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lundi 17 mars 2025

Les travailleurs de la mer

Cet effarement dura peu.


Ce tome correspond à une adaptation du roman de Victor Hugo (1802-1885), du même nom, publié en 1866. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Michel Durand pour l’adaptation et les dessins. Il s’agit d’une bande dessinée en noir & blanc. Il comprend cent-quarante-neuf pages de bande dessinée.


À l’extrémité de la banque du Bû de la rue, il y avait une grande roche que l’on appelait la Corne de la bête. La curiosité de ce rocher, c’était du côté de la mer, une sorte de chaise naturelle creusée par la vague et polie par la pluie. Cette chaise était traître. On y était insensiblement amené par la beauté de la vue. Rien de plus simple que de s’oublier dans ce fauteuil. On contemplait la mer et c’était une volupté que de fermer les yeux. Tout à coup la marée avait grossi. Peu à peu, on était perdu. La chaise Gild-Holm-‘Ur ou Qui dort meurt était la voisine du Bû de la rue. Gilliatt venait souvent là et s’y asseyait. Méditait-il ? Non, il songeait. Le matin de cette Christmas, la route qui longe la mer de Saint Pierre-Port au Valle était toute blanche. Vers neuf heures, le chemin était à peu près désert. Il n’y avait que deux passants, un homme et une femme. Ces deux passants n’avaient visiblement aucun lien entre eux. L’homme, jeune encore, semblait quelque chose comme un ouvrier ou un matelot. La passante dans sa tenue d’église allait devant elle avec une vivacité libre et légère et à cette marche on devinait une jeune fille. L’homme, quand elle se retourna pour la seconde fois, reconnut Déruchette, une ravissante fille du pays. Son regard tomba machinalement sur l’endroit où la jeune fille s’était arrêtée. Il lut ce mot tracé par elle dans la neige : Gilliatt. Ce mot épelait son nom : il s’appelait Gilliatt.



Gilliatt habitait la paroisse de Saint-Sampson. Il n’y était pas aimé. Il y avait des raisons pour cela. D’abord il avait pour logis une maison visionnée. Elle se nommait le Bû de la rue. Anciennement, le diable y venait la nuit. La maison qu’habitait Gilliatt avait été visionnée et ne l’était plus. Elle n’en était que plus suspecte. Personne n’ignore que lorsqu’un sorcier s’installe dans un logis hanté, le diable juge le logement suffisamment tenu, et fait au sorcier la politesse de ne plus y venir… Rien n’est moins rare qu’un sorcier à Guernesey. Ils ont des pratiques criminelles… Ils font bouillir de l’or, ils regardent de travers les bestiaux des gens. L’un d’eux, un jour, en mars 1819, a constaté dans l’eau d’un malade sept diables. Ils sont redoutés et redoutables. Quelques sorciers sont complaisants, et pour deux ou trois guinées, ils vous prennent vos maladies. Alors ils se roulent sur leur lit en poussant des cris. Pendant qu’ils se tordent, vous dites : Tiens, je n’ai plus rien. Gilliatt, nous l’avons dit, n’était pas aimé dans la paroisse. Rien de plus naturel que cette antipathie, les motifs abondaient. Il avait un faible pour les oiseaux. C’est un signe auquel on reconnaît généralement les magiciens. Il achetait tous les oiseaux qu’on lui apportait et les mettait en liberté. Une petite fille avait des poux. Il avait frotté l’enfant avec un onguent et Gilliatt lui avait ôté ses poux, ce qui prouve que Gilliatt les lui avait donnés…


Il faut oser… L’auteur se lance dans l’adaptation d’une œuvre hugolienne, l’écrivain surnommé l’Homme siècle, poète, dramaturge, écrivain, romancier et dessinateur romantique, également personnalité politique et intellectuel engagé. Il faut donc une bonne dose de courage ou d’inconscience pour adapter un tel créateur, pour donner sa version d’un classique qui peut être considéré comme intouchable. À l’évidence, l’adaptateur va respecter l’intrigue du récit, et il apparaît dès les premières pages que l’implication de Michel Durand se place au plus haut niveau possible. Le lecteur peut retrouver des morceaux du texte de Hugo, tout en évitant les copier-coller de gros pavés de texte. Quelques pages, peu nombreuses, peuvent s’apparenter à des illustrations du texte original réparti en plusieurs petits cartouches. 90% de l’ouvrage relève bien de la bande dessinée : des cases majoritairement dépourvues de bordure, des actions racontées sur plusieurs cases contigües, régulièrement des phylactères, une véritable narration en art séquentiel. Dès les premières pages, le lecteur est frappé par les caractéristiques apparentes des dessins : évoquant des gravures de Gustave Doré, des illustrations, des influences de Bernie Wrightson (1948-2017) pour son adaptation de Frankenstein (1983), ou encore certaines planches d’Andreas (Martens). L’artiste a indiqué s’être inspiré de Franklin Booth (1874-1948), pour la technique.



