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jeudi 10 juillet 2025

Ada

Belle comme un mirage, une hallucination, un rêve rimbaldien.


Ce tome contient un récit de nature biographique, relatant quarante-huit heures de la vie d’Ava Gardner. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Emilio Ruiz pour le scénario, et par Ana Miralles pour les dessins et les couleurs. La traduction a été réalisée par Geneviève Maubille, avec une relecture assurée par Murielle Briot. Il comprend cent pages de bande dessinée. Il commence par un texte d’introduction d’une page, rédigé par Elizabeth Gouslan, autrice du livre Ava, la femme qui aimait les hommes (2012). Elle évoque la beauté inouïe de l’actrice, qualifiée de Plus bel animal du monde par Jean Cocteau, la couleur changeante de ses yeux, le film La comtesse aux pieds nus qui s’inspirent de sa vraie vie, et sa relation avec Frank Sinatra.


Le sept septembre 1954, à Rio de Janeiro, le film La comtesse aux pieds nu est à l’affiche. Dans son beau costume blanc, Gilberto Souto contemple la marquise de l’Odéon qui porte le nom des acteurs et du réalisateur. Avec les journaux sous le bras, il regagne ses bureaux, où il est accueilli par sa secrétaire Belem qui lui indique qu’elle a l’agent d’Ava Gardner au téléphone. Il lui demande de lui passer l’appel dans son bureau. Souto rassure David Hanna : L’hôtel Gloria est magnifique, il est parfait pour une star telle qu’Ava Gardner. Il continue : Certes le Copacabana Palace est plus réputé, mais il est aussi moins sûr, et la situation du pays est telle qu’ils doivent avant tout veiller à la sécurité de Miss Gardner. En réponse à un question, il indique que tout est en ordre, qu’il vient de s’entretenir avec le chef de la police. En effet la venue d’Ava risque d’attirer beaucoup de monde, et on est à Rio. Hanna doit comprendre que cette ville n’est pas Lima ni Buenos Aires, encore moins Montevideo. Les Cariocas n’éprouvent pas simplement de la passion pour Miss Gardner, c’est carrément de la frénésie ! Il termine la conversation avec une recommandation : quand ils atterriront à Galejão, ils ne doivent pas descendre de l’avion, avant son arrivée.



Belem, la secrétaire, rentre dans le bureau alors que Gilberto Souto a commencé à lire les journaux. Elle l’informe que M. Krymchantowsky a appelé pour organiser la journée avec les hommes d’affaires, que les responsables du festival de poésie aimeraient savoir si Ava accepterait de réciter quelques vers en portugais lors de la cérémonie de remise des prix. Souto lui indique qu’il faudra prévenir les journalistes et l’hôtel que l’avion atterrira avec du retard. Puis il enfile sa veste et lui indique qu’il se rend à l’ambassade demander des passeports diplomatiques, car l’actrice et son agent veulent se rendre directement à l’hôtel sans passer par la douane. Qui ne tente rien n’a rien… À bord de l’avion, Ava Gardner répond aux questions d’un journaliste. Que dirait-elle aux lecteurs de la Ava Gardner qui fait la une des journaux ? Sa réponse : Qu’elle ne correspond en rien à la femme qu’elle est en réalité. L’image que la presse donne d’elle l’attriste beaucoup. Question suivante : Pourquoi Ava Gardner ne conteste-t-elle jamais ces fausses informations ?


Irrésistiblement attiré par la magnifique couverture, le lecteur se retrouve impuissant face à la promesse de passer du temps avec cette actrice hors du commun, ou par celle de retrouver les planches tout aussi extraordinaires d’Ana Miralles, après la série extraordinaire Djinn (2001-2016, treize tomes et trois hors-série), scénarisée par Jean Dufaux. L’expression d’Ava est indéchiffrable sur la couverture : un moment paisible hors du temps, un instant d’attente entre deux prestations à se donner en spectacle, ou une forme de résignation en train d’évoluer vers l’acceptation. Le lecteur aura la satisfaction de découvrir les circonstances de cette pause, ainsi d’avoir une vue plus large sur le lieu. Il focalise ensuite son attention sur le sous-titre : il s’agit de suivre cette beauté féminine pendant un court laps de temps : quarante-huit heures. L’introduction fournit des éléments de contexte intéressants pour celui qui découvre cette actrice : sa beauté inouïe, les réalisateurs avec qui elle a déjà tourné (John Ford, Henry King, Gorge Cuckor, John Huston, Nicholas Ray) et récemment Joseph Mankiewicz, la raison pour laquelle elle se rend à Rio de Janeiro. La planche d’ouverture contient déjà toutes les qualités du récit : différents endroits de Rio de Janeiro, la reconstitution historique, les personnages élégants, la curiosité de savoir comment va se dérouler ce séjour, à quoi va être confronté Ava Gardner, comment elle va se comporter par rapport à ce qui est attendu d’elle.



C’est donc l’occasion de réaliser une visite touristique à Rio de Janeiro. Le lecteur se plaît autant à prendre le temps de laisser son regard lors des scènes en extérieur, que lors de celles en intérieur. Il rentre donc avec Gilberto Souto dans les locaux de son agence : bureaux en bois, chaises en bois, classeurs métalliques, affiches au mur, sous-main, lampe de bureau, tout est d’époque. Une fois passé la fin du voyage en avion et la douane, il prend le temps d’apprécier la décoration de l’hôtel Gloria : le tissu des larges fauteuils, les dorures de la salle de bain, le mobilier épuré dans la chambre, le grand hall de l’hôtel avec l’estrade qui a été installée et les tentures bleues. Il peut ensuite comparer avec la décoration de l’hôtel Copacabana Palace : sa piscine qui fait envie, les tables plutôt rondes que carrées et leur nappe, le magnifique lobby, la chambre aménagée avec plus de retenue, le balcon et sa vue extraordinaire sur l’océan, etc. Les décors en extérieur coupent le souffle du lecteur : le trajet en voiture de Souto pour rejoindre l’aéroport ce qui laisse le temps de regarder les façades, la perspective sur l’océan alors que l’avion achève sa descente vers la piste, la vue de la baie avec la monumentale statue du Christ rédempteur, la virée nocturne de Rene dans un autre quartier de la ville, et une virée nocturne exceptionnelle d’Ava et David qui les emmène au pied de la statue du Christ rédempteur, durant une dizaine de pages.


L’artiste s’implique pour une reconstitution historique présente dans chaque élément : les accessoires du quotidien, les modèles de voitures, les robes d’Ava Gardner et ses gants, les sous-vêtements de Rene, les costumes de de ces messieurs, sans oublier les chapeaux et les cravates unies ou à motif, etc. Bien sûr, la dessinatrice soigne la ressemblance physique d’Ava Gardner, et la délicatesse de son trait convient à merveille à la pureté du visage de l’actrice, à sa silhouette gracieuse, et à ses gestes étudiés. Le lecteur peut la voir resplendir par comparaison aux autres personnages féminins, quel que soit leur degré de beauté. Il admire le maintien des hommes, souvent splendides dans leur costume formel. La qualité de la narration visuelle s’exprime également dans le naturel de chaque prise de vue, dans leur évidence et leur plausibilité. Le lecteur peut voir comment Ava Gardner joue avec le journaliste dans sa cinquantaine, lors des questions posées pendant le voyage en avion. Il apprécie l’écho qui se produit lors d’une séance d’interview beaucoup plus inquisitrice face à plusieurs journalistes, et l’actrice qui déploie tout son savoir-faire en matière de charme et de séduction. Il sent la tension monter lors du face-à-face avec Howard Hughes dans la chambre d’hôtel, alors qu’il se montre de plus en plus pressant. Il découvre les circonstances correspondant à l’illustration de couverture, et il ressent une forte empathie au vu des émotions qui secouent Ava Gardner.



Au bout de quelques pages, le lecteur peut trouver la narration un peu trop factuelle, un peu explicative comme si le scénariste prenait bien soin d’éviter toute incompréhension. Il suit une femme que l’on peut qualifier de beauté fatale, soumise à l’incroyable pression créée par l’attente de tous ses admirateurs. Il ressort comme elle meurtri de la sortie d’avion pour rejoindre la douane : scénariste et artiste réalisent une séquence oppressante et claustrophobique au cours laquelle l’actrice se retrouve assaillie par une foule compacte au sein de laquelle chacun veut la toucher créant ainsi un mouvement d’écrasement terrifiant. Il prend pleinement fait et cause pour cette femme qui a besoin d’être plus que l’image publique que tout le monde exige d’elle tout le temps. Il comprend parfaitement qu’elle ait besoin d’évacuer cette pression, qu’elle ait des mouvements d’humeur… même s’il lui conseillerait d’y aller mollo sur le tabac et l’alcool.


En progressant dans le récit, le lecteur se rend compte que le scénariste a tout annoncé dans les premières pages : les relations compliquées avec les hommes, une femme réduite à une image publique parfaite, le fait qu’elle ne conteste jamais les fausses informations, etc. Tout est là. Il découvre alors que le récit va au-delà de ces éléments attendus. La virée nocturne de David & Ava exprime avec force le besoin de liberté, de sortir des apparences attendues. Il comprend le pourquoi d’une séquence dans le passé avec son père qui lui dit que : Les poupées ne sont pas idiotes, elles savent se débrouiller. Une métaphore sur l’image de poupée d’Ava, qui ne veut certainement pas finir comme celle qu’elle a eu étant petite. La réception d’Ava Gardner s’inscrit également dans un contexte politique et social très concret. Le lecteur ressent également de l’empathie pour Mearene (Rene) Jordan la dame de compagnie de l’actrice, et il s’insurge contre le piège qui lui est tendu. Il commence par sourire en voyant comment certaines personnes essayent de tirer profit par tous les moyens de la présence de l’actrice célèbre, y compris par des moyens malhonnêtes. Il se rend compte que la réflexion va plus loin, en mettant en scène comment cette femme représente Hollywood, c’est-à-dire à la fois l’impérialisme culturel américain et la richesse financière hors de proportion avec la réalité des habitants du Brésil. Ce qui induit une différence de situation sans comparaison possible entre des individus faisant tout ce qu’ils peuvent pour améliorer leur ordinaire avec les moyens dont ils disposent quelle qu’en soit la légalité, dans une société fonctionnant sur la débrouille et la corruption, par opposition à une femme courtisée par tout le monde, prisonnière de son image et du rôle que les autres lui imposent, dans lequel ils la cantonnent, malgré son aisance financière.


C’est un plaisir ineffable que de retrouver l’élégance de la narration visuelle d’Ana Miralles, son implication extraordinaire dans l’élégance et la reconstitution historique, sa justesse dans la narration visuelle. Venu pour partager deux jours dans la vie d’une actrice magnifique, le lecteur se retrouve à endurer les conséquences de sa beauté incomparable qui la réduit à un objet du désir pour la foule, ainsi que la convoitise qu’elle suscite en tant qu’incarnation de l’impérialisme américain.



mercredi 9 juillet 2025

Alef-Thau T03: Le Roi borgne

Et tu m’étouffes avec ta générosité !!


Ce tome fait suite à Les Aventures d'Alef-Thau, tome 2 : Le prince manchot (1984), une série en huit tomes, suivie par une seconde saison en deux tomes : Le monde d’Alef-Thau, dessiné par Marco Nizzoli. Son édition originale date de 1986. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, par Arno (Arnaud Dombre) pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-quatre pages de bande dessinée.


Possédant maintenant une jambe organique, une jambe prothèse, un bras organique, une longue natte avec une feuille acérée à son extrémité, mais un seul œil, Alef-Thau est en plein combat avec une épée à la main, contre un groupe de créatures-lézards anthropoïdes ailées, sur les remparts d’une place forte. Il vient d’en occire un, mais ils sont encore à six contre lui, et l’un d’eux réussit à le toucher à l’épaule droite avec la lame de sa lance. Il se jette depuis le haut de la muraille dans l’eau eu contrebas, une dizaine d’hommes-lézards se jettent après lui. Il parvient à en blesser un et il nage sous l’eau plus vite qu’eux. Il en ressort avec un peu d’avance et s’élance dans les rochers. Profitant de leurs ailes, ses ennemis ont tôt fait de le rattraper et l’un d’eux l’emmène dans les airs avec lui. Alef-Thau le blesse et ils chutent au sommet du rempart, le héros se servant du corps de l’ennemi pour amortir sa chute. Il est attendu par Diamante et deux gardes du corps. Sa rage intacte, il s’élance sur elle en clamant qu’elle va payer.il la transperce avec son épée, mais son bras disparaît. Il s’élance à nouveau sur elle, lui décochant un coup de pied dans la mâchoire, et ses jambes disparaissent. Il estime que mieux vaut mourir et il parvient à se laisser tomber vers le sol depuis le haut de la muraille.



Dans une petite maison recouverte de neige, Alef-Thau hurle dans son sommeil. Hogl lui enjoint de se réveiller, car il s’agit d’un cauchemar, en lui apportant un bol de tisane chaude : cela devra calmer sa fièvre. Il ajoute que le jeune homme n’a pas cesser de délirer depuis qu’ils sont revenus. Alef-Thau se relève vivement : il ne délire pas, c’est la vérité, il ne mérite pas de vivre, tout est vain puisqu’elle ne l’aime pas. Il sort de la maison, avance péniblement dans la haute neige et se jette du sommet du ravin des crevasses. Sa chute est amortie par la neige, Hogl et Mirra lui viennent en aide, et le ramènent inconscient dans la maison, tout en constatant qu’il a cassé sa jambe de bois. Alors que la nuit est tombée et que la neige a recommencé à tomber, Alef-Thau indique à Hogl qu’il a besoin de savoir la vérité : si tout est illusion, qu’est-ce qui est vrai sur cette planète ? Son mentor lui répond qu’il n’y a que l’arbre de Sagesse qui puisse lui répondre, il est le seul à détenir la connaissance. Il ajoute que toutefois son protégé doit savoir ce qu’il lui en coûtera. Son interlocuteur lui répond que peu importe, il veut savoir, ils doivent y aller. Ils se mettent en route le lendemain : Alef-Thau, Hogl, Mirra, Louroulou et son compagnon. Ils arrivent bientôt devant l’arbre de Sagesse.


La scène d’ouverture confirme que ce troisième tome continue dans la lignée des deux précédents : aventures, part significative de la narration portée par les dessins, héroïsme, incomplétude physique du héros. Décidément, Alef-Thau n’a pas fini d’affronter des épreuves physiques dangereuses pour sa vie, de se battre, sans aucune certitude pouvoir un jour acquérir quatre membres, ou retrouver l’œil qu’il a sacrifié en échange de connaissances. Le récit s’ouvre avec deux pages dépourvues de texte, de tout mot : une séquence d’affrontement physique parfaitement lisible avec un déroulement qui la rend plausible, quand bien même il manque un bras au héros, et qu’une de ses jambes est une prothèse, sans oublier qu’il est borgne. L’artiste va mettre en scène d’autres combats : sur un pont alors que le héros est attaqué par un guerrier en armure, dans un défilé rocheux alors qu’il est attaqué par un groupe d’Orks, dans une caverne où il est attaqué par des monstres, et enfin face à ces créatures-lézards ailées et armées de lance. Arno épate le lecteur par sa mise en scène : un déroulement logique et plausible des combats, avec les attaques et les déplacements des uns et des autres, les capacités physiques limitées d’Alef-Thau compensées par la tactique et par son agilité. Comme dans le tome précédent, il met également en scène deux batailles avec des dizaines de combattants, la prise d’une citadelle par Diamante et son armée, l’affrontement de la même armée contre celle des Orks à Hoor-Paar-Kraat, deux scènes à la prise de vue claire et parlante.



Le lecteur retrouve les éléments visuels qui rendent ce monde si particulier : les races extraterrestres avec une sorte de croisement entre des elfes et des gnomes pour Louroulou, des petites fées ailées avec des ailes minuscules dont Rhil qui vole à dos de papillon, Mirra une espèce de gerbille de la taille d’un âne, les Orks sorte de croisement entre des hommes et des rats avec un museau difforme, et les monstres-lézards ailés. Il constate que l’artiste prend un vrai plaisir à concevoir de nouveaux éléments, par exemple le masque et les gants vraiment très réussis de Malkouth, guerrière qui affronte Alef-Thau sur un pont dont la pile centrale est un arbre à la forme particulièrement torturée. Le scénariste lui offre également l’occasion de s’amuser avec le principe des dinosaures, avec une variation inventive à partir des brontosaures. Le dessinateur prend visiblement plaisir également à jouer avec la flore : l’arbre de Sagesse déjà présent dans le tome deux, la mousse qui recouvre la lande, les plantes au milieu du marais capables de déployer des tentacules en quelques secondes, etc. De temps à autre, le lecteur peut déceler l’influence de Mœbius dans l’épure élégante d’un décor ou dans la forme de l’œil d’un monstre.


La quête d’Alef-Thau se poursuit avec ses épreuves, et avec ses transitions parfois heurtées. Pour être sûr d’accrocher le lecteur, le scénariste ouvre ce tome in media res, avec un combat déjà en cours qui arrive à son terme, se terminant avec la confrontation contre Diamante. Le lecteur se souvient que cette femme est immortelle, pour une raison qui reste à révéler, et que chaque opposant qui parvient à lui porter un coup fatal en meurt en retour, alors qu’elle ne s’en porte pas plus mal. En passant, Jodorowsky sait en mettre à profit le potentiel comique, quand elle s’avance ingénument vers ses adversaires. Comme dans le tome précédent, le héros doit à nouveau acquérir des connaissances pour déterminer ses prochaines actions, afin d’atteindre son but qui est maintenant d’exterminer Diamante. Sur les conseils de son mentor, il se tourne vers l’arbre de Sagesse, tout en connaissant déjà le prix à payer : sacrifier son œil gauche, sachant qu’il a déjà sacrifié le droit. Après une marche risquée et une série d’épreuves, il parvient enfin à l’arme qui pourra lui permettre d’occire Diamante. Certaines transitions peuvent sembler abruptes : le refus de l’aide de Hogl, mais l’acceptation de celle de Mirra et Louroulou, la survenance de l’attaque des Orks, la capacité de Malkouth à tailler une nouvelle prothèse de jambe à Alef-Thau. De la même manière, certains rebondissements arrivent à point nommé, que ce soit la capacité de Hogl de suivre le déroulement des événements à distance lui permettant ainsi de surveiller son protégé, ou encore le recours à la forme ectoplasmique, avec plus de restreinte quand même que dans le tome précédent.



Le lecteur relève d’autres ressemblances avec le tome précédent : le retour à l’arbre de Sagesse pour acquérir une nouvelle connaissance, l’usage du corps ectoplasmique, et une épreuve au déroulement a priori étrange. Celle-ci se déroule très rapidement en quelques pages, chaque situation dangereuses étant résolues en deux coups de cuillère à pot. Il lui faut un peu de temps pour mettre le doigt sur la structure de ces épreuves réparties sur deux chapitres. Puis ça apparaît : traverser des marécages avec des tentacules qui sortent de l’eau, affronter des créatures tapies dans une grotte sous la terre, échapper à une coulée de lave c’est à dire des matériaux en feu, ne pas se laisser emporter par un tourbillon d’air. Un, deux, trois et quatre : le compte y est, ce sont les quatre éléments, l’hypothèse selon laquelle tous les matériaux constituant le monde seraient composés de ces quatre éléments. À nouveau, cette épreuve revêt un caractère symbolique qui incite le lecteur à considérer cette série d’épreuves comme une quête initiatique. À nouveau, vu sous cet angle, les bizarreries narratives perdent leur caractère de maladresse et font sens.


Dans ce tome, Alef-Thau est motivé par sa haine contre Diamante, estimant qu’elle l’a trahi, et il se met en quête d’une arme à la propriété magique : il s’agit d’une épée. Se trouvant devant elle, il indique à Malkouth qu’il n’y a que lui qui puisse la tuer avec son épée. Étant en passé en mode analytique, le lecteur se trouve fortement tenté d’assimiler l’épée à un symbole phallique et l’acte de tuer à une métaphore de la défloration. Le scénariste développe également le principe de troisième corps, c’est-à-dire le corps astral celui qui peut être généré par le corps ectoplasmique. À première vue, cela ressemble à un artifice narratif spectaculaire et idiot, une surenchère de corps astral de deuxième niveau. En revanche s’il le lie à la deuxième phase de connaissance transférée par l’arbre de Sagesse, le lecteur y voit un deuxième niveau d’éveil, une nouvelle élévation dans le développement spirituel du héros. À l’aide de ce corps astral, Alef-Thau peut ainsi accéder à l’esprit qui anime l’épée de cristal et qui lui fait une singulière révélation : cet esprit est la lumière, le seul être réel de cette planète. Cette déclaration entre en résonnance avec la manière dont Diamante appelle Alef-Thau : elle lui a donné le qualificatif d’Illusion. Cela laisse subodorer une vertigineuse mise en abîme qui… attendra les prochains tomes pour être pleinement révélées.


L’aventure continue, la quête se poursuit, pour ce héros incomplet physiquement. La narration visuelle raconte avec clarté et exotisme les affrontements et les attaques, dans des environnements entre Fantasy et science-fiction. Le scénariste développe ses thèmes favoris, les handicaps d’Alef-Thau étant autant de métaphores d’étapes qui restent à franchir à son esprit pour atteindre sa plénitude le héros étant considéré comme incomplet spirituellement.



mardi 8 juillet 2025

Loire

Je voudrais penser comme un fleuve.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Étienne Davodeau, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-seize pages de bande dessinée. En exergue se trouvent deux citations, une de Philippe Descola, extraite de son ouvrage Par-delà nature et culture (2005), une autre d’une allocution de Bruno Latour, devant la Commission du Parlement de Loire, Tours, le 19 octobre 2019.


Un homme traverse à pied le long pont qui enjambe la Loire à Les Ponts-de-Cé. Il parvient au carrefour sur l’autre rive. Cela fait longtemps que Louis n’est pas revenu ici, depuis des années. Il fait encore une partie du chemin en auto-stop, puis il se fait déposer à quelques distances de sa destination, car il a décidé de finir son chemin à pied. Avec son petit sac baluchon à l’épaule, il marche tranquillement le long de la berge. Il croise un cycliste, il passe devant une maison isolée, le fleuve est calme et tranquille, la lumière orangée. Au beau milieu d’un chemin longeant un champ, totalement isolé, il cède à une impulsion du moment, il n’y a personne. Il se déshabille et laisse ses vêtements sur la rive. Il entre progressivement dans l’eau, il s’asperge le visage. Il s’immerge totalement, il se laisse flotter sur le dos, il fait quelques mouvements de crawl. C’est vrai, c’était il y a quelques années et il était plus jeune. Mais il s’est baigné là des dizaines de fois, et jamais il ne s’était fait piéger pas le courant. Lutter ne sert à rien. Essayer de se détendre. Laisser faire. Flotter. Il passe devant un pêcheur et son fils qui lui demandent si tout va bien, il répond : Impeccable. Il dérive le long d’un bateau et il répond qu’il n’a pas besoin d’aide, que tout va bien. Le batelier l’avertit que le coin est dangereux et que ce n’est pas très malin de nager juste dans le chenal.



Louis a dérivé sur deux ou trois kilomètres. Passé le premier moment d’inquiétude, c’est une belle balade. Bon, ça aurait pu être plus simple si le courant ne l’avait pas déposé sur la rive d’en face. Il ne se voit pas sonner à poil chez des gens. Il lui reste donc une solution qui devrait lui sembler complètement idiote. Mais là, non. Attendre la nuit noire. Et hop ! Lui, il est juste revenu pour revoir une vieille amie. Et bien sûr, à ce moment-là, il ignorait tout de ce qui allait suivre. Mais quoi ? Maintenant, il se dit que c’est sans doute la plus belle façon de revenir vers elle. On peut trouver ça un peu ridicule. Passé le pont, il remonte le courant. Et ces quelques kilomètres, c’est comme une remise à flot d’une période de sa vie. Une période heureuse. Avec elle. Tout nu, Louis marche sur le chemin de halage, remontant vers l’endroit où il a laissé ses affaires. Il effraie un oiseau de nuit. Il passe sur un pont en se détournant au passage d’une voiture, il traverse un village totalement endormi. Il continue à marcher le long de la berge. Il découvre qu’il est en train de traverser un champ d’orties, mais après y être entré. Malgré tout ça, il ne regrette rien. C’est une nuit magique.


