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mercredi 5 février 2025

Borgia - Tome 01: Du sang pour le pape

La force d’une famille, comme celle d’une armée, réside dans la cohésion et l’unité.


Ce tome est le premier d’une tétralogie qui a été rééditée en intégrale. Son édition originale date de 2004. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et par Milo Manara pour les dessins et les couleurs. Il compte cinquante-deux pages de bande dessinée. Cette tétralogie a été suivie d’une seconde : Le pape terrible (4 tomes de 2009 à 2019), par Jodorowsky & Theo Caneschi.


À Rome en 1492, Jérôme Savonarole est en train de déclamer sur la place publique, réagissant à la vision qu’il a d’un glaive ensanglanté s’abattant sur Rome et provoquant des giclées de sang. Il crie qu’il a vu le glaive s’abattre sur la terre des hommes. Il a vu couler des fleuves de sang ! Rome n’est plus une ville sainte mais un lupanar sans foi ni loi : Les gens se font dévaliser en pleine rue, les maisons sont pillées en plein jour ! La prostitution fleurit, les assassinats quotidiens se comptent par douzaines ! Contre de l’argent, le haut clergé accorde des indulgences pour absoudre les méfaits les plus ignobles ! Le pape lui-même ose vendre le pardon divin ! Les cardinaux acceptent des pots-de-vin et entretiennent des maîtresses ! La honte, la corruption et la luxure règne ! La colère de Dieu annonce le retour de la famine et de la peste ! C’est le châtiment de Dieu ! Inutile de fuir, inutile de se flageller, pécheurs ! La peste les suivra jusqu’au bout du monde ! Rome n’est qu’une prostituée qui mérite d’être exterminée !



Au Vatican, le seigneur Gaspare Malatesta attend pour être reçu par le pape Innocent VIII. Le cardinal Rodrigo Borgia lui indique qu’il faut surveiller ce Savonarole car des dynasties puissantes ont été renversées par des fanatiques convaincus de détenir la vérité. Son interlocuteur réplique que d’autres l’ont été par des souverains de petites provinces qui n’avaient pas été reçus avec la déférence qu’ils méritaient. Un prélat entre dans la pièce et annonce que la santé fragile de sa sainteté ne lui permettra aujourd’hui, que de recevoir le cardinal Rodrigo Borgia. Malatesta s’emporte, outré que le pape préfère recevoir un chien espagnol plutôt que le lion de Rimini. Il sort son épée de son fourreau et brise le bras d’une statue. Trois gardes l’entourent pour le neutraliser et le faire sortir. Borgia persifle en lui disant d’arrêter de se prendre pour le roi de la savane, l’orgueil est le pire des péchés. Toujours sous le coup de la colère, le seigneur lui répond que son sourire se transformera en larmes de sang, il en fait le serment devant Dieu. Dans sa chambre, le pape repousse les remèdes qu’on souhaite lui faire avaler. Il crie sur les moines qu’il n’est plus qu’une ombre, qu’il est dévoré par un feu glacé. Il continue à vitupérer : La France, l’Espagne et même ces maudits Turcs veulent le dévorer. Il a besoin de recouvrer ses forces ; sans lui, s’en est fini de Rome. Il s’emporte : Que soit maudite aussi cette misérable péninsule divisée en villes-états, dont chacune rivalise pour devenir plus puissante que la sainte Église. Rodrigo Borgia s’avance vers lui et indiquant qu’il a le remède miracle. Une femme s’avance et ouvre son corsage : le pape se met à téter goulument à son sein droit.


La couverture annonce le mélange de religion et de sexe, avec la posture sans équivoque de Lucrèce. Le lecteur a vraisemblablement déjà entendu le nom de Borgia qui lui évoque plus ou moins de choses. Une famille qui a fourni deux papes : Calixte III (François Borgia, pape de 1455 à 1458) et Alexandre VI (Rodrigo de Borja, pape de 1492 à 1503). Une famille qui a influencé ou fait la politique de Rome pendant un siècle. Des affaires d’empoisonnements, de fratricides, d’incestes, de luxure, de simonie, d’acédie. La légende de Lucrèce Borgia racontée par Victor Hugo dans un drame en trois actes (1833). La bague à poison de César Borgia. Etc. S’il a déjà eu l’occasion de lire une bande dessinée de Jodorowsky, le lecteur se doute que ce scénariste très porté sur l’emphase opératique ne va pas faire dans la dentelle. Il présume que Manara va en profiter pour dessiner des femmes aussi jeunes qu’élancées dans des positions plus explicites que suggestives et souvent dégradantes. Il est loin du compte ! C’est un festival : un vieillard tétant le sein d’une jeune femme capable d’allaiter, des transfusions de sang d’enfants allant jusqu’à la mort, des gâchis de nourriture immondes, la maltraitance d’enfants, des vengeances sanglantes, un empoisonnement bien sûr, etc. Les sévices corporels et déviances sexuelles ne sont pas en reste : de la prostitution de sa compagne, à la flagellation comme châtiment.



