Ce tome est le quatorzième s'inscrivant le cycle des Cités Obscures, après La théorie du grain de sable. Il s'agit d'une bande dessinée en bonne et due forme, et en couleurs. Le scénario a été conçu par Benoît Peeters et François Schuiten, les dialogues ont été écrits par Peeters et les dessins ont été réalisés par Schuiten.
Aimé vit dans la cité de Taxandria, une ville en ruine, dans laquelle il est le dernier enfant. Alors que l'histoire commence, il se lève comme tous les jours pour se rendre à l'école dont il est l'unique élève. Il quitte la maison à 1 étage qu'il habite tout seul, et se dirige à pied vers la ville, traversant des terrains vagues où affleurent quelques vestiges d'anciennes constructions. Il croise le tramway de la ligne 81, tiré à par son conducteur à pied et poussé par 3 hommes. Sur le chemin, il décide de jeter un coup d'œil dans une halle désaffectée. Il a la surprise d'y trouver un livre intitulé "Taxandria - Histoire du grand cataclysme". Il s'agit d'un objet hautement subversif puisque tous les livres sont interdits. Il y apprend comment Thadeus Brentano s'est installé au pouvoir à Taxandria, a laissé sa femme Irina Brentano gouverner, et comment est survenu le cataclysme qui a ravagé la cité. Il rejoint ensuite l'école et commence à poser des questions. Essuyant les refus du maître de répondre, il décide d'aller les poser au ministère de l'Ordre et du Repos.
Arrivé à ce quatorzième ouvrage du cycle des Cités obscures, le lecteur sait qu'il ne trouvera pas de points de repère habituels, et que Schuiten et Peeters auront suivi leur fantaisie pour proposer un récit sortant de l'ordinaire et semblable à nul autre du cycle. Il découvre une histoire qui s'apparente à un conte, plus courte que les précédentes (61 pages de bandes dessinées), se lisant rapidement (20 minutes en s'attardant sur les dessins) dans la mesure où il y a 43 pages qui ne comptent que 2 cases.
La page de titre précise que le récit constitue une variation sur "Taxandria" de Raoul Servais, un réalisateur de film d'animation belge. La postface de 12 pages retrace la genèse du film Taxandria (1994) de Raoul Servais, ainsi que les modalités et la nature de l'implication de Schuiten dans ce projet, illustrée par des dessins, des esquisses préparatoires et 9 photographies extraites du film.
Les références internes au cycle des Cités Obscures sont peu nombreuses. Il y a le tramway 81, déjà apparu dans Les murailles de Samaris et Brüsel. Le nom du maire "Brentano" évoque l'ancien nom de Blossfeldtstad (fait évoqué dans L'Écho des Cités).
Les 3 dessins de la première page permettent de se faire immédiatement une idée de l'approche graphique retenue par Schuiten pour ce tome. Première case, il n'y a que la tête d'Aimé reposant sur son oreiller, encore endormi. Il s'agit d'une quantité d'informations visuelles peu importante, le dessin s'attachant surtout à rendre l'ambiance de calme et de sérieux du dormeur. Schuiten a repris ses crayons de couleurs pour faire émerger un fond grisâtre, baignant l'image dans une réalité un peu triste, avec une ou deux écailles dans le revêtement du mur.
La deuxième case montre Aimé se redressant d'un coup sur son oreiller, avec une roue dentelée incomplète en fond, des gouttes de sueur et des draps froissées. Le mouvement d'Aimé est bien rendu et la composition de la case donne l'étrange impression que sa tête va se positionner à l'endroit où la roue dentelée est incomplète. La troisième case comprend plus d'éléments descriptifs avec une plus grande profondeur de champ, et Aimé est déjà plus petit au fond de cette pièce, alors que figurent 6 roues dentelées qui s'apparentent à autant de pièces d'un mécanisme d'horlogerie. Cette case s'inscrit dans les dessins minutieux et descriptifs de Schuiten, teintés d'onirisme.
