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jeudi 27 février 2025

Djinn T13 Kim Nelson

On n’offre que ce que l’on possède. Vous ne m’avez jamais possédée.


Ce tome fait suite à Djinn - Tome 12 - Un honneur retrouvé (2014) qu’il faut avoir lu avant. Il s’agit d’une série qui compte treize tomes et trois hors-série. C’est le dernier tome de la série et également le dernier tome du cycle India, composé de quatre albums. Sa parution originale date de 2016. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario et par Ana Miralles pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page rédigée par Dufaux, évoquant sa collaboration avec Miralles, l’énergie nécessaire pour mener à bien un tel projet sur quinze ans, la sensualité de djinn, la distorsion du temps, l’enchantement des contes.


Mister Prim est installé dans une belle demeure à un étage avec des combles, et un beau jardin. Il rédige des notes au stylo-plume dans un carnet. Il note : Les vertiges du temps. Les jeux de miroir qui accompagnent tout vie, et qui créent nos pauvres illusions. C’est de cela qu’il veut parler. Son nom est Prim. Mr Prim. Et il est le secrétaire de son altesse la rani d’Eschnapur, Saru Rakti, proche parente des Cooch Behar. La rani lui a confié une mission. Et pendant longtemps, il a cherché une femme du nom de Kim Nelson. On lui avait signalé sa présence à Istanbul, mais la chance ne fut pas au rendez-vous. Ils se sont manqués de peu. Mais finalement, à force de persévérance et aidé par un allié inattendu, il a fini par la rencontrer. Elle a bien voulu l’écouter. Il a réussi à la convaincre de le suivre. Et c’est ainsi qu’il l’a menée jusqu’aux portes du palais d’Eschnapur. Dès leur arrivée, il l’a prévenue, il se doutait que ce qui allait suivre ne serait pas facile pour elle. Mister Prim et Kim Nelson descendent de la voiture et il lui dit qu’elle doit s’attendre à quelques surprises. Elle se tourne vers l’escalier et elle en voit descendre Ebu Sarki. Prim explique que sans l’aide de Sarki qu’il a rencontré à Istanbul, il ne serait jamais parvenu à la retrouver. Il ajoute que M. Sarki semble bénéficier de moyens qui dépassent ses pauvres compétences. Kim rétorque sèchement qu’elle les connaît ces moyens… et ils sont pour la plupart en dehors des lois, de toute morale. Sarki répond du tac au tac en lui demandant s’il doit rappeler que la femme qui a accepté le rite des trente clochettes ne s’embarrasse pas de morale.



Mister Prim évite de s’engager dans cette conversation et il les invite à le suivre. Ils traversent l’ancienne salle des fêtes, tout en concédant qu’il craint que ces fêtes ne soient plus qu’un souvenir. En passant par la salle en piteux état, Kim Nelson remarque un tableau au mur : un beau portrait de l’ancien maharadjah d’Eschnapur, le frère de sa majesté la rani. Il pointe sa belle prestance et répond à la question de la jeune femme en indiquant qu’un accident a mis fin à ses jours. Une jeune voix s’élève pour rectifier que ce n’était pas un accident. Une jeune adolescente indique que son frère a choisi la mort parce sa vie était rongée par un remords inutile. Un poison, une malédiction jetée à leur famille par un fou de Dieu. Elle se présente : son nom est Saru Rakti, elle ajoute qu’elle est heureuse d’accueillir Kim à Eschnapur. Elle comprend que Kim soit décontenancée par son apparence et elle propose que Kim se rende à sa chambre, en l’invitant pour le thé à cinq heures.


