Vie intérieure
Il s'agit d'une histoire complète et indépendante de toute autre, initialement parue en feuilleton dans un journal indépendant "La dolce vita". Les différents chapitres ont été regroupés en album en 1989. Le scénario est de Jerry Kramsky (nom de plume de Fabrizio Ostani), et les dessins de Lorenzo Mattotti. Il s'agit d'un récit de 42 pages de bandes dessinées. Il a été réédité dans Feux / Murmure.
Quelque part sur une grande plaine herbeuse battue par les vents, Murmure se réveille et voit 2 silhouettes au dessus de lui, 2 personnages à la peau bleue et aux formes bizarres qui s'appellent Hanz et Fritz. Ce sont eux qui lui donnent le nom de Murmure à cause de la manière dont il s'exprime. Son visage présente une grande trace rouge, comme une brûlure.
Hanz et Fritz se mettent à courir pour aller plus vite qu'un pétrolier qui navigue au loin. Ils croisent le sinistre pêcheur noir qui s'exprime dans un sabir évoquant un mélange de français, de latin et d'allemand. C'est un pêcheur de poissons-cerfs. La nuit arrive, Murmure et ses 2 compagnons se mettent à jouer aux cartes, en utilisant comme mise, les bandes dessinées d'une vieille collection.
Dans une interview, Lorenzo Mattotti a précisé le mode conception de l'histoire, ainsi que les intentions des auteurs. Il indique : "J'ai dessiné la nature et placé dans le décor deux petits personnages de gomme. [...] Il s'agit d'un récit découpé en courts chapitres comme autant de rêves. [...] Nous ne savions pas vraiment où nous allions. [...] Il n'était pas question de composer une histoire classique. Chaque fois que la piste d'une aventure se précisait, il nous fallait bifurquer pour aller nulle part. [...] Le personnage ne trouve rien, si ce n'est le vide, la solitude, l'attente. C'est un départ permanent."
Ainsi prévenu le lecteur sait qu'il s'agit d'une lecture exigeante, dans laquelle il devra s'investir pour interpréter ce qui lui est montré. "Murmure" a été réalisé après "Feux", en intégrant d'autres expériences professionnelles réalisées par Mattotti dans l'entredeux, en particulier des dessins de mode. Effectivement au départ, le lecteur nage dans l'expectative. Murmure s'éveille auprès de diablotins dont il est impossible de connaître la nature, il n'a pas idée de comment il est arrivé là et il n'est pas soumis aux contingences matérielles, si ce n'est le sommeil.
En termes d'intrigue, le lecteur est amené à suivre Murmure du début jusqu'à la fin, dans ses déambulations et découvertes, ainsi que dans ses souvenirs très partiels et ses réflexions. Il y a bien une forme clôture au récit. Néanmoins de nombreux événements relèvent du surnaturel ou de la fantasmagorie, comme une image dans un miroir déformant fortement la réalité, ou participant de l'inconscient du personnage.
En suivant les pistes données par Mattotti dans son interview, le lecteur peut dans un premier temps se concentrer sur les images, non pas comme une suite participant à une narration, mais pour leur valeur unitaire, détachée du récit. Page après page, le lecteur contemple des visions enchanteresses, oniriques ou sourdement inquiétantes, où la couleur est très présente, mais moins que dans "Feux". Quelques exemples : l'herbe en train d'ondoyer sous le vent en page 1, vu de dos et de loin Murmure se tenant la tête entre les mains en contemplant l'avancée de noirs nuages en page 2, les traits exagérés du visage de Safran en page 3, etc. Certaines images sont plus fortes que d'autres : les poissons-cerfs dans la mer, l'hôtel dans la lumière rougeoyante du soleil couchant, le soleil noir sur la façade de l'hôtel, sous le lierre, etc.
Comme dans "Feux", Mattotti réalise plusieurs cases s'apparentant à des œuvres d'art abstraites (ne prenant leur sens que dans le contexte des autres cases), ainsi la forme des nuages contre le ciel, une giclée de blanc sur une surface rouge, une coulée de rouge sur fond noir, etc.
Une autre manière d'aborder cet ouvrage est de l'aborder en suivant les conseils de l'auteur : lire un chapitre à la fois, comme autant de voyages différents, sans trop se préoccuper de l'itinéraire complet. Chapitre 1 - Le lecteur reste indécis devant le sens des éléments symboliques. Un pétrolier : l'image d'un long voyage maritime, mais il ne s'agit pas d'un voyage d'agrément. Cette impression que le récit est sous le signe de l'utile est confortée par l'image des 2 diablotins qui s'apparentent plutôt à l'insouciance de la jeunesse. Cette lecture opposant monde adulte et vestiges de l'enfance est confortée par Mattotti qui envisage cette œuvre comme son adieu à l'adolescence. Par contre, le symbole qui se cache dans les poissons dotés de bois de cerf reste impénétrable au regard des autres éléments de ce chapitre (et des suivants).
