Le troisième œil n’a pas de paupière.
Ce tome est le premier d’une trilogie, qui se poursuit dans l’acte II Le veilleur du crépuscule, et se termine dans l’acte III La religion sans nom. Son édition originale date de 2021. Il a été réalisé par Olivier Ledroit pour le scénario, les dessins, et les couleurs, seul le lettrage a été laissé à Maximilien Chailleux. Il comprend cent-une pages de bande dessinée.
Paris, la nuit, une grosse berline noire se fraie un chemin dans une grande artère de la capitale, avec la tour Eiffel au loin, et ses faisceaux à son sommet, projetant leur lumière dans le lointain. Le véhicule est immatriculé LU 666 ER. Il remonte maintenant l’avenue de Rivoli, reconnaissable grâce à ses arcades. Le chauffeur tourne et passe sous les arcades pour déboucher sur la place du Carrousel, passant devant la pyramide du Louvre. À l’arrière, une femme, fume-cigarette en main, jette un regard sévère à trois jeunes enfants noirs assis à côté d’elle : ils semblent irradier une aura bleue exprimant une peur indicible. Devant la pyramide, un motard tout de noir vêtu voit littéralement cette peur, et il prend la berline en chasse. Le chauffeur arrête la berline dans une petite ruelle, un pneu ayant éclaté. Il est assommé par le motard. La femme sort en colère et il la décapite avec une épée. Il marche jusqu’à la tête qui a roulé à quelques mètres et il impose sa main dessus : la tête crépite d’une énergie bleue, et il en va de même pour le corps. Puis il s’approche des trois enfants qui sont également sortis, et il impose sa main sur le front de l’un d’eux en lui intimant : Vois.
Chapitre I La dernière couleur de ce monde. Rétrospectivement, le narrateur comprend combien l’enchaînement tragique des faits qui allaient suivre était inéluctable. De grands événements ont souvent un début trop modeste pour être remarqué… Une goutte d’eau, un grain de sable, un éclat de verre. Le battement d’une aile de papillon ne peut-il enclencher un processus démesuré ?… Une inexorable expansion à l’échelle du monde. Tout était écrit, aussi clair et limpide que la pointe d’un diamant. Cela a commencé bien avant lui, et finira bien au-delà. Il n’est que le maillon d’une chaîne invisible de causes et d’effets, dont les cliquetis silencieux s’égrènent implacablement, vers un but qu’il ne peut concevoir. Mickaël Alphange emprunte le bus et il descend à son arrêt, une grande affiche s’étale sur le mur pour Red Monark. Sous la pluie, il marche vers la cathédrale Notre Dame de Paris, encore en travaux et interdite au public. À l’intérieur, il est accueilli par son chef, Phiphi. Ce dernier lui fait observer les dégâts : un crétin a tiré à la carabine dans la rosace pendant la nuit ! Il estime qu’il faut être dans la démence totale pour commettre un tel acte. Il continue : On dit que le moyen-âge était l’âge des ténèbres, ça le fait doucement marrer. Il suffit d’aller dehors pour se rendre compte que l’âge des ténèbres c’est aujourd’hui. Mickaël a ramassé un morceau du vitrail brisé, par terre. Il le trouve beau, il n’avait jamais vu un éclat pareil. Phiphi lui explique que c’est un vitrail d’origine, il dirait fin du XIIIe siècle, de fabrication alchimique. Il continue : ce n’est pas du verre, c’est du métal cristallisé, après huit cents ans l’intensité de son éclat est le même qu’au premier jour.