Le lecteur entame ce dernier tome avec une émotion à laquelle il ne s’attendait pas forcément. Le titre l’annonce explicitement : il est consacré à Kim Nelson, effectivement moins présente dans le tome précédent. Il se rend compte que son impatience s’exerce aussi bien pour l’intrigue que pour les dessins. Encore que pour la première, la situation apparaisse à la fois très prévisible, et bien impossible à anticiper. Kim Nelson arrive à destination : l’ancien royaume d’Eschnapur. Le lecteur sait qu’elle va y retrouver la rani Saru Rakti du fait de sa malédiction et que Kim Nelson l’aidera… avec succès ou non, ça reste à voir. Ainsi il découvre le dénouement de l’intrigue spécifique à ce troisième cycle. Il retrouve cette femme âgée, à l’apparence d’enfant, ou de très jeune adolescente. Il se rend compte que l’artiste lui confère une étrangeté de manière subtile : le langage corporel de cet individu à la constitution et à l’apparence très jeune correspond à celui d’un adulte d’un certain âge : très posé, des gestes mesurés, une conscience de la dignité de ses postures, et bien sûr une tenue vestimentaire correspondant à une femme installée dans la société. Le lecteur prend d’ailleurs le temps de considérer les étoffes, leur couleur, leur drapé, leur liseré doré, sa coiffure, les bijoux (pendentifs, boucles d’oreille, bracelets). Il est curieux de découvrir en quoi son apparence sera modifiée et comment, une fois que Kim Nelson aura accompli sa mission, et heureux de constater que les auteurs le lui donnent à voir.



Cet axe de l’intrigue amène un personnage complètement nouveau, en ramène un issu du premier cycle et en développe un qui n’était apparu que le temps d’une page à la fin du tome quatre et du tome neuf. Les démarches de Kim Nelson l‘amène à prendre contact avec Mrs Cartwill, dont elle fait la description : née à Londres, d’une famille aisée qui a fait fortune dans le textile, qui vit en Indes depuis quinze ans et qui est seule à présent. Mrs Cartwill dirigeait avec son mari le dispensaire de Mint Avenue. Son mari est mort après l’apparition de celui surnommé The Hope Man. Elle apparaît fine et émaciée, marquée par l’âge allongée sur une couche à même le sol au milieu de nombreux Indiens la veillant dans une grande salle, certainement celle du dispensaire. Le lecteur regarde cette femme digne racontant son histoire à Kim Nelson assise en tailleur auprès d’elle. Il est question d’un amour, avec un jeune homme surnommé The Hope Man, du charisme de celui-ci, de sa douceur vis-à-vis de Mrs Cartwill, et de la relation amoureuse qui s’en suit. La dessinatrice le représente comme un beau jeune homme, simplement vêtu d’un pantalon et d’une tunique blanche, avec un regard intense lui conférant une sorte de magnétisme animal, très troublant. Dès le début du récit de cette dame, Kim émet un jugement de valeur définitif en son for intérieur : C’est toujours la même histoire, qu’est-ce que les femmes peuvent être stupides. Ce jugement renvoie aux autres histoires d’amour présentes dans cette série, ainsi qu’au détachement acquis par Kim, progressivement devenue une djinn, comme Jade, au terme d’un rite initiatique éprouvant de nature sexuelle avec mises en pratique, et transformation de sa vie ultérieure.


Dans le personnage de Mrs Cartwill, le lecteur peut percevoir comme de faibles échos de la vocation de Mère Teresa (sans la dimension religieuse), tout comme il avait pu entrevoir le temps d’une ou deux cases le Mahatma Gandhi dans un tome précédent. De ce point de vie, le scénariste semble se tenir à distance respectueuse de l’Histoire de l’Inde, comme s’il s’agissait d’un continent trop immense, trop intimidant. En contrepartie, la narration visuelle génère cette sensation immersive dans ce pays : les ruines du palais d’Eschnapur, la végétation, la chaleur écrasante et l’ombre bienvenue des arbres, les rues bondées et les petites échoppes omniprésentes, le linge à sécher aux cordes, les toits en tôle avec des pierres comme lest, les installations de fortune et les façades abimées, la quasi absence de voitures et les piétons innombrables, les fleurs, et bien sûr les modes vestimentaires. Le lecteur se retrouve bien en Inde avec les personnages, et les actions de ces derniers découlent pour partie de leurs intentions, et de leurs interactions avec leur environnement, c’est-à-dire qu’elles seraient sensiblement différentes si elles survenaient dans un autre endroit, une autre région du monde.



