Mince… On n’a pas eu le temps de faire avec le manteau.
Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2007. Il a été réalisé par Stéphane Levallois pour le scénario, les dessins, les lavis de gris. Il comprend cent-cinquante-sept pages de bandes dessinées. Il comporte une deuxième partie intitulée 2ème étage gauche, de seize pages, constituée d’illustrations en pleine page, des êtres humains portant un masque intégral, évoquant de plus ou moins loin un masque à gaz.
Dans un petit deux-pièces d’un immeuble parisien, Stéphane est assis sur tabouret, le crayon à papier à la main. Il s’adresse à son manteau qui posé en position assise sur le fauteuil en face de lui, et il lui déclare que ce sera ce manteau qui sera la vedette de l’histoire. Un peu plus tard, il se rend, vêtu de ce manteau, chez Florence, une copine. Elle le fait enter et lui propose d’aller dans sa chambre. Elle explique que sa mère n’est pas là, que sa sœur est partie avec sa copine, et que son père est dépourvu de tout courage. C’est un minable, il n’a rien dans le ventre. Elle continue : sa sœur est lesbienne. Stéphane a sorti son camescope de son étui et il indique à son amie qu’il est prêt. Elle ouvre sa robe et dévoile sa nudité. Il s’exclame qu’elle n’est pas grosse du tout. Elle demande si elle doit passer le manteau et il répond par l’affirmative. Il explique qu’il demandera aux autres modèles de faire de même : le manteau donnera une unité à l’exposition. Elle le passe, puis s’assoit sur le bord du lit et regarde la caméra comme il lui demande. Elle le regarde, les jambes serrées, et les mains posées sur les genoux.
Plus tard, Stéphane se rend dans la galerie Atome qui a promis d’exposer ses œuvres et il est reçu par la galeriste. Elle l’appelle Mon chou, et lui confirme que ce sera une exposition personnelle, rien que pour lui, seul. Elle continue : Francis et elle en ont discuté. Dans un mois et demi, à la fin de celle de Declerc. Elle explique qu’il pourrait y avoir trois grandes pièces, pas plus, une trentaine de pièces à exposer, des nus de femmes, des petits formats pour que l’on puisse les vendre. Et elle lui donne son congé en lui demandant d’aller leur faire des choses magnifiques. Un autre artiste arrive et elle l’appelle également mon chou. Une fois dehors, Stéphane se demande comment il va faire, car il n’a pas les moyens de se payer des modèles professionnels. Il trouve la solution : demander à ses amies de poser nues. Plus tard, il appelle son père et il lui dit que son travail va bénéficier d’une exposition, le vernissage devrait avoir lieu début septembre à la galerie Atome, elle durerait un mois environ. Son père l’informe que Monette ne va pas très bien : elle a maintenant quatre-vingt-huit ans, et elle s’ennuie. Elle est à l’hospice en banlieue, il est possible de s’y rendre par le train. Bien qu’il trouve ça loin, le fils promet d’aller lui rendre visite. Il faudra qu’il trouve le temps quand il sera moins débordé. Plus tard, il se rend chez son deuxième modèle : Florence.
La moitié inférieure d’une femme nue dans la partie gauche de la couverture et la possibilité qu’il s’agisse du dernier modèle de l’artiste. Le début du récit permet de rapidement comprendre la situation : Stéphane est un jeune artiste qui doit réaliser une commande pour remplir la commande d’une exposition de ses œuvres. Il va rencontrer plusieurs de ses amies qui vont accepter de poser nues pour lui, avec le même manteau, alors qu’il les filme, pour pouvoir décider dans son appartement de la posture dans laquelle il les représentera. C’est ainsi qu’il se rend chez Florence, Cécile et Solène, les deux premières habitant chez leurs parents. Sa petite amie Élise accepte également de poser pour lui. Et l’exposition a bien lieu, ses parents faisant le déplacement pour le voir. Les caractéristiques visuelles des cases de l’artiste sont identiques à celle de la couverture qui est d’ailleurs une image en pleine page, extraite de la page vingt-six. Le dessinateur utilise un trait de contour fin, comme un peu tremblé ou hésitant, peut-être avec le crayon à papier qu’il tient à la main dans la première planche. Il nourrit ces contours assez aérés avec des lavis de gris pour apporter des reliefs, parfois souligner une texture ou un ombrage. Il ajuste le nombre de cases par page au moment raconté, parfois avec deux ou trois cases pour une page, parfois plus. Il n’accorde pas une grande importance à la représentation des décors, parfois quelques traits pour un angle de mur, parfois absents.
Le lecteur constate rapidement qu’il s’agit d’une bande dessinée qui se lit à un rythme rapide. La première séance de pose débute en page six et Florence se dénude en page huit, dans un dessin en pleine page. Le lecteur constate que cela n’a rien de sexuel. Stéphane n’indique pas combien de refus il a essuyé, ni même s’il y en a eu un seul. Les séances de pose vont de soi : l’artiste arrive sur place, et la jeune femme se déshabille, ne portant déjà plus aucun vêtement. Elles n’exposent par leur motivation. La séance se déroule avec prise de vue par un caméscope qui permettra à Stéphane de trouver l’instant où la pose est la plus parlante, la plus intéressante sur le plan artistique. Les termes et les conditions sont convenus hors champ, hors page du récit. Les paroles échangées sont limitées : quelques propos de circonstances, quelques directives données par l’artiste quant à ce qu’il recherche, ce dont il a besoin pour pouvoir réaliser ses dessins, une réaction ou deux. Une séance interrompue par l’arrivée inopinée de la mère du modèle, une fatigue à la fin d’une séance. Le lecteur en déduit que ces moments sont dépourvus de toute tension sexuelle, de toute forme de séduction. Aucune ambiguïté, aucune tentation, un consentement explicite, une forme d’activité de nature purement professionnelle pour lui, et d’aide apportée à un ami pour elles.