Dans les 2 pages suivantes, Aimé chemine vers l'école, les arrières plans sont noyés dans une brume ocre et grise, seuls les détails du premier plan sont nets. Page 5, Aimé marche dans la ville en ruine et toutes les décors sont devenus précis et détaillés, les architectures sont reconnaissables, chaque pavé, chaque latte de parquet est représenté. Les 7 pages consacrées à l'histoire de Taxandria baignent dans une lumière plus dorée, évoquant un âge d'or révolu, avec des dessins plus expressionnistes, la couleur s'assombrissant progressivement alors que le cataclysme se produit.
Comme dans les autres tomes du cycle, le lecteur est invité à prendre le temps de se promener dans cette ville, à admirer les bâtiments, à rêver de ces architectures démesurées, de ces mélanges improbables de bâtiments recomposés, à lever le nez pour voir le sommet de ces colonnes romaines gigantesques. Un promeneur familier des cités remarquera également le dôme abritant les femmes, comme structure hémi sphérique évoquant le dôme du Centre de Cartographie (voir La frontière invisible). Il reconnaîtra également la locomotive à vapeur comme une forme chère à Schuiten. Il détectera les symboles : le pavage déformé comme une vague, l'importance des jonctions comme les escaliers, les échelles, les passerelles, ainsi que les cadrages inclinés de quelques degrés faisant apparaître tous les bâtiments de guingois, le cheminement final d'Aimé qui s'effectue sur des rails. Il s'interrogera sur l'omniprésence des rouages d'horlogerie.
Peut-être plus encore que dans les tomes précédents, "Souvenirs de l'éternel présent" regorgent d'éléments visuels qui sont autant de symboles, traduisant des questionnements philosophiques. Les différents dispositifs de passage insistent sur la démarche spirituelle qui consiste à se rapprocher des autres, plutôt que de s'enfermer dans son égo. La mise en scène du Prince est une référence au Le magicien d'Oz, relativisant les apparences. Le trajet d'Aimé sur des rails semble indiquer que lui aussi est conditionné par son environnement et son éducation, son état d'enfant (d'être en pleine croissance) le condamne à devoir évoluer, à refuser les choses en l'état. La grande vague menaçant Taxandria évoque le sort de l'Atlantide.
L'omniprésence des rouages d'horlogerie brisés illustre la situation de Taxandria : une forme d'ataraxie (presqu'une anagramme) dans un temps immuable, d'indifférence émotionnelle, et de stagnation, un état de régression par rapport à l'âge d'or. Le temps s'est arrêté et est détraqué, figé. Dans ce présent éternel, la science (qui a précipité la chute de Taxandria) est devenue synonyme de progrès, de changement, et est donc bannie. Science sans conscience n'est que ruine de l'âme (Rabelais) et elle est devenue interdite de cité. La dictature éclairée d'Irina et Thadeus Brentano a laissé la place à une dictature totalitaire désincarnée et déshumanisée.
Peeters intègre aussi des thèmes comme les risques du clonage, le langage comme instrument imparfait (la transmission lacunaire et déformée par le jeu du passe-parole ou du téléphone) et même le sentiment de culpabilité dans une scène de confession assez traumatisante. À nouveau, les femmes sont reléguées au rang de simple instrument du désir dans le dôme. Il ne s'agit même plus d'une métaphore sur la muse source d'inspiration, à peine une évocation de la mère absente d'Aimé. Peeters donne l'impression d'évoquer le fait que l'enfant doit surmonter la séparation d'avec la mère, tout en n'étant pas encore parvenu au stade de la sexualité.
À la première lecture, "Souvenirs de l'éternel présent" donne l'impression d'être la simple récupération de dessins préparatoires réalisés pour le film "Taxandria", un recyclage opportuniste pour réaliser une bande dessinée à moindre frais, en capitalisant sur des dessins de grandes qualités. Avec un peu de recul, le lecteur se rend compte que cette histoire mérite bien sa place dans le cycle des Cités Obscures, puisque la ville de Taxandria occupe une place primordiale, imposant un mode de vie de manière totalitaire aux habitants. Les dessins et l'intrigue sont porteurs de thèmes complexes et ambitieux, à la hauteur des autres tomes du cycle. Le voyage d'Aimé reste longtemps dans l'esprit du lecteur touché par le courage de ce garçon refusant le statu quo. L'issue du récit semble dire au lecteur que le temps est venu de revenir à la réalité, que le temps du rêve immuable est révolu.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire