Mais rien ne s'obtient sans rien.
Ce tome fait suite à Djinn - Tome 11 – Une jeunesse éternelle (2012) qu’il faut avoir lu avant. Il s’agit d’une série qui compte treize tomes et trois hors-série. C’est également l’avant-dernier tome du cycle India, composé de quatre albums. Sa parution originale date de 2014. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario et par Ana Miralles pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page rédigée par Dufaux, évoquant
À Eschnapur, la djinn dormait, quand quelque chose la réveille. Elle ouvre les yeux et découvre Harold Nelson sur la terrasse. Il s’allume une cigarette et lui explique que son épouse Miranda lui manque, il se demande si elle sortira un jour de ce maudit pavillon, dit-il en observant le pavillon des Plaisirs en contrebas de l’autre côté de la cour. Elle comprend qu’elle ne lui suffit plus. Il répond que tout dans ce palais les pousse aux jeux du sexe et de la volupté, mais il estime que c’est un leurre, un piège dans lequel on s’enlise tandis que d’autres manœuvrent pour atteindre le pouvoir. Jade lui fait observer que le meilleur moyen pour accéder au pouvoir, c’est le sexe, et qu’il devrait le savoir. Elle constate que, comme tous les hommes, Harold finit par se lamenter, que le plaisir ne lui suffit plus. Son amant indique qu’il n’est pas un idiot, qu’il ne lui a jamais demandé ce qu’elle ne peut lui donner. S’il veut parler de sentiments, c’est à Miranda qu’il doit s’adresser et il ne l’a que trop négligée.
Au matin, le militaire Willard vient toquer à la porte du pavillon des Plaisirs : Miranda Nelson lui ouvre et le rabroue car il a obtenu ce qu’il désirait et elle lui a demandé de le laisser tranquille. Gêné, il avoue que ses caresses le hantent, qu’il la désire tant que c’en est une souffrance. Elle le laisse lui lacer ses chaussures et l’abandonne agenouillé face contre terre. Elle referme la porte et se retourne : Arbacane ironise sur le fait que Miranda joue à la djinn. Sur la couche d’Arbacane, celle-ci et Miranda sont nues. La première indique à son élève ce qu’elle attend d’elle : Miranda doit séduire Maharadjah et supplanter Tamila dans son cœur. Elle doit cependant prendre garde aux apparences affichées par le maharadjah : sa personnalité est plus complexe qu’il n’y paraît, même sa mère s’y trompe. Sur la terrasse des appartements de sa sœur Saru Rakti, Maharadjah vient la trouver pour nouer le contact avec elle. La discussion porte d’abord sur le mariage du frère, et le fait qu’il va succéder à leur mère dans la gestion d’Eschnapur. Puis il lui déclare qu’il la veut à ses côtés lors des fêtes qui consacreront son mariage. Il continue : elle n’est plus une enfant, même si elle en a les apparences. Il veut connaître le secret de sa maladie. Les rares fois où il a abordé ce sujet avec leur mère, elle s’est montrée évasive. Il demande à sa sœur si elle peut lui en dire plus. Elle répond qu’il y a des secrets qu’il vaut mieux ignorer. Dans le mess des officiers, le capitaine Lord Antony discute avec Willard, lui trouvant bien mauvaise mine. Ils évoquent Miranda Nelson, quand Mullroy vient les informer qu’ils ont capturé un Indien, un homme appartenant à Radjah Sing, alors qu’il se faufilait dans les jardins du palais.
Cette fois-ci encore, il vaut mieux ne pas lire l’introduction du scénariste avant la bande dessinée, au risque de voir un point majeur de l’intrigue, révélé. La proportion entre Histoire et intrigue s’est inversée par rapport au tome précédent. Dans la première catégorie, le lecteur retrouve la tension entre l’occupant anglais et le peuple autochtone. Les revendications identitaires ont atteint le point de bascule et tout le monde doit choisir son camp. L’artiste continue de réaliser une reconstitution historique fournie et discrète, organique. Le lecteur commence par retrouver le costume colonial militaire de Willard, puis celui des autres militaires. Vient la séquence dans le mess des officiers : l’occasion de regarder les uniformes stricts. Plus tard, la charge d’une troupe entière contre des marchands, avec les fusils, les pistolets et un lourd canon. La dessinatrice fait preuve de la même rigueur pour montrer les tenues des soldats du colonel Radjah Sing, les armes à feu, et leurs armes blanches. Toujours dans le registre de la reconstitution historique, les bijoux et parures finement ouvragés resplendissent, ainsi que les riches robes de Saru Rakti, de Tamila, de la rani Gaya Bashodra, les magnifiques ornementations du costume d’apparat de Maharadjah, sans oublier les deux belles robes anglaises portées par Jade et Miranda au moment de leur départ pour l’Afrique, avec des chapeaux ornementés de fleurs.