Le lecteur tombe vite sous le charme des traits encrés : fins, solides, souples. L’artiste use avec finesse des variations d’épaisseur de traits pour donner plus de consistance, plus de force à certains éléments comme la roche ou les vagues. Il met en œuvre de fines hachures pour donner corps à chaque élément, sans avoir à tracer de traits de contour. Il met en œuvre avec parcimonie des effets d’espaces négatifs, d’effacement de certaines parties dans des cases. Il joue avec les textures, jusqu’à des effets conceptuels où le dessin peut allier une approche descriptive et un effet conceptuel, nécessitant d’avoir à l’esprit le contexte apporté par les cases précédentes pour disposer d’une certitude sur ce qui est représenté, par exemple lors de forts mouvements de houle ou de tempête. Le lecteur remarque également que la sensation d’uniformité n’est que de surface. L’artiste conçoit chaque découpage de planche en fonction du moment et du contexte. Il utilise des cases en insert sur une illustration en pleine page, des cases avec bordure comme collées sur une plus grande case sans bordure, des jeux avec des traits horizontaux figurant d’abord l’horizon puis un découpage de cases en bande plus bas, des formes pouvant passer d’une case à l’autre par-dessus les gouttière (par exemple des poissons), des onomatopées et des bruitages se déroulant en volute, des personnages sur fond blanc virginal, des conceptions de page à l’échelle des deux pages en vis-à-vis, des notes de musique s’échappant d’une case pour s’élever au-dessus de sa bordure supérieure, des textures densifiées par exemple sur la peau humaine, une carte sommaire, des végétaux poussant sur deux illustrations distinctes, des cases de la largeur de la page, le rendu de la mer qui peut passer d’un blanc immaculé (pour une mer étale), à des zones fortement hachurées (pour une mer démontée), des cases dépourvues de mot, des dessins en pleine page ou en double page, etc.


Le lecteur ressent les effets de la forte personnalité de la narration visuelle. Pour commencer, il voit que cette adaptation s’inscrit dans une démarche de rendre hommage à l’œuvre originale et de transmettre les visions qu’elle a générées dans l’esprit du lecteur qui est devenu l’auteur de cette bande dessinée. Régulièrement, le lecteur éprouve la sensation de lire le roman de Victor Hugo avec les yeux de Michel Durand. Chaque œuvre se transforme en quelque chose de chaque fois différent en fonction de la personne qui la lit, de son vécu, de sa culture, de son âge, de ses origines sociales, de l’époque à laquelle il l’a lue. Le bédéiste déploie tout son talent pour restituer comment il a reçu ce livre. Bien sûr, il respecte l’intrigue : cet homme aux valeurs morales inflexibles qu’est Gilliatt, l’armateur entretenant un rapport affectif avec son navire à moteur (Mess Lethierrey et la Durande), ce jeune révérend anglican Joe Ebenezer Caudray qui a l’avenir devant lui. L’adaptateur ne les restitue pas exactement comme les écrit le romancier : il en donne plus son ressenti que son interprétation. Par exemple, Déruchette reste une créature pure et attentionnée, sans jugement de valeur ou d’explication sur ce qui la conduite à écrire le nom de Gilliatt dans la neige, ou sur son comportement général, autre d’une vision romanesque traditionnelle. D’un côté, le lecteur peut estimer que cette adaptation édulcore les personnages, leur fait perdre de leur épaisseur ; de l’autre côté, il retrouve bien ou il découvre Gilliatt, Déruchette Mess Lethierry, Sieur Clubin, Rentaine, Joe Ebenezer Caudray, et la Durande, dont l’esprit est respecté, sans trahison.



Le lecteur commence par s‘immerger dans ces dessins à la forte personnalité, décrivant un environnement singulier, allant de très belles compositions florales, au milieu hostile de la mer, de beaux ciels paisibles, à des tempêtes, d’une ville accueillante et protectrice à des milieux sauvages où la présence de l’homme semble incongrue. L’adaptateur donne à voir Guernesey sous forme d’une reconstitution, avec un investissement affectif, différent de celui de Victor Hugo, mais pas moins sincère et intense, un bel hommage également. Il met en scène des personnages disposant chacun de leur personnalité propre, de leurs motivations propres, la cupidité sans foi ni loi de certains, trouvant son contrepoint dans l’innocence et la joie de vivre d’autres. Gilliatt conserve sa place centrale dans le récit. Le lecteur voit se dessiner son portrait dans des moments intenses, correspondant à ceux du roman, en particulier dans le sauvetage de la machine de la Durande, dans le combat sous-marin, dans l’observation enamourée et furtive de Déruchette. Il ne peut pas s’empêcher d’admirer le personnage pour sa rectitude morale, pour son courage, pour sa force et sa dureté à la tâche, et en même temps de porter un jugement sur son comportement, entre incompréhension et consternation. En fonction de ses inclinations, il se retrouve ballotté de l’indignation contre cette forme de destin implacable, et de compréhension devant cet individu qui accepte sa nature profonde en harmonie avec le milieu dans lequel il vit, l’île de Guernesey.


Adapter Victor Hugo : une gageure ? Bien sûr, car personne ne peut écrire comme lui. Il apparaît immédiatement que la démarche et l’intention de l’auteur relève de l’hommage, d’une forme de témoignage de gratitude envers cette œuvre, en faisant preuve d’un investissement total, en respectant l’esprit de l’œuvre originale, et en partageant son ressenti ses émotions à sa lecture, avec générosité, au travers d’une narration visuelle solide, riche et superbe.



2 commentaires:

  1. J'ai feuilleté cet album en librairie récemment. C'est un de ceux qui m'a le plus impressionné au survol.
    Gustave Doré, Bernie Wrightson, Andreas : En revoyant les scans que tu as choisis, je trouve que tes comparaisons sont parfaites. Le dessin évoque d'ailleurs ces trois artistes à égalité, et c'est déjà un postulat très impressionnant !

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    1. Merci pour ce retour. Dans une interview, Michel Durand cite explicitement Franklin Booth (1874-1948), que je ne connaissais pas.

      Avec le recul, il m'a manqué d'avoir lu le roman de Victor Hugo pour pouvoir pleinement apprécier le travail d'adaptation.

      Hasard du calendrier, quelques jours après ma lecture, je suis allé voir le spectacle de Fabrice Luchini sur Victor Hugo.

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