Le titre se résume à un mot unique qui met en avant le fleuve Loire, et l’image de couverture se trouve dépourvue de présence humaine, le personnage principal étant également la Loire. Au cours du récit, le lecteur parcourt plusieurs pages contemplatives, dépourvues de mot, focalisées sur différents endroits du fleuve et de ses berges, parfois avec des activités humaines : au total vingt-et-une pages, souvent construites sur la base de quatre cases de la largeur de la page pour jouir d’un effet panoramique. Avec le personnage principal, le lecteur observe ainsi les belles couleurs de l’eau, en particulier quand Louis s’y baigne, un impressionnant travail de restitution en couleur directe. Il constate que l’eau est aussi calme de jour que de nuit, avec des teintes nocturnes beaucoup plus restreintes. Il reconnaît aussi bien les chemins de halage que les rives boueuses, les clôtures de champ, les herbes folles, sans oublier l’épisode avec les orties. Il constate à quel point le paysage s’avère changeant en fonction du moment de la journée et des conditions climatiques. Au fil des séquences, il voit également différentes formes de l’activité humaine : les barques de plaisance échouées sur la grève, un petit bateau à moitié coulé, des pécheurs isolés, des enfants qui sautent dans l’eau, un barrage, une station de pompage, une installation artistique, etc.



Le lecteur prend plaisir à cette forme de vagabondage dans des zones semi-naturelles, une balade ordinaire au bord du fleuve, à différents niveaux, chaque fois, avec ce fleuve quasi immobile et toujours indifférent. Il s’adapte au rythme des promenades et des contemplations, qui s’avère parfaitement en phase avec l’histoire. Plutôt qu’une intrigue à proprement parler, il s’agit d’un moment à la fois banal, à la fois totalement particulier dans l’histoire d’une demi-douzaine de personnes qui font connaissance pour la première fois ou presque pour certaines. Le point de départ est exposé dans les premières pages : Agathe a convié, par personne interposée, ses anciens amants à venir la rejoindre dans sa maison à proximité de la Loire. Ainsi, Louis, qui a vécu cinq ans avec elle se rend chez Lydia & Samuel qui ont hérité de la maison d’Agathe, et arrivent bientôt Djalil, qui a vécu trois ans avec elle, Suzanne, puis Nicolas. Ce sera l’occasion également de retrouver Laure, la fille d’Agathe, et de faire connaissance avec Zélie, la fille de Laure. Puis viendra le temps que chacun rentre chez soi. Au travers des brefs échanges, le lecteur comprend que Agathe était une femme très indépendante et libre, qu’elle a dû avoir de nombreux amants et conjoints, dont seulement quatre ont accepté son invitation. Elle a donc eu une fille sans jamais indiquer qui en est le père. Le lecteur adopte le point de vue de Louis, et se projette dans ses attentes. Il lui tarde de retrouver Agathe, ce qui ne se produira pas pour une raison incontournable. Il espère bien en apprendre plus sur cette femme et sur sa vie, au cours des échanges entre ses anciens amants qui vont ainsi l’évoquer, et… il en sera pour ses frais. La présence d’Agathe se fait sentir, toutefois l’objet du récit se trouve ailleurs.


Voilà un récit très particulier dans son approche : le titre est explicite, l’argument initial semble annoncer l’importance d’une femme, son déroulement correspond bien à la Loire comme personnage principal, perçue au travers des protagonistes. La narration visuelle emmène le lecteur au bord du fleuve, avec des traits de contour fins et légers, complétés par une mise en couleur directe nuancée et observatrice. En fonction de son état d’esprit à tel ou tel moment du récit, le lecteur va être plutôt sensible à telle caractéristique qu’à telle autre. Ainsi lors de la promenade nocturne dans le plus simple appareil, son intérêt peut se porter sur la représentation du pont au-dessus de la Loire : la forme du tablier, des piles, le motif géométrique de l’entrecroisement des poutrelles, les courbes inattendues du garde-corps en contraste les angles droits des poutrelles. Plus loin, il ne demande qu’à participer lui aussi à la préparation du repas en terrasse de la maison, une scène banale : découper les tomates, préparer le melon utiliser le moulin à salade, aller chercher de la ciboulette dans un pot derrière a cabane, sortir la bouteille qui est au frais, etc. Il sent une pointe de tristesse s’enfoncer en lui quand Louis se tient sur une chaise dans une chambre d’hôpital au chevet de José que la maladie a empêché de venir. Le bédéaste a opté pour une direction d’acteurs naturaliste, calme et mesurée, sans dramatisation particulière.



D’un côté, ce court séjour en bord de Loire peut paraître bien commun aux yeux du lecteur, s’interrogeant sur l’intérêt d’un séjour si peu touristique. De l’autre, il remarque la diversité de ce qui est représenté, la richesse de l’environnement. Il se fait la réflexion qu’il ne prend parfois conscience de cette multitude de petites choses que fortuitement. En page dix dans une petite case, un oiseau est dérangé par le passage nocturne de Louis. En page vingt-et-un, un bel oiseau prend son envol au-dessus de la surface de l’eau sur un magnifique camaïeu jaune en arrière-plan. En page trente, un renard se tient à l’abri des herbes en observant un point devant lui. En page quarante-six, un héron avance précautionneusement dans l’eau. De temps à autre, un vol d’oiseaux parcourt le ciel. L’auteur a dû effectuer un séjour conséquent dans cette région, et il est doué d’un sens de l’observation attentionné pour rendre ainsi compte des détails d’autant de facettes de cet environnement, pour pouvoir restituer autant de particularités, avec une telle justesse. Au point que l’ouvrage se conclut avec Louis indiquant qu’il voudrait penser comme un fleuve.


La narration visuelle raconte donc les différents aspects des vies humaines, ainsi que de la faune et de la flore dans cette région. Rapidement, l’esprit du lecteur en vient à établir des connexions entre différents éléments, à effectuer des rapprochements, à en déduire des liens de causalités, à y voir des métaphores. Au travers des propos de Louis, il apparaît que sa relation avec Agathe est indissociable de ce lieu, au point que la présence de la Loire peut être ressentie comme une métaphore de celle d’Agathe. Si cette dernière est absente voire morte, qu’est-ce que cela signifie pour le regard que porte Louis sur la Loire ? Il prend l’envie irrépressible à Louis de se baigner nu dans le fleuve, de se défaire de tous ses vêtements : une autre métaphore ? Une façon de se débarrasser de sa façade sociale, entre le déguisement et le fardeau, pour se plonger dans l’élément liquide comme un retour à la naissance ? Lorsqu’elle se présente aux anciens amants, Laure se livre à une véritable profession de foi : elle sait d’où elle vient, elle vient d’ici, elle est d’ici. Elle rend explicite que l’environnement dans lequel elle a grandi et s’est développée l’a façonnée, qu’elle est un produit du terroir. Au cours du récit, il est également question de ne pas opposer ses émotions à sa raison, de ne pas vivre dans le passé, avec un constat conscient du temps qui passe, de la confiance à accorder aux jeunes. Au cours d’un repas, Suzanne raconte une anecdote sur un chevreuil blessé, que l’inconscient de Louis transforme en symbole pendant un rêve, voire en métaphore pour Agathe. Finalement sur le plan narratif, il se passe bien plus de choses qu’un simple séjour en bord de Loire.


Un ouvrage en forme d’ode à la Loire ? Oui, l’auteur la représente avec plaisir, avec un sens de l’observation remarquable, avec des dessins faisant honneur aux ambiances lumineuses, au cours paisible, aux différentes composantes de son écosystème, aussi bien naturelles que la faune et la flore, aussi bien relevant des nombreuses manifestations de l’activité humaine. Un récit nonchalant et indolent, au rythme de l’écoulement quasiment insensible du fleuve ? Les enjeux et les réflexions du récit imprègnent doucement et discrètement le lecteur : le temps qui passe, les disparus et ce que la mémoire garde d’eux, les rencontres qui rapprochent, les souvenirs communs ténus et la distance qui sépare les existences, la pertinence des nouvelles générations, la fugacité de certaines choses (comme l’essor des voyages en avion). Une balade en mode détente, révélant ses saveurs et sa profondeur avec une infinie douceur.



lundi 7 juillet 2025

L'empoisonneuse

La société ne porte-t-elle au moins une part de responsabilité ?


Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre, s’appuyant sur une série de crimes réels. Son édition originale date de 2010. Il a été réalisé par Peer Meter pour le scénario, Barbara Yelin pour les dessins, et Paul Derouet pour la traduction à partir de l’allemand. Il comprend cent-quatre-vingt-dix pages de bande dessinée, en noir & blanc avec des nuances de gris. Il se termine avec une postface de quatre pages présentant les faits historiques, puis les rôles de Friedrich Leopold Voget (avocat de la meurtrière), le docteur Franz Friedrich Droste (sénateur et président du tribunal criminel), et le pasteur Heinrich Wilhelm Rotermund (pasteur et confesseur de la criminelle emprisonnée), puis le devenir des actes du procès, et une présentation de la pierre du crachat à Brême.


