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samedi 13 janvier 2018

Le guide des Cités

Indispensable à tout voyageur du continent obscur

Dans la chronologie de lecture établie en 2007, ce neuvième tome s'insère entre L'enfant penchée (tome 8) et L'ombre d'un homme (tome 10). Ce guide est réalisé par Benoît Peeters et François Schuiten, avec quelques photographies réalisées par Marie-Françoise Plissart (en très petit nombre). L'ouvrage se présente dans le même format que celui des Guides Verts de Michelin. Il vaut mieux prendre l'édition de 2011 qui compte une douzaine de pages de plus que l'édition de 2002.

Ce guide comporte 6 parties. Il est rédigé sous la forme d'un texte abordant les différents aspects du voyage, les éléments remarquables de chaque ville, enrichi de nombreuses illustrations réalisées par François Schuiten, la majeure partie étant de nouveaux dessins. Il y a quelques reprises de dessins déjà vus dans les autres tomes du cycle.

I - Présentation générale (les données géographiques, la nature et les hommes, l'histoire, la civilisation obscure) - Cette partie comprend la carte la plus à jour du continent obscur. Elle aborde les grandes régions du continent, la végétation (en 1 page), la faune (1 page), les quarx, les populations, les langues, les beaux arts, etc. Elle comprend également une chronologie des principaux événements en 12 pages richement illustrées).

II - Renseignements pratiques (les moyens d'accès, le séjour) - Le lecteur découvre la difficulté du Passage, les gîtes, la monnaie, les moyens de transport.

III - Les grandes cités - L'ouvrage présente les caractéristiques de 10 cités : Alaxis, Armilia, Blossfeldstadt, Brüsel, Calvani, Mylos, Pâhry, la Sodrovono-Voldachie, Urbicande, Xhystos.

IV - Les personnages illustres - L'ouvrage recense 44 personnages, fictifs (Mary von Rathen ou Walter Schliwinsky) ou réels (Jules Verne ou Joseph Poelaert). Chacun bénéficiant d'une illustration (de genre trombinoscope) et de quelques lignes permettant de les situer, ainsi que leur principal accomplissement.

V - Les autres mondes - En 10 pages, sont évoquées les autres principales réalisations de Schuiten comme Les Terres Creuses ou la collaboration pour le film inachevé Taxandria. Le tome se termine avec une courte bibliographie mêlant des ouvrages fictifs (les correspondances de Mary von Rathen), à des ouvrages réels (La cage de Martin Vaughn-James).

A priori le lecteur du cycle des Cités Obscures n'a pas de quoi être vraiment enthousiaste à l'idée de découvrir encore un ouvrage qui n'est pas une bande dessinée, où de surcroît les illustrations de Schuiten sont un peu à l'étroit dans un format étriqué (en largeur). Le lecteur sent bien que c'est l'occasion de caser quelques études et autres esquisses qui n'ont pas trouvé leur place dans les autres tomes de la série. Malgré tout le nombre important de dessins (couleurs ou noir & blanc) permet de découvrir des points de vue différents sur des sites que le lecteur croyait connaître par cœur, des modes de représentation sortant des techniques habituelles de Schuiten, et de nombreuses nouveautés inédites.

À de nombreuses reprises, le lecteur peut apprécier la vision artistique de Schuiten sur des thèmes diverses. Le chapitre sur les Passages lui fournit l'occasion d'intégrer des représentations de notre monde : la station du métro parisien Arts et Métiers (habillée par Schuiten et Peeters, on est jamais mieux servi que par soi-même) et celle de la Porte de Hal à Bruxelles (avec à chaque fois une photographie permettant de les voir). Il y a également le mur pignon peint rue du Marché-au-Charbon à Bruxelles, avec une émergence du réseau Robick. Plus inattendue, mais tout aussi onirique, il y a cette représentation de la cour du musée Fesch à Ajaccio.




Au fil des entrées, le lecteur découvre également des dessins de grande ampleur rendant hommage à l'esprit d'aventure et d'exploration, par exemple les ruines du temple Darianos sur la route du Boulachistan (page 23) ou la cité antique de Libussa dissimulée dans la végétation (page 97). Tout au long de l'ouvrage, il peut apprécier le goût de Schuiten pour le rétrofuturisme appliqué aux moyens de transports (voir L'Encyclopédie des transports présents et à venir). Ainsi le lecteur finit par voir émerger des thématiques qui se répondent visuellement d'un chapitre à l'autre. Même si le format empêche une partie des illustrations d'exprimer tous leurs détails, de disposer d'assez de place pour rendre compte à leur juste mesure des espaces et des volumes dessinés, il permet malgré tout de transmettre le caractère onirique des illustrations trouvant sa force dans leur méticulosité délicate.

En entamant la lecture, le lecteur se doutant bien qu'il va retrouver, présentées sous une autre forme, des informations disséminées dans les précédents tomes, parfois juste sous-entendues. Jusqu'alors, la dispersion de ces informations de nature incomplète participait au plaisir de lecture, apportant une dimension ludique pour assembler ces pièces éparses du puzzle, tout en conservant de grandes plages de mystères, propices à la rêverie. L'introduction permet déjà de constater que Peeters livrera plus d'éléments quant aux œuvres ayant influencé la réalisation des Cités Obscures. Il confirme l'importance de Frantz Kafka et d'autres, et cite explicitement Julien Gracq, Jorge Luis Borges, Evariste Gallois et bien sûr Joseph Poelaert. Il annonce également de futurs albums, en particulier celui où la maison Autrique sera l'un des principaux lieux de l'action (Schuiten et Peeters réaliseront même un livre sur la maison et sur sa rénovation : La maison Autrique : métamorphose d'une maison Art Nouveau).

Effectivement le lecteur retrouve ces bribes d'information qui font du monde imaginaire des Cités Obscures, un univers d'une rare richesse et d'une rare intelligence. Il découvre aussi bien plus que ça. Comme dans les suppléments de "La fièvre d'Urbicande", Peeters rend explicite les partis pris de la narration, les expose, et y introduit une forme d'autodérision délicieuse.

Lorsqu'il évoque le problème cartographique, le lecteur se dit que ce passage n'enrichit en rien ce qui a déjà été vu, dans "La Tour" par exemple. Dès le thème suivant, Peeters trouve le point d'équilibre. Le guide énonce que "Vivre à la campagne est généralement vécu comme un déshonneur". Il s'agit d'une évidence puisque le titre lui-même du cycle comporte le mot "Cité". En même temps, c'est la confirmation du cadre de la série, et un aveu des centres d'intérêts de ses auteurs. L'entrée suivante attaque de front le manque de multiculturalisme des populations des Cités. À nouveau Peeters énonce clairement que les personnages sont tous blancs et que "toute forme d'ethnologie est inconnue sur le continent obscur". En même temps il évoque le peuple Bugti et annonce l'intrigue de "La théorie du grain de sable". Le lecteur se doute bien que l'inclusion d'étrangers de couleurs dans le cadre de ce cycle aurait forcément buté sur le colonialisme de la première moitié du vingtième siècle. Se restreindre à des blancs bon teint était une solution, peut-être un peu facile. Peeters le reconnaît dans ce passage et indique qu'un prochain tome fera amende honorable.

À plusieurs reprises, Peeters va ainsi pointer du doigt les frontières thématiques des récits du cycle, les reconnaître et soit indiquer un futur développement, soit tourner en dérision ses limites de créateur, reconnaissant qu'il n'est pas parfait.

L'humour est très présent tout au long de ce guide, comme d'habitude de manière discrète sous forme d'autodérision et également d'absurde tranquille. Les villes du continent obscur sont riches en bizarreries extravagantes et impossibles. Il peut s'agit du principal domaine de recherche scientifique (la cryptozoologie comparée, avec les étranges quarx, résidu d'une série animée en 3D à laquelle ont participé Schuiten et Peeters), la gymnastique architecturale (page 112) comme thérapie, ou la recette du canard à l'orange (façon obscure bien sûr; page 81).


L'humour peut également surgir au cœur des plus grands mystères du continent obscur. Le lecteur découvre enfin (page 110) ce qui a provoqué les explosions végétales à Brüsel, observées par Ferdinand à bord du dirigeable lors du voyage vers Armilia. Les révélations sur les cités et les personnages sont nombreuses. Le lecteur du cycle éprouvera à la fois le plaisir de découvrir l'équivalent d'une synthèse de la toile de fond du cycle, réalisée sous forme ludique (la chronologie qui permet de replacer les faits et les personnages), ainsi que des éclairages sur des singularités telle que le culte du Livre, mais l'absence de littérature.

Au départ le lecteur peut craindre que ce guide des Cités ne s'adresse qu'aux complétistes et que les dessins de Schuiten seront mal mis en valeur dans ce format. Au final, seuls certains dessins de Schuiten souffrent du format de type "Guide vert", et la lecture des différentes entrées s'avère vite addictive. La nature du guide le réserve à des lecteurs déjà familiers de plusieurs tomes de la série, afin de trouver des repères dans ce monde imaginaire.


Ce guide des Cités finit par produire un étrange effet de recul chez le lecteur. S'investissant dans les particularités géographiques, historiques, culturelles et sociales d'un monde qui n'existe pas, il observe la cohérence de cette invention de l'esprit, il admire l'intelligence de cette construction, il apprécie pleinement la culture de Peeters, et il prend conscience qu'il s'intéresse à un monde imaginaire, à l'identique de l'étude du monde réel. Peeters et Schuiten ont réussi à emmener le lecteur dans leur monde imaginaire assez loin, pour qu'il s'interroge sur ce qui fait une civilisation, une culture, un pays. Parti pour un ailleurs dans le cadre d'un divertissement sophistiqué, le lecteur arrive à une interrogation sur ses pratiques de touriste, sur l'essence d'un lieu ou d'une culture, sur la manière dont il se représente un pays ou une civilisation. Derrière un tome hors série qui pourrait s'apparenter à de l'autocomplaisance de la part des auteurs (je case mes dessins qui me restent, et je transforme mes notes préparatoires en simili guide mal fichu), le lecteur découvre une entreprise littéraire et philosophique, dépourvue de pédanterie, à haute valeur de divertissement.

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