Et puis sait-on jamais ?
Ce tome est le premier d’une heptalogie, une série indépendante de toute autre. Sa première édition date de 1991. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, par Jean-François Charles pour les dessins, et Christian Crickx pour la mise en couleurs. Il comprend quarante-six pages de bandes dessinées. La série a bénéficié d’une réédition intégrale en deux tomes en 2005.
Quelque part dans une exploitation minière, avec des terrils, un hiver enneigé, de nuit, il se produit une grande explosion. Les habitants de la petite ville s’arrêtent tous au beau milieu de leur occupation, y compris ceux dans la rue et ils voient une colonne de fumée noire s’élever au-dessus de l’accès d’un puits. La sirène d’alarme se met à hurler. L’ingénieur responsable se précipite devant la cage pour voir l’équipe qui remonte du fonds. Il s’adresse au chef Porion et lui demande ce qui se passe. Le chef mineur répond que personne ne sait, voilà seulement les équipes qui remontent, et il interroge Casimir. Ce dernier indique qu’ils ont eu chaud, ils ont été drôlement secoués. Il ajoute : C’est pas normal ce qui s’est passé là, c’est pas un coup de grisou, ça ! En bas, ils ont entendu un grand rire, juste avant l’explosion, un rire de dément. Comme si la folie s’était introduite dans la galerie… Au fond de ladite galerie, derrière un éboulement, un homme avec un foulard devant le visage se félicite : il a réussi ! Personne n’a pu l’arrêter, même pas eux, les sorciers et les charlatans, qui le guettent depuis des siècles. Ils vont chercher à le retrouver, mais il sera trop tard. Son corps se recomposera devant ses yeux, et il sera le dépositaire de ses secrets. Il faut qu’il tienne. Mais il y a cette étrange faiblesse qui le reprend. L’homme masqué perd connaissance.
Dans les bureaux de l’entreprise, le mineur continue ses explications : ils travaillaient au fond du puits 24 et ils venaient tout juste de couper une veine quand, tout à coup, il y a eu cette détonation. Les boisages ont commencé à vibrer. Ils n’ont eu que le temps de se jeter dans la cage et de tirer la sonnette. Tout s’est écroulé derrière eux. Pourtant ils avaient pris toutes leurs précautions. L’ingénieur réfléchit à voix haute : il n’y avait pas de dynamitage prévu dans ce coin-là, il ne comprend pas ce qui a pu se produire. Il reste à attendre que les équipes de secours remontent. Au fond de la mine, trois mineurs fouillent les décombres : ils ont la surprise de voir arriver un homme titubant, parlant en anglais et évoquant la similitude avec un portemanteau, deux sens tassés dans un seul monde. L’homme est emmené à l’infirmerie et allongé dans un lit. L’ingénieur vient lui rendre visite. L’infirmière lui commente son état : des contusions, quelques ecchymoses, rien de bien grave au plan physique, du moins. Par ailleurs, il semble profondément choqué. Les soignants lui ont donné un sédatif, mais il continue de s’agiter, et la fièvre ne cesse de monter. L’ingénieur n’y comprend plus rien : que faisait un Anglais au fond de la mine ?
Une bande dessinée d’aventure, utilisant des conventions de genre au premier degré, en tout connaissance de cause. Les auteurs commencent par une situation dramatique qui est le fruit d’une histoire qu’ils vont révéler dans leur récit. Un bel homme fort et discrètement exotique : il est américain. Par le passé, il fut un pilote de chasse dans l’armée, pendant la seconde guerre mondiale, avec un attachement pour la France. Une belle jeune femme mince et séduisante lui tombe dans les bras, après quelques hésitations quand même. Il chevauche une belle moto avec une grosse cylindrée. Un autre personnage mystérieux, le visage masqué par un foulard et un casque, affublé d’un surnom (le Pénitent) à propos duquel on ne sait rien. Des phénomènes surnaturels : un mystérieux (aussi) livre qui brûle lorsqu’une personne s’en empare si elle n’y a pas été autorisée. Une connexion avec les pyramides égyptiennes. Cela fait déjà une bonne dose d’ingrédients typés Aventure, avec un soupçon de fantastique, et du mystère bien sûr. S’il ne connaît que la suite de la carrière de Jean-François Charles, le lecteur peut être surpris par des dessins sur la base de contour avec un trait encré, et pas en couleur directe comme il en fera sa marque de fabrique par la suite. Il se situe lui aussi dans le registre de l’aventure, avec des dessins dans un registre descriptif, plutôt réaliste, avec des expressions de visage très discrètement exagérées.