Un train à vapeur progresse à bonne allure sur ses rails. Dans un des compartiments, une mère explique à sa fille : Sa dernière œuvre devait en fait s’intituler Le soc, pour bien montrer qu’il s’agit dans ce livre d’un retournement de la morale dominante. Et il continue d’y travailler, bien qu’il soit presque aveugle et ne dispose de personne pour le soigner. Lou répond qu’elle est très impatiente de lui être présentée à Rome. La mère continue : elles découvriront bien assez tôt son fameux professeur Nietzsche. En outre, Rome attendra car elles doivent d’abord régler d’importantes questions éditoriales à Hambourg. Sa famille s’extasie sur le fait que Hoffman & Campe publie les mémoires de sa mère. Lorsqu’elle pense à Heinrich Heine que sa mère a côtoyé presque chaque jour durant ses dernières années parisiennes et à…



Lou est interrompue par le contrôleur qui vient de pénétrer dans leur wagon pour annoncer qu’ils n’atteindront pas Hambourg à l’heure dite. Il faudra plutôt compter avec un gros retard, car leur train doit être détourné par Brême : un accident a coupé la voie vers Hambourg. Un transport militaire a explosé ce matin. Quinze personnes y auraient laissé la vie, et dix-neuf souffriraient d’atroces blessures à l’hôpital de Hambourg. Lou remarque que sa mère est soudain très pâle et elle le lui fait observer. Une femme s’emporte contre le contrôleur car l’annonce lui a causé du désagrément ; il lui présente ses excuses. Lou suggère à sa mère qu’elle aille consulter un médecin lorsqu’elles seront à Hambourg. Sa mère explique que de même que l’arôme d’une madeleine trempée dans le thé peut soudain faire renaître toute une enfance, l’idée du contact imminent avec Brême a ranimé un monde profondément enfoui en elle. Il lui faut d’abord faire le tri. À son propre étonnement, ressurgissent devant elle des événements anciens, aussi frais que s’ils s’étaient produits voici deux mois, et non un demi-siècle. Elle explique qu’elle était à peine plus âgée que sa fille aujourd’hui, lorsque deux journées à Brême menacèrent l’espace d’un instant de bouleverser le cours de son existence. À la demande de sa fille, elle raconte toute l’histoire : c’était en avril de l’année 1831. Il n’y avait pas encore de trains permettant un voyage confortable, tout était pénible.


Une couverture très austère. Un texte de quatrième de couverture qui indique que ce drame historique est basé sur une histoire vraie, celle de Gesche Margarethe Gottfried (1785-1831), surnommée L’ange de Brême. Le lecteur relève trois références littéraires et philosophiques dans le chapitre d’introduction à bord du train : Friedrich Nietzsche (1844-1900), Heinrich Heine (1797-1856) et la madeleine de Marcel Proust (1871-1922), évoquée dans Du côté de chez Swann (1913). Il constate au cours de sa lecture que le personnage principal, la journaliste chargée de réaliser un reportage sur la ville de Brême, n’est jamais nommée. Toutefois, la référence à Nietzsche, associée au prénom Lou qui se rend à Rome pour le rencontrer évoque Lou Andreas-Salomé (1861-1937) qui fut emmenée en Italie par sa mère Louise Wilm (1823-1913) pour des raisons de santé. Toutefois la narratrice est supposée avoir une vingtaine d’années au moment de l’exécution de la meurtrière en 1831, ce qui ne correspond pas avec sa date de naissance, ni avec le fait qu’elle aurait passé plusieurs années avec Heine. Cette dame est également l’amie de Bettina von Arnim (1785-1859) une femme de lettres et une nouvelliste romantique allemande. Au cours de la lecture, peu importe qu’il s’agisse bien de Louise Wilm ou pas, car cela n’a pas d’incidence sur le déroulement du récit. En revanche, les autres références historiques permettent de comprendre l’état d’esprit de l’autrice au cours de ses découvertes, ainsi que son jugement de valeur.



L’illustration de couverture envoûte littéralement le lecteur : ce regard si intense et indéchiffrable, la masse noire et compacte du buste, la coiffe qui cache les cheveux. Il est prêt à juger cette femme sur son apparence. Il entame sa lecture : une illustration en pleine page, la locomotive qui avance dans une sorte de brouillard ou dans le froid, un véritable tableau impressionniste. La séquence introductive dans le train présente des dessins avec des traits de contour parfois un peu lâche, un usage appuyé des zones de gris pour apporter de la consistance à chaque forme détourée, un niveau de détails fluctuant, pour un registre oscillant entre réalisme descriptif et ressenti. Il se retrouve avec une impression partagée : d’un côté des dessins à l’ambiance prenante, de l’autre des représentations parfois un peu naïves car trop simplifiées en particulier pour les représentations de voirie. Oui, mais quand même… Quand même, la vue du port de Brême en page seize présente clairement la disposition des maisons le long du quai, la forme du quai, les bateaux, une petite activité sur les quais, les escaliers d’accès, c’est-à-dire une description consistante et cohérente de ce lieu. Ainsi à plusieurs reprises, le lecteur prend le temps de lire un dessin correspondant à une prise de vue complexe et détaillée : le déploiement de la passerelle pour permettre aux passagers de débarquer, l’ombre agréable sous les arcades, les façades des bâtiments autour de la grand-place, un tonneau roulé sur les pavés, une perspective de la chambre louée par Louise évoquant celle du tableau La Chambre de Van Gogh à Arles (1888), une toiture en tuiles, les poutres apparentes dans la salle d’une auberge, la magnifique promenade pour sortir de la ville, les colonnades du bâtiment abritant la prison, les caves attenantes à l’auberge, la scène de foule à l’occasion de l’exécution publique.


D’ailleurs cette séquence d’exécution capitale met en lumière la qualité particulière de la narration visuelle. Très vite le choix des nuances de gris fait sens : l’écrivaine s’enfonce dans un monde assez sombre qu’elle ne soupçonnait pas, prenant tout d’abord conscience de la monstruosité du comportement meurtrier de la Gottfried, puis s’interrogeant sur ce qui a pu la conduire à empoisonner autant de personnes, dont beaucoup de sa famille la plus proche (jusqu’à ses propres enfants), s’inquiétant que ces affres trouvent un écho dans ses propres sensations de mal-être. De ce fait, l’attention du lecteur se détourne d’un mode représentatif réaliste, pour mieux apprécier le mode émotionnel. Il voit comment les cases font ressentir des sentiments et émotions complexes : le désarroi profond de Louise en apprenant que le train va stationner à Brême, la réserve prudente à chaque fois qu’elle s’adresse à un homme attestant d’une forme de bienséance sociale voulant que chaque femme se montre accommodante avec les hommes qui s’adressent à elle, le comportement très inapproprié du pasteur qui semble compenser une forme de manque de confiance vis-à-vis des femmes en se montrant agressif, l’étonnement sans borne de Louise quand on lui reproche son comportement qui était pour elle une réaction normale, l’attitude très officielle jusqu’à en être théâtrale du président du tribunal quand il prononce sa sentence sur l’échafaud. Et puis, l’attention du lecteur est parfois attirée par la longueur d’une séquence (par exemple l’exécution) ou par ce qui semblent être un décalage dans ce que montrent les images (par exemple ce charretier qui fouette son cheval avec libéralité) et le texte.



Le titre de l’ouvrage promet de découvrir l’histoire de ces crimes d’une tueuse en série, ainsi que peut-être le procès afférent. Le lecteur se rend compte que le récit est entièrement raconté du point de vue de l’écrivaine qui vient réaliser un reportage sur la ville, et qui se trouve confrontée à plusieurs personnes qui souhaitent lui parler de l’exécution imminente et des crimes. Il découvre donc ces meurtres et l’empoisonneuse par personnes interposées, à l’exception d’extraits de compte-rendu d’interrogatoire qui rapportent la parole de Gesch Gottfried. Par ce mode indirect, les crimes sont bien racontés, ainsi que les interrogations des différents interlocuteurs sur la personnalité de l’empoisonneuse, sur ses motivations réelles, avec des points de vue contradictoires sur ces dernières, en fonction de la personne qui raconte. L’écrivaine sert donc de candide découvrant progressivement l’affaire, et de personnage dans lequel le lecteur peut se projeter, lui aussi étant un étranger dans cette ville inconnue.


