Europe ne comprend pas grand-chose à tout cela.
Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2000. Il a été réalisé par David B. (Pierre-François Beauchard) et Joann Sfar qui ont réalisé le scénario à quatre mains, ainsi que les dessins. Les couleurs ont été réalisées par Brigitte Findakly & Delphine Chedru. Il compte quarante-six planches de bande dessinée.
Chapitre un : le dompteur effacé. Un cirque installé sur une grande place de la ville d’Urani, capitale d’un pays des confins de l’Europe pris entre les empires allemand et russe. Le professeur Odin, en habit de dompteur, dit au revoir aux tigres dans la cage. Il leur explique que c’est fini, que les tueurs de l’Ermite ont retrouvé sa trace, il doit les quitter. Il partirait bien en leur laissant la porte ouverte, mais ça ne se fait pas. Odin retourne dans sa roulotte où se trouvent d’étranges appareils technologiques. Dans son for intérieur, il se dit qu’il n’a pas le temps de cacher tout ça. Ce n’est pas grave : personne n’arrivera jamais à faire fonctionner ses inventions, il dépasse les meilleurs savants de plusieurs cerveaux. Il a dû sacrifier un œil pour acquérir la connaissance. Il décide que le temps est venu pour lui de disparaître, littéralement. Grâce à un objet mécanique, il commence par effacer son ombre. Puis il efface son reflet dans le miroir, ce qui lui fait quand même une sale impression. Enfin, il se rend invisible et il s’en va. Dans la cage, un des tigres se redresse sur ses antérieurs, et il décide d’aller voir ce qui passe, tout en collant une mandale à un autre tigre qui est sur son passage. En humant l’air, il se rend compte que la roulotte est vide. Il voit arriver un groupe de gens louches, il se cache, et il s’en va discrètement après les avoir laissé passer. Il a reconnu les tueurs au service de l’Ermite.
Chapitre deux : Le Diable Ermite. Dans sa planque, l’Ermite converse avec son second Igor, attablé et s’apprêtant un manger un poulet. L’Ermite a compris : il ne sort plus, plus de boîtes, plus de cercle de jeu, plus de grosses voitures, ni de prostituées à chaque bras. Il occupe son temps à réfléchir. Il réfléchit sur le mal. C’est fascinant le mal. Il explore le mal. Un peu plus chaque jour et il n’en revient pas. Depuis qu’il s’est retiré du monde, les affaires tournent toutes seules. Personne ne le voit plus mais on sait qu’il est là. Il fait encore plus peur. On l’a surnommé le Diable Ermite. Un homme de main remarque qu’Europe, une grande femme à la peau jaune, est entrée dans le bar. Il la menace avec son pistolet. Elle indique à l’Ermite qu’il n’était pas bien caché, tout en avançant. Elle flanque un grand coup dans le menton du porte-flingue, lui brisant la nuque. Puis elle déchire la gorge d’Igor d’un grand coup d’ongle, et elle avance sur l’Ermite. Celui est resté calmement attablé. Il s’adresse à Europe en lui disant que si elle le voulait mort, il le serait déjà. Il se rend, elle peut appeler la police. Il plaisante : veut-elle de la monnaie pour le téléphone ? Ermite répond qu’ils sont déjà en route. Le commissaire apprend à Europe que la police a coffré une des équipes de l’Ermite au cirque de l’Est, et qu’ils ont raconté une histoire bizarre : Odin le savant se cachait au cirque dans la peau d’un dompteur.
Une couverture composite mettant en avant les deux personnages principaux, le professeur Odin et Europe, l’un avec un pistolet à la main, l’autre peut-être dépourvue de vêtement, un groupe de gugusses patibulaires, et des bâtiments d’inspiration Europe de l’est. Le lecteur peut penser à un une série richement peuplée, intitulée La ville des mauvais rêves, dont le premier tome serait Urani. Le récit est découpé en quatorze chapitres plus un interlude, de longueur variable entre deux et quatre pages. Le lecteur peut noter des différences graphiques entre des chapitres : les contours un peu plus arrondis à la fois des formes et des aplats de noir pour David B., le trait plus rugueux et nerveux de Joann Sfar donnant l’impression d’aplats de noir déchiquetés. S’il y éprouve de l’intérêt, il peut ainsi attribuer tel chapitre à tel créateur et tel autre au second. Il se dit que chaque auteur a réalisé l’ensemble de ses chapitres : dessins et scénario. Il remarque également une différence de traitement dans la mise en couleurs : Brigitte Findakly utilise plus volontiers des teintes vives avec de très forts contrastes, Delphine Chedru développe une palette de couleurs plus proches entre elles. Dans un premier temps, il apparaît que chaque auteur met en scène un personnage principalement : le professeur Odin pour David B., et Europe pour Joann Sfar, les personnages secondaires comme Le Tigre et l’Ermite pouvant passer d’un fil narratif à l’autre.
