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jeudi 13 mars 2025

Dixie Road T01

Pas de témoins !


Ce tome est le premier d’une tétralogie qui forme une histoire complète. Son édition originale date de 1997. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Hugues Labiano (la série Black Op, avec Stephen Desberg) pour les dessins, la mise en couleurs ayant été réalisée par Marie-Paule Alluard. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Cette série a fait l’objet d’une intégrale en 2019, avec un avant-propos d’une page, rédigé par le scénariste. Il parle de Dixie Road comme d’une enfant fragile, dans une famille, celui à qui l’on accorde une attention toute particulière. Il écrit que, sans amertume, sans regret, il peut dire qu’il a tout aimé de cette période : le travail, la direction voulue, assumée, l’association avec Labiano et Alluard. Même s’il ne l’a pas relue, il sait que cette œuvre lui parle encore (entre chuchotements et révoltes), rien n’est mort ni figé dans Dixie Road, personne n’a mis genou à terre.


Elle s’appelle Dixie, elle a quatorze ans. La maison blanche, là au bord de la route, c’est son école, avec la route en terre qui passe devant et les poteaux télégraphiques tout du long. Aujourd’hui, Dixie est la dernière à rester en classe, les autres sont parties. Comme tous les autres jours, elle attend sa mère. Parfois elle ne vient pas, alors elle dort chez Mr Hospot, son professeur. Elle l’aime bien, il la laisse tranquille. Et c’est tout ce qu’elle demande aux grandes personnes. Justement, elle parle de lui et le voilà qui s’approche. Il a un air gêné qu’elle ne lui connaît pas. C’est comme ça que tout a commencé : cet air gêné sur le visage de Mr Hospot… Dixie se tient sur la véranda de l’école, et Mr Hospot sort du bâtiment, en lui indiquant qu’il faut qu’il lui parle. Il continue : C’est à propos de Louis, il semble qu’elle le voit régulièrement. Il a remarqué que le jeune homme se tenait de l’autre côté de la route l’autre jour. Il termine en posant une question : Il a dix-sept ans, c’est ça ? Elle rétorque par : Et il est noir ! Et elle lui demande si c’est sa mère qui lui a demandé de lui parler. Mr Hospot estime en tout cas que sa mère aurait dû lui en parler : il y a des règles à respecter, et il ne veut plus voir Louis rôder autour de l’école.



À l’usine Fisherman’s Dream, les ouvriers ont voté à l’unanimité une motion pour la grève. Il n’y a jamais eu autant de voitures devant les bureaux de la compagnie, des hommes en armes en sortent, sans un mot, le visage maigre et dur. Dans l’enceinte, la mère de Dixie a pris la parole, sans même se rendre compte de leur présence. Devant les ouvriers rassemblés elle s’adresse à Duchamp fils, pour exiger une augmentation des tarifs du salaire journalier, de cinquante cents. Le fils du propriétaire explique la conjoncture économique : la récession qui frappe les entreprises aussi durement que les employés, l’absence d’augmentation votée par l’association des patrons. Toutefois il leur propose quinze cents d’augmentation, ce qui provoque l’indignation des ouvriers, exprimées par Ms Jones. Un employé vient le prévenir que les vigiles sont arrivés. Duchamp fils lui ordonne qu’ils s’éloignent immédiatement : il ne veut aucun incident. Les ouvriers sortent et partent sous le regard des vigiles : il n’y a pas d’affrontement ce jour-là.


Après une première séquence qui place le récit dans les États-Unis, l’intervention de Duchamp fils devant les ouvriers fixe le contexte historique : la Grande Dépression, c’est-à-dire la crise économique dite Crise de 29, une phase de récession succédant au krach boursier américain de 1929, générant une forte déflation et une explosion du chômage. Comme souvent, le scénariste ne fixe pas de date exacte dans son récit, ce qui lui donne une marge de manœuvre quant aux faits qu’il va évoquer. S’il est familier de son œuvre, le lecteur s’attend également à ce que l’auteur prenne des libertés avec la véracité historique, si cela sert son intrigue. Ici, l’histoire met en scène des éléments historiques indirectement. Ainsi aucun personnage de prend la parole pour expliquer ce qu’est la Grande Dépression : elle est perceptible au travers de la grève. Le lecteur contemporain voit le racisme à l’œuvre, et voit également qu’il est systémique, plutôt que le fait des convictions d’un individu ou d’un autre. Il perçoit également l’héritage de l’esclavage au travers des ouvriers des plantations des Duchamp, le patriarcat à l’œuvre dans la façon dont certains hommes considèrent Ms Jones, le capitalisme comme forme d’oppression de la majorité par quelques propriétaires, des restes de l’Ouest sauvage dans la milice de l’association des propriétaires, etc.