Au fil des pages, Louise en apprend plus sur les crimes, sur les victimes, sur le mode opératoire, sur ce qui les rend inacceptables dans cette société, cet endroit du monde, à cette époque. Dès le début, le lecteur constate la stature sociale très relative de l’écrivain : elle voyage seule, les aléas de voyage lui ayant conféré une véritable autonomie, tout étant soumise à l’autorité plus ou moins explicite des hommes, parfois simplement d’un point de vue économique d’autre fois social, un vrai patriarcat sous-jacent. Elle finit par se faire la remarque : Il est triste qu’ici aussi, une femme ne soit considérée que comme l’animal de compagnie d’un homme ! Elle constate que certains de ses interlocuteurs ont une idée bien arrêtée sur les motivations de l’empoisonneuse, pour répondre à la question : Quel motif peut-il bien conduire une femme à tuer ou à tourmenter autant de gens avec du poison ? Ainsi celui qui estime que : Une femme devrait rembourser la dette de la vie non par l’action mais par la souffrance, par les douleurs de l’enfantement et la soumission à l’homme, pour qui elle doit être une compagne patiente et agréable. L’avocat estime que : Le juge ne peut être remplacé par le médecin, et il regrette d’avoir dû plaider l’irresponsabilité, contre ses convictions morales.


Or l’écrivaine sent que : Il était de retour ce vague à l’âme qui la prenait parfois. Elle ne se connaissait pas elle-même et elle voulait écrire sur les autres. Mais comment l’être humain peut-il se connaître ? Il n’est qu’une chose sombre et cachée. Tout naturellement elle ressent une forme d’empathie pour la femme Gesche Gottfried, sans pour autant cautionner ses meurtres, ce qui l’amène à s’interroger : La société ne porte-t-elle au moins une part de responsabilité ? Elle constate que plus les habitants l’entraînent dans leur affaire criminelle, plus l’échec d’une société devient évident. Ils ne pouvaient, en aucun cas, ne fusse qu’évoquer l’idée qu’ils avaient devant eux une femme dont l’âme et l’esprit étaient malades. C’eut été avouer que durant des années ils étaient restés indifférents aux pulsions meurtrières d’une femme malade. Ils n’avaient plus d’autre choix que voir en Gesche Gottfried une femme tuant froidement et par pur égoïsme, qui avait su, toutes ces années, tromper froidement son entourage. Et tout ce qui risquait d’abimer cette image était aussitôt étouffé dans l’œuf. Elle se souvient également d’une réflexion de Novalis (1772-1801) : il était convaincu d’un lien profond et mystérieux entre luxure, religion et cruauté. Elle conclut : Il semble à la lumière de tout ceci, qu’une autre présentation des faits soit possible. Que cette Gesche Gottfried n’est rien d’autre qu’un exemple, poussé jusqu’à la plus complète absurdité, d’une société agressive, sans scrupules, et atteinte dans son âme et son esprit. Le lecteur rapproche cette réflexion de la maltraitance du cheval par le commerçant, comme une métaphore. Et elle se demande si elle avait des points communs avec une femme qui s’était comportée de manière aussi extrême à l’égard de ses contemporains ? Se sentait-elle, elle aussi, dans ce monde dominé par les hommes, comme broyée par de gigantesques meules ? Et tandis que l’écrivaine essayait de supporter cette impuissance par l’écriture, Gottfried avait-elle sombré dans la folie ?


Quel regard intense sur cette couverture ! Le récit d’une empoisonneuse à Brême ayant ainsi tué plus d’une quinzaine de personnes, au travers d’une enquête menée par une journaliste au début du dix-neuvième siècle. Une narration visuelle très grise jouant sur les sensations de malaise de la narratrice. Au fur et à mesure, un vrai polar qui sonde les mécanismes sous-jacents d’une société oppressive. Accablant.



jeudi 3 juillet 2025

Complainte des landes perdues - Cycle 2 - Tome 1 - Moriganes

Qu’importe leur âme en guenilles pourvu qu’elle se glisse sous des habits d’or !


Ce tome est le premier d’une tétralogie qui constitue le deuxième cycle de la série de La complainte des landes perdues, étant paru après le troisième du point de vue des dates. Son édition originale date de 2004. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Philippe Delaby (1961-2014) pour les dessins et les couleurs. Il comprend cinquante-quatre planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle I Les sorcières (dessiné par Béatrice Tillier) a débuté en 2015, celle du cycle III Sioban (dessiné par Grzegorz Rosiński) en 1993, et celle du cycle IV Les Sudenne (dessiné par Paul Teng) en 2021. Le tome s’ouvre avec une introduction du scénariste rédigée en 2004, expliquant que le premier cycle a ouvert des voies de développement différentes de celles qu’il avait envisagées, et que le présente cycle des Chevaliers du Pardon sera complété par un autre se déroulant avant, intitulé les Sorcières, et envisageant l’éventualité de celui appelé les Sudenne.


Ils espéraient encore. Peut-être s’étaient-ils trompés ?… Cela semblait tellement improbable… Sill Valt s’était déplacé en personne. Mauvais signe. Qui prouvait combien était profonde leur inquiétude… Après avoir accosté, ils prirent l’ancienne route de Glen Sarrick. Puis la jetée qui mène au trou d’Orgast. Personne ne disait mot. Les cœurs étaient sombres. Une troupe de chevaliers du Pardon, menée par Valt a gagné le trou d’Orgast par navire, et a débarqué à terre. Ils découvrent dans l’eau, le cadavre du Chevalier Finch de Tafell, attaché à un pieu enfoncé dans la mer, avec les anneaux d’un serpent de mer enroulé autour de son corps. Le commandant constate que le serpent vit encore. Il ordonne que le poisson Nartag soit jeté à l’eau : le serpent ne résistera pas à l’appel du Nartag, mais il faut attendre qu’il déploie son aileron, en effet celui-ci est tranchant comme de l’acier. En effet, le serpent ne tarde pas à s’éveiller alléché par l’odeur du petit poisson et il déroule ses anneaux pour onduler dans l’eau.



Les chevaliers en profitent pour se pencher et récupérer le corps du défunt. Mais l’un d’eux fait tomber son épée courte dans l’eau, et le serpent l’entend aussitôt. Il se dresse soudainement hors de l’eau, de toute sa hauteur. Sill Valt dégaine sa propre épée, et parvient à trancher la tête du serpent alors qu’il enroule ses anneaux autour du jeune novice Eïrell. Valt ordonne alors que les chevaliers regardent dans la bouche de Finch de Tafell : sa langue a été arrachée. Le doute n’est plus permis : c’est l’œuvre d’une Sorcière. Il faut brûler le cadavre. Les Chevaliers du Pardon ne se sont pas rendus compte qu’un masque de Vysald gît au fond du lit de la rivière. Une main déformée vient le récupérer à leur insu. Une fois rentré dans le château, Sill Valt va rendre compte à Arawann, le grand maître de l'ordre des Chevaliers du Pardon. Il estime que la Sorcière les attendait et qu’elle voulait qu’ils retrouvent le corps de Tafell. Son interlocuteur estime qu’elle les provoque, qu’elle a tendu un piège et qu’elle sait qu’ils reviendront. Ils doivent se rendre à Glen Sarrick, commandé par les seigneurs de Dylfell.


Ces deux créateurs ont également collaboré pour les neuf premiers tomes de la série Murena, de 1997 à 2013. En fonction de ses goûts, le lecteur peut aussi bien venir pour le scénariste, pour l’artiste, ou encore parce qu’il avait été enchanté par le premier cycle et son monde. En découvrant l’introduction du scénariste, il comprend donc que l’écriture du premier cycle a modifié ses plans, l’incitant à imaginer celui-ci qui se déroule avant, puis un autre qui se déroule encore avant. Il retrouve des éléments : la région d’Eruin Duléa avec ses landes et ses châteaux forts, l’environnement évoquant l’époque médiévale avec des chevaliers, la présence de l’océan, avec une première séquence maritime. Il retrouve également des éléments plus spécifiques à la série, comme un mystérieux masque de Vysald aux propriétés qui restent à découvrir, ou la cérémonie du mariage avec du sang versé dans un ciboire (et son bouillonnement qui fait plus sens que dans le Cycle de Sioban), ainsi que l’arbre de vérité. En revanche les thématiques de ce premier tome semblent s’éloigner de celle du principe du Yin et du Yang, tout en promettant une histoire d’amour condamnée au tragique. Dès la première planche, le lecteur peut ressentir la différence de sensations générées par la narration visuelle : la séquence sur les flots perd en mystère (pas d’effet de brume) ce qu’elle gagne en réalisme.



