Interdépendance
Interdépendance - Ce tome fait suite à La frontière invisible. Il regroupe les 2 parties de l'histoire : La théorie du grain de sable, première époque (2007) + La théorie du grain de sable, deuxième époque (2008), dans un format portrait traditionnel. Chaque page de la présente édition regroupe donc 2 pages, l'une au dessus de l'autre, de l'édition originale à l'italienne.
Sur une passerelle piétonne surplombant un grand espace vert, chemine un homme basané de haute stature, coiffé d'un turban, arborant un riche manteau et une barbe bien fournie. Il croise plusieurs personnes dont Constant Abeels. Le 21 juillet 784 AT (après la Tour), Kristin Antipova peste contre ses enfants : elle est en train de passer l'aspirateur parce qu'il y a du sable partout dans son appartement dans les derniers étages d'un immeuble de grande hauteur. En rentrant chez lui, Constant Abeels retrouve une pierre sur son bureau, apparue mystérieusement sans explication. Maurice (patron du restaurant "Chez Maurice") constate qu'il a perdu 100 grammes après un repas consistant.
Gholam Mortiza Khan arrive enfin à destination, au domicile d'Elsa Autrique, avec qui il parle affaires. Il lui amène des bijoux du Boulachistan pour qu'elle les fasse reproduire par un orfèvre, afin de les vendre. Il accepte de lui confier un étrange bijou (le Nawabi), une prise de guerre que le chef des Moktars portait à son cou.
Quand le lecteur découvre un nouveau tome du cycle des Cités Obscures, il dispose d'une seule certitude, c'est que Benoît Peeters et François Schuiten auront été fidèles à leur credo qui est de ne pas refaire 2 fois la même chose. Première surprise : la couleur du papier qui est beige ou châtain très pale, ou ivoire, mais pas blanc. Deuxième surprise : les 2 premières pages établissent sans contestation possible que le récit se déroule à la fin du vingtième siècle (présence d'une moto de modèle récent, utilisation d'un aspirateur ou encore d'un téléphone filaire). Le lecteur n'est pas au bout de ses surprises.
À regarder les images, le lecteur prend conscience que François Schuiten a troqué la plume pour le pinceau. Ses traits sont plus lâches, un peu moins minutieux, au profit de dessins un peu plus expressionnistes. Ce glissement reste très relatif. Le lecteur retrouve des bâtiments dessinés avec une très grande précision, des intérieurs dans lesquels chaque pièce d'ameublement et chaque aménagement sont rendus avec un réalisme criant. Pour un habitant de Bruxelles, il est possible de reconnaître l'immeuble abritant le restaurant de Maurice. Lors de la nuit dans la maison Autrique, Schuiten réalise une myriade de traits pour figurer le faible éclairement, rappelant les hachures utilisées dans "La Tour".
François Schuiten expérimente également avec les aplats de noir qui mange les décors et parfois les personnages. Loin de constituer un raccourci pour gagner du temps dans la réalisation des dessins, il s'agit d'un mode de représentation qui lui permet de rendre ses dessins plus expressifs. Ces ombres qui gagnent du terrain au fur et à emsure du récit rendent la cité de Brüsel plus obscure, plus étrangère, plus inquiétante. Tout se passe comme ci les événements surnaturels rendaient la réalité moins compréhensible, plus arbitraire, plus difficile à discerner. Les ombres mangent également tout ou partie de la silhouette de certains des personnages. Ainsi Mary von Rathen n'est plus qu'une silhouette noire à contrejour, dans la salle de réunion du conseil municipal. Elle est devenue totalement insondable pour les conseillers.
Schuiten utilise également ces aplats de noir pour obscurcir une partie du visage et de la silhouette des 2 représentants du Boulachistan. Il figure ainsi le mystère de ces 2 étrangers. Leur appartenance à une race différente les rend inaccessibles et incompréhensible. Peeters et Schuiten jouent sur leur taille imposante, sur leurs mœurs respectables mais incompréhensibles, sur la possibilité qu'ils détiennent la clef du mystère. Schuiten les pare de superbes manteaux, d'une barbe leur mangeant une partie du visage, d'un turban. Ils sont une présence massive et élégante, tout en restant une énigme indéchiffrable.
Cet album est à nouveau l'occasion d'admirer les dessins de bâtiments réalisés par François Schuiten. Ce séjour dans Brüsel est pour lui l'occasion dessiner le vieux Bruxelles, ses façades et ses toits. L'état de Maurice invite à survoler la ville et à en admirer ses tuiles, et quelques enfilades de façades. Il y a bien sûr plusieurs scènes se déroulant dans la Maison Autrique, ce qui permet d'en admirer l'escalier, le dallage, les boiseries. D'ailleurs, Schuiten apporte un soin maniaque à représenter cette maison (conçue par l'architecte Victor Horta), maison dont lui et Peeters ont réalisé la sauvegarde, la restauration et la scénographie (voir La Maison Autrique : métamorphose d'une maison Art Nouveau). Le récit comprenant un voyage vers le Boulachistan, le lecteur peut apprécier le goût de Schuiten pour les moyens de transports (train, bateau), ainsi que le retour de belles formes noires pour figurer les ondulations des dunes, et les ruines d'une tour.