Les séances de pose occupent dix-sept pages de la bande dessinée, le visionnage des prises de vue deux pages, et, pour être complet, Stéphane a une relation sexuelle avec Élise pendant quatre pages, sans rapport avec une séance de pose. Le reste de l’ouvrage, c’est-à-dire sa majeure partie, est consacré au quotidien banal de Stéphane : se rendre chez ses amies, se rendre à la galerie Atome, réaliser les dessins qui seront exposés, discuter avec sa copine, se rendre à l’hospice pour aller voir Monette, se rendre chez ses parents en banlieue, et bien sûr participer au vernissage de son exposition. La narration visuelle présente une grande facilité de lecture. La bande dessinée comprend quarante-cinq pages muettes, et vingt-cinq dessins en pleine page. Les dessins appartiennent à un registre descriptif et réaliste, avec un rendu éloigné de la représentation photographique du fait de la grande simplification des traits, de la fluctuation entre des formes uniquement détourées, c’est-à-dire du noir & blanc, et des formes rehaussées par les lavis de gris. Les caractéristiques de la représentation, les cadrages, le choix de ce qui est montré rendent compte du regard subjectif de l’auteur, de ce sur quoi se porte son attention, les êtres humains, leur posture et certains éléments de son environnement.
Pour autant, il se passe bien d’autres choses. En y repensant après coup, le lecteur se souvient de moments et de visions aussi disparates que : une grande affiche publicitaire pour l’Amer Picon, l’enseigne d’un Leader Price, la tête d’un cheval, une silhouette en train de courir évoquant Giacometti, un robinet de baignoire qui fuit, un petit carton au contenu mystérieux posé dans une immense pièce entièrement vide, un jardin à la française, une bibliothèque en verre (en pleine page), un exercice d’équilibre de yoga sur une seule jambe, le cadavre d’un petit oiseau dans la cuvette des WC, une main tenant un pistolet pointé à bout portant sur Stéphane, et un masque à gaz. En y repensant, les brefs échanges avec les modèles suffisent pour leur insuffler une personnalité, avec des réactions différentes qui s’ajoutent à l’absence de toute ambiguïté relationnelle. L’artiste apprend incidemment la réaction de deux modèles à l’exposition ce qui confirme qu’il s’agit d’êtres humains à la vie indépendante et autonome. D’ailleurs, le lecteur prend conscience que les situations qui lui sont présentées sont des moments choisis et triés à dessein, pour former un récit.
Certainement, l’histoire s’apparente à une autofiction de la part de l’auteur, un regard jeté en arrière sur cette période de sa vie et sur ce projet. Le lecteur comprend qu’il découvre les souvenirs que Stéphane en a gardés, associés à une portion de son état d’esprit. Il évoque avec naturel ce projet artistique qui sort de l’ordinaire pour le commun des mortels, ainsi que sa relation avec Simone Frossard, surnommée Monette, et il y a cet élément fantastique qu’est un individu fantomatique portant un masque à gaz. En fonction des scènes et en fonction de sa sensibilité, le lecteur peut y voir un autre indistinct et silencieux, une présence de l’altérité, d’un être humain totalement étranger au projet de Stéphane, à sa vie d’artiste à ses aspirations et à ses ambitions, dont les traits du visage sont masqués. À la fois cela le rend anonyme et cela masque ses émotions, l’artiste se retrouvant en présence d’une personne sans réaction, totalement étrangère à son art, et possiblement totalement insensible également. Il peut aussi bien s’agir d’une métaphore sur le gouffre qui sépare l’artiste des personnes qui ne possèdent pas ce don, que la réalité diffuse de la masse chez laquelle son art ne suscite aucune réaction. Le lecteur peut également y voir une partie de la conscience de l’artiste qui n’est pas impliquée dans son activité, qui la considère avec détachement, avec recul sans être touché ou affecté, autrement que sur le plan matériel.
Le dernier modèle : la promesse de participer à des séances de pose de nu, et aussi de vivre un moment déterminant dans la pratique artistique du personnage qui ne recourra plus à des modèles vivants (puisqu’il s’agit du dernier). La narration visuelle très personnelle séduit rapidement le lecteur par son accessibilité, sa facilité de lecture, et sa façon de montrer les personnes, leurs activités et les lieux. Le récit tient la promesse implicite de la couverture, tout en évoquant une phase très personnelle de la vie de l’auteur, son rapport à son activité artistique, son incidence sur ses amies et ses parents, sur Monette qui l’apprécie pour lui-même détaché de sa pratique artistique. Une réflexion tout en sous-entendu sur les relations de l’artiste avec les personnes de son entourage. Déconcertant.
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