Dans le chapitre 2, Murmure pénètre dans une bâtisse évoquant aussi bien une forteresse qu'un foyer, et il fait face à la figure du père, puis à la figure de la mère. Là encore, la mise en situation évoque la position de l'enfance, observer son père avec crainte sans bien comprendre ses activités, éprouver le réconfort prodigué par la mère. Chapitre 3, Murmure est à nouveau confronté aux activités de l'inquiétante figure paternelle, sans réussir à établir un début de communication. Il est possible d'y voir l'opposition adolescente systématique et bornée.
Chapitre 4 - Il s'agit certainement du plus poignant car Murmure observe sa mère avec déjà une forme de détachement, en constatant que "elle mettait de l'ordre dans la cuisine comme seule une maman sait le faire". En fin de ce chapitre, il constate que "Il faut avoir couvert une certaine distance pour pouvoir se retourner sans se bercer de l'illusion que l'on peut encore revenir en arrière".
Chapitres 5 & 6 : une forme de réalité reprend ses droits. Le lecteur découvre des explications prosaïques sur la situation de Murmure, les marques sur son visage, le rôle de sa mère. Mais aussi, Mattotti réalise les pages les plus abstraites et les plus conceptuelles dans ces chapitres. Le lecteur de "Feux" pourra retrouver la flamboyance des couleurs, les formes abstraites, et la prise directe avec les éléments primordiaux de la nature (lave, vent, mer, terre).
Avec cette histoire, Lorenzo Mattotti ne refait pas "Feux", ne lui donne pas une suite. Par contre, il continue de construire sur la profession de foi que constitue "Feux", quant à l'importance prioritaire de la couleur dans sa façon d'aborder la bande dessinée. Il est possible de parler d'intrigue au travers de ces 6 chapitres, l'évolution progressive d'un personnage au travers d'épreuves de nature psychologique et même psychanalytique. Il est aussi possible d'isoler chaque chapitre comme autant d'unités, évoquant la vie intérieure du personnage, à chaque fois un état d'esprit différent aboutissant à une appréhension du monde différente, à des significations différentes, dont certaines indéchiffrables (les poissons-cerfs, l'avion). Quoi qu'il en soit, il s'agit d'une aventure de lecture peu commune, enchanteresse, vaguement inquiétante, une redécouverte du monde qui nous entoure au travers de cet individu esseulé, rebelle et fragile.
Superbe ton article Présence ! Je n'ai pas vu la figure paternelle mais celle d'un frère... de toute façon je la relirai, en ayant sans doute tes remarques en tête. Je te rejoins complètement sur les planches marquantes.
RépondreSupprimerCar l'univers me semble vraiment crytique et joueur parfois. Il aura fallu que je lise le second tome de ETHER pour que je me décide à relire Feux et Murmures pour t'en parler. Or, dans l'édition que j'ai et que je suppose toi-même possède, il y a cette interview entre les albums. Mattotti parle de ses jeunes années entre Venise et Lucques. C'est là que Boone Dias, le personnage de ETHER, se trouve lorsqu'il n'est pas dans l'autre monde. Ajoute que Mattotti parle lui aussi d'éther quant au personnage de Murmure et me voilà tout à fait terrifié et enchanté par ces coïncidences.
Quoiqu'il en soit, merci de m'avoir fait découvrir cet auteur. La dernière planche que tu postes, avec Murmure courant sous les nuages, vaut à elle seule l'achat. C'est à la fois splendide et original, avec un travail incroyable sur les couleurs (surtout dans Feux), et une déconstruction des histoires. Il cite également ICI MÊME et Philémon, c'est bien dans cette veine onirique que Mattotti évolue. J'ai l'impression d'avoir déjà croisé les personnages de Hans et Fritz ailleurs, pas toi ? Sinon, j'ai pas mal de noms qui me viennent en tête : Basquiat, Moebius, McKay, Tardi, Druillet...
En ce qui concerne Feux, je pense que Christophe Blain l'a lu bien avant de faire son REDUCTEUR DE VITESSE, un de ses premiers albums que j'adore relire. Il est édité chez Aire Libre et de nombreux points communs les lient. Tout comme pas mal d'éléments de Murmure répondent à Feux : un personnage perdu, des jumeaux, des bateaux...
Merci vraiment, Présence !
Bonjour Jyrille,
RépondreSupprimerj'arrive avec un peu de retard, toutes mes excuses. Oui, c'est bien l'édition rassemblant les 2 BD que j'ai, avec l'interview au milieu. Je ne garde qu'un souvenir très vague d'un vieil article en anglais sur la BD qui l'analysait d'un point de vue psychanalytique, avec des termes techniques trop complexes pour ma compréhension. J'en suis ressorti convaincu que cette œuvre se prête à de nombreuses interprétations.
Je n'avais pas fait le rapprochement entre cette BD et Ether.
Par rapport à ma culture, le terme Éther renvoie à une succession de notions de physique, revues et corrigées jusqu'à être abandonnées.
https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89ther_(physique)
Merci pour le rapprochement avec Philémon, une série personnelle, mais à laquelle je n'ai jamais réussi à accrocher. Décidément, il faut que mette Ici même dans ma liste de lecture. :) Il semble bien aussi que Lorenzo Mattotti dispose d'une grande culture de l'art pictural, et sait s'en inspirer à bon escient pour nourrir ses œuvres.