Le texte de la quatrième de couverture évoque une expérience psychédélique qui conduit à l’activation de la glande pinéale de Mickaël Alphange, un parcours initiatique au cœur des mystères occultes de la Ville Lumière, et le retour d’Olivier Ledroit à un récit fantastique après Xoco, quelque part entre Stephen King, Dan Simmons et Maurice G. Dantec. Fichtre ! D’un autre côté, le lecteur peut tout simplement être tombé amoureux des illustrations flamboyantes de l’artiste dans la série Requiem, chevalier vampire (scénario de Pat Mills), ou dans la trilogie consacrée à la fée Wika (scénario de Thomas Day). Il salive d’avance à la vue de la couverture : une force de conviction qui évite le ridicule à cet individu avec sa capuche et son épée, et qui confère déjà une ambiance mystérieuse à Paris. Il se fait également la remarque que Ledroit est son propre scénariste pour cette série, comme il l’avait été pour le tome 3 de Wika. Il commence par feuilleter l’album comme hors d’œuvre visuel avant de ressentir les effets de l’immersion profonde générée par la narration visuelle. Il remarque que l’artiste a allégé ses traits de contour, qu’il n’encre pas en noir, préférant des traits de couleur, assorti avec la palette présente dans la case. Il remarque également la structure du récit : deux chapitres, chacun de plus d’une quarantaine de pages, soit l’équivalent de deux albums classiques.
Le tome s’ouvre avec une introduction d’une petite page, rédigé par Jean-Michel Nicollet, louant la réussite de l’auteur dont les illustrations fantastiques et son récit empreint de culture ésotérique transmettent les sensations et ses interrogations sur les mystères de la vie. Puis vient cette séquence introductive, une course-poursuite dépourvue de mot, à part un (Vois.) dans la dernière page. C’est l’occasion d’admirer la capacité de l’auteur à raconter uniquement en images, à déguster ses compositions, à déguster ses cases. Tout commence avec une illustration en double page, dépourvue de toute indication, laissant le lecteur s’interroger quant aux informations visuelles sur lesquelles il doit focaliser son attention, sur ce qui est important et significatif pour l’intrigue. Une rue de Paris dont la représentation donne une sensation de réalisme, même si une observation soutenue montre que le registre du dessin n’est par le photoréalisme. Le connaisseur de la ville de Paris, identifie au premier coup d’œil la rue de Rivoli, la place du Carrousel, et le touriste reconnaît aussi bien la pyramide du Louvre que la tour Eiffel. Un motard vêtu de cuir noir qui ne retire jamais son casque intégral, une épée, un décolletage, une femme qui devait vraisemblablement être dotée de capacités surnaturelles, des enfants destinés à être des victimes : rien de bien consistant en termes d’histoire ; une narration visuelle qui transforme une scène un peu creuse en un moment haletant, un mystère qui donne envie d’en savoir plus, et des questions sur cette consigne : Vois.
Le premier chapitre s’ouvre, intitulé La dernière couleur de ce monde, agrémenté d’une citation de David Lynch. Le deuxième chapitre s’intitule Le voile d’Isis, avec une citation de Socrate. Les pages comportent de grandes cases, pouvant aller jusqu’à six par page. Les couleurs se teintent d’une forme d’éclairage artificiel, elles déforment légèrement les lumières de la réalité. Le registre graphique reste ancré dans une démarche descriptive détaillée. L’amoureux des paysages parisiens prend le temps de savourer une vue de la Seine et d’une rive réalisée depuis une gargouille de Notre Dame dans un dessin en double page, une représentation de la façade de Notre Dame dans un dessin en pleine page, les toits de Paris en zinc, quelques trajets en bus, un tronçon du métro aérien vu depuis le trottoir, une magnifique entrée de métro Guimard, des couloirs du métro avec leur carrelage caractéristique, une vue de la place de la Concorde dans un dessin en double page, une vue imprenable en élévation de l’axe alignant arche de la Défense – arc de Triomphe – Place de la Concorde, la place de l’Étoile, la pyramide du Louvre, etc. L’artiste veille aux détails réalistes, que ce soit pour ces environnements parisiens, ou pour les scènes d’intérieur et les aménagements, les tenues vestimentaires… et les couleurs, leurs effets, la vie spirituelle, les forces qui se trouvent juste hors d’atteinte, à la limite des sens humains, derrière le voile de la perception.
