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mercredi 3 avril 2024

Xoco T02 Notre seigneur l’écorché

Ces armes servirent de psychopompes, ensuite de cocons.


Ce tome fait suite à Xoco T01 Papillon obsidienne (1994) qu’il faut avoir lu avant pour comprendre quelque chose. Il est le deuxième d’une tétralogie, composé de deux cycles illustrés par deux artistes différents, comprenant chacun deux albums. La parution originelle de ce tome date de 1996. Il a été réalisé par Thomas Mosdi pour le scénario, et par Olivier Ledroit pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée. Il se termine avec une lettre manuscrite de deux pages : Don Pedro Lhoyà de Contreras, évêque de Mexico, écrivant au gouverneur de Cuba pour l’informer du chargement de la Santa Luciana qui s’apprête à quitter Veracruz à destination de Cuba. Les deux premiers albums ont fait l’objet d’une réédition : Xoco - Intégrale - Cycle 1.


Le blizzard s’était abattu sur la cité, l’ensevelissant sous un épais linceul de glace. New York, hiver 1931. Dans une allée enneigée, un chat a aperçu un rat : il s’en approche doucement se voyant déjà en faire son dîner. Mais un coin de pancarte s’abat violemment sur son crâne : un sans-abri l’a tué net, avec la ferme intention d’en faire son dîner, lui aussi a trop faim. Il laisse sa pancarte par terre et sort de la ruelle avec le chat sous le bras, quand il avise un dollar par terre dans la neige. Il se penche pour le ramasser, et il se fait assommer à son tour. Deux hommes traînent le corps inanimé et l’un d’eux le met dans le coffre de leur voiture. Ils portent des gants, et le conducteur a une bague passée à son annulaire gauche avec un motif d’as de pique. Ils ne leur restent plus qu’à faire un saut au campement. Sur un journal, un titre annonce des disparitions mystérieuses de sans-abris. Dans un bureau dans le dernier étage d’un gratte-ciel, plusieurs individus discutent : l’un d’eux demande si l’autre est sûr de pouvoir le localiser. Son interlocuteur indique qu’il a déjà répondu. Oui, il est en mesure de le localiser pour peu qu’on le laisse se concentrer. D’une certaine manière, Itzlapalotl a été emprisonné et neutralisé, mais son essence est si particulière que sa seule présence perturbe l’équilibre du champ astral. Elle crée une sorte de vibration médiumnique caractéristique qui ira en s’amplifiant lorsqu’il s’approchera de Itzlapalotl. Il perçoit déjà sa présence. La sensation est incroyable. Il est à New York, pas très loin d’ici.



Dans un autre gratte-ciel de New York, Mona Griffit remercie son amie Daisy Steiberg de lui laisser son appartement, dans lequel elle est déjà entré avec Xoco, générant de lourds sous-entendus de son amie. Daisy s’en va, et Mona va retrouver Xoco dans le salon. Il lui indique qu’il va mieux, que la fièvre est passée. Pour le reste, tant qu’il ne sera pas détruit… Pour répondre à sa question, il ajoute que pour les Indiens Itzlapalotl est un mangeur d’âmes. Pour lui, c’est l’esprit maléfique qui a tué Lucio, son frère. Mona ajoute que Itzlapalotl a également tué son père à elle. Il continue : il doit retourner en Arizona, car plusieurs brujos doivent s’unir pour espérer l’anéantir.


Après avoir lu le tome un, le lecteur se prépare à un nouveau voyage sensoriel, avec une mise en page qui prend des risques, et des dessins s’aventurant vers l’expressionnisme. L’artiste commence doucement dans cette séquence avec le chat et le sans abri : une page sans texte avec des cases rectangulaires dotées d’une bordure, mais quand même une case verticale à gauche avec trois cases en drapeau à droite, et une case de la largeur de la page en bas. Dans la page suivante, la narration visuelle reste dans un format similaire, avec une vue du dessus à la verticale, à couper de souffle pour la dernière case en bas de page. En tournant la page, le lecteur observe que l’artiste joue avec un autre outil visuel : le leitmotiv, en l’occurrence la représentation d’une paire d’yeux, ou d’un œil. Ceux du chat, puis celui du sans abri reflétant le bras armé qui s’abat vers lui, puis l’as de pique enchâssé dans du verre comme un œil, puis une tache sur l’aile d’un papillon obsidienne également comme un œil, puis le regard fixe de deux yeux rouges, puis les yeux de l’idole déjà répétés dans le tome un, puis un gros plan sur l’œil du commissaire, etc. Ce motif se retrouve à intervalle régulier, jusqu’à la dernière page avec un gros plan sur les yeux de Mona Griffit. Le motif récurrent de l’œil prend un sens sinistre quand des victimes subissent une énucléation.



Le lecteur prend patience pour découvrir une construction de page échevelée dont Olivier Ledroit a le secret, se disant que finalement il ne va pas le faire. Il arrive dans le dernier quart du récit et les pages lui éclatent littéralement à la figure : des cases rectangulaires en insert sur des cases plus grandes où l’énergie crépite de partout, un insert mordant sur un autre insert dans une composition miroir opposant symétriquement fidèles et prédicateur, une contraposition de cases bleu acier et de cases orange brasier, une double page où les cases en feu semblent déchirer les cases nocturnes et réciproquement, jusqu’à l’apparition d’une entité infernale s’immisçant depuis l’autre côté dans un déchaînement de fibres charnelles établissant comme une structure entre les cases dans un jaillissement gore. L’artiste réalise également des prises de vue avec un angle inattendu dramatisant la scène : une vague silhouette humaine au travers d’une lucarne avec un croisillon, le reflet informe et inquiétant au bas d’une poche de perfusion, l’extrémité d’une canne désignant une trace de pneu dans la neige, une rame de métro semblant filer de nuit sur les nuages, Mona & Xoco courant pour fuir en vue du dessous, un gros plan sur un quart de la calandre d’une voiture, la réflexion de Mona & Xoco sur la surface arrondie d’une bouilloire, une vue subjective derrière une balle de fusil, un autre plan en contreplongée verticale depuis le sol pour regarder deux policiers contemplant un cadavre (c’est-à-dire la position dans laquelle se trouve le lecteur), etc.