En fonction de ses goûts, le lecteur peut éprouver plus d’appétence pour les formes encrées de Rosinski qui avait illustré le premier cycle, avant son changement de technique pour passer à la couleur directe, ou pour les dessins plus léchés de Delaby, plus réalistes en surface. À chaque page, le lecteur sent son regard s’attarder sur tel ou tel élément, saisi par sa beauté plastique : l’écume des vagues, le visage défiguré du Chevalier attaché au pieu, l’œil laiteux du serpent, la décoration d’un bouclier, la bouche ensanglantée du serpent, l’expression du masque de Vyslad, etc. Il peut se livrer à ce jeu pour chaque page sur des éléments aussi variés que l’architecture du château, la beauté d’un cygne sur un lac, le caractère macabre d’un crâne sur le manteau d’une cheminée, un gibet, le feuillage écarlate de l’arbre de la vérité, la majesté d’un rapace dans le ciel lourd de nuages, la beauté innocente de Diane de Hartwick dans sa robe de velours, la boue qui colle aux chausses, le sang qui bouillonne dans le ciboire, etc. Au fur et à mesure qu’il se fait mentalement cette liste, il se rend compte qu’il s’agit des mêmes éléments, ou très similaires, que ceux que Rosinski rendait tout aussi mémorables, c’est-à-dire des qualités picturales partagées par les deux artistes avec un rendu différent.


Dans le même temps, le rendu des dessins de Delaby apporte une saveur différente au récit. Cela fait sens d’un point de vue narratif, puisque ce cycle se déroule plusieurs années, voire décennies avant le précédent. Le travail sur la mise en couleurs atteint un haut degré de sophistication portant le réalisme à un niveau pouvant s’apparenter à de l’hyper-réalisme. Là encore, en fonction de sa sensibilité, le lecteur peut parfois purement et simplement s’arrêter sur une case pour savourer un rendu d’une nature quasi photographique saisissante : la texture d’une chevelure, l’acier d’une arme blanche qu’il a l’impression de pouvoir saisir et manier, les aspérités des pierres utilisées dans les bâtiments et les murs d’enceinte, le parement de la robe d’Aube, les gravures peintes sur les deux boules du jeu de Fitchell, la souplesse et la discrète iridescence de la peau de serpent, etc. L’œil du lecteur se trouve complètement sous le charme du dessin, établissant lui-même cette sensation de réalisme, et de temps en temps, il prend conscience qu’il projette de lui-même des choses qui n’y sont pas. Par exemple, il distingue clairement la végétation sur les bords du lac où Seamus observe les cygnes : pourtant quand il prend le temps de regarder, il se rend compte que l’artiste a aménagé de savants camaïeux de vert pour rendre cette impression de végétation. Il en va de même avec celle de lande, plus une impression qu’une réalité botanique. Cela ne diminue en rien la force de la narration visuelle ; cela vient plutôt l’alléger pour la rendre plus facilement lisible. De manière quasi surnaturelle, le dessinateur sait intégrer à ces représentations réalistes, les éléments fantastiques qui semblent parfaitement à leur place, tout en ressortant avec encore plus de force.



En commençant un nouveau cycle, le lecteur a bien conscience que les auteurs vont reprendre des éléments du précédents, et qu’ils vont en installer d’autres, en particulier une nouvelle situation de départ, puisque plusieurs décennies les séparent. De même, il sait qu’il se lance dans une histoire complète en quatre tomes, dont celui-ci ne constitue que le premier acte. L’enjeu apparaît assez rapidement : les Sorcières sont une race en voie d’extinction, toutefois, il en reste une particulièrement puissante, qualifiée de Morigane, qu’il convient d’annihiler car leur mode de vie repose sur le meurtre d’humains, avec vraisemblablement un goût particulier pour leur langue, à moins que leur arrachage n’ait une valeur rituelle. La structure de l’intrigue s’avère très linéaire : les Chevaliers du Pardon ont appris la présence d’une sorcière à Glen Sarrick, et ils s’y rendent pour l’exterminer. À la lecture, le récit peut apparaître comme étrangement dépourvu de tension à long terme : les Chevaliers progressent de manière pragmatique, jusqu’à leur objectif. D’un autre côté, il comprend d’autres éléments, comme autant de promesse pour l’histoire à l’échelle du cycle en entier. Le lecteur pourra être déconcerté par ce choix narratif.


Ainsi, le scénariste ne reprend pas le principe actif du premier cycle, c’est-à-dire la présence du bien dans le mal, et du mal dans le bien, à l’instar du Yin et du Yang. Comme Sioban, Seamus semble être sous le coup du destin et d’une prédestination, qui est révélée par une Sorcière emprisonnée à Sill Valt. Le lecteur prête une attention particulière à ce dernier puisque le dernier tome de ce cycle porte son nom : il agit comme un mentor quelque peu taiseux pour Seamus, et protecteur à sa manière, une forme de responsabilité vis-à-vis d’un jeune, assumée dans une forme quelque peu sévère. Dans ce cycle également, la question de l’amour entre deux êtres tient une place centrale dans l’intrigue, que ce soit à court terme avec la célébration du mariage entre Diane de Hartwick et Eryk de Dylfell, ou à moyen terme avec la prophétie concernant Seamus. Également au centre de ce récit, se trouve la figure féminine, identifiée pour certaines comme des Sorcières, se transformant en serpent (figure hautement symbolique dans la religion catholique). Le lecteur peut être tenté d’y voir une position misogyne : la femme comme créature malfaisante. Il peut aussi voir dans les Moriganes, un exemple de femmes refusant de se plier aux diktats de la société de l’époque, rejetant la place qui leur est imposée, ce qui les fait apparaitre comme des monstres aux yeux des personnes se conformant aux règles sociales, ce qui induit également des conséquences pour ceux qui côtoient ces rebelles. Il devient alors ironique de penser que les Chevaliers du Pardon reconnaissent la foi catholique comme étant la leur.


Un deuxième cycle bénéficiant des illustrations d’un artiste de renom, connu pour sa collaboration avec le même scénariste sur la série Murena. Une narration visuelle époustouflante, à la fois de réalisme, à la fois de souffle horrifique, pour une ambiance visuelle en continuité parfaite avec le premier cycle, sous une apparence différente. Une intrigue à la structure défiant les attentes du lecteur, fonctionnant comme la première partie d’une histoire qui se déroule sur quatre tomes. Envoûtant et tragique.



mercredi 2 juillet 2025

Fumée

Renoncer aux choses qui l’ont rendu malade.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Chadia Loueslati pour le scénario et par Nina Jacqmin pour des dessins. Il comprend cent-trente-sept pages de bande dessinée, en bichromie, avec quelques touches parcimonieuses de couleur rouge, de ci, de çà. Le tome se termine avec un texte sous forme d’un paragraphe d’une douzaine de lignes, émanant de La ligue contre le cancer. Puis vient la page de remerciements des deux autrices. Cette bande dessinée présente la particularité d’être dépourvue de dialogues et de textes, à l’exception de l’onomatopée Kof, indiquant qu’un personnage est en train de tousser. Les personnages ne sont pas nommés dans le récit ; ils seront appelés Lui & Elle pour le couple principal.


En pleine nuit noire : un raclement de gorge se fait entendre, puis une petite toux, puis d’énormes toussotements inextinguibles. Elle allume la lampe de chevet et se tourne vers Lui, en lui tendant un verre d’eau. Il le prend alors qu’elle se sert contre lui. Il se retourne sur son oreiller, et Elle éteint la lumière. Au matin, Elle est déjà sous la douche lorsqu’il se réveille. Il se lève, marche jusqu’à la cuisine, se retrouve plié en deux par une quinte de toux. Une fois qu’elle est passée, il se redresse et prend une cigarette dans le paquet. Il s’installe à la table pour fumer tranquille, avec sa tasse de café. Elle lui demande d’aller sur la terrasse, ce qu’il fait bien volontiers en savourant chaque inspiration. Il finit par écraser son mégot dans un cendrier qui déborde déjà. Il va ensuite prendre sa douche. Alors que l’eau coule, il se racle la gorge ce qui déclenche une nouvelle quinte de toux qui l’oblige à s’assoir dans le bac à douche. Elle est prête et elle passe la tête par la porte pour lui dire au revoir.



