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lundi 29 avril 2024

Asile !

À tous les châteaux tombés en ruine comme autant de rêves abandonnés.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, basée sur un fait historique. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par André Houot pour le scénario et les dessins, et par Jocelyne Charrance pour la mise en couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Son auteur a également réalisé les séries Chroniques de la nuit des temps (1987-1994, cinq tomes), Le Khan (1994-2004, six tomes avec Simon Rocca), Septentryon (2001-2004, cinq tomes), Le Mal (2006-2011, quatre tomes avec PY), Hamelin (2011), Le rendez-vous d’onze (2016), Puissant cheval était son nom (2020).


C’était juste avant l’arrivée de l’illustre prisonnier. Barachin avait autorisé deux voyageurs à venir distraire ses hommes avec les légendes qui courent sur nos montagnes. Les gueux avaient hésité à entrer, tant est lugubre le château de Rochechinard. C’était une histoire de géants qu’ils étaient venus raconter. L’histoire d’un pacte scellé entre des hommes et des géants. Les choses se seraient passés en des temps si lointains que seuls quelques mythographes s’en seraient fait l’écho. Ainsi, les hommes de ces temps-là avaient réussi à faire comprendre aux géants ce qu’ils attendaient d’eux. Façonner toutes les pentes accessibles en abymes ou en à-pics afin d’en interdire l’entrée d’envahisseurs. En contrepartie de quoi, pendant cent hivers, ils s’engagèrent à approvisionner les géants. Près d’un siècle durant, le bruit de leur labeur résonna sur toute la région. Jusqu’à ce qu’un hiver brutal rendît impossible l’engagement des hommes. Du trou souffleur d’où s’échappait la fumée de leur feu, il ne sortit bientôt plus rien. Plus jamais personne n’entendit parler d’eux et on finit par les oublier. Pourtant, le blason s’accompagne toujours du soutien des géants. Preuve que leur histoire a traversé les époques, et qu’ils veillent toujours sur les seigneurs de Rochechinard en se tenant prêts à faire usage de la force si le besoin s’en faisait sentir. Mais pour poursuivre ce récit, les deux conteurs devront revenir car le soleil est passé derrière les monts. La nuit les prendrait en chemin de retour, sinon. En partant, ils indiquent aux soldats qu’ils reviendront avec deux ou trois danseuses pour leur tenir compagnie. Un soldat ajoute : Et pas farouches si possible.



Dans une lettre adressée à Philippine de Sassenage, Barachin Alleman explique qu’il part aujourd’hui à la rencontre d’un prince qui vient d’un lointain empire. Il en aura la garde à compter de ce jour, mais comme le sait, il n’a pas l’âme d’un geôlier, et il pressent déjà derrière cette affaire de politique, une méchante histoire d’intérêts. On lui a promis sept couleuvrines pour la sûreté de son protégé, dont un puissant parent veut la mort. Il sait que le frère de Philippine, le baron d’Ostun, n’aime pas ses tours à canons derrière son dos, de ce côté-ci de la montagne, mais il va tout de même continuer de l’informer de cette aventure, et surtout lui redire qu’il l’aime. Le prince turc Djem, fils de Mehmet le conquérant, arrive sous bonne escorte au château de Rochechinard.


L’illustration de couverture met en avant deux éléments narratifs : la procession qui escorte le prince turc vers le château, et l’imposante construction elle-même, sous un ciel nocturne. Le récit commence par une belle journée ensoleillée, mettant à l’honneur les contreforts ouest du massif du Vercors, dans les Préalpes. Le lecteur est instantanément séduit par la minutie de la représentation de ces pentes boisées abruptes : des traits très fins et précis, complétés par une mise en couleurs sophistiquée et riche, qui vient nourrir les multiples surfaces délicatement détourées, sans supplanter les traits de contour, un travail d’orfèvre. En page quatre, il jouit d’une vue saisissante sur les contreforts dans une vue dégagée s’étendant sur plusieurs kilomètres vers l’horizon, magnifique. Dans la page suivante, il contemple une petite portion desdits contreforts, en contreplongée, sous la neige. En page sept, il bénéficie d’une vue d’ensemble de la ville de Rochechinard, avec le cours d’eau du Ruisseau de la Prune, et les montagnes dans le lointain. Enfin en pages huit et neuf, il découvre le château vu de l’extérieur en arrivant par la route en terre, d’abord en se situant quelques dizaines de mètres en contrebas, ce qui met en valeur sa position sur une étroite plateforme rocheuse, puis de plus près juste avant le dernier tournant permettant d’arriver au pont en bois franchissant la dernière crevasse devant le portail.



