Ma liste de blogs

lundi 17 février 2025

La 3e Kamera

Toutes ces horreurs commises… Et ce n’étaient malheureusement que des hommes…


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Cédric Apikian pour le scénario, par Denis Rodier pour les dessins, et Elise Follin pour les couleurs. Il se termine avec un dossier de quatorze pages, réalisé par Nicolas Ferard, constitué pour un tiers de photographie d’archives. Il comprend cent-trente-cinq pages de bande dessinée. Un autocollant met en avant que le scénariste a également écrit La ballade du soldat Odawaa (2019) réalisé avec Christian Rossi, et le dessinateur est celui de La bombe (2020) scénarisé par Alcante (Didier Swysen) & Laurent-Frédéric Bollée.


Environs de Berlin, mi-avril 1945 : l’Armée rouge encercle la capitale du Reich. La ville est la proie des flammes, sous un feu nourri de canons, sous les bombardements des alliés, sous les tirs de roquettes, sous les chenilles des chars. Un enfer de flammes. Des soldats qui avancent l’arme au poing, au milieu des incendies. Le jour de vengeance est arrivé. Berlin, le vingt avril 1945, pour son cinquante-sixième anniversaire : Adolf Hitler passe en revue de jeunes recrues militaires, encore des adolescents de seize ans. Il demande le nom de l’un d’eux et il lui pince l’oreille ; celui-ci répond : Gustav Müller. La cérémonie se termine, les camarades de l’adolescent le félicite pour le geste dont il a bénéficié. En arrière-plan, un haut gradé indique au cameraman de ne pas filmer pour rien, ils n’utiliseront pas ces images. Il indique au lieutenant Walter Frentz qu’il a bien servi pendant toutes ces années, qu’il est temps pour Frentz de faire ses adieux au Führer, et il lui conseille de filer. Il ne pense pas qu’ils se reverront. Il ajoute qu’il y a un dernier avion qui décolle et il lui suggère d’en profiter.



Le premier mai 1945, au sud-est de Berlin, la bataille de Halbe, dans la forêt de la Spree. La neuvième armée allemande en débâcle est sévèrement accrochée par l’armée russe et notamment le premier front ukrainien. Les soldats allemands sont pilonnés : l’un d’eux conseille à un autre dénommé Egon Krabe de se sauver. Le premier est pulvérisé par une explosion d’une violence inouïe. Krabe se met à courir de toutes ses forces, il se retrouve au beau milieu d’une route encombrée de carcasses de voiture. Un gradé allemand arrive et se met à abattre un fuyard après l’autre, méthodiquement. Enfin il arrive devant Krabe, mais il est fauché à son tour. Krabe enterre sa sacoche au pied d’un arbre, et il reprend sa fuite. Berlin, devant le Reichstag le deux mai 1945, le soldat Yakov dessine le visage de sa mère à la craie sur un pilier. Un soldat interpelle ses camarades : Kaldeï remet ça avec son drapeau ! Il est monté au sommet du Reichstag et il est en train de mettre en scène sa photo avec un troisième drapeau. Un autre soldat explique que depuis que Kaldeï a vu le cliché des Américains à Iwo Jima, il n’en dort plus. Un autre espère qu’il aura pensé à enlever ses montres. Mi-juillet 1945, Walter Frentz passe au même endroit que Egon Krabe, et il récupère sa sacoche avec l’appareil photographie à l’endroit indiqué : elle contient les trois Kameras. Parfait.


Un titre énigmatique, évoquant l’existence d’une troisième caméra. Une narration proposant de suivre plusieurs fils narratifs, tous dans la même chronologie, des personnages qui ne sont pas forcément nommés. Berlin en ruine, les alliés dans la place, des Allemands dont l’environnement a été réduit en ruines. Le lecteur relève de ci de là des éléments historiques. Pour commencer, le scénariste indique les dates tout au long de son récit : mi-avril 1945, vingt avril 1945… mi-juillet 1945, jusqu’à Berlin-Tempelhof, en juin 1946, avec un épilogue à Montévideo, en Uruguay en 1980. Ensuite chaque lieu est indiqué, que ce soit Berlin ou ses environs. En fonction de sa familiarité avec l’Histoire de cette époque et de cette région, le lecteur peut relever certaines références. La bataille de Halbe : elle s’est déroulée entre le 24 avril et le 1er mai 1945 opposant la 9e armée allemande et l'Armée rouge. Peut-être plus accessible : Le Drapeau rouge sur le Reichstag, cliché d'Evgueni Khaldeï pris le 2 mai 1945 sur le toit du palais du Reichstag, à Berlin. Un des soldats indique même qu’il s’agit du troisième essai du photographe, fait développé dans le dossier en fin d’ouvrage qui explicite les deux premières tentatives, l’une à l’aéroport de Templehof, l’autre sur les hauteurs de la porte de Brandebourg. Les circonstances du cliché de Joe Rosenthal à Iwo Jima sont également détaillées. Il identifie également le nom de Jesse Owens (1913-1980) cité à deux reprises : quadruple médaillé d'or lors des Jeux olympiques d'été de 1936 à Berlin, et considéré depuis comme le premier sportif noir de renommée internationale.



