Trop n’est jamais assez
Ce tome fait suite à Requiem - Tome 10: Bain de sang (2011) qu’il faut avoir lu avant. Il faut avoir commencé par le premier tome pour comprendre l’intrigue. Sa première édition date de 2012. Il a été réalisé par Pat Mills pour le scénario, et par Olivier Ledroit pour les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-sept pages de bande dessinée. Il se termine avec dossier de cinq pages, intitulé Les arcanes du Hellfire Club, comprenant des esquisses des recherches préparatoires, des dessins inédits (dont un magnifique portrait en pied de Ruthra, deux pages de bestiaire avec les entrées sur le Squat et sur le Rampeur.
En 1816, dans la villa Diodati située au bord du lac de Genève en Suisse, George Gordon Byron présente un flacon contenant la goutte noire, celle dont Coleridge jure qu’elle ouvre les portes mêmes de l’enfer. Devant lui, se trouvent Mary Shelley et son époux Percy Shelley, le docteur John Polidori et Claire Clairmont. Percy estime que le breuvage les assistera idéalement dans l’élaboration de leurs histoires de fantômes. John prévoit qu’ils observeront les créatures de la scène fantasmagorique comme jamais auparavant. Lord Byron reprend la parole : Mais Coleridge l’a avisé d’une règle occulte concernant de telles entités. Lorsqu’on s’intéresse à elles, elles peuvent s’intéresser à ceux qui les observent. Il demande qui parmi leur ligue de pécheurs sera le premier à explorer les mystères de l’opium noir. Mary se porte volontaire, elle a hâte de découvrir les secrets du royaume des morts. Son mari ajoute : La mort est le voile que les vivants appellent la vie : qu’elle dorme et il sera levé.
Mary Shelley s’allonge et boit un verre de l’opium noir : une porte s’ouvre vers un autre monde. Elle a des visions d’un étudiant blême, de la chose qu’il a créé, le fantasme hideux d’un homme qui se lève, ses yeux qui s’ouvrent et qui la fixent. Toujours en songe, elle sort du laboratoire et poursuit son voyage au royaume des morts. Elle est attaquée par un vampyre, qui mord le cou de sa servante. Percy Shelley entre dans la pièce et tire sur Requiem qui retourne dans les enfers dont il a jailli. Puis le petit groupe d’amis maîtrise la servante, et Percy lui enfonce un pieu dans le cœur. Sur Résurrection, Requiem s’apprête à remonter sur son destrier, alors que Léah s’approche de lui. Il explique qu’il part rejoindre Rebecca, et elle lui ordonne de la lourder. Comme il refuse, elle estime qu’il n’y a qu’une seule solution, qu’elle le tue : le duel s’engage. Elle fait couler le premier sang, mais une tempête des limbes se déchaîne soudainement, emportant les deux combattants et les séparant. Dans ces tourbillons, flottent également Igor le kobold et Le dictionnaire du Diable. Ce dernier jubile d’être enfin libre et il indique à son compagnon qu’il faut retrouver le maître. Le dictionnaire sait tout ce qui se passera et s’est passé sur Résurrection. Et il sait que le sort de Requiem va bientôt être singulièrement affecté à jamais. Selon ses dossiers, il veut retrouver Rebecca. Mais s’il le fait, ça va littéralement être l’enfer.
Le lecteur assidu s’est mentalement préparé à une nouvelle aventure aussi intense que dense. Il découvre une scène d’ouverture se déroulant comme d’habitude dans le passé. Les auteurs ont choisi un moment hautement symbolique de l’histoire de la littérature anglaise. Lors de ce séjour à la villa Diodati, se trouvent réunis : Lord George Gordon Byron (1788-1824) l’un des plus grands poètes romantiques britanniques, Mary Shelley (1797-1851) autrice de Frankenstein ou le Prométhée moderne, Percy Bysshe Shelley (1792-1822) l'un des plus grands poètes romantiques anglais, John Polidori (1795-1821) écrivain italo-anglais auteur de la nouvelle Le Vampire (The Vampyre), Clara Mary Jane Clairmont (1798-1879, Claire Clairmont) belle-sœur de Mary Shelley. L’artiste leur donne une apparence romantique usant de licence poétique, en particulier les cheveux bonds de Mary, ses grands yeux bleus, le regard magnétique et intense de Lord Byron ainsi que son front haut, l’allure très romantique de Percy Shelley, ce qui se marie à la perfection avec les visions que Mary a de Résurrection, la sauvagerie gothique de Requiem et le sang autour de sa bouche, la machinerie démesurée du géant mécanique, les brumes du lac Léman. Cette séquence rappelle qu’il se produit des points jonction entre la Terre et Résurrection selon des règles imprévisibles du fait de l’écoulement du temps à l’envers dans le monde de Requiem. Pour le reste, le lecteur relève le rapprochement entre la créature de Frankenstein et Deucalion.