Comme dans le tome précédent, le récit avance rapidement, sans précipitation, mettant à profit les éléments installés dans les tomes précédents. En fonction de ses inclinations, le lecteur s’est attaché peut-être plus à un personnage qu’à un autre. Il remarque que la narration fait la part belle aux tête-à-tête, entre deux personnages différents à chaque fois. Cela commence par cette discussion intime entre Jade et Harold Nelson : les auteurs ont choisi une séquence nocturne, l’homme en robe de chambre et nu en dessous, la femme nue toujours aussi élégante et pleine d’assurance. Puis vient la discussion entre Miranda et Willard, elle en tenue de courtisane, lui en uniforme militaire, tous les deux debout au début, de part et d’autre du seuil, elle à l’intérieur, lui dehors. La discussion suivante, Miranda et Arbacane sont allongées nues sur un énorme lit, détendues vraisemblablement après une séance d’apprentissage. Puis Maharadjah et Saru Rakti devisent en marchant dans le jardin privatif en terrasse. Le lecteur peut se montrer oublieux de cette construction, grâce à la variété des situations que ce soient leur localisation ou les occupations auxquelles se livrent concomitamment les personnages, de deux prisonniers dans une cellule à un duel au pistolet dans un des couloirs du palais.
L’intrigue suit son cours au travers de ses différents fils narratifs. L’axe historique menant à la rébellion contre l’occupant anglais, en respectant l’Histoire, tout en profitant du lieu fictif où se déroule le récit. L’artiste met en scène le tumulte d’un affrontement à l’arme à feu en pleine rue, avec des corps à corps, l’usage d’armes blanches, les balles perdues, les corps gisant et le sang imbibant la terre battue. Plus loin, c’est une bataille (presque rangée), et la dessinatrice met à profit des cases de la largeur de la page pour rendre compte de l’ampleur de la confrontation, du nombre de belligérants, et de la masse du troupeau de vaches (sic) en train de charger. Planche trente-cinq, la prise du palais bat son plein, avec les ravages causés par le canon, détruisant le mur d’enceinte, dans une case occupant la moitié d’une page, une vue en élévation rappelant que cette forteresse se situe sur une hauteur, et qu’une ville d’habitations de fortune s’étend à perte de vue en contrebas. L’axe relatif au positionnement politique de Maharadjah : le personnage reste droit et distant, même dans sa relation avec sa sœur. Il ne perd son sang-froid que face à la tactique manipulatrice de Lord Antony, incapable de réprimer la colère qui l’anime. La direction d’acteur le concernant exprime à merveille sa personnalité.
L’axe de développement des personnages et leurs relations entre eux. Le lecteur peut avoir succombé, comme tous les personnages, à la puissance de séduction de Jade, experte en amour physique, magnifique, indépendante, au-dessus des pulsions du commun, privée d’émotion amoureuse. Elle continue à en imposer à tout le monde, certains voyant en elle un point d’appui, d’autres un être dépourvu d’empathie, insensible à la souffrance d’autrui. Elle apparaît très consciente de son caractère, dans ce qui peut être considéré comme des défauts de personnalité, tout en restant admirable du fait de sa droiture et de sa force qui lui permet de supporter ses propres souffrances. Le lecteur peut aussi être en empathie avec Harold ou Miranda Nelson, cette dernière toute aussi belle que Jade. Il éprouve de la curiosité à savoir comment les relations de ce trio vont évoluer : le mari partagé entre son épouse et son amante, la femme ressentant la compagnie de la djinn comme une injonction à progresser encore dans l’art de la séduction et des pratiques sexuelles. Jade se montre impitoyable dans ses jugements. Elle fait observer à Harold que, comme tous les hommes, il finit par se lamenter, que le plaisir ne lui suffit plus, qu’il lui faut de l’affection et de la tendresse. Elle montre à Miranda comment elle s’est laissé berner par Arbacane, comme la première idiote venue. Lors de la dernière scène, le lecteur peut voir comment le séjour en Indes a changé chacun d’eux.
La malédiction pesant sur Saru Rakti : le mystère de son affliction a été levé dans le tome précédent, et Africa, le deuxième cycle, comportait des informations sur son devenir. Pour elle aussi, la djinn incarne une source de sagesse insurpassable. Jade lui explique qu’Archaka tend des pièges, c’est sa nature profonde, et Saru Rakti se range à son avis. Plus tard la jeune fille la laisse partir en tout confiance. Le lecteur sourit également en voyant comment Jade quitte Turam Bey, un grand costaud viril, qui ne fait pas le poids face à cette femme. Le lecteur voit à regret les trois Anglais quitter l’Inde, tout en conservant des images plein la tête, des moments inouïs, et bien sûr des clichés (cet éléphant lavé dans le fleuve en planche quarante-et-un) auxquels les auteurs ont redonné du sens, et qu’ils ont ouverts sur d’autres perspectives plus riches.
L’intrigue de ce troisième et dernier cycle connaît une première fin avec l’époque de la djinn et des époux Nelson. Un tome parfait : que ce soit pour les dessins toujours aussi exquis, la narration visuelle s’adaptant à chaque circonstance, du grand spectacle, au moment le plus intime, le récit prenant ses racines dans l’Histoire, et s’attachant avec empathie à chaque personnage, chacun recelant sa propre complexité. Les différents dénouements viennent apporter une fin en bonne et due forme à cette époque, et se raccordent sans solution de continuité avec le cycle Africa. Il tarde au lecteur de retrouver Kim Nelson dans le dernier tome.
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