assassin sans état d’âme. César Borgia, magnifique dans son habit princier de torero, exsudant la testostérone, viril et beau comme un dieu. Savonarole inquiétant dans sa bure blanche et son manteau noir à capuche, gesticulant dramatiquement et habité par ses visions. Sans oublier le très posé Nicolas Machiavel (1469-1527), élégant et prévenant. Pour mieux faire ressortir la perfection physique de ces êtres humains à la prestance remarquable, se trouvent quelques individus moins gâtés par la nature. Il y a le pauvre Mauro à la bouche édentée, au regard trop confiant d’un idiot. Ou encore Giovanni Sforza (1466-1510), bien né, mais au physique dodu, et vivant son orientation sexuelle comme un fardeau.


L’art du dessinateur va bien au-delà de la représentation de personnages plus grands que nature, et de la mise en scène de leurs perversions, de la vilenie de leur âme. Le lecteur savoure la reconstitution historique de Rome, de son architecture, de ses fastes. Il se rend compte qu’il ralentit sa lecture pour détailler et admirer de nombreuses scènes. Cela commence avec les peintures aux plafonds de la salle d’audience du pape, ainsi que la cheminée de la salle. Puis vient une planche comprenant deux cases, l’une occupant le tiers supérieur de la page, l’autre les deux tiers inférieurs : une vue extérieure du Colisée de Rome, et une vue en élévation montrant les murs, les gradins, la grande arène où le condamné va être exécuté, les tribunes papales. Le lecteur se tient en arrêt devant deux case de la largeur de la page la première avec le taureau faisant face au cavalier dans celle du dessous, la séquence de la mise à mort du taureau, le baiser que Lucrèce se fait à elle-même en embrassant son reflet sur un miroir, la vision de Savonarole (une innombrable armée de cavaliers traversant le ciel de Rome), la scène de lutte entre César Borgia et un soldat de haute taille et grand gabarit à la musculature parfaite, les bacchanales à l’occasion du festin donné en l’honneur du mariage de Lucrèce Borgia et de Giovanni Sforza, et bien sûr leur coït nuptial, public comme il se doit.



Dans le même temps, ce récit dépasse le prétexte ténu pour enfiler des scènes transgressives. Le scénariste met en scène un homme pour qui la fin justifie tous les moyens. Rodrigo Borgia sait ce qu’il veut, et le lecteur prend plaisir à voir comment il s’y prend pour l’obtenir, à découvrir ses stratégies. Vu de l’extérieur, ses actions sont immorales et injustifiables. Vu de l’intérieur, il s’agit d’accéder au pouvoir et de s’y maintenir, par pur égoïsme, par pur intérêt personnel. Pour chaque situation mettant en péril sa position, Alexandre VI conçoit une action à l’efficacité optimale, sans s’embarrasser des lois ou de la morale. Il apparaît comme un individu amoral, dépourvu d’empathie, assumant son égocentrisme. Il appréhende également ses propres enfants comme des moyens : il explique à chacun le rôle qu’il lui a réservé, en indiquant comment cela participe à ses desseins pour lui, et ce qu’il veut pour sa lignée. Ce n’est pas tant que le pouvoir absolu corrompt absolument, c’est plutôt qu’il se donne les moyens. Sa position de pape de l’Église catholique introduit une dissonance cognitive insoluble chez le lecteur. Rodrigo Borgia conçoit sa fonction de pape comme la concrétisation de sa propre valeur, comme l’aboutissement de sa raison d’être profonde. Il s’en suit qu’il fait ce qu’il faut pour occuper cette position, la seule qui donne son plein sens à sa vie, chaque décision, chaque action, chaque stratégie, chaque ordre y trouve sa justification, sa légitimité. Chaque événement, chaque personne qui vient menacer cette position lui apparaît comme un affront personnel, comme une agression contre l’ordre naturel des choses.


Les transgressions morales les plus abjectes continuent de plus belle, immondes et répugnantes. La narration visuelle constitue autant un délice délicat qu’une représentation trop plausible de ces exactions révulsantes. Le scénario accumule les provocations et les horreurs, souvent inventives, toujours cruelles, souvent sadiques, toujours immorales, tout en les rendant nécessaires et justifiées pour le personnage principal. Transgressif et provocateur.



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