Lui sort à son tour, et il fume une nouvelle cigarette en se rendant jusqu’à l’abribus. En attendant, il en profite pour s’en allumer une petite, avec deux petits toussements. Le bus arrive. Il monte à bord, et se tient debout. Il tousse un peu, ça passe vite. Il arrive au boulot, et il voit deux trois personnes en train de s’en griller une devant l’entrée : il se joint à eux et fait de même. Une fois sa cigarette terminée, il pénètre dans l’immeuble et prend l’ascenseur. Il est pris d’une quinte de toux inextinguible dans la cabine. Arrivé à son étage, il se dirige rapidement vers les toilettes, pour prendre un peu d’eau. Puis il rejoint son poste informatique pour travailler. Au bout d’un certain temps, un collègue vient lui taper sur l’épaule pour lui proposer d’aller en fumer une. Il l’accompagne, et ils papotent avec deux autres déjà en train de fumer. Le midi, il va s’assoir sur un banc au soleil et reprend une cigarette qu’il fume tranquillement. Il repart en oubliant son sandwich intact sur le banc. Il fait quelques pas et est saisi d’une nouvelle quinte de toux de faible intensité. Il se rend à la pharmacie pour acheter des pastilles, et il en prend une en sortant. Il retourne pour son après-midi de travail. Un peu après quinze heures, il sort fumer une cigarette, retrouvant son collègue fumeur dehors.


Le texte de la quatrième de couverture promet : Une histoire sans parole, d’un amour puissant et addictif, où les souvenirs et les cauchemars s’entremêlent et finissent pas partir en fumée. Le lecteur commence par découvrir l’illustration de couverture qui semble promettre que le personnage principal peut être la fumée, ou bien la cigarette elle-même. La première planche est composée uniquement de deux cases de même taille, avec les onomatopées. Le lecteur tourne la page et il découvre les deux personnages principaux : représentés dans une veine réaliste avec un degré de simplification dans les contours, complétés par les nuances de gris. Lui : un monsieur dans la trentaine, peut-être plus proche de la quarantaine, une silhouette longiligne, un peu plus grand que la normale, une barbe fournie, des vêtements passepartouts, un boulot pas désagréable vraisemblablement avec une forte composante alimentaire. Autant d’éléments visuels qui définissent sa personnalité : calme, gentil, sans histoire, aimant, facilement dans l’acceptation, c’est-à-dire sans colère ou agressivité. Elle : une jeune femme discrète, aimante également, attentionnée et inquiète pour son conjoint, une silhouette banale et des tenues vestimentaires sans éclats, une gentillesse spontanée. Le lecteur a l’occasion de les voir adolescents : tout aussi normaux et agréables. L’absence de mots rend les autres personnages un peu effacés, et tout aussi normaux et a priori sympathiques.



Faute de mots, toute la narration de l’histoire repose sur l’artiste. Outre l’apparence des personnages, le lecteur se rend compte qu’il ressent de l’empathie pour eux. La direction d’acteurs appartient au registre naturaliste, avec des touches parcimonieuses d’accentuation de type pantomime pour rendre plus apparent un état d’esprit ou un ressenti physique. La dessinatrice sait faire passer les émotions avec sensibilité et justesse : l’inquiétude pleine de sollicitude d’Elle alors que lui se retourne pour dormir, le moment de plaisir tranquille alors que lui savoure une inspiration de fumée sur le balcon, son acceptation de tousser régulièrement sans inquiétude particulière d’habitude et la démarche toute simple d’aller acheter une pastille pour la toux. Son début d’inquiétude lorsqu’il se rend compte qu’il y a un peu de sang dans sa main après avoir toussé, etc. La justesse des acteurs prend encore de l’ampleur lors du retour en arrière à l’adolescence : Lui essaye sa première cigarette, puis recommence pour des raisons sociales d’appartenance et de séduction. La mise en scène le comportement des personnages expriment à la perfection ces enjeux, les élans et les hésitations du cœur, le comportement social qui en découle.


De la même manière, la dessinatrice fournit un travail impressionnant et juste pour donner à voir les différents environnements, et activités des uns et des autres. Ainsi le lecteur peut voir la chambre d’Elle & Lui avec sa décoration intérieure, l’aménagement de leur cuisine et de leur salon, les rues de la banlieue assez propre, le poste de travail très impersonnel de Lui au bureau, l’importance des jardinières et de la végétalisation dans cette ville, le caractère spacieux de la salle d’attente aux urgences, l’aire de jeux squattée par les adolescentes, un lycée très banal, le pavillon des parents, la chambre d’hôpital, etc. Certaines représentations peuvent apparaître un peu simplifiées, pour autant chaque décor est présent tout le temps, et chaque endroit présente des particularités qui attestent de sa fonction et de sa personnalité. Le récit comprend également trois séquences oniriques également muettes, tout aussi parlantes. La première montre Lui en train de se débattre dans des volutes de fumée envahissantes sur fond noir, une très belle expression de son inconscient. La seconde se déroule également sur fond noir, une métaphore formidable de l’angoisse générée par le rapport de Lui aux autres, dans la vie en société. La dernière montre la réalité de la consommation cumulée de cigarettes au fils des années, peut-être des décennies : une visualisation saisissante.



Au vu du ton dans l’acceptation, des crises de toux de plus en plus rapprochées, du résultat de la première consultation chez le médecin, le lecteur finit par être plus réceptif aux nuances de gris et de sépia, qu’aux zones de blanc qui vont d’ailleurs en s’amenuisant. Il prend conscience qu’il est très réceptif à la banalité du quotidien mis en scène : pas de dramatisation versant dans la tragédie, pas de pathos, juste les petits faits de tous les jours. Il en sait relativement peu sur le personnage principal, encore moins sur sa compagne, si ce n'est qu’ils ne semblent pas mariés car ils ne portent pas d’alliance. Dans le même temps, il se retrouve dans les petits gestes de la vie : prendre son petit-déjeuner, se laver, travailler au bureau devant un ordinateur, prendre les transports en commun, conduire, s’assoir sur un banc dans un parc, etc. Inconsciemment, il a déjà intégré quelle serait l’issue inéluctable du récit, ce qui le rend peut-être encore plus réceptif aux émotions éprouvées par Elle et Lui. De manière tout aussi inconsciente, l’image de couverture s’est imprimée dans son esprit : le rôle principal est bien tenu par la cigarette omniprésente, ou plutôt la succession incessante de cigarettes jusqu’à cette image en pleine page où Lui se tient sur un monticule de cigarettes, avec quelques briquets jetables venant apporter une touche de couleur.


Deux des séquences oniriques mettent en évidence cette compagne de tous les jours depuis l’adolescence : la cigarette. S’il a déjà eu l’occasion de lire une description d’un comportement obsessionnel, le lecteur en retrouve des symptômes de ci de là. Il apparaît que la journée de Lui s’articule autour des moments pour fumer : c’est un premier symptôme. Lorsque Lui oublie son sandwich sur un banc, c’est un autre symptôme attestant que fumer est devenu plus important que se nourrir, faisant même oublier cet acte vital. Lui passe également par une phase, assez courte, de déni quant à la gravité de sa maladie qui en est déjà à un stade avancé. La troisième séquence onirique, très émouvante, met en lumière rétrospectivement que le déni s’est installé insensiblement et qu’il était présent depuis des décennies : il y a longtemps que Lui a dépassé le stade de perte de contrôle sur la quantité de cigarettes. D’un autre côté, il a conservé son aptitude à en apprécier certaines. Les séquences viennent également montrer comment la dépendance au produit s’est installée, par quel phénomène émotionnel, et que déjà les signes étaient présents dès les premiers temps avec l’accident.


Un récit sans parole pour montrer un fumeur rattrapé par la maladie. Une narration visuelle qui raconte toute l’histoire, avec sensibilité et finesse. Une mise en scène sans pathos, dans un registre factuel, générant une douce empathie, et une tristesse qui monte au fur et à mesure que le lecteur accompagne cet être humain aussi normal qu’attachant. Triste.