Dans une expectative déstabilisante
Cet album constitue la première partie d'une histoire qui en compte deux. Il est paru pour la première fois en 2014. L'histoire a été imaginée par François Schuiten et Benoît Peeters, avec des dialogues de Peeters, des dessins et une mise en couleurs de Schuiten. Cette histoire en 2 parties est indépendante de toute autre.
L'histoire commence en 2155, alors que des communautés d'humains sont parties vivre dans l'espace à bord de gigantesques stations, ne gardant qu'un vague souvenir de leur planète natale qui se déforme au fur et à mesure que de nouvelles générations naissent à bord de ces stations.
Kârinh est née à bord de l'Arche, l'une de ces stations spatiales. Elle a obtenu le poste de chef de bord de la nouvelle expédition vers la Terre, qui doit atterrir non loin de Paris. Elle rêve de découvrir Paris, au point qu'il s'agisse d'une obsession. Elle a en sa possession des livres anciens dans lesquels elle peut littéralement plonger par le biais d'une substance psychotrope et de connexions cybernétiques. Le voyage doit durer 8 mois, les autres passagers (d'une moyenne d'âge de 93 ans) seront en hibernation.
Quel étrange voyage ! Cette première partie est entièrement placée sous le signe du voyage. Elle commence alors que le vaisseau spatial dont Kârinh est la cheffe de bord vient de partir et elle se termine avec un arrêt dans ce voyage. Durant la première moitié de ce tome, Kârinh est seule consciente à bord du vaisseau. Elle tient un journal de bord auquel le lecteur a accès régulièrement. Elle se parle à elle-même à haute voix. Il y a de rares dialogues avec Silvio, l'intelligence artificielle du vaisseau (une vague réminiscence d'HAL 9000, en moins menaçant et moins philosophe). Elle est interpellée par les individus qui peuplent les lieux parisiens qu'elle visite en rêve.
Dans la deuxième partie de ce voyage, Mikhaïl Winckelmann (l'un des passagers) a été réveillé depuis l'Arche et il fournit un interlocuteur à Kârinh, puis par la suite un jeune adolescent s'appelant Coy servira de guide à Kârinh. Le journal intime de l'héroïne permet au lecteur de se faire une idée sur ses motivations et ses objectifs, ainsi que sa façon de penser. Les interventions de Mikhaïl puis Coy apportent un autre regard sur ses actes, d'un individu plus vieux (plus responsable), et d'un autre plus jeune (plus pragmatique).
Dans la première partie, le lecteur découvre l'obsession de Kârinh pour la ville de Paris, son savoir lacunaire et l'origine de cette obsession. Par la suite il se rend compte que Kârinh est plus un personnage principal qu'une héroïne, certaines de ses actions étant sujette à critique. Du coup le lecteur est un peu déstabilisé dans la mesure où il prend conscience qu'il ne s'agit pas d'un simple récit d'aventure, d'une expédition à la recherche d'un trésor avec un héros au cœur pur. Au voyage de Kârinh répond celui du lecteur qui avance sans certitude sur ce que lui réservent les pages à venir. Verra-t-il Paris dans ce tome ou non ? Faudra-t-il attendre le tome suivant ? Y aura-t-il un voyage de retour ?
Comme dans le cycle des Cités Obscures (à commencer par Les murailles de Samaris, suivi de Les mystères de Pâhry), le lecteur sait qu'une grande partie de la narration est portée par les dessins de François Schuiten. Le début offre une séquence fantasmagorique pendant laquelle Kârinh vole entre les poutrelles de la Tour Eiffel, comme un corps astral, perceptible par les touristes. Elle s'achève par une grande case évoquant une gravure de Gustave Doré (page 8). Par la suite, le lecteur observe également un hommage à l'œuvre d'Albert Robida (1848 - 1926).
Puis le lecteur découvre quelques coursives et salles du vaisseau spatial, environnement géométrique et stérile, dépourvu de la poésie de l'enchevêtrement des poutrelles. La séquence dans le jardin botanique du vaisseau offre une bouffée d'air frais au milieu de cet environnement végétal et fruitier, à la fois à Kârinh et au lecteur. La séquence d'après replonge le lecteur dans un rêve de Kârinh et dans la galerie Vivienne à Paris. Le lecteur peut enfin se repaître de cette architecture parisienne et fouiner dans les cases pour y déceler un détail (en l'occurrence des titres de livres faisant références à Pâhry, une ébauche d'histoire des Cités Obscures, ou à Grandville).
Le lecteur apprécie donc que Kârinh quitte enfin le vaisseau au deux tiers du récit pour pouvoir bénéficier de dessins débarrassés de l'environnement limité du vaisseau. Ce changement de lieu s'accompagne d'un changement radical du traitement de la lumière, passant de la lumière douce et chaude du vaisseau, à la morne grisaille de la réalité.
Cette première partie de "Revoir Paris" déconcerte de prime abord par sa linéarité, son mouvement de balancier entre un présent stérile et des séquences oniriques magnifiques aux règles peu claires (Comment y a-t-il une interaction avec les badauds ? Pourquoi Kârinh garde-t-elle la même tenue ?).
En dehors du voyage, le lecteur ne décèle qu'une seule autre thématique forte : l'absence parentale qui conditionne les aspirations de Kârinh. Dans le dernier tiers, il détecte également une forme de commentaire sur Paris (ville et mythe), et sur même sur le Grand Paris (ou Paris métropole).
À l'évidence, le lecteur assidu des autres collaborations de Schuiten et Peeters (le cycle des Cités Obscures) repère également d'autres signes. Cela commence avec une phrase du journal de Kârinh : "Karl et Irina ont longuement essayé de me dissuader". Cette phrase fait écho au comportement identique des amis de Franz Bauer dans "Les murailles de Samaris". Il y a également la mention furtive de Pâhry.
Il regarde également d'un autre œil le personnage principal. Dans le vaisseau, elle ne porte qu'une culotte et un chaste maillot de corps. Les auteurs remercient leur modèle en début d'ouvrage ; ils ont choisi une femme à la morphologie longiligne. La situation justifie que Kârinh soit dans une tenue décontractée et informelle, et les dessins ne réduisent pas le personnage à un objet sexuel, ni n'induisent une forme d'érotisme. Toutefois ce choix reste déconcertant, et sans vraiment être porteur de sens, autre que Kârinh serait une femme enfant (le lecteur est mesure de calculer son âge grâce aux informations éparpillées dans le récit), inconsciente ou refusant son caractère sexué (hypothèse vraisemblable du fait de son refus de se plier à son obligation de procréer sur l'Arche). Il devient encore plus incompréhensible au regard du rôle des femmes dans les tomes des Cités Obscures.
Alors il reste à faire comme Kârinh, à se plonger dans ses recherches sur Paris et sur ses métamorphoses, sur les traces qu'elles ont laissées et qui sont perceptibles par Kârinh dans ses voyages. Le lecteur regarde Kârinh se confronter à la réalité, éprouver les visions de son obsession pour Paris, à l'aune de ce qu'elle découvre, comme le lecteur confronte ses attentes à la réalité des pages qu'il découvre, charmé par une poésie vénéneuse.
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