Ça fait beaucoup, bien chargé, tout sur le même axe de la débauche dans une surenchère progressive. D’un côté, les dessins bien propres et délicats inscrivent ces actes dans un registre esthétique de type porno-chic provoquant une distanciation par rapport à la réalité. Le lecteur ressent qu’il n’est pas dans un registre plausible ou dans un reportage. D’un autre côté, ce même esthétisme rend ces représentations iconiques. Une prostituée avec les seins à l’air penchée sur la rambarde du balcon : c’est la femme pleine de vie, incarnant la vitalité de la prostitution, une professionnelle sachant aguicher avec efficacité, l’assurance d’éveiller la lubricité du chaland, et de faire de bonnes affaires. La jeune femme ouvre son corsage devant le pape pour dénuder ses seins et s’offrir en sacrifice au vieillard pour assurer sa longévité en répondant à sa voracité : c’est l’image de la vocation, du don pur et désintéressé, de l’assurance inébranlable de participer à quelque chose de plus grand que soi. La jeune Vanozza Catani mime une fellation à la statue de Saint Sébastien : une séquence pornographique entre une jeune femme les fesses à l’air, en pâmoison charnelle devant une statue de pierre, une extase à la fois mystique et sexuelle. Rodrigo Borgia qui jette un poulpe à la tête d’un moine : le geste théâtral acquiert une dimension romantique rendant obscène cet usage de la nourriture. L’artiste n’a pas son pareil pour magnifier chaque personnage, chaque posture, chaque geste, pour mieux faire ressortir l’essence de la transgression, son obscénité écœurante.


Avec un art consommé, le dessinateur mêle une narration visuelle impeccable avec des cases évoquant régulièrement de véritables tableaux classiques, entre reportage et visite au musée, entre reconstitution historique factuelle et émotions pouvant aller jusqu’au paroxysme. Le lecteur apprécie chaque costume, chaque accessoire, chaque élément architectural. Tout commence avec une allégorie visuelle saisissante : ce glaive portant la mention gravée Gladius Dominici, et s’enfonçant brutalement dans le cœur de la cité. La robe blanche souillé de Savonarole et son manteau foncé avec capuche, les collants de ces messieurs, les robes un peu bouffantes et les corsages de ces dames, les robes immaculées des cardinaux, l’ample tunique de l’imposant Gaspare Malatesta (évoquant Orson Welles, 1915-1985), la chemise de nuit du pape Innocent VIII, le justaucorps noir de Micheletto, les masques pointus des médecins, les vêtements colorés des quatre enfants de Rodrigo, les habits stricts des bonnes sœurs, les bas blancs de Lucrèce et Julia, sans oublier leurs fesses nues. C’est un vrai régal de découvrir les différents endroits de Rome : les rues livrées à la foule et aux brigands en plein jour, la salle de réception du palais papal, la chambre du pape, le grand salon de l’hôtel particulier de Rodrigo Borgia, la gigantesque cuisine de la maison de sa favorite, le palais de Gaspare Malatesta, le colisée devant lequel passe la procession funéraire du pape, la grande salle du Vatican dans laquelle sont réunis les cardinaux pour élire le prochain pape, le couvent de Saint-Sixte. Manara a mis les petits plats dans les grands pour donner à voir tous ces endroits, avec une élégance et un raffinement de tous les instants.



Les sensations du lecteur passent ainsi du ravissement esthétique au haut-le-cœur de révulsion. Fidèle à ses convictions narratives, Jodorowsky ne lui épargne rien. Par courtes scènes, il fait mettre en scène les manigances politiques et les coups de force du prétendant à la papauté, les comportements violents et la sexualité transgressive. Le lecteur se retrouve déstabilisé : il est bien incapable de prendre fait et cause pour quelque personnage que ce soit, ou même d’éprouver de l’empathie, que ce soit pour un arriviste, pour un vieillard prêt à sacrifier les innocents pour s’assurer quelques jours de vie supplémentaires, pour des jeunes filles dévergondées avec une pointe de sadisme, pour des enfants envieux et cupides, des hommes d’église corrompus et pour qui la foi n’est qu’un artifice dépourvu de sens pour assurer leur pouvoir et leur jouissance. Les quelques notes d’humour relèvent d’une noirceur abyssale, que ce soit le test de la chaise excrémentale, le sac de verges, ou encore le jeu cruel avec une oie. Impossible pour le lecteur d’éprouver quelque forme de plaisir dans le comportement de ces personnages. Dans tout ce stupre, le lecteur finit par percevoir une fable cruelle : le spectacle d’un monde habité par des individus amoraux, animés par leurs pulsions débridées. À la fois, elles sont source de violence et des pires cruautés ; à la fois elles structurent leur monde, et la société sur laquelle règne cette famille monstrueuse et très humaine.


Immonde et raffiné, déchéance et décadence : la chute annoncée d’un empire. Jodorowsky se déchaîne dans la surenchère de transgressions et de tabous, Manara marie avec sophistication la narration visuelle factuelle, le symbolisme et le romantisme souvent morbide. Une beauté morbide se confrontant à l’immoralité la plus sauvage, la folie des passions débridées, des individus privés de toute empathie, jusqu’à l’inhumanité. Éprouvant et authentiquement humain.



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