L’artiste a opéré sa mue et ses illustrations donnent corps à l’angoisse surnaturelle de l’intrigue. Le principe de l’invasion de la Terre par une entité maléfique venue du dehors constitue un grand classique à la saveur affadie par de nombreuses déclinaisons pas toujours inspirées. Les cases prouvent à maintes reprises l’investissement total de Ledroit pour donner à voir ces cauchemars, pour les penser, leur donner de l’épaisseur et de la cohérence, sans se contenter de resservir des visuels convenus et prêts à l’emploi. Certes la vision d’une gigantesque cité dominée par une construction écrasante s’inscrit dans les clichés du genre, mais dans cette case le dessinateur place son rendu à la frontière entre les gratte-ciels de New York et des bâtiments anciens, baignant dans une lumière orangée entre crépuscule et incendie, avec en premier plan un papillon obsidienne étranger à ces immeubles artificiels, tout en étant pleinement intégré à cette sensation de fin du monde. Certes un être humain dont la chair revêt une consistance liquide alors qu’elle semble comme aspirée pour être détachée des os constitue une image classique, mais l’artiste travaille sur la texture, la forme des jets sanguinolents, les giclures, la viscosité, pour sensation d’arrachage insoutenable. Autant de moments fantasmagoriques intenses et originaux.



Le lecteur entretient des attentes un peu limitées concernant l’histoire : une entité maléfique que des individus ont décidé de vénérer et d’aider en espérant en recevoir une forme de pouvoir, totalement aveugles au fait qu’ils se feront massacrer comme tout le monde, quelques meurtres et une enquête menée par deux valeureux héros. Il y a de cela au début : des clochards enlevés certainement pour servir de sacrifice humain, une entité désincarnée très méchante et très mystérieuse, des policiers qui remontent la piste avec plusieurs années de retard, Mona Griffit dépassée par les événements et le pauvre chaman Xoco pas très efficace. Il y a même un vieux sage Morgan Miller qui vient pour les guider, ainsi qu’une société secrète Les enfants de l’aube qui œuvre clandestinement depuis plusieurs décennies. Mais bon, la narration visuelle emporte le lecteur ailleurs, et cela lui suffit. Lorsque l’inspecteur Willy va visiter le lieutenant Vincente Lazzari dans un asile à Seattle, le scénariste intègre deux pages de texte, des rapports de médecins sur le cas clinique de Lazzari, qui occupent un tiers de la page et apporte de la consistance à l’affaire du meurtre d’Ambrose Griffit en 1921.Finalement Morgan Miller ne vient pas leur apporter une solution artificielle, mais évoquer le passé, leur exposer l’histoire de la formation du club des enfants de l’aube, et la récupération d’un vieux coffre du seizième siècle. Plus inattendu encore, l’auteur relie quelques éléments de la mythologie aztèque avec un principe de psychopompe et une métaphore sur la puissance des émotions intenses. Cela participe à construire une identité et une fonction spécifique pour l’entité maléfique venue du dehors qui perd son caractère générique et insipide pour devenir un danger plus incarné.


Venu pour un spectacle apocalyptique, le lecteur est servi par la narration visuelle d’Olivier Ledroit qui gagne en confiance et en inventivité pour finir sur des pages de toute beauté, dégageant un lyrisme teinté de gothisme et de gore, un spectacle intense. Il s’avère que l’intrigue gagne elle aussi en épaisseur pour s’élever au-dessus de la créature générique et devenir l’incarnation d’une vraie malfaisance.



2 commentaires:

  1. Maintenant que j'ai écrit mon article, je peux enfin me permettre de lire le tien.

    l’artiste joue avec un autre outil visuel : le leitmotiv, en l’occurrence la représentation d’une paire d’yeux, ou d’un œil - Voilà qui est bien vu. Ça ne m'avait pas interpellé plus que ça, mais maintenant ça me semble évident. Merci pour cette remarque.

    Le lecteur entretient des attentes un peu limitées concernant l’histoire - Pour moi, oui et non. Enfin, je n'attendais peut-être pas grand-chose dans le fond, mais j'espérais un travail sur la forme, c'est-à-dire sur le rapiécçage d'une intrigue qui m'avait semblée très décousue, malgré un fil conducteur clair.

    J'ai l'impression que tu t'es détaché du scénario pour te focaliser pleinement sur la partie graphique. Me trompé-je ?

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    1. Travail sur la forme, c'est-à-dire sur le rapiéçage d'une intrigue : même attente de mon côté, mais sans grande espoir, et du coup j'ai été agréablement surpris.

      En effet, je me suis détaché du scénario, y voyant surtout une variation sur une grande invasion du dehors influencée par HP Lovecraft, avec un vernis amérindien pour l'originalité. En poussant le bouchon un peu plus loin (une franche exagération pour être honnête), il me suffisait que le scénario soit assez consistant pour servir de support à la démesure des planches d'Olivier Ledroit.

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