De ce point de vue, le lecteur retrouve bien l'un des attraits principaux de la série : les images soignées et minutieuses de François Schuiten, ainsi que sa mise en scène et son découpage des planches qui invitent le lecteur à prendre le temps de la contemplation, qui lui permettent de se sentir sur place, de voir évoluer les personnages. Il pourra également repérer les leitmotivs visuels propres à la série : des transports futuristes ou rétro-futuristes (le tramway 81, les dirigeables), le bijou Moktar dont la forme rappelle celle d'Armilia, la représentation d'un quarx (objet étrange, du nom d'une des premières séries de dessin animé en 3D, réalisée par Maurice Benayoun, Schuiten et Peeters).
Le lecteur retrouve également Constant Abeels (le personnage principal de Brüsel), Mary von Rathen (personnage principal de L'enfant penchée), et les mentions de cités comme Pâhry et Galatograd. Les tribus Bugti et Moktar avaient déjà été évoquées dans Le guide des Cités.
Peeters et Schuiten avaient expliqué qu'ils ont conçu le scénario à partir de dessins réalisés par Schuiten montrant des événements étranges. Les auteurs mettent en scène ces éléments exogènes par la couleur blanche qui ressort fortement sur les pages ivoire. Les personnages principaux (Kristin Antipova, Constant Abeels, Maurice et Elsa Autrique) subissent ce dérèglement de la réalité, sur lequel ils n'ont aucune prise.
Dans une interview, les 2 créateurs avaient également indiqué que ce nouveau récit s'articule autour de 2 thèmes centraux : (1) des phénomènes, des petits incidents qui s'amplifient, qui s'aggravent dans des proportions effrayantes, et (2) l'introduction d'un élément non-européen pour éviter le nombrilisme culturel présent dans les tomes précédents.
Avant même les phénomènes surnaturels, les petits incidents qui s'amplifient pour le lecteur se trouvent dans l'irruption de plusieurs objets modernes dans le récit. Il y a ensuite l'apparition d'un étranger (phénomène rare dans le cycle). Puis arrivent Maurice perdant du poids, les pierres et le sable. On ne peut pas dire qu'il s'agisse de petits incidents. Il y a bien là des phénomènes surnaturels contrevenant aux lois établies de la physique. Peeters prend même un malin plaisir à adapter une démarche scientifique pour cerner ces phénomènes (en particulier Abeels pesant les pierres pour s'apercevoir qu'elles pèsent toutes exactement 6.793 grammes, ce qui correspond à un nombre premier). On a déjà largement dépassé le stade d'un simple grain de sable faisant dérailler un quotidien bien réglé, prévisible ainsi que peuvent l'être les phénomènes physiques rendus prévisibles par les sciences physiques.
La réalisation du deuxième objectif est plus évidente. En intégrant le personnage de Gholam Mortiza Khan, Peeters et Schuiten créent un personnage d'origine arabe, très impressionnant (sa taille est supérieure à celle de tous les habitants), en conservant une forme d'exotisme (turban, barbe, vêtement fastueux) d'un siècle passé, sans trace de colonialisme. Ils inversent d'autres stéréotypes, puisque ce sont les blancs (par l'intermédiaire d'Elsa Autrique) qui achètent la verroterie et les colifichets qu'il amène. Même Carl Dyrioux (le directeur de la galerie des mondes lointains) est obligé de reconnaître que finalement il ne sait pas grand-chose de cette civilisation. Malgré toute leur technologie, les blancs occidentaux restent ignorants de la culture des Bugti. Ce n'est donc pas une coïncidence si le récit commence avec Kahn avançant sur une passerelle, construction qui permet d'unir 2 endroits différents. À nouveau, les auteurs mettent en scène la maxime d'Isaac Newton : les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts.
Schuiten et Peeters ne limitent pas la critique de leurs récits passés à l'intégration d'un individu d'une autre race, ils donnent le rôle principal à une femme (Mary von Rathen), du jamais vu dans le cycle des Cités Obscures. Il s'agit d'une remise en question de la convention qu'ils avaient perpétuée quant au rôle de la femme dans le récit d'aventure pour adolescent mâle. Mary von Rathen ne remplit plus le rôle de la muse, encore moins celui de la mère, mais bien celui de l'héroïne.
La lecture réserve la découverte d'autres thématiques, ainsi que d'éléments récurrents finissant par acquérir une dimension symbolique. Étrangement, Peeters développe une vision politique assez conservatrice. En regroupant les informations relatives au Boulachistan et les réactions des protagonistes, il émerge une image paradoxale. D'un côté les frères Mortiza déclarent que "personne ne connaît le Boulachistan " et que "le Boulachistan n'a besoin de personne". Cela évoque une volonté de repli sur soi, de communautarisme, renforcée par l'attitude von Rathen et Abeels persuadés qu'il n'est pas possible d'établir une passerelle vers cette culture. Plusieurs éléments du récit renforcent cette idée : le sable au cœur de Brüsel crée des dunes que la cité ne peut pas assimiler, les dérèglements introduits par le bijou Nawaby sont incompatibles avec la rationalité de la civilisation occidentale. Plus tendancieux encore, l'intrigue établit que la tribu Bugti est en guerre contre la tribu Moktar, une guerre de territoire, entre 2 cultures guerrières. Il y a comme une forme de condescendance coloniale envers ces indigènes.