Tout commence avec un professeur inventeur de génie qui fuit un cirque dans une ville de l’Europe de l’Est, sans date précise. L’interlude présente la ville d’Urani : Capitale d’un pays des confins de l’Europe, pris entre les empires allemand et russe, impliqué dans toutes les guerres du passé. La présentation continue : Depuis que le pays a adhéré à la Communauté européenne et à l’Otan, Urani a pris une importance stratégique, la population de la ville est à dominante balte, mais il y a également beaucoup de Slaves et de Scandinaves, son port sur la baltique connaît un regain d’activités. Les auteurs évoquent ses bas-fonds, la présence d’organisations criminelles du monde entier, de nombreux services de renseignements, les souterrains qui se déroulent à infini comme les entrailles d’un organisme, et le fait que c’est la seule capitale au monde à avoir un cimetière comme centre-ville : il paraît que cela a une influence sur la mentalité de ses habitants, les mauvais rêves y seraient plus fréquents qu’ailleurs. Le lecteur se dit que les scénaristes ont conçu un cadre permettant de développer toute une série, la ville assurant le rôle de personnage récurrent. Pour autant, il s’agit d’un album contenant une histoire complète pour elle-même, sans suite. Au vu des éléments de genre de ce récit et de l’ambiance entre thriller policier et onirisme mythologique, le lecteur peut le rapprocher d’un hommage ultérieur de David B. : Nick Carter et André Breton - Une enquête surréaliste (2019).
Cette bande dessinée raconte une histoire au premier degré : un inventeur de génie qui a conçu et construit un robot humanoïde, destiné à devenir le premier d’une armée de supersoldats, et qui a décidé de disparaître lorsqu’il a compris l’usage qui en serait fait. Plusieurs groupes d’intérêts différents sont à sa poursuite pour le convaincre ou le contraindre à travailler pour eux. En parallèle, Europe, son invention, sa créature, est à sa recherche de manière indirecte. S’il s’attache à cette intrigue, le lecteur risque de rester sur sa faim car sa résolution semble être mise de côté : il se demande si les deux scénaristes ont travaillé en construisant une idée de départ, un principe pour la dynamique du récit, puis ont écrit sous une forme itérative, chacun écrivant son chapitre après avoir lu le précédent, sans plan d’ensemble préalable, en recourant pour partie à une forme d’écriture automatique déclenchée par la partie précédente et canalisée dans une forme narrative d’aventure. Il s’en trouve d’autant plus impressionné que la sensibilité narrative des deux auteurs s’avère très proche, en phase, que ce soit pour le mélange de polar et d’onirisme, ou pour la narration visuelle. À l’évidence, ils se sont coordonnés sur l’apparence des personnages qui passent d’un fil narratif à l’autre, pour les deux personnages principaux, pour l’Ermite, un peu moins pour le Gitan. La ville d’Urani dégage la même sensibilité sous le crayon de l’un comme l’autre, une belle cohérence sophistiquée, conservant des caractéristiques propres à l’un et à l’autre.
Le lecteur se laisse emporter par la dynamique de la fuite en avant pour Odin, et de l’enquête pour Europe. Il apprécie cet équilibre très complexe des dessins, entre naïveté et représentations crues. Cela permet de laisser planer le doute sur la nature réelle du Tigre : vraisemblablement pas un être humain au vu de son anatomie, mais un tigre anthropomorphe, ce qui est cohérent avec la présence d’autres individus aux caractéristiques chimériques. D’ailleurs, il y a en douze autres de représentés sur la deuxième de couverture et la page en vis-à-vis. Urani semble associer des spécificités de ville de la partie Est de l’Europe centrale et des éléments romanesques tels que des repères secrets souterrains. Le récit s’apparente ainsi à un conte : une réalité fantasmagorique, peuplée d’individus chimériques, entre métaphores et allégories. Les auteurs font également des références mythologiques : le nom du professeur Odin et celui-ci explique d’ailleurs qu’il a sacrifié un œil pour acquérir la connaissance, ou encore le thème du créateur et de sa créature comme le monstre de Frankenstein. Ils jouent aussi bien avec une spécificité du pénis du tigre, qu’avec la licence artistique des contes (cette école pour filles dans les bois). Cela donne un récit très riche, déconcertant par ses rapprochements inattendus et ses éléments parfois superflus à l’intrigue, une saveur classique de conte, des situations adultes, le tout propice aussi bien à des instants poétiques, qu’à des prises de conscience métaphysiques.
Une bande dessinée particulière, associant le talent de deux créateurs singuliers : le tout s’avère être au moins égal à la somme des parties. Le lecteur plonge dans un récit entre policier et fantastique, teinté d’onirisme, la narration visuelle portant chacune de ces composantes de manière harmonieuse. Une aventure associant une trame à l’apparence cartésienne à des événements pouvant s’avérer arbitraires, surnaturels ou parfaitement logiques. Une aventure singulière.
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