Dans la dernière page de bande dessinée, l’auteur dédie son ouvrage à, entre autres, tous les châteaux tombés en ruine comme autant de rêves abandonnés. Le lecteur ressent qu’André Rouot a repris le rêve de Rochechinard et a pris un immense plaisir à le rebâtir, le reconstituer dans les moindres détails pour en faire profiter tous les autres rêveurs amoureux des vieilles pierres en général, et des châteaux forts en particulier. Il se délecte à prendre le temps de pouvoir ainsi admirer cette forteresse reconstituée avec amour et minutie, dans ses moindres détails. Il admire la manière dont le dessinateur sait rendre compte de son positionnement sur cette plateforme étroite dans une pente abrupte. Il prend le temps d’examiner les murs, et il savoure chaque détail : chaque ouverture, chaque créneau, la forme des toitures, les tours, les portes, les passerelles en bois, le pont en pierre au-dessus du vide, une construction en bois adossée à une muraille, un balcon de bois, les fenêtres etc. C’est un enchantement à chaque vue, l’œuvre d’un passionné amoureux, avec une mise en couleurs naturaliste, qui vient renforcer les textures de pierre, de bois, un délice exquis. L’artiste ne représente jamais deux fois le château sous le même angle, un travail ayant nécessité un investissement colossal. Le lecteur se rend compte que Rouot a mis à profit les survols de la zone rendus possibles par les drones pour pouvoir reconstituer le château sous tous les angles possibles, en vue du ciel.


La reconstitution historique rigoureuse s’étend également aux intérieurs, aux ustensiles, aux objets et autres outils. Là encore, l’artiste ne prend aucun raccourci, représentant systématiquement tout ce qui rentre dans le cadre de la case, en fonction de la séquence et du lieu. Ainsi le lecteur observe la grande salle de réception du château avec son plancher en bois, sa tapisserie accrochée derrière la table des seigneurs, la table elle-même toute simple (une planche posée sur des tréteaux), les différentes armes accrochées aux murs. Page après page, il suspend son regard pour voir l’abri en bois sous lequel se reposent des gardes, l’atelier du boucher, la chambre allouée au prince turc, les cuisines, la chapelle avec la grande croix du Christ, etc. L’artiste fait montre de la même implication et du même investissement pour représenter la demeure de Jacques de Sassenage (-1490), ou encore la ville de Romans dans laquelle se déroule les fêtes de Pentecôte, avec un tournoi de chevaliers en armure. Houot détaille avec la même rigueur chaque vêtement, chaque accessoire, que ce soit la tenue orientale du prince Djem, les robes de ces dames, les armures des chevaliers pour le tournoi, les uniformes plus simples des soldats du château, les grelots sur l’habit du conteur, son instrument de musique à corde, les harnais des chevaux, leur couverture d’apparat pour le tournoi, etc. Quelle richesse visuelle, quelle rigueur.



L’intrigue comprend deux autres fils directeurs. Le premier à apparaître suit les légendes sur les géants ayant aidé les hommes à donner forme à cette région. L’artiste leur donne une apparence particulière, plutôt que des silhouettes génériques prêtes à l’emploi et sans âme, ce qui est cohérent avec l’approche graphique globale de cette bande dessinée. Dans un premier temps, le lecteur se dit que ces légendes arrivent comme un cheveu sur la soupe, sans rapport direct avec le séjour du prince turc, ou avec la construction du château de Rochechinard. Au fur et à mesure qu’il prend la mesure de l’intention de l’auteur vis-à-vis du château, il se rend compte de la pertinence d’évoquer le relief des lieux, et la deuxième partie du conte narrée dans la deuxième moitié du tome vient donner tout son sens à ce fil narratif, avec une dimension mythologique inattendue. Le troisième fil directeur réside dans le séjour du prince Djem, un fait historique authentique. L’auteur parvient à intégrer les éléments historiques nécessaires pour son arrivée dans ce lieu face sens, ainsi que les enjeux qui y sont liés. À travers lui, il évoque le poids de la politique et des stratégies d’alliance et de guerre qui façonnent la vie de cet homme, sans qu’il n’ait aucune prise dessus. Dans ces conditions, le lecteur comprend que cet homme puisse tomber facilement amoureux de la fille de Charles Alleman de Rochechinard (1435-1512), chevalier de l’Ordre de Saint Jean de Jérusalem. L’auteur traite raconte cette situation de manière adulte, sans romantisme romanesque, sans passion échevelée, respectant ce qui est connu de la réalité historique. Le lecteur admire la manière dont il entremêle son admiration pour le château, les contes de la région et ce fait historique, dans une narration savamment dosée et bien équilibrée.


La couverture et le texte en quatrième de couverture se focalise sur le fait historique : le séjour d’un prince ottoman en 1482 dans le château de Rochechinard. Toutefois, ils ne préparent pas le lecteur à la fantastique reconstitution de ce château bâti sur un site exceptionnel, ni à la légende qui entoure cette région façonnée par des géants. Bouche bée, le lecteur se délecte des représentations du château, des contreforts des Préalpes, de la reconstitution historique de la vie de l’époque dans cette région du monde, tout en éprouvant une forte empathie pour ces êtres humains à la vie dictée par des forces historiques qui les dépassent.



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