Une création dépassant son milieu d'origine
Ce tome est le deuxième d'une trilogie qui forme une histoire complète et indépendante de toute autre. Il est initialement paru en 2013, un mois après le premier tome qu'il vaut mieux avoir lu avant. Le scénario est de Valérie Mangin, les dessins, l'encrage et la mise en couleurs de Loïc Malnati, avec l'aide de Benoît Picard et Damien Garavagno.
L'action commence en 1946, en septembre. À Paris a lieu la première projection du film "Le mystère Balzac" d'Henri-Georges Clouzot. Il s'agit de l'adaptation d'une partie de la vie de Balzac qui faisait l'objet du premier tome de la présente trilogie Abymes. Le réalisateur est absent, il se fait attendre, alors que Charles Barrant-Rondeau effectue un petit discours de présentation, et que Suzy Delair et Bernard Blier sont présents dans la salle.
L'histoire revient quelques mois en arrière alors que Charles Barrant-Rondeau se rend à Bayeux pour y rejoindre l'équipe de tournage qui finit les prises de vue en décor naturel. Il a apporté un petit remontant (sous forme de poudre blanche) à Suzy, puis regarde les derniers rushs avec Clouzot. Ce dernier a la surprise de voir apparaître des images qu'il n'a pas tourné lui-même. À l'extérieur les habitants n'ont pas pardonné au réalisateur ses compromissions avec l'occupant, et par contre sont heureux de voir Barrant, un résistant valeureux.
Cela n'aurait pas grand sens de lire ce tome indépendamment des 2 autres. Le lecteur a donc déjà bien assimilé le fil directeur de l'intrigue : un petit malin s'amuse à dévoiler des secrets pas jolis à la populace, aux dépends du créateur (ici un réalisateur de film). En ayant à l'esprit la chute du premier tome, le lecteur connaît également l'identité de ce corbeau dès le début. Le mystère n'a donc pas de secret pour lui.
Afin de pouvoir publier les 3 tomes de la trilogie à intervalle rapproché (1 mois entre chaque tome), les auteurs et l'éditeur ont opté pour la solution de confier chaque scénario à un dessinateur différent. D'un point de vue narratif, ce choix fait sens puisque chacune des 3 histoires se déroule à une époque différente, avec des personnages différents. Il n'y a donc pas de nécessité à maintenir une unité graphique, voire 3 approches différentes visuelles donnent plus de relief à chaque époque.
Le contraste entre les dessins de Griffo et ceux de Malnati n'est pas à l'avantage de ce dernier. Griffo avait su procéder à une reconstitution historique vivante et respirant l'authenticité, sans en être l'esclave. La reconstitution de Malnati est à la fois plus académique, et moins précise. Lorsque Barrant prend le train à la gare Saint Lazare, les costumes manquent de détails, et l'architecture de la gare est escamotée en arrière-plan, restant très vaguement esquissée. Les aménagements intérieurs sont plus quelconques. Même la reconstitution du bureau d'Honoré de Balzac manque de personnalité. Une part de responsabilité incombe à la mise en couleurs un peu terne. D'un côté, cela correspond bien à la période de pénurie de l'après-guerre, de l'autre cela rend les planches un peu mornes.
Malnati est un metteur en scène aux qualités professionnelles également inférieures à celles de Griffo. À nouveau le lecteur a le sentiment d'images moins bonnes, moins vivantes. À y regarder de plus près, Malnati évite de trop se reposer sur des cases ne comportant qu'une tête en train de parler. Sa reconstitution historique apparaît solide et honnête, même si elle est moins riche que celle de Griffo. Chaque séquence est immédiatement lisible et il gère avec habilité la profondeur de champ et le placement des personnages.
La vie alternative d'Honoré de Balzac mise en place dans le premier tome sert donc de support au nouveau film (fictif donc) d'Henri-Georges Clouzot. Comme pour Balzac, Valérie Mangin sait de quoi elle parle. L'idée d'un film sur Balzac est un double déformé du film bien réel Le mystère Picasso (1956) de Clouzot. Elle évoque avec pertinence les conséquences de son travail pour Continental Films (une société fondée par Joseph Goebbels) pendant la seconde guerre mondiale, ainsi que l'impact négatif sur l'image de la France de son film Le corbeau (1943).
S'il n'y a pas de suspense quant à l'auteur de ces délations sous forme de rush, la reconstitution historique met bien en scène les tensions persistantes entre français, dans la période de l'après-guerre. Le suspense provient d'une autre source : les liens du docteur Petiot avec Clouzot, et peut-être avec la résistance. Le dénouement apporte son lot de surprises quant au rôle d'un des personnages du récit.
Comme dans le tome précédent, le titre "Abymes" invite également le lecteur à s'interroger sur le comportement du créateur, à ne pas s'arrêter à la reconstitution historique et au suspense quant au sort et au financement du film en cours de tournage.
Honoré de Balzac incarnait le créateur, sous la forme d'un écrivain que la postérité a encensé. Henri-Georges Clouzot incarne un créateur dans un autre média : le cinéma. Valérie Mangin déballe toutes les turpitudes au sein desquelles se développe le processus créatif. À l'opposé d'une vision idyllique pure et désintéressée, elle montre la tyrannie du créateur, sa façon de n'envisager les autres que comme des figurants dans son grand œuvre, les bassesses morales et autres compromissions des acteurs, techniciens et autres. Même le preneur de vues compromet son idéal communiste pour pouvoir travailler dans un contexte où il y a peu d'offres d'emploi dans sa spécialité.
À nouveau, le lecteur ne peut pas s'empêcher de transposer cette vision du créateur assujettissant son entourage à sa création, à la Valérie Mangin elle-même créant cette propre bande dessinée, l'idée que l'œuvre d'art est la rencontre de la vision du créateur avec les réalités pas forcément reluisantes du milieu dans lequel il se développe.
Ce deuxième tome revêt une apparence moins séduisante que le premier. La personnalité de Clouzot est moins flamboyante que celle de Balzac, et tout aussi narcissique. Les dessins de Loïc Malnati n'ont pas la beauté de ceux de Griffo, ni leur panache. Pourtant la reconstitution historique reste convaincante, et les thèmes sous-jacents ne sont pas une simple redite de ceux développés dans le premier tome. En fonction de ses attentes, le lecteur pourra trouver que le dispositif narratif se répète et que le dessinateur aurait pu être mieux choisi, 3 étoiles. Ou alors, il pourra trouver que la réflexion sur l'acte de création est abordée dans un contexte différent (un média collaboratif) et développé dans un axe amenant un autre point de vue. 4 étoiles malgré des dessins peu engageants.
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