D’un autre côté, il n’y a aucune raison pour que le lecteur boude son plaisir dans cette aventure premier degré. En fait, le scénariste fait plus que le minimum syndical : il nourrit son récit avec de nombreux éléments qui le rendent spécifique. Certes, Allan Rupert Fox jouit du prestige du héros au physique avantageux, sans peur, et dans le même temps il s’est lassé de la guerre, sa personnalité présente des aspérités, il s’assure du consentement de la dame. Celle-ci, Edith, sait très bien ce qu’elle fait, et elle n’endosse le rôle probable de demoiselle en détresse que dans les toutes dernières pages. L’intrigue démarre dans un lieu inhabituel, une mine, et de nombreuses scènes se déroulent à la campagne. Les personnes sortent des stéréotypes attendus : le commissaire divisionnaire Bolen de B.S.R. (Brigade de Surveillance et de Recherche de la gendarmerie) pose des questions intelligentes et pertinentes, l’ingénieur responsable de la mine est respectueux des mineurs et les écoute, le rôle du mystérieux personnage masqué sort de l’archétype du méchant au rire de dément. À la rigueur, seul Vincent Daudier (1928-1938) reste conforme au modèle simpliste de chercheur maudit, victime de ses recherches. À plusieurs reprises, le lecteur relève un élément original et surprenant : Fox tapant ses mémoires à l’ombre d’un arbre dans le jardin, Romuald, un clochard sous un pont de Paris, ayant lu Miroir historial de Vincent de Beauvais, Paroles de Prévert, La méthode curative des playes et fractures de la teste humaine d’Amboise Paré, L’amour des homonymes de Desnos, la présence d’un mandrill, ou encore l’intervention d’un étrange clown blanc.
Le lecteur (re)découvre les dessins encrés de Jean-François Charles et leur richesse. Lui aussi intègre des éléments originaux donnant plus de saveur au récit. Pour commencer, il ne mégotte pas sur les détails descriptifs pour donner à voir au lecteur les personnages et les lieux. Chaque protagoniste dispose d’une tenue vestimentaire particulière : le costume-cravate pour l’ingénieur, les uniformes pour les mineurs, le complet veston avec nœud papillon pour le commissaire divisionnaire, les différentes robes d’été d’Edith, le galurin méchamment cabossé pour le clodo Romuald, la tenue d’aviateur pour le Pénitent, le beau costume de scène pour le clown blanc. Dès la première page, le lecteur apprécie le soin apporté aux décors et aux paysages. L’exploitation minière avec ses hautes cheminées, ses bâtiments en brique, la cage de l’ascenseur et la machinerie, les longues galeries et les tuyaux qui y courent, les éboulis dans les galeries, la mise en couleurs nuancée. La présentation de la petite maison abritant la pension dans laquelle Allan Fox va séjourner : la grille en fer forgé, le jardin bien entretenu avec ses arbres, ses haies, ses bancs, les volets et la toiture, tout cela donne également envie au lecteur d’y passer quelques jours de repos réparateur, au calme. La balade en moto sur les routes de campagne apporte une autre forme de détente, le plaisir de sentir le vent, les ombrages des arbres, la douceur des étendues herbeuses. La séquence à Paris apparaît exotique : le quai de Seine avec les feuilles mortes, l’étonnante vue en hauteur d’une rue de Montmartre, et les cabanes de fortune dans un terrain vague. Un peu plus tard, Allan et Edith passent une nuit dans une auberge en bord de canal : en planche trente-sept, une très belle représentation de cette construction à un étage, avec le cours d’eau en premier plan, un bateau amarré, un pont métallique avec la structure pour le lever afin de laisser passer les bateaux, la ligne d’arbres en arrière-plan, une évocation parfaite de ce type de paysage.
Le lecteur se laisse séduire sûrement et lentement par cette histoire à l’ambiance particulière. Il fait la découverte de l’existence d’un livre maudit qui brûle ceux qui veulent se l’approprier indûment. La mise en scène se révèle insuffisante pour y voir une métaphore sur l’appropriation d’un savoir interdit. Ce livre qui, en quelque sorte, avait inclus Edith & Allan de force dans sa tragique destinée…Le héros a beau se montrer courageux, il semble patauger du début à la fin, sans réussir à accomplir d’exploit, sans parvenir à prévenir les catastrophes. Il relève une phrase à propos du Pénitent : c’est ainsi qu’on appelait les repris de justice chargés d’enflammer le grisou avant l’arrivée des mineurs, un étrange rapprochement qui en dit peut-être long. Il reste coi devant la méthode de suicide choisie par Romuald, à l’aide d’une perceuse. Arrivé à la fin, il sent qu’il est bien accroché par l’intrigue et la narration.
Une aventure à l’ancienne, avec un beau héro américain, une belle pépée, et un mystère surnaturel vaguement horrifique ? Il y a de cela, et en même temps l’investissement de l’artiste dans la description, la palette de couleurs soignée et nuancée, ainsi que des éléments originaux placent ce premier tome au-dessus de la mêlée, en termes de saveurs originales, séduisant ainsi le lecteur qui en redemande.
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