Kim Nelson et le lecteur retrouvent Ebu Sarkti, homme désargenté ayant misé sur le fait de retrouver le trésor du sultan Murati, tel que le racontait le premier tome de la série. Le retour de ce personnage, tout à fait organique dans le déroulement de l’intrigue, ramène ce fil narratif et le conduit jusqu’à sa conclusion : les auteurs montrent explicitement ce qu’il en est de ce fameux trésor. Cet homme impressionne toujours autant par sa prestance et son élégance, sa belle taille et son port assuré, en écho au thème de l’amour, en écho à The Hope Man. Il constitue également un point de repère dans l’évolution de Kim Nelson : le lecteur peut mesurer le chemin parcouru par l’héroïne, le niveau d’assurance qu’elle a atteint. Cela se voit lors de deux temps d’une séquence. La rani Saru Rakti a organisé une soirée de souvenirs : la projection d’un court film montrant Jade en train de danser lors d’une réception dans le palais d’Eschnapur. Kim Nelson accepte de revêtir la robe qui a été choisie pour elle d’après les mensurations fournies par Sarki. Elle se résout également à s’apprêter conformément à cette toilette : un maquillage restreint, et pas de sous-vêtements. Le lecteur garde deux éléments à l’esprit : Kim Nelson prend seule sa décision, sans menace alentours, et dans son texte introductif le scénariste rappelle que la sensualité de Djinn doit autant à une fantasmatique féminine que masculine, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une collaboration consentie avec la dessinatrice.


Enfin, Mister Prim accède au-devant de la scène : il est présent dans dix-neuf pages. Le lecteur constate qu’une partie significative du récit est narrée de son point de vue, et une partie plus réduite consignée dans ses carnets. Un homme qui écrit sur le personnage principal : une métaphore directe du scénariste qui écrit l’histoire de son personnage principal. Le lecteur porte donc plus d’attention à la manière dont Mister Prim parle de Kim Nelson, puisqu’il peut attribuer ses réflexions à Jean Dufaux directement. Il se montre également particulièrement attentif aux deux séquences sexuelles. Dans la première, Ebu Sarki se montre très insistant pour que Kim accepte de faire l’amour avec lui : elle lui répond en décrivant, ce qui est montré dans les dessins, comment se passerait ce rapport dont le consentement – très relatif – serait le résultat d’une contrainte dans un gant de velours. En cinq cases baignant dans une lumière rouge orangé symbolisant la violence psychologique, les auteurs montrent en quoi l’homme (Ebu Sarki) pourrait obtenir ce qu’il demande (pénétrer la femme) et pour autant voir sa frustration grandir, puis se faire humilier : une mise en scène magistrale de cette forme de viol et l’absence de contentement de l’homme qui s’impose, l‘impossibilité d’assouvir ce qui n’est autre qu’une volonté de possession. La preuve de la déclaration de Kim à Ebu : On n’offre que ce que l’on possède, vous ne m’avez jamais possédée.



La djinn n’est pas oubliée dans ce tome : que ce soit son incarnation dans Kim Nelson, ou celle antérieure de Jade. D’une certaine manière, la première parvient au but qu’elle s’était fixé, être libérée des contingences matérielles pour pouvoir mener sa vie à sa guise. Loin d’une histoire qui finit bien, Kim Nelson sait ce que sa nature profonde implique, et de ce que ça implique dans sa façon de considérer le monde, de se comporter envers autrui. Mister Prim l’écrit de manière claire : il s’est attaché à Miss Nelson. Tout en continuant à se poser bien des questions à son sujet. Car si elle lui parle, s’il a droit à quelques confessions, bien des mystères subsistent… Cette phrase agit comme un écho aux propos du scénariste dans l’introduction. Et comme un écho aux propres émotions du lecteur envers ce personnage, séduisant et fascinant, adulte et complexe, conscient de sa nature et ce que cela implique. Il se retrouve surpris en page trente-sept de découvrir une logeuse au physique bien enrobé, au mari filiforme, pour une bouffée d’air frais, une respiration comique, en décalage avec le reste. Il le prend comme une manière de mieux marquer la distance romanesque du personnage de Kim Nelson.


C’est la fin de cette série extraordinaire. Sortant de l’ordinaire par la beauté plastique de ses dessins, par sa nature sensuelle assumée, magnifique et vénéneuse, par cette collaboration fusionnelle entre dessinatrice et scénariste, par cette savante construction jouant sur une chronologie recomposée, par l’emploi assumé de stéréotypes touristiques à partir desquels les auteurs vont plus loin, par l’apprentissage sexuel des principaux personnages féminins, par la délicatesse des représentations, etc. Le lecteur voit bien que les auteurs auraient pu réaliser une autre saison, dans une époque contemporaine, et en même temps il ressent une intense satisfaction à cette fin roborative, avec une pincée de tristesse à l’idée de ne plus revoir Kim Nelson. Émouvant.



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