Dès la première page le lecteur ressent un malaise, et pas seulement parce que Dixie dit : C’est comme ça que tout a commencé. Toutefois, cette phrase annonce que le récit s’inscrit dans le registre du roman noir, et le lecteur s’attend à ce que Dixie soit victime d’une agression. Il n’en est rien. Plus tard, il s’attend à ce qu’elle fugue avec Louis : il n’en est encore rien. Puis il suppose que la dynamique de la série sera les confrontations entre les Jones, la milice de l’association des propriétaires et les forces de l’ordre, et… Et c’est plus compliqué que ça. Et dans le même temps, tout ce qui peut mal tourner tournera mal, mettant en lumière la violence systémique de la société de cette époque dans cet endroit du monde, ainsi que la violence chez chaque être humain. Le dessinateur réalise une narration visuelle en phase avec ce principe. Le lecteur regarde avec inquiétude les vigiles descendre de leur voiture, tous le fusil à la main, il n’en est que plus surpris par l’absence de bavure. Il scrute le regard des ouvriers agricoles afro-américains tout de blanc vêtus pour ce dimanche, se demandant quel degré de révolte peut gronder dans leur esprit. Il ne peut pas réprimer un mouvement de recul lors de la première apparition de Mr Jones, un revolver à la main appuyant sur la gâchette. Il frémit en voyant un costaud à la mine patibulaire en train de manger assis à une table dans une case de la largeur de la page qui semble trop tassée pour contenir sa violence physique (effectivement la poudre parle dès la case suivante occasionnant la mort d’une femme ligotée). Le dessinateur se tient éloigné de toute tentation de rendre la violence esthétique : elle reste sèche, brutale, soudaine et répugnante. Le plus abject est atteint dans une représentation d’un fruit étrange pendant d’un arbre à une dizaine de mètres de distance, un lynchage tel que l’évoque Abel Meeropol (1903-1986) dans la chanson Strange Fruit (1939) rendue célèbre par l’interprétation de Billie Holiday (1915-1959). Le lecteur relève également la mention fait par Dixie elle-même de John Donne (1572-1631), poète du XVIIe siècle.


La narration visuelle plonge le lecteur dès la première page dans cet état vraisemblablement du Sud, avec son large fleuve, ses bateaux à vapeur, sa plantation et ses maisons de type colonial. L’artiste réalise des dessins avec une bonne densité d’informations visuelles, un découpage utilisant régulièrement des cases de la largeur de la page pour un effet panoramique, et des traits de visage un peu marqués. Le lecteur apprécie de regarder des environnements divers présentant une réelle consistance ce qui lui permet de s’y projeter. La route en terre et les arbres d’une espèce spécifique à la région, les modèles de voitures devant les bureaux de la compagnie, les tenues vestimentaires en adéquation avec la position sociale de chacun et son occupation, le ponton sur la rivière, la cabane en bois de du vieux Paddy, la maison de maître et la limousine, la maison très simple de Ms Jones, les bateaux sur la rivière, les pontons pour les bateaux de passagers, la station-service, etc. Avec un coup d’œil rapide, le lecteur éprouve l’impression d’un format classique de cases : sagement rectangulaires avec une bordure bien droite. Il remarque donc l’usage régulier de cases panoramiques de la largeur de la page : elles contiennent des informations sur toute leur largeur et pas seulement un élément visuel au milieu ou sur un côté. Elles permettent d’apprécier la largeur du bâtiment servant d’école, le nombre de voitures devant les bureaux de la compagnie, les grands paysages comme les champs ou les rives, la simultanéité d’action de deux groupes de personnages proches, et d’autres paysages de grande ampleur. En planche sept, le dessinateur utilise également une case de la hauteur de la page pour mettre en valeur la longueur d’un ponton. L’artiste sait également faire ressortir les personnages, avec pour la plupart des silhouettes un peu allongées, et des visages aux traits marqués ce qui les rend plus expressifs, sans pour autant relever de la caricature, tout en leur conférant une certaine forme d’élégance romantique.



La sympathie du lecteur est tout acquise à Dixie, jeune adolescente mal servie par les circonstances de sa naissance, amené à faire usage d’un revolver à un âge bien trop jeune, ne demandant qu’une seule chose aux adultes, qu’ils la laissent tranquille. Mais voilà, il y eut cette nuit, nuit de colère, sous des étoiles abandonnées comme le mauvais grain échappé de la main du Seigneur. Le lecteur ressent que la narration est imprégnée de la vitalité de cette jeune femme, de son indignation, de sa révolte, de sa volonté d’être dans l’action peu importent les conséquences. Sa transition dans l’âge adulte est placée sous le signe de la violence, de l’injustice et du déterminisme social. Le lecteur ne peut que constater que ces forces sociales restent toujours aussi puissantes : l’exploitation économique du plus grand nombre par quelques-uns expliquant qu’il ne saurait en être autrement, les femmes considérées comme des objets de plaisir, l’horreur du recours à la violence physique, la volonté de désigner un ennemi pour se décharger de ses propres responsabilités.


Dixie : surnom des ex-États confédérés d'Amérique, avec un tel environnement et une telle connotation le récit s’annonce bien noir. Les auteurs ont choisi l’époque de la Grande Dépression dans des états encore marqués par le racisme, les inégalités, le patriarcat et la justice expéditive de quelques groupes. Le programme est ainsi bien chargé, pour un contexte dense, dans lequel une jeune adolescente doit s’adapter au monde des adultes, avec une narration visuelle à la fois classique, à la fois personnelle. Mauvais karma.



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