D'un autre côté, Peeters développe le thème de l'interdépendance entre les tous les êtres vivants de la planète. La guerre entre Moktar et Bugti n'est possible que grâce aux armes vendues par Brüsel. Les dérèglements se produisant à Brüsel sont les conséquences directes de cette guerre tribale. Enfin, Constant Abeels décide d'étudier la civilisation Bugti, il devient un étranger faisant la démarche de comprendre d'autres étrangers. Par ces éléments, Peeters joue à la fois sur le stéréotype du sauvage à la civilisation inférieure à celle de l'occident, mais aussi sur des savoirs d'une autre nature maîtrisés par les Bugti, sur le nombre de points d'interconnexion limité qui peut exister entre 2 cultures (presqu'exclusivement le commerce), mais aussi sur l'impérieuse nécessité d'apprendre à coexister (les actes des uns ayant des conséquences sur la vie des autres, quelle que soit la distance qui les sépare).
Ce rapport à l'étranger (ou plus simplement à l'autre) constitue le thème principal et le plus visible. Schuiten et Peeters intègrent d'autres thèmes plus discrets. À plusieurs reprises, un personnage s'inquiète du passage des éboueurs, les pierres sont autant de déchets à évacuer, ainsi que le sable. Il y a là une production de matière non désirée, sans utilisation possible. Cet aspect n'est pas développé mais plus avant, mais la notion de déchets est assez répétée pour qu'elle forme un motif symbolique dans le récit.
De la même manière, plusieurs personnages subissent l'intrusion d'éléments dans leur foyer, leur chez-soi. Il y a bien sûr le sable, les pierres et les phénomènes étranges dans la maison Autrique. Il y a également cette situation étrange où Elsa Autrique subit la présence dominante des 2 frères Mortiza chez elle, générant un trouble ineffable en elle et le lecteur. Elle subit à nouveau une intrusion dans son intimité domestique lors de l'irruption de Mary von Rathen qui pénètre chez elle par la persuasion. Ces événements amènent à considérer avec plus d'attention la manière dont les personnages s'approprient les lieux pour en faire leur foyer, en particulier Maurice s'installant dans une mansarde.
Il est également possible de détecter la réémergences discrète des thèmes récurrents dans le cycle des Cités Obscures. Il y a bien sûr l'importance de l'imaginaire, la nécessité de raconter la réalité sous forme de narration pour la rendre intelligible, la source d'inspiration du créateur (cette fois ci, ce n'est pas une femme, mais le Nawabi, un bijou). Toujours discrète, l'autodérision reste présente (la maxime du cuisiner : la méthode des 3M, Maurice Maigrir en Mangeant, ou l'image de Maurice se retenant à l'aile d'une statue pour ne pas être emporté plus loin).
Avec beaucoup d'habilité, Schuiten et Peeters réussissent à conserver le fil directeur de leur série (la ville comme source de norme sociale pesant sur les citoyens, comme modèle politique régissant leur vie), tout en remettant en cause la plupart des conventions de genre qu'ils avaient adoptées jusqu'alors. Ils ont à nouveau tenu leur pari de changement dans la continuité. Dans ce récit labyrinthique (il y a en a même un à la fin, de labyrinthe), le lecteur s'interroge avec les personnages sur sa capacité à comprendre le réel, à l'interpréter, à influer dessus, à établir un rapport avec autrui, à la consistance de ce rapport et à sa nécessité inéluctable. Une seule certitude le tome suivant sera différent : Souvenirs de l'éternel présent (2009).
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- Ce tome se termine avec un additif de 13 pages qui n'était pas présent dans l'édition initiale en 2 parties, format paysage. Il est consacré à la restauration de la maison Autrique. Il comprend 4 dessins originaux pleine page de François Schuiten, ainsi que quelques dessins repris de l'histoire, et 11 photographies de la maison, de ses intérieurs et du jardin.
Le texte s'ouvre avec une citation de Gaston Bachelard sur la maison comme lieux privilégié du rêve. Puis Benoît Peeters retrace chronologiquement comment il a appris que cette maison (sise 266 chaussée de Haect, à Schaerbeek, construite en 1893) conçue par l'architecte belge Victor Horta (19861-1947) était à vendre en 1994, comment la ville s'en est portée acquéreuse et le rôle que Schuiten et lui ont joué dans sa restauration.
Dans ce texte concis et précis, le lecteur apprend qui a financé la restauration, comment l'équipe a pu retrouver la vérité du lieu (sa décoration intérieure originale), les contraintes découlant de son classement en monument historique le 30 mars 1976, etc., toutes ces choses qui ont conduit à une ouverture au public 8 ans plus tard, soir le 02 décembre 2004.
Il s'agit d'un texte facile à lire, très didactique et vivant qui constitue une ouverture idéale sur l'un des personnages clefs du récit : la maison Autrique.
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