Au fil des dix premiers tomes, les auteurs ont développé un monde d’une richesse extraordinaire. Le lecteur le ressent avec les différentes scènes et les nombreux personnages : après la villa Diodati, Requiem (avec sa double personnalité d’Heinrich Augsbug au présent, de Thurim par le passé) et Léah / Leah Hirsig (Aiwass, la reine des âmes mortes), puis le retour d’Igor et du dictionnaire du Diable dans la tempête des Limbes (beau deus ex machina), Dame Vaudou et Dame Vénus devant la porte de la salle du trésor, l’Archi-hiérophante qui rend visite au docteur Dippel pour constater l’avancement de la construction d’une créature d’une intelligence suprême quoique maléfique (l’occasion d’un jeu de mots : Un franc Einstein) et de son assistant Vermicelli, Rebecca et Dragon avec Tengu, Black Sabbat (la Bête, Aleister Crowley) et les métalleux (avec une remarque sur le fait qu’il n’ait pas reçu ses droits d’auteur), Dracula et son attaque sur Nolava, Ruthra et Nilrem, et enfin les retrouvailles entre Requiem et sa bien-aimée. Pffffui ! Un tome bien dense comme Pat Mills aime à les écrire, avec zéro rappel des événements précédents, zéro rappel sur les lieux ou les différentes races, et des séquence présentées comme des tableaux en deux ou quatre pages, sans transition de l’un à l’autre. Cela peut nécessiter un temps d’adaptation de la part du lecteur pour retrouver le bon rythme en phase avec ces caractéristiques narratives.
Évidemment, Olivier Ledroit est impérial, une classe d’artiste à lui tout seul. Il allie avec maestria une démarche de narration séquentielle et des visuels spectaculaires qui en mettent plein la vue. Il se montre en phase avec les idiosyncrasies de la narration de Pat Mills. Évidemment, le lecteur attend avec gourmandise les moments les plus énormes : la villa Diodati sur le bord du lac, avec les montagnes enneigées en arrière-plan et les éclairs qui se déchaînent (mise en scène de l’effroyable été 1816, une année sans été du fait de sévères perturbations du climat), sur la page en vis-à-vis le monstrueux corps cybernétique de Deucalion (nom du fils du Titan Prométhée et de Pronoia, provoquant une réminiscence du RanXerox de Tamburini & Liberatore), la vision de la porte de Brandebourg à Berlin dans des fumerolles rouge sang avec des motifs cabalistiques en discrète surimpression, les gardiens titanesques de la porte de la salle du trésor, la comtesse Bathory déchaînée déchiquetant moult loups des cieux, le palais de marbre rouge veiné de bleu de Black Sabbat, Ruthra en pleine majesté, le même roi s’élançant contre Dracula dans une double page fracassante. Le lecteur est subjugué par de telles visions magnifiques et terribles, par la force des compositions, la richesse des dessins, l’expressivité de la mise en couleurs, une jouissance intense.
