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lundi 29 janvier 2018

Abymes 1/3

L'inspiration romanesque

Ce tome est le premier d'une trilogie qui forme une histoire complète et indépendante de toute autre. Il est initialement paru en 2013. Le scénario est de Valérie Mangin, les dessins, l'encrage et la mise en couleurs de Griffo.

L'histoire commence le 29 mai 1831. Honoré de Balzac réside à Bayeux et travaille sur son prochain roman : La Peau de chagrin. À Paris, Amédée Pichot (éditeur de la revue littéraire "La revue de Paris") décide de suspendre la parution en feuilleton de la "Peau de chagrin", au profit d'un autre roman. Ce dernier raconte la vie de l'écrivain Honoré de Balzac, en dévoilant quelques secrets peu reluisants (comme son rapport adultère avec la femme de l'académicien François Andrieux).

Lorsque Balzac prend connaissance de ce feuilleton, il est d'abord flatté d'avoir droit à une biographie aussi jeune. Puis les détails devenant gênant, il se range à l'avis de Louise sa compagne, et revient à Paris pour essayer de faire stopper la parution du feuilleton et découvrir l'identité de son auteur.

Dès la première page, le lecteur est séduit par la qualité de la reconstruction historique du Paris et de Bayeux de ces années-là. Une grande case permet d'admirer une vue de Paris avec les tours de Notre Dame en arrière-plan. Une autre place le lecteur dans une rue pavée de Bayeux. Plus loin, il flâne aux côtés de Balzac sur les quai de Seine, le long des boîtes caractéristiques des bouquinistes.

L'intérieur du bureau de Balzac à Bayeux présente ce papier peint associé à cette époque, les persiennes de cette pièce sont authentiques. Le contraste entre le fouillis du bureau de Balzac à Paris (très vraisemblable au vu de sa production littéraire intense) et l'ordre minimaliste de celui d'Amédée Pichot reflète bien la différence entre leur travail, et leur caractère. Le voyage en calèche permet de se souvenir que de nombreuses routes étaient encore en terre, sujettes au ravinement de la pluie.



Le contraste est saisissant avec les ors du salon de madame de Berny. Le lecteur peut aussi apprécier le soin apporté aux dessins des toilettes de ces dames, et aux costumes de ces messieurs. Griffo est à la fois un excellent chef décorateur, et un costumier précis et rigoureux.

Au fil des séquences de différentes natures, l'artiste se révèle également un metteur en scène inventif qui garde à l'esprit que la bande dessinée doit donner à voir. Ainsi les séquences de dialogue ne sont jamais statiques. Il ne s'agit pas d'une suite de têtes en train de parler dans des cases dénudées. Les personnages se déplacent, bougent, effectuent des actions de la vie quotidienne, ce qui informe le lecteur sur leurs habitudes, et leur cadre de vie, en fonction des changements de cadrage. Il n'y a que le parti pris de donner un gros nez à Balzac qui est un peu déconcertant mais qui s'oublie vite du fait des qualités graphiques des dessins.

Il n'y a que l'habitude d'Honoré de Balzac de s'exprimer à voix haute qui relève d'un dispositif narratif un peu artificiel et théâtral, mais ce choix est celui de la scénariste qui l'a préféré aux bulles de pensée ou aux cellules de texte. À un premier niveau, ce récit s'apparente à un mystère qu'il s'agit de découvrir : quel est cet individu qui expose les secrets de Balzac sur la place publique ? Le lecteur suit les démarches de Balzac pour essayer de lever cet anonymat. Valérie Mangin donne corps aux états d'esprit de Balzac, à ses sentiments et aux réactions de son entourage, avec justesse. Le lecteur se prend au jeu, et éprouve une forme d'empathie pour lui.

Un autre niveau de lecture est d'apprécier l'évocation d'Honoré de Balzac. Sans être grand connaisseur de cet écrivain, il est possible de reconnaitre les titres de ses romans évoqués (pas très difficile), les faits marquant de cette année 1831 (un rapide coup d'œil sur wikipedia confirme ces éléments historiques). Bien sûr, il s'agit d'une fiction et le récit diverge de la réalité historique dès la première page. Il est également possible de voir dans ce récit une version alternative de la vie de Balzac, animé d'une soif inextinguible de vivre au maximum, tout en produisant une œuvre littéraire pérenne. En cela, le lecteur retrouve le thème principal de la "Peau de chagrin".

Le titre "Abymes" renvoie à la figure de style de mise en abyme, consistant à intégrer une histoire dans l'histoire qui reflète le récit principal. Ici cette figure de style est facile à identifier puisque Balzac lit sa propre histoire au travers des articles paraissant en feuilleton dans "La revue de Paris". Par le titre, le lecteur est invité à se poser la question sur cette mise en abyme. Que reflète-t-elle ? Elle renvoie l'image peu reluisante d'un individu pleutre, près à toute sorte de compromissions pour atteindre son objectif de devenir un grand écrivain. Elle insiste sur la vanité de l'auteur et son sentiment de supériorité sur les individus qui l'entourent, qui ne sont guère plus que des figurants dans sa propre vie, une vision narcissique du créateur.



Valérie Mangin décrit donc une version de la vie d'Honoré de Balzac qui aurait pu être si son génie littéraire n'avait pu trouver d'exutoire dans la publication (elle aurait même pu être encore plus cruelle en insistant sur sa propension à faire de la cavalerie avec son budget). Ce thème est assez glissant car le lecteur ne peut pas s'empêcher de penser que madame Mangin est elle-même une auteure (certes pas de l'envergure de Balzac, mais c'est le lot de presque tous les auteurs) et qu'elle évoque ainsi sa propre condition de scénariste.

Cette mise en abyme interroge aussi les limites de la capacité de divertissement d'un roman. En effet, le dernier livre en date de Balzac (La peau de chagrin) se voit supplanté par une chronique de sa propre vie. Finalement le public préfère les révélations sur la vie privée de l'auteur, à l'œuvre de ce dernier. Il préfère le côté superficiel d'une chronique à sensation, plutôt que le sérieux d'une étude de mœurs dans un tableau social acéré.


Ce premier tome de la trilogie est une grande réussite sur le plan de la reconstitution historique et sur le plan de la mise en abyme. Du point de vue de l'intrigue, le pot-aux-roses pourra ou non satisfaire le lecteur en fonction de ce qu'il en attendait. Il demande une petite augmentation de niveau de suspension consentie d'incrédulité pour croire à la faisabilité d'une telle supercherie au vu du temps très court dont dispose le coupable chaque nuit pour écrire l'article du lendemain en y incluant les détails du jour.


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