Comme pour chaque ouvrage d’Olivier Ledroit, le lecteur est subjugué par la consistance peu commune de la narration visuelle, qui établit comme une évidence le degré d’investissement de l’artiste, à la fois en temps et en savoir-faire, et aussi en conviction personnelle. Il s’agit d’une œuvre qui lui tient à cœur, dans laquelle il met tout son cœur. Cela change tout de l’expérience de lecture. L’histoire suit Mickaël Alphange, doué de synesthésie (un phénomène neurologique dans lequel deux sens sont associés, pour Mickaël se sont les sons et la perception des couleurs) : à la suite d’une expérience d’ouverture de la conscience (prise de produits stupéfiants), il va apprendre d’un mentor comment maîtriser cette capacité, et percevoir des réalités inaccessibles au commun des mortels. En fonction de sa familiarité avec cet usage, le lecteur découvre ou identifie les théories de Aldous Huxley (1894-1963) ou Timothy Leary (1920-1996) dans les années 1960 : le psychédélisme, explorer des corrélations entre les modifications sensorielles et celles des activités psychiques, ouvrir ses perceptions à d’autres sensations, d’autres manières de penser, d’autres manières de voir, pour accéder à un niveau supérieur de conscience. Le lecteur peut ainsi relever les références culturelles afférentes. Cela commence avec la citation choisie par le préfacier : Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, extrait de La table d’émeraude, de Hermès Trismégiste. Puis l’auteur lui-même évoque les couleurs, les auras, les émotions sous forme de couleurs, les sons transformés en couleurs, l’aura de chaque être humain, le recours à une amulette, l’apprentissage des bases de la philosophie occulte, la glande pinéale (épiphyse, son association au chakra Anja), le Kether (c’est-à-dire la Sephira la plus élevée de l'arbre de vie, dans la Kabbale), le Decumanus (axe Est-Ouest, celui de Paris, évoquant le concept de Ligne Ley), le zodiaque, les lamas tibétains, les chamans, des énergies surnaturelles (éther, chi, prana, orgone, feu secret ou encore énergie Vril) et le troisième œil lui-même. Celui-ci renvoie à des traditions et des théories comme l’hindouisme et le bouddhisme, le taoïsme et les pratiques méditatives, les écrits de Max Heindel (1965-1919) sur le corps pituitaire et la glande pinéale, ceux de Lobsang Rampa (1910-1981) expliquant comment percer un petit orifice dans le front.
En fonction de ses convictions, le lecteur peut prendre toute cette mythologie comme un artifice romanesque de circonstance, des élucubrations pour nourrir un récit de pur divertissement. Il risque alors de trouver deux passages particulièrement longs et indigestes, celui de l’éveil de la capacité surnaturelle de Mickaël Alphange, et celui encore plus long (quatorze page) de la révélation sous forme de voyage astral. Il prend alors pour lui la petite pique du personnage principal : Tandis que les zététiciens, en bons bigots de la science, nient tout en bloc, en ricanant bêtement. D’un autre côté, le degré d’investissement de l’auteur, la diversité de ses références l’amènent à prendre ce récit au sérieux. Avant le voyage astral, le héros parcourt l’axe qui mène de l’arche de la Défense à la place du Carrousel, puis à Notre Dame, son flux de pensée évoquant la puissance symbolique de l’axe et des lieux. Le lecteur y reconnaît un itinéraire relevant de la psychogéographie (initiée par Guy Debord, développée par Iain Sinclair dans ses romans), similaire dans son exécution à la longue balade dans Londres de William Gull au cours de laquelle il commente de nombreux symboles architecturaux à son cocher Netley. Le voyage initiatique de Mickaël Alphange devient alors une métaphore de la vie spirituelle, un credo de l’auteur sur l’existence de la spiritualité, de l’interconnexion de toute forme de vie, de l’ordonnancement de l’univers, d’un grand tout.
Comme à son habitude, Oliver Ledroit tient ses promesses. Pour commencer, celle d’un voyage visuel aussi intense que personnel, aussi grandiose que viscéral. Ensuite celle d’un récit de genre, raconté au premier degré avec un investissement total dans sa représentation et dans les mythes dont il se nourrit. Enfin, celle d’une réflexion libre sur un grand thème de la vie, ici la spiritualité, qui provoque une réaction vive chez le lecteur, soit de rejet, soit d’adhésion, tout en respectant les convictions de l’auteur. Réenchantement du monde.
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