Dans le même temps, cette démesure visuelle s’intègre à la narration en dessins qui elle aussi s’avère formidable. Le face à face de Percy Shelley et Requiem et la réaction de la servante comprenant qu’un pieu est enfoncé dans son cœur, le duel parfaitement chorégraphié entre Léah et Requiem, l’extermination de Dame Vaudou par les deux gardiens gigantesques, la mise en branle de Deucalion et ses deux premiers morts (avec du sang qui gicle), le changement d’état d’esprit progressif de Rebecca lors qu’elle décide de ne plus se conformer au rôle de victime, l’attaque aérienne contre Nolava (Avalon à l’envers), le changement d’état d’esprit progressif de Requiem face à Rebecca… L’artiste maintient son niveau d’exigence pour chaque composante des dessins, de la structure des pages, des plans de prise de vue, aussi bien pour le niveau de détails des tenues vestimentaires et des décors, que pour les armes, les confrontations verbales ou physiques, les ambiances par les couleurs, ou encore les touches d’humour. La narration dans son ensemble donne dans l’exagération systématique, et les créateurs le font sciemment et ils en jouent. Mary Shelley en délicieuse et fragile femme blonde et pure, Léah et son arme à quatre lames effilées courbes et ondulantes, Dame Vaudou et la poupée vaudou de Dame Vénus, le docteur Dippel et son strabisme divergent marqué ainsi qu’une partie de son cerveau à l’air libre, Tengu s’élançant droit sur le lecteur tirant sa langue bifide, la Bête inscrivant un autographe teintée d‘humour noir sur le bas du dos d’une métalleuse (À détruire après usage, l’emplacement faisant comprendre qu’il s’agit de son anus), Nilrem réduit à l’état d’œuf avec un chapeau, etc.
En ce qui concerne l’humour, Pat Mills n’est pas en reste, dans un registre noir, mordant et sarcastique. Il y a Dame Vénus qui s’exprime de manière normale et intelligible plutôt que par circonvolutions politiquement correctes pour s’assurer d’être comprise par Dame Vaudou, la Bête qui confie une quête aux métalleux (ramener les reliques rock de Résurrection) ce qui donne lieu à des commentaires taquins sur le faux Metal, et Dracula qui explique le caractère saint très relatif de l’eau bénite. À cette occasion, le scénariste exprime toute sa haine contre l’hypocrisie institutionnelle de l’Église : les crimes des papes Borgia, les millions d’indigènes américains tués au nom du Christ, l’inquisition espagnole, les camps de concentration catholiques croates de la seconde guerre mondiale, au vingtième siècle les abus d’enfants des prêtres et les dissimulations subséquentes du Vatican. Le nombre d’ecclésiastiques impliqués signifiant que l’eau bénite est en réalité hautement toxique. De ce point de vue, la scène d’introduction prend tout son sens : une dénonciation de la culture impérialiste britannique, point de vue renforcé par la longue tirade de Ruthra (Arthur), jouant de l’avarice des Premiers Ministres, les alléchant par les immenses fortunes à tirer de l’Inde, de l’Afrique ou de l’Arabie. Leur rappelant que toujours, Trop n’est pas assez. Il cite plusieurs militaires pour des consignes d’extermination : On ne traite avec les indigènes de toute classe que par le terrorisme, que cela vous plaise ou non. La plupart des accidents concernent la police, étant donné qu’écraser un arabe ici est comme écraser un chien en Angleterre, sauf que l’on ne fait pas de rapport. Étant de chair et de sang, même les solides Anglo-saxons ne peuvent tuer de l’aube au crépuscule, malgré toute leur vaillance. Il conclut : Le soleil ne se couche jamais sur l’empire britannique, et le sang n’y sèche jamais non plus. L’auteur met également en scène la constance de la nature profonde d’un être humain, évoquant incidemment la maxime anglaise : Un tigre ne change jamais de rayures, ou Un léopard ne peut pas changer ses taches (c’est-à-dire : chassez le naturel il revient au galop). Un constat terrifiant lorsqu’il s’applique à un vampire comme Heinrich Augbsurg. Seul moment d’espoir : Rebecca qui rejette son rôle de victime, tout en s’interrogeant sur les actions de sa vie sur Terre qui ont pu la condamner à Résurrection.
Toujours plus de la même chose, oui car Trop n’est pas assez. Un maëlstrom de bruits et de fureur, de violence et de sauvagerie, de méchanceté et de cruauté. Un récit dantesque et infernal, tant par son intrigue et le comportement de ses personnages, que par la narration visuelle magnifique et terrifiante, démesurée à chaque page, à chaque case. Un festin infernal empoisonné par les pires comportements de la nature humaine, malheureusement bien réels.
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