Le lecteur découvre les derniers jours de la destruction de Berlin à la fin de la seconde guerre mondiale : il prend conscience de l’importance de cette séquence d’ouverture au fil du récit, alors que les personnages évoluent littéralement dans un champ de ruines, qu’ils soient allemands, et même berlinois, ou militaire dans l’une des armées d’occupation. Cela pèse lourdement sur leurs actes. L’efficacité des dessins de l’artiste fonctionne parfaitement pour rendre compte de cette désolation, de cette destruction massive et systématique, de cet acharnement patent. Les premières pages montrent la puissance de feu concentrée pour pilonner la ville, avec une mise en couleur dans des tons marron-orange, pour une ambiance à la fois étouffante et macabre. Puis viennent les visions de la ville depuis la rue : les immeubles éventrés, les décombres jonchant la voie publique, les panaches des incendies, les vitres toutes explosées des immeubles, les traces de pillage, les enfants crapahutant dans les ruines à la recherche de matériaux récupérables au mépris de leur sécurité, les quelques devantures protégées par des planches de bois, les accès aux immeubles encombrés de débris qu’il faut enjamber, les pièces d’appartement avec un trou béant dans le mur, les sous-sols enténébrés par manque d’électricité, etc. L’un des points culminants de cette désolation se trouve lors d’un itinéraire nocturne en Jeep, alors que l’équipage doit faire demi-tour, l’artère étant coupée par des gravas amoncelés en travers.


Le lecteur apprécie de retrouver l’efficacité et la conviction de la narration visuelle de Denis Rodier : une école européenne ayant harmonieusement intégré quelques éléments comics. Il se montre d’une conviction épatante qu’il s’agisse d’une séquence de massacre en forêt, d’une descente dans un sous-sol sans lumière, ou bien d’un moment calme dans un bureau. Le lecteur prend plaisir à suivre ainsi les personnages. Tout d’abord le lieutenant Frentz : le scénariste prend les choses en cours de route, après la dernière activité professionnelle de prise de vue auprès d’Adolf Hitler. Le lecteur subit avec lui les avanies auxquelles il est confronté, curieux de savoir s’il s’en sortira, d’en découvrir plus sur ses motivations, et encore plus curieux de comprendre son rôle vis-à-vis de cette troisième Kamera. En contrepoint, il suit Elke, une jeune femme ayant subi des épreuves indicibles pendant la guerre, et obéissant servilement au capitaine Strauss, un officier nazi qui se cache dans Berlin, au comportement destructeur. Il devient un ennemi qui s’oppose à un groupe de soldats (Santinelli, Weitz et le lieutenant Horowitz), qui dirige un petit groupe Götz (muet), Gustav Müller (amoureux de Elke), Kurt, et qui maltraite Elke. De temps à autre, une discussion ou une enquête vient apporter un élément d’information supplémentaire sur la troisième Kamera.



La révélation relative à ce mystérieux appareil étant différée de séquence en séquence, le lecteur s’intéresse plus à un enjeu sous-jacent évoqué à quelques reprises : la dénazification. Les soldats américains se rendent auprès de Donaldson chargé de développer des pellicules, avec un gamin débutant comme seul aide. Il évoque l’équipe de George Stevens (1904-1875) et celle de John Ford (1894-1973), tous les deux réalisateurs. Plus loin, le capitaine Horowitz et son aide croisent Budd & Stuart Schulberg qui ont participé à rassembler les preuves contre les criminels de guerre en vue du procès de Nuremberg. S’il ne dispose pas de ces références, le lecteur les retrouve développées dans le dossier en fin d’ouvrage. Celui-ci, rédigé par Nicolas Férard (conseiller historique) aborde de nombreux aspects : Une école pour les reporters de guerre (formation et technologie), Reporters des premiers jours de la guerre jusqu’à la chute de Berlin, Reporters nazis ou simplement reporters ?, Pourquoi la 3e Kamera ?,Quand Autant en emporte le vent devient Das Leben geht weiter, Que deviennent ces reporters après la guerre ?, Le marché noir à Berlin, Budd et Stuart Schulberg deux frères associés au réalisateur John Ford pour le procès de Nuremberg, Qui est le fameux Walter Frentz ?, La mythique photo de Evgueni Khaldeï sur le Reichstag, le tout agrémenté de nombreuses photographies d’époque. Ce dossier s’avère aussi enrichissant qu’intéressant. Il vient apporter des informations complémentaires sur des faits et des pratiques évoqués dans l’intrigue, et indiquer ce qu’il en est de la réalité historique de la vie de Walter Frentz à cette époque. Il participe à adoucir la révélation finale sur les clichés contenus dans le troisième appareil photographie.


Une couverture aussi mystérieuse qu’alléchante, indiquant la dynamique de l’intrigue sur le contenu de cette 3e Kamera. Une narration visuelle dynamique et intrigante immergeant le lecteur dans Berlin détruite, avec un excellent équilibre entre reconstitution historique, tension et suspense, zones d’ombre et réalité des conditions de vie. Une intrigue mettant habilement en scène les faits historiques pour y tisser une fiction plausible. Une solide reconstitution avec une mécanique narrative privilégiant la plausibilité à la dramatisation.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire