Ma liste de blogs

lundi 18 mars 2024

Vers le Sud

Il existe un monde où l’on parle aux oiseaux.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de tout autre. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Landis Blair, scénario et dessins. Il s’agit d’une bande dessinée en noir & blanc, comportant vingt-cinq pages, entièrement dépourvue de dialogue. Il s’agit d’un format imposé dans cette collection des éditions Martin de Halleux, inspiré de l’ouvrage ‎25 images de la passion d'un homme (1918), réalisé par Frans Masereel (1889-1972). Dans cet ouvrage, l’histoire est racontée en 25 gravures sur bois, chacune imprimée comme un dessin en pleine page, sans aucun dialogue non plus. Le premier tome de cette collection est ‎La forêt (2020) de Thomas Ott ; celui-ci en est le sixième. L’auteur étatsunien respecte cette contrainte à la lettre, à raison d’une image par page. Une petite entorse à la règle : la première et la quatrième de couverture forment une image supplémentaire. Landis Blair est également l’auteur de L’accident chasse paru en 2017.


Dans une zone sauvage enneigée, un homme avance tranquillement. Le ciel est clair, parsemé de nuages. Il s’agit d’un endroit dégagé sur plusieurs dizaines de mètres, bordé de sapins recouverts de neige ; le tapis de neige est immaculé, sans aucune trace de pas ou empreinte. L’homme est vêtu pour l’environnement : un pantalon chaud, un blouson épais, des bottes fourrées qui s’enfoncent dans la neige jusqu’à mi-mollet. Il porte un chapeau et des lunettes. Dans sa main droite il tient un bâton avec une manche à air à son extrémité. L’homme a parcouru la grande étendue dégagée dans un sens, laissant une trace avec ses empreintes de pas. Il revient dans l’autre sens et laisse une autre trace de pas, en parallèle, distante de plusieurs mètres de la première, tenant toujours le bâton à la main. Il repasse à nouveau dans le même sens que la première fois, entre les deux lignes ainsi tracées. Cette-fois-ci son allure de marche a changé : il n’avance plus en marchant normalement, il sautille, laissant ainsi un bon mètre entre chaque empreinte de pas.



Arrivé au bout de sa ligne, il s’arrête. Il a sorti un mouchoir de sa poche et il s’éponge le front, des gouttes de sueur coulant de sous son chapeau, après cet effort physique. Son blouson est fermé avec des gros boutons rounds. Il porte une paire de jumelles autour du cou. Il a planté son bâton dans le sol, et la manche à air semble inerte, indiquant le peu de vent. Deux fanions dépassent d’une poche de côté, de son sac à dos. Un peu de vent commence à s’engouffrer dans la manche à air, qui se met à l’horizontal. L’homme a les deux pieds fermement posés à plat dans la neige. Il a choisi de se positionner dos à une souche d’arbre, elle aussi recouverte de neige. Il a porté ses jumelles à ses yeux. Il se tient dans une position arquée en arrière, et avec les jumelles, il scrute le ciel. Un oiseau passe haut dans le ciel et il aperçoit en bas les empreintes de pas dans leur globalité, qui dessinent la forme d’une piste d’atterrissage.


L’éditeur a pris le parti d’afficher un numéro sur la tranche et le dos de la couverture, pour marquer la place de l’ouvrage dans la collection 25 images. Le lecteur en vient tout naturellement à faire une comparaison entre cet ouvrage et celui initial de Frans Masereel. Dans un premier temps, il remarque que celui de Landis Blair se déroule dans une durée assez brève, quelques heures tout au plus, alors que l’original se déroulait sur toute une vie pour évoquer un homme de sa naissance à sa mort. Dans un second temps, le lecteur est amené à mettre en vis-à-vis les choix artistiques. Il lui était apparu que Masereel s’inspirait de courants artistiques de son époque pour composer ses images, pas en les singeant, mais en s’affranchissant d’une représentation descriptive académique. Ici le dessin reste dans un registre plus fidèle à la réalité, avec un degré de simplification, l’éloignant d’un registre photoréaliste. Les images semblent moins ambitieuses dans leur façon de transcrire une perception personnelle de la réalité ou des ressentis. D’un autre côté, l’artiste utilise une technique de dessin très astreignante : des traits de contour classique, avec des croisillons de taille et de densité variables qui viennent donner du relief et de la texture à chaque forme détourée. Cette technique est vraisemblablement moins complexe que la gravure sur bois qui oblige à penser l’image en négatif, tout en nécessitant un fort investissement pour réaliser ces treillis et obtenir l’effet recherché.



La couverture annonce le voyage vers le sud d’un oiseau migrateur, tel que représenté en plein vol. L’illustration sur deux pages en dos de la page de couverture et sur la page en vis-à-vis montre un personnage qui quitte une grande pièce nue, avec une fenêtre carrée, une autre image supplémentaire en plus des vingt-cinq. L’intrigue se déroule dans une seule scène dans ce grand champ de neige vierge, marquée au fur et à mesure par les pas de l’homme, puis par les pieds des oiseaux. Il s’agit d’un décor assez simple par ses grandes zones blanches. Pour autant, l’artiste investit beaucoup de temps pour représenter les traces de pas, pour donner l’impression de profondeur avec cette technique de croisillons. Il représente avec consistance et cohérence la souche qui est présente dans treize images sur vingt-cinq. Il représente également les sapins en bordure du champ de neige à plusieurs mètres de distance, recouvert par de la neige. Dans chaque image, le ciel prend une place significative, entre un tiers et la totalité de l’arrière-plan, avec des nuages également texturés par des croisillons, et le ciel également texturé de la même manière.


L’attention du lecteur se porte tout naturellement sur l’unique personnage : ses gestes, ses postures, mais aussi son apparence. L’individu est un peu empâté, avec des joues pleines, avec des favoris, des lunettes, et des vêtements chauds, fonctionnels et confortables. Le lecteur n’en apprendra pas plus sur cet homme, si ce n’est sur l’objectif de ses actions dans cet endroit. Au cours du récit, l’oiseau de la couverture et quelques autres jouent un rôle important. L’artiste les représente avec un niveau de détail élevé, conformément aux caractéristiques anatomiques de chaque espèce, avec un degré de simplification assez faible. L’homme est présent dans vingt-deux images sur vingt-cinq. L’artiste varie les angles de vue et les distances de prises de vue, en fonction de l’action à montrer, créant une variation dans la lecture, installant un rythme posé et régulier.



La forme même du récit, des images, une par page, sans aucun texte incite automatiquement le lecteur à faire des suppositions sur ce qui est signifiant dans ce qui est montré, sur ce qu’il doit en comprendre, en déduire, sur qu’il pourrait éventuellement anticiper. La première question qui s’impose concerne l’intention de cet homme. Pour quelle raison se trouve-t-il ici ? Qu’est-il venu faire ? À quoi va servir la manche à air ? Il en vient à se dire que la localisation exacte de cette endroit enneigé n’a pas de réelle importance. Il voit bien que l’homme a préparé son projet : la manche à air, les jumelles, le dessin tracé au sol avec les traces de pas, l’utilisation des deux fanions amenés dans la poche latérale de son sac à dos. À la septième image, un premier événement survient qui permet de découvrir le fil directeur de l’intrigue, sans autant pourvoir en prédire l’issue ou la chute.


Dans la mesure où le créateur a choisi une histoire avec une unité de temps assez courte, elle se lit rapidement, donnant la sensation d’un récit facile, construit juste pour la chute. Pour autant le mécanisme narratif sans mot fonctionne de manière organique : le lecteur change son habitude de lecture automatique, pour une lecture plus participative, une expérience de lecture plus active. Il fait l’expérience d’être dans l’incapacité de lutter contre cette pulsion humaine qui est de chercher à identifier des schémas, à projeter des liens de cause à effet, et à vouloir anticiper le moment suivant. Il ressent également cette immersion dans un milieu naturel, ce plaisir à éprouver la sensation de l’espace dégagé et en même temps comme protégé par les forêts de sapins, d’être au calme, d’assister au spectacle de la nature avec le vol d’oiseau. Il sourit en voyant un oiseau se poser aux côtés de l’homme, une possibilité de communication avec le milieu naturel, limitée mais bien concrète. Il apprécie la sensation de liberté procurée par cette solitude, coupé du reste de l’humanité, soulagé de toutes les sollicitations incessantes du monde contemporain. Dans le même temps, il fait le constat de l’existence d’une intention chez l’individu, d’actes prémédités et construits.


En se lançant dans ce tome, le lecteur est bien conscient du caractère périlleux d’un tel exercice, une histoire en vingt-cinq images. Dans le même temps, il a déjà pu faire l’expérience de la multitude d’informations qu’un simple dessin peut contenir. Il regarde un homme se livrer à des actions simples et inoffensives dans un grand champ enneigé isolé, raconté avec des dessins minutieux et soignés. Au minimum, l’intrigue le divertit en stimulant sa curiosité et le surprend par sa chute. Il peut également se prendre plus au jeu, et la situation de l’homme ainsi que ses actions génèrent des échos dans ses propres expériences, dans ses propres envies. Bon voyage.



jeudi 14 mars 2024

L'Impératrice rouge T02 Cœurs d'acier

Une femme, justement ! Plus libérale, plus éclairée que n’importe quel homme…


Ce tome fait suite à L'Impératrice rouge, tome 1 : Le Sang de St-Bothrace (1999) qu’il faut avoir lu avant car la tétralogie forme une histoire complète. Sa première édition date de 2001. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, par Philippe Adamov pour les dessins et la mise en couleurs. Il comporte quarante-six pages de bande dessinée. Cette série a fait l’objet d’une intégrale en 2009, avec un épilogue supplémentaire de quatorze pages. Adamov est également le dessinateur des séries Le Vent des dieux (1991, cinq tomes) et Les eaux de Mortelune (1986-2000, dix tomes), deux séries écrites avec Patrick Cothias, ainsi que deux tomes de la série Dakota (2012, 2016) avec Dufaux.


Nicolas Pancock lit le billet qui lui a été remis de la part de l’impératrice. Celle-ci l’enjoint de la rejoindre à la tombée du jour chez Polkine. L’établissement sera fermé. Il frappera deux coups brefs, trois coups longs. Elle l’attendra, son bel amant, sachant qu’il ne la décevra pas. Chez Polkine : il sait que cet établissement se trouve près des anciennes fonderies. Il s’y rend à pied et il voit passer un char avec un soldat à la tourelle. Il se dit que l’empereur multiplie les rondes, car c’est le troisième qu’il voit passer aujourd’hui. La méfiance de l’empereur ne cesse de croître depuis les cérémonies de Saint-Bothrace. Pancock se dit qu’il a intérêt à se montrer méfiant. Il arrive devant l’établissement Polkine, teste le bouton de la porte : c’est ouvert. Il pousse la porte et il pénètre à l’intérieur : un homme l’assomme par derrière. Pancock reprend conscience, suspendu par les mains entravées au poignet par une chaîne accrochée à un tuyau qui passe au-dessus. À sa gauche, un autre homme est suspendu de la même manière. En dessous, une très grande trappe horizontale de métal, légèrement entrouverte dans sa longueur laissant deviner du métal en fusion. Autour de la trappe une dizaine d’hommes en noir, dont un assis sur un fauteuil : Drossof.



Drossof s’adresse aux deux hommes suspendus. Sa question sera simple et elle demande une réponse précise : pourquoi l’impératrice ne fait-elle pas appel à ses services ? Le dédaigne-t-elle ? Croit-elle qu’il soit de de peu d’importance, lui qui dirige l’une des familles le plus influentes de la ville ? Il continue : il a soumis le problème à son espion, Xavilii l’homme suspendu aux côtés des Pancock, qui travaillait pour l’impératrice. Il devait écouter, mais il n’a rien entendu. Il devait conseiller mais sa bouche est restée close. Xavilii essaye de dire quelque chose, mais son bâillon empêche d’en saisir un traître mot. La sentence de Drossof tombe : dorénavant la bouche restera close à jamais. Il ordonne : la trappe ! L’homme placé dans le poste de commande, manipule les boutons et la trappe commence à s’ouvrir en grand. En réponse à une exclamation de Pancock, Drossof explique : Une ancienne cuve… La seule qui contienne encore du métal en fusion. Du Xoron-gamma 3. On n’en utilise plus de nos jours. C’est dommage. Ses propriétés restent très intéressantes, comme il pourra le constater. Xavilii est lentement abaissé jusqu’à ce que la moitié inférieure de son corps soit immergée dans le métal en fusion.


C’est reparti dès la première page pour ce futur mi post apocalyptique, mi anticipation, montré avec le souci du détail, ce qui le rend d’autant plus consistant et quasiment palpable. La quatrième case occupe les deux tiers de la page et montre les toits des hauts immeubles de Petersborogh : les tours improbables, comme ajoutées par-dessus les immeubles, faisant comme des lances pointées vers le ciel, portant des inscriptions en cyrillique, coiffées d’un marteau et d’une faucille, ou d’une étoile rouge, ou encore d’une croix teutonique renversée. Alors que Pancock marche dans la rue vers l’établissement Polkine, le lecteur observe une statue soviétique avec les lettres CCCP. Plus loin, il admire l’élégance des tours élancées du palais, ainsi que les clochers à bulbe, et le magnifique dôme doré. Il regarde avec la même curiosité les intérieurs : les pièces spacieuses du palais, les tableaux monumentaux accrochés aux murs, les riches draperies, le mobilier travaillé, les moulures au plafond. Dans les appartements de l’empereur Pierre : un paravent richement orné, des tapis, d’autres tableaux, d’autres étoffes. Il découvre également l’aménagement de la grande tente de réception des Zaparogues, un peuple nomade, ou encore la taverne populaire et mal famée de la Matouchka, dans un entresol avec une voûte, des salaisons accrochées au plafond, et malheureusement des cancrelats dans le potage.



Le lecteur retrouve ce même mélange d’éléments historiques et d’éléments d’anticipation dans les tenues vestimentaires : manteaux, tenues en noir pour le crime organisé, les splendides robes et déshabillés de l’impératrice, les différents uniformes militaires, les blouses des scientifiques et des techniciens, les habits plus richement décorés des nomades, les vêtements plus uniformes et grisâtres des miséreux dans la taverne. De temps à autre, il relève une bizarrerie parfaitement intégrée dans ces vêtements : un pull en laine avec de jolies rayures pour Pancock, des lunettes de soleil bien noires et fines pour les malfrats, une coiffe avec masque intégré couvrant le front, les yeux et le nez pour un haut dignitaire, un masque de fer pour le chef des tribus, sans oublier les toques en fourrure et les longs manteaux aux revers également en fourrure. Tout du long, il relève également les éléments d’anticipation : outre l’architecture composite des bâtiments, cet étrange matériau en fusion et les installations industrielles, des voitures volantes, un cyborg avec plusieurs prothèses, un système de verrouillage d’une ogive nucléaire, des chauve-souris génétiquement modifiées, et des références à des impurs, vraisemblablement des êtres humains génétiquement modifiés eux aussi. Ces éléments ressortent d’autant plus quand ils apparaissent à côté d’accessoires aussi anodins qu’une canne pour marcher, le brasero de fortune de personnes à la rue, des tables et des bancs en bois, ou encore des bottes en cuir fourrées traditionnelles.


Outre toute cette richesse picturale, l’artiste s’avère un très bon conteur que ce soit pour les plans de prise de vue de scène de discussion, pour la mise en scène des moments d’action, ou encore pour la dimension sexuelle du récit. L’impératrice rouge n’a rien perdu de son appétit en la matière, même si ce n’est pas elle qui a adressé le message coquin à Nicolas Pancock. Les premiers éléments visuels de nature sexuelle s’avèrent discret : un plug renversé par un geste brusque en planche huit, un tableau accroché au mur avec deux femmes en pleine action, Adja rajustant le haut de sa robe pour cacher un sein que Pancock avait découvert d’un geste vif avant d’être proprement remis à sa place, l’étrange motif de la longue robe de l’impératrice, au niveau du bas-ventre évoquant un yoni sans doute possible. Dans ce tome, les auteurs racontent une unique scène de sexe, sans hypocrisie, avec nudité frontale. Il s’agit d’une cérémonie officielle au cours de laquelle l’empereur doit honorer son épouse. Catherine est allongée nue sur un lit d’apparat dans une grande salle et elle est inspectée visuellement par le prêtre. Contrairement aux apparences, elle maîtrise la situation : en son for intérieur elle raille le prêtre sachant que cette vieille barbe peut bien se rincer l’œil car elle est sûre qu’il n’a jamais rien vu d’aussi beau de toute sa vie. L’empereur arrive et il doit lui aussi se mettre nu, exposer son corps décharné et flétri. Trois femmes l’aident pour provoquer une érection, un homme dans la foule faisant observer à son voisin que tout le monde attend, comme à chaque fois. L’empereur accomplit son devoir tant bien que mal, presque surpris d’y être arrivé et il s’endort aussi sec. La gent masculine apparaît libidineuse et quasi impotente, face à la gent féminine confiante et contrôlant la situation.



Grâce à la narration visuelle si fournie et précise, la mémoire des différents protagonistes revient immédiatement à l’esprit du lecteur, et par là-même, l’intrigue. L’impératrice semble avoir conservé ses deux coups d’avance sur son époux, même si celui-ci bénéficie d’espions efficaces. L’opérateur le plus puissant de Catherine éprouve des difficultés avec ses pièces détachées, et Pancock est soumis à la question par une tierce partie. L’empereur ne parvient pas à stabiliser ses alliances avec les tribus, et des oppositions se font jour au sein de celles-ci. Le crime organisé se fait connaître à l’impératrice, proposant une alliance, tout en réclamant sa part du gâteau, c’est-à-dire des assurances quant aux avantages en cas de victoire. Une liste de demandes qui se révèle hétéroclite : une aile du palais pour y installer des machines à sous, de l’argent en vue de produire des films pornographiques, et des terrains sur lesquels élever un parc d’attractions à la Walt Disney. Et pour le chef personnellement, une Jaguar S-Type avec l’intérieur en cuir noir et des sièges chauffants. En tout cas le conflit larvé est proche de devenir ouvert.


Ce deuxième tome s’avère tout aussi riche visuellement que le premier : une Russie alternative, entre retour au dix-neuvième siècle et anticipation. Des intrigues de cour et d’état, entre espionnage et assassinats. Des alliances dangereuses et des secrets bien cachés et chers payés. Une impératrice qui en a, bien au-dessus de la mêlée masculine. Le lecteur sait sur qui il parie.



mercredi 13 mars 2024

Dulcie: Du Cap à Paris, enquête sur l'assassinat d'une militante anti-apartheid

Avec le discret, on est peinard !


Ce tome contient une enquête journalistique sur la mort de Dulcie September, abattu à Paris le 29 mars 1988. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Benoît Collombat, journaliste, et Grégory Mardon, bédéiste. Il compte deux-cent quatre-vingt-dix-huit pages de bandes dessinées, en noir et blanc avec des nuances de gris. Il se termine avec deux pages de notes et crédits, un paragraphe de remerciements, et une page listant les autres ouvrages de ces auteurs.


Paris 10e arrondissement, rue des petites Écuries, le 29 mars 1988, Dulcie September marche dans la rue, en se retournant une fois ou deux pour voir s’il y a quelqu’un derrière elle. Elle atteint le numéro trente-huit de la rue et pénètre par la porte d’entrée dans un porche. En passant devant loge, elle prend le courrier que lui remet la gardienne. Elle pénètre dans l’immeuble par l’accès au fond de la cour, ouvre la porte de l’ascenseur et appuie sur le bouton du quatrième étage. Elle sort de la cabine à 09h47. Elle prend les clés dans sa poche pour ouvrir la porte des locaux parisiens de l’ANC (Congrès National Africain) et commence à tourner la clé. Dans son dos, un homme fait feu à cinq reprises, un autre se tenant derrière lui. Ils descendent par l’escalier, alors que la femme gît morte, étendue sur le sol dans une flaque de sang. Ils croisent un homme qui entre dans l’immeuble et qui monte dans l’escalier après les avoir laissé sortir.



Extraits du rapport d’enquête de la brigade criminelle – Le cadavre repose en position dorsale, en diagonale d’un axe imaginaire situé entre la porte d’ascenseur et la photocopieuse posée au sol. La face, maculée de sang, est tournée vers le plafond. La tête se situe à 60 cm de la porte d’ascenseur et 108 cm du mur de gauche, en sortant de ce dernier. Les paumes de mains sont tournées vers le plafond, les doigts repliés sur les paumes. La main gauche se situe à 60 cm du mur de gauche et à 34 cm de la porte d’ascenseur. Les jambes sont pliées et écartées, la distance entre les deux genoux est de 80 cm. À droite de la tête de la victime, un important écoulement sanguin imprègne le tapis et la moquette, ainsi que la chevelure au niveau postérieur du crâne. Au total, six coups de feu ont été tirés par un pistolet petit calibre 22 LR, cinq balles ont atteint Dulcie September à courte distance, précise le rapport d’enquête. Six douilles cuivrées longues de 15 mm sont retrouvées sur place. Dans le salon d’un appartement, les auteurs écoutent Jacqueline Derens, ancienne militante anti-apartheid, raconter sa première rencontre avec Dulcie September : cette dernière était venue à l’UNESCO témoigner du sort des enfants sous l’apartheid, qui mouraient à cause de la malnutrition ou faute de vaccins. Jacqueline était fascinée par la passion avec laquelle Dulcie expliquait les choses. Elle ne se contentait pas d’aligner des chiffres, elle vivait l’horreur de l’apartheid dans sa chair, et ça, pour les militants, c’était irremplaçable


Le sous-titre annonce clairement la nature de l’ouvrage : une enquête de journaliste sur un assassinat dans Paris, d’une militante anti-apartheid. Cette enquête est menée par un journaliste de profession, travaillant à la rédaction de France Inter depuis 1994 en qualité de grand reporter. Il raconte l’enquête qu’il a menée sur ce meurtre, et il explique la raison qui l’a amené à se lancer dans cette entreprise : Pourquoi raconter cette histoire aujourd’hui ? D’abord parce que cet assassinat s’est déroulé sur le sol français, en plein Paris, quelques semaines avant la réélection de François Mitterrand à l’Élysée. Ensuite, parce que cette affaire reste un mystère. L’enquête judiciaire française s’est soldée par un non-lieu en juillet 1992, sans que soient identifiés les coupables. […] L’assassinat de Dulcie September est une histoire qui reste très gênante pour la France : Dulcie dénonçait les relations économiques illégales entre Paris et le régime de l’apartheid, notamment en matière d’armement. Ce soutien des autorités françaises à un régime officiellement raciste est, aujourd’hui, encore, largement méconnu. […] Depuis plus de dix ans, Collombat accumule de la documentation, il épluche les archives et il réalise des interviews filmées avec celles et ceux qui ont connu Dulcie à l’époque. Beaucoup sont morts aujourd’hui. Le temps est venu de raconter cette histoire et de tenter de comprendre pourquoi Dulcie September est devenue une cible.



Ayant conscience de cela, le lecteur s’attend à une narration visuelle adaptée en conséquence. En particulier, elle comporte une forte part de têtes en train de parler : des témoins d’origine très diverse, racontant ce qu’ils ont vécu, parfois au temps présent, parfois comme souvenirs du passé. L’artiste doit reproduire l’apparence de nombreuses personnes politiques et autres. Il a dû produire un grand nombre de pages, ce qui a dû s’accompagner d’une cadence assez élevée. Très rapidement, le lecteur se rend compte que chaque page contient une forte densité d’informations, et que la narration est entièrement soumise à l’enquête. De temps en temps, une page ne peut être composée que des cases avec le buste d’une personne en train de parler, au travers d'un copieux phylactère. Pour autant ce dispositif permet d’incarner chaque propos, de voir qui les tient, et il montre qui parle, en toute transparence. Les deux auteurs font en sorte que le lecteur puisse voir qui parle, et à quel moment de sa vie, c’est-à-dire autant d’éléments d’information et de contexte laissant le lecteur libre d’apprécier les biais potentiels du locuteur. Par exemple Jacqueline Derens évoquant ses souvenirs de Dulcie September, trente ans plus tard. Ou bien Jean-Marie Le Pen en train de s’exprimer en direct au cours de l’émission L’heure de vérité, le 27 janvier 1988, les archives permettant de reproduire la séquence sans risque de déformation du fait des décennies passées. De même, voir Collombat poser des questions rappelle que lui aussi se livre à cette enquête avec un objectif précis, ce qui oriente le champ de ses questions, ce qui peut avoir une incidence sur la réponse de ses interlocuteurs.


Le journaliste réalise une enquête qui explore de nombreuses possibilités, en fonction des réponses des personnes qu’il interroge, avec qui il discute, aussi bien ceux qui ont côtoyé Dulcie September dans sa famille, dans la branche parisienne de l’ANC (African National Congress), aussi bien des policiers qui ont enquêté sur le meurtre, d’autres activistes, des politiciens avec des niveaux de responsabilité variés. L’enquête évoque aussi bien des enjeux politiques que des enjeux économiques à l’échelle d’entreprises internationales, à l’échelle également de plusieurs nations. Cela induit que le dessinateur représente des situations, des environnements, des accessoires très variés. Cela commence avec une rue de Paris, une cage d’escalier avec un ascenseur, pour déboucher dans cette première scène sur un pistolet équipé d’un silencieux et un cadavre ensanglanté. Par la suite, Grégory Mardon montre les discussions assises autour d’une table pour recueillir des témoignages, aussi bien dans une cuisine que dans un salon bourgeois, des colloques et des allocutions officielles, des violences de foule, la ville d’Althone dans la banlieue du Cap, des manifestations de protestation, une cellule de prison, des cartes géographiques pour montrer les frontières, la ville de Genève, de Nice, de Zagora, la place de la Bastille, son opéra et la colonne de Juillet, l’assemblée nationale, les couloirs du métro parisien, des installations de centrale nucléaire, la gare d’Amsterdam, des missiles, d’avions militaires Mirage F1, etc. Il reproduit également la ressemblance de nombreux hommes politiques ou de personnalités comme François Mitterrand, Jacques Chirac, Charles Pasqua, Nelson Mandela, Simone Signoret & Jean-Paul Sartre, Pierre Joxe, et d’autres moins connus. Deux musiciens : Johnny Clegg, Abdullah Ibrahim (Dollar Brand).



Dans un premier temps, le lecteur manque d’assurance quant à la construction de l’ouvrage. Celui-ci s’ouvre avec l’assassinat de sang-froid par un professionnel, permettant d’appréhender la réalité de ce crime, de cette exécution commanditée. Puis les deux auteurs se mettent en scène en train d’écouter Jacqueline Derens chez elle, au temps présent de la réalisation de l’ouvrage. Celle-ci raconte sa première rencontre avec Dulcie September en 1979. Il va ainsi se produire de nombreux va-et-vient temporels entre le temps présent des entretiens et celui des faits relatés, des développements sur la persistance du racisme dans la société française, trois pages consacrées au régime de l’apartheid, la jeunesse et la vie de Dulcie September jusqu’à son arrivée à Pairs, l’emprisonnement de Nelson Mandela en 1964, suite au jugement à Rivonia, prison à perpétuité pour lui et sept autres compagnons de lutte (Walter Sisulu, Govan Mbeki, Raymond Mhlaba, Elias Motsoaledi, Andrex Mlangeni, Ahmed Kathrada, Denis Glodberg). Une page consacrée à l’ANC et à l’établissement de sa direction en exil à Lusaka en Zambie. L’élection de François Mitterrand en 1981. La visite des anciens locaux de l’ANC à Paris au temps présent de l’enquête. Un séjour à Genève en septembre 2011, pour rencontrer Margrit Lienert, ancienne hôtesse de l’air, engagée par la suite dans le mouvement anti-apartheid suisse (branche romande) au début des années 1970. Etc. Progressivement, la ligne conductrice de l’enquête apparaît : des recherches pour chaque possibilité à envisager, des recherches de témoignages, des explications concises sur les différents acteurs, des membres de l’ANC, des politiciens, des militaires, des patrons d’entreprise, etc. Il s’agit d’une véritable enquête menée avec rigueur, confrontée au fait que certains témoins sont décédés depuis, que certains ne sont pas forcément fiables, et que les enjeux se révèlent énormes, à la fois sur le plan économique et le plan politique. Il est question des services secrets de plusieurs nations, de mercenaires aux agissements discutables (l’ombre de Bob Denard, 1929-2007, se faisant sentir), et de secrets d’état. En fonction des témoignages, le lecteur voit bien quand les auteurs se heurtent à des murs, et à d’autres moments il est même surpris qu’ils puissent en apprendre autant.


Une enquête d’un journaliste professionnel, sur un assassinat commis à Paris, contre une militante anti-apartheid, et jamais élucidé. Une mise en images réalisée par un bédéiste professionnel, adaptant son approche à la nature de l’ouvrage, réalisant un travail impressionnant pour montrer les différentes personnes, soit racontant leurs souvenirs, soit lors de reconstitution du passé, participant à la rigueur de la présentation, et à son honnêteté intellectuelle. Le lecteur explore ainsi les nombreuses ramifications de ce meurtre commandité, suivant chaque possibilité, pour voir progressivement se dessiner la plus probable, étayée par de nombreux faits. Édifiant. Benoît Collombat a réalisé le scénario d’autres bandes dessinées, en particulier Cher pays de notre enfance: Enquête sur les années de plomb de la Vᵉ République (2015) avec Étienne Davodeau, Le choix du chômage: De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique (2021) avec Damien Cuvillier.



mardi 12 mars 2024

Urban: Que la lumière soit... (3)

Malheureusement, il ne s’agit en rien d’un accident.


Ce tome est le troisième d’une pentalogie ; il fait suite à Urban 2 Ceux qui vont mourir (2013) qu’il faut avoir lu avant. Sa première édition date de 2014. Il a été réalisé par Luc Brunschwig pour le scénario, et par Roberto Ricci pour les dessins et les couleurs. Il compte cinquante-deux pages de bande dessinée en couleurs. La série a bénéficié d’une réédition en intégrale en 2023, d’un format plus petit.


Dans le train en aérien qui emmène les vacanciers à Monplaisir, l’impatience commence à se transformer en inquiétude : voilà une demi-heure qu’il est l’arrêt sans électricité. Sous eux, les lumières de la ville sont éteintes, même la façade avec l’enseigne de Monplaisir subit cette coupure de courant généralisée. Dans le ciel, des aéronefs voient leur réserve de carburant diminuer, et ils restent sans réponse de la tour de contrôle. Un pilote d’un vaisseau venant de Titan émet un message sans grand espoir d’être entendu, annonçant qu’il va bientôt devoir se poser sans guidage. À l’intérieur d’un bâtiment de Monplaisir, Springy Fool avance en tâtonnant dans le noir, et en appelant l’intelligence artificielle A.L.I.C.E., sans obtenir de réponse. Il finit par voir la tête robotique de l’IA, luisant faiblement dans les décombres. Il la prend dans ses mains et l’interroge : elle répond qu’elle ne sait pas ce qui s’est passé, qu’avant l’explosion elle a juste eu le temps d’enregistrer une surcharge électrique massive provenant de la centrale de la ville, qu’elle n’a pu en identifier ni la raison, ni le responsable. Elle est désolée. Les portes du studio s’ouvrent et les secours arrivent, accompagnés par un autre robot A.L.I.C.E. qui constate que Fool est légèrement blessé au front.



Dans la rue, les drones donnent des consignes aux habitants et aux vacanciers : attendre assis et ne pas bouger, ils vont procéder aux réparations nécessaires, la lumière va bientôt revenir. Les uns et les autres sont assis par terre, serrant dans leur bras un blessé qui leur est cher. Zachary Buzz tient contre lui le cadavre de Niels Colton. Il se remémore quand lui-même été enfant à la ferme, écoutant le générique de son dessin animé préféré Overtime, et chantant les paroles par cœur : Année 5739… dans un futur bien différent du monde que connu aujourd’hui. La science règne en maître et a établi sans contestation possible que Dieu n’existe pas. Pas de Paradis et encore moins d’enfer, pour accueillir l’âme des criminels et leur faire subir une éternité de tourments. Un crime impuni de notre vivant est un crime impuni à jamais !!! Cette idée a révolté les hommes. En réponse à leur émoi, un tribunal exceptionnel a été créé, chargé de réétudier tous les crimes non résolus depuis la nuit des temps. Leur bras armé : les Overtime. Un groupe de voyageurs temporels, missionnés pour identifier les coupables et les ramener dans le futur afin qu’ils subissent une longue et juste peine. Un monsieur chauve arrive derrière Niels et il lui explique pour quelle raison il a toujours trouvé le concept de cette série complètement débile.


Après la scène finale du tome deux, le lecteur a hâte de découvrir la suite de l’intrigue, c’est-à-dire les conséquences du dernier événement spectaculaire. L’auteur a choisi une forme en un unique chapitre intitulé : 28 juin 2059, quelques dizaines de minutes après l’explosion. Le lecteur se demande ce qui a provoqué cette explosion, mais aussi ce qu’il est advenu de l’assassin Antiochus Ebrahimi, de la durée de la panne de courant (peut-être même définitive), de la réaction des vacanciers, de la capacité de réaction des Urban Interceptors pour gérer cette situation de crise, du progrès de l’enquête de Gunnar Christiansen, de la possibilité pour Zachary Buzz de poursuivre l’assassin, du devenir d’Olif, et puis aussi d’en apprendre plus sur Narcisse Membertou. Or dans les planches deux et trois, le scénariste s’attache plus à Springy Fool et à A.L.I.C.E., deux personnages dont le lecteur pensait qu’ils resteraient en toile de fond sans être développés plus avant. Au cours des planches trois à huit, il revient sur l’enfance de Zachary, sur la résonnance émotionnelle que provoque en lui Overtime, le personnage de dessin animé. Il ne se rend pas forcément tout de suite compte que cette scène en révèle plus sur son interlocuteur. Puis le récit reprend le fil au temps présent de l’intrigue, introduit un nouveau personnage Merenia Alicia Colton… Les scènes ne commencent plus en haut d’une page pour finir en bas, mais peuvent s’entrecouper au sein d’une même, tissant ainsi une trame narrative très serrée, qui rend bien compte de l’intrication des différents fils, attestant d’un récit particulièrement bien construit.



Tout comme les différents éléments des séquences précédentes interagissent pour laisser deviner l’existence d’un schéma d’ensemble, les éléments visuels dessinent un monde concret et pleinement tangible. Le lecteur continue à prendre plaisir à jouer à relever les costumes des vacanciers en arrière-plan, et à identifier les personnages. Il remarque ainsi Zatanna, Kick-Ass, Wonder Woman, Jabba le Hutt, Actarus, Green Lantern, Hellboy enfant, Spider-Woman, Lamu, Juggernaut. Il retrouve avec plaisir également le cachet esthétique de la série : à commencer par cette mise en couleurs avec une palette donnant une identité particulière à la cité de Monplaisir. Le gris-vert à l’extérieur de la ville, l’éclairage intense et la profusion d’écrans à l’extérieur (une fois le courant rétabli), les couleurs plus ternes pour les intérieurs des citoyens basiques, les couleurs plus vives pour les lieux de vie de Springy Fool. L’expérience de lecture s’avérant très fluide, il faut presque un peu de temps au lecteur pour se rendre compte de la densité d’informations visuelles : la densité des immeubles autour de l’enceinte de Monplaisir, les différents éléments de la ferme des parents Buzz (étable, vaches, paille, roue de charrette, silos, éolienne, portique à l’entrée du domaine, clôture en bois, grilles métalliques), la foule hétéroclite de vacanciers patientant avec soumission que les autorités de Monplaisir prennent les choses en main, les nombreux couples en train de danser, la magnificence de la terrasse sur laquelle Springy Fool et son invitée prennent un repas, la densité de la foule dans le quartier populaire où Buzz et son coéquipier Sikorsky interviennent pour neutraliser Olif, etc.


Le lecteur a également conscience qu’il n’apprécie pas juste le sentiment de familiarité de se retrouver dans cette ville, il savoure également des visuels et des scènes mémorables. Springy Fool prenant dans ses mains la tête rétroéclairée d’A.L.I.C.E., le repas de la famille Buzz en vue subjective par les yeux de Zachary très nerveux devant la réaction de ses parents, la perte progressive de contrôle sur lui-même de Springy Fool confronté à la pression des exigences de l’administrateur Gregorescu, le sinistre cortège de corbillards flottant dans le ciel pour évacuer les cadavres des rues de Monplaisir, le passage silencieux de Buzz affligé au milieu de la salle d’entraînement des policiers, l’agression des parents Buzz par des dizaines de petits drones implacables, l’opération d’Ishtar, etc. L’artiste entretient le suspense par sa narration visuelle, bien rythmée, apportant de nombreuses informations dans les lieux, les activités des personnages, leurs postures, leurs réactions. Les dessins montrent un monde cohérent et tangible de science-fiction, prenant la peine de le représenter dans les détails, le rendant concret et plausible, une belle réussite pour ce genre.



Les différents personnages continuent d’être soumis à des épreuves, révélant des facettes de leur caractère. Le jugement du lecteur sur Zachary Buzz se trouve conforté : un jeune homme avec une vraie vocation de policier, de fortes convictions pour servir le public, et les conséquences de son implication se font sentir. Il doit prendre la responsabilité de son choix face à son père qui avait établi un projet nécessitant que son fils prenne sa suite pour exploiter la ferme familiale. Puis il se retrouve à expliquer à sa sœur qu’il ne peut pas revenir à la ferme pour aider, parce qu’il doit participer aux secours dans Monplaisir. Le lecteur est également amené à découvrir le revers de la médaille de la conscience professionnelle du lieutenant-enquêteur Gunnar Christiansen qui choisit de délaisser son épouse pour mener à bien son enquête. Il s’attendait donc moins à côtoyer Springy Fool : il découvre quel genre d’individu il est. Il observe son comportement lors d’un rendez-vous galant arrangé. Il le découvre lors d’un moment clé de la mise en œuvre du projet de construction de Monplaisir. Il peut voir comment il se conduit de manière directe pendant ces moments-là.


Le lecteur peut également voir quelles sont les conséquences des méthodes de Springy Fool, à la fois à l’exploitation de la ferme des Buzz, et de celle de leurs voisins les Munroe, à la fois dans la gestion de la localisation d’Antiochus Ebrahimi. L’auteur en révèle un peu plus sur le contexte des deux semaines de vacances que les gens viennent passer à Monplaisir et sur le mode de gestion de la cité. Le prix à payer par les personnages pour leur choix de vie devient progressivement apparent, et en parallèle il en va de même pour le fonctionnement de Monplaisir. Le lecteur n’oublie pas que le récit a commencé avec la prise de fonction de Zachary Buzz dans les rangs de la police de Monplaisir, avec l’assassinat d’un policier au milieu du premier tome. Les développements de l’histoire confirme qu’il s’agit d’un polar : un autre meurtre a été commis, les enquêtes se poursuivent, les personnages se confrontent aux réalités de la vie sous les apparences, les contraintes systémiques de cette société sont progressivement mises à nu, un vrai polar et la noirceur intrinsèque du genre découlant des bas instincts du genre humain.


Le lecteur continue d’en découvrir plus sur la personnalité des protagonistes, leur histoire personnelle, leurs motivations profondes, les vraies forces à l’œuvre dans cette société. Il comprend que les enquêtes en cours ne peuvent prendre tout leur sens qu’en prenant en compte ces éléments. Il continue d’être transporté par la narration visuelle dans cet environnement très solide de science-fiction, faisant l’expérience de moments singuliers, soit par les événements, soit par le ressenti des personnages. Une histoire prenante, fascinante, vénéneuse, malsaine.



lundi 11 mars 2024

Mon papa dessine des femmes nues

Ça peut tout changer. Ces petites choses mises bout à bout.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, tout en s’inscrivant dans une réflexion sur l’art et sur la bande dessinée que l’auteur a initiée depuis plusieurs tomes, avec Une histoire de l’art (2016, sous la forme d’un immense leporello, livre dépliable de plus de vingt-trois mètres recto verso), suivi par Peindre ou ne pas peindre - L'intégrale (2019). Sa première édition date de 2022. Il a été réalisé par Philippe Dupuy pour le scénario, les dessins et les couleurs, avec la participation de son fils Hyppolyte. Il comprend cent-cinquante-six pages de bande dessinée. Il se termine avec la liste des artistes et de leurs œuvres évoqués, de Mark Rothko avec Red Equal à Jean Dubuffet avec la Métafizix, en évoquant soixante-dix créateurs, et six œuvres réalisées par des artistes inconnus.


Incipit : David Hockney montre toujours le chemin. Reprographie avec interprétation des œuvres Red Equal de Mark Rothko, Solen d’Edward Munch, Black sun d’Alexander Calder. Cycle : effroi, sidération, colère. Reprographie avec interprétation des œuvres : Le triomphe de la mort de Pierre Bruegel l’ancien, Pinturas Negras de Francisco de Goya, Teetering towers, The woodcuts, Heavy cloud d’Ansel Kiefer. Philippe Dupuy et son fils Hippolyte visitent un musée. L’enfant n’aime pas ces images, elles sont terrifiantes. Il ajoute qu’ils sont laids, et il y a celui qui mange quelqu’un. Sur l’avant-dernier, tout est cassé, brûlé, mort. Son père lui répond qu’il sait et qu’il est désolé. Il le prend par la main et l’emmène voir d’autres tableaux, parce que ceux-là, ça fait du bien, parce que ça existe encore : Amandier en fleurs de Vincent van Gogh, Montagne Sainte-Victoire de Paul Cézanne, Nave Nave Moe de Paul Gauguin, A closer winter tunnel de David Hockney, Le bonheur de vivre d’Henri Matisse. Le garçon fait remarquer à son père qu’ils sont tous tout nus. À Paris, dans son appartement, Philippe est à sa table à dessin en train de travailler. Son fils entre et lui demande ce qu’il fait : il répond qu’il travaille. L’enfant veut savoir ce que c’est : le père explique que c’est un collage avec un dessin de la main gauche, il fait ça de temps en temps. L’enfant remarque que son père aussi dessine des femmes toutes nues et il souhaite savoir pourquoi.



Philippe explique qu’il aime bien, parce qu’il trouve ça beau. Et puis c’est quelque chose qui se fait souvent en art. Le fils renchérit : oui, dans les peintures, il y a plein de dames toutes nues. Comme la dame dans le coquillage qui cache sa zézette avec ses cheveux. Mais, bon, il aime bien quand même les dessins de son père. Ce dernier le remercie et lui indique qu’il aime beaucoup ceux de son fils. Puis Hippolyte demande la permission de regarder un dessin animé, il choisit les Pokémons. La chanson du générique débute, le héros indiquant sa volonté de devenir le meilleur dresseur, de gagner les défis et de parcourir la Terre entière. À table, l’enfant regarde le fond de son verre : quarante-quatre ans comme maman, celle-ci répond qu’elle a vingt-deux ans dans le fond de son verre. Philippe met ses lunettes mais il n’arrive pas à lire, c’est vraiment écrit trop petit. Son fils prend le verre et lit : quatre ans.


Dès les premières planches, le lecteur fait connaissance avec la singularité de ce créateur. Il reproduit en les interprétant trois tableaux de maître, puis il réalise un triangle à main levée plaçant aux sommets les mots Effroi, Colère, Sidération. Puis suit l’interprétation d’autres tableaux, et des échanges avec son fils. À l’évidence, c’est le choix de l’auteur que de reproduire à sa manière ses œuvres d’art, plutôt que de faire usage d’une photographie de ces tableaux. Il monte ainsi comment il les perçoit, comment il les interprète, comme il les fait siens. Après ces pages en couleurs, à la peinture, au feutre, au crayon de couleur et au crayon noir, il réalise une page dans son mode graphique habituel : des traits de contour irréguliers et fins, à l’encre pour des dessins dans une veine représentative et descriptive, avec un niveau de détails variable en fonction des éléments représentés, êtres humains comme objets, entre esquisse et dessin précis à l’apparence malhabile. Dans le premier cas, le lecteur voit l’intention et la spontanéité ; dans le deuxième cas, il constate que l’artiste sait observer finement ce qui l’entoure, par exemple quand il peut identifier le mobilier urbain parisien comme les croix de Saint-André.



S’il a déjà lu des bandes dessinées récentes de cet auteur, le lecteur s’attend à la diversité des approches graphiques, et à cette impression un peu penchée. Sinon, il découvre une multitude d’idiosyncrasies qui ne relèvent pas du maniérisme ou de l’affèterie, mais de l’expression de la personnalité de l’auteur, de ses intonations, de ses hésitations, de sa façon d’appréhender le monde. Ce créateur s’exprime par chaque trait, par chaque forme, chaque mise en page, par la structure de son récit. Au fil de sa carrière, il a maîtrisé différentes techniques, les règles académiques et le savoir-faire d’un bédéiste, jusqu’à pouvoir faire totalement sien toutes les dimensions de ce mode d’expression. Il suffit de regarder les textes pour en avoir la preuve : jeu sur les polices, lettrage manuel et artisanale, ondulation des textes qui peuvent parfois épouser la forme des bordures, ou suivre la forme d’une spirale, petites annotations manuscrites en bordure de case, texte en minuscule ou en majuscule, alternance de mots en minuscules et en majuscules, et toutes ces variations participent à exprimer l’état d’esprit de l’auteur, à l’opposé de facéties artificielles et gratuites. Les modes d’expression graphique varient également en fonction de ce que l’artiste souhaite exprimer : les pages avec des dessins à base de traits de contour fins et encrés, l’interprétation d’œuvres d’art classiques, des dessins à l’encre (de femmes nues) collés sur des photographies de montagnes, des peintures abstraites à l’aquarelle avec une silhouette dessinée et collée par-dessus, les dessins de son fils intégrés à une page, voire composant la narration visuelle pendant plusieurs pages, des compositions avec les dessins à l’encre et l’aquarelle, quatre vues de Taipei réalisées au pinceau et à l’encre sous forme d’illustration en double page, une modification du rendu des formes pour raconter une performance des cubes de Takako Saito, la reprographie de deux petits livres de bande dessinée réalisés par Hippolyte comme cadeau d’anniversaire, un dessin pour illustrer un texte de Greil Marcus sur les Sex Pistols, etc.


Derrière ce titre aguicheur, le lecteur ne sait pas trop à quoi s’attendre : la dissection d’une pratique de dessin honteuse ? La visite au musée établit qu’une composante principale du récit réside dans la relation du père avec son fils. Celui-ci ressent les œuvres d’art, sans appareil analytique : il les voit mieux que l’auteur qui est incapable de se départir de sa culture picturale, de plusieurs décennies de pratique de la bande dessinée. C’est la raison pour laquelle Hippolyte pose cette question ingénue à son père : la forte proportion de corps féminins dénudés dans l’art lui saute aux yeux. À travers son fils, l’auteur retrouve la capacité d’émerveillement qui s’est émoussée en lui avec les décennies écoulées. Il se reconnecte aux émotions suscitées par les œuvres d’art, il retrouve une façon de voir qu’il avait perdue. Au fil des séquences, il apparaît d’autres facettes de sa relation avec son fils du fait du caractère intimement personnel de l’ouvrage. Ainsi il évoque le regard des autres parents commentant la différence d’âge entre les deux, le père ayant soixante ans et le fils bientôt onze ans, la mère Loo Hui Phang en a quarante-six. Les parents évoquent l’avenir de leur enfant, au regard de l’état du monde. Cela amène à des questions et des réflexions apaisées, mais pas faciles, comme Philippe se demandant à partir de quand son fils pensera que son père est vieux.



La visite au musée établit aussi une autre composante majeure : la contemplation de l’art et la relation que l’auteur entretient avec. Il avait développé ce thème dans Peindre on ne pas peindre (2019), et avait poursuivi sa réflexion sur le sujet dans J'aurais voulu faire de la bande dessinée (2020, avec Dominique A et Stéphan Oliva). Outre les artistes cités plus haut, les visites d’exposition évoquent également des œuvres de Matisse, Man Ray, Joan Miró, Fernand Léger. L’auteur passe en revue la nudité féminine dans l’art, depuis les représentations du paléolithique jusqu’au monde moderne (Pop art, Op art, Figuration narrative, libre, Cobra, Estampes, Fluxus, Photographie, Nouveau réalisme, Arte povera, Art brut, Performance, Art vidéo). Il consacré également dix pages à Takako Saito (1929-), artiste japonaise, à l’occasion d’une de ses performances à base de cubes au CAPC, musée d’art contemporain de Bordeaux. Le lecteur se retrouve fasciné par ce qu’en dit Dupuy qui s’avère un excellent passeur pédagogue pour parler de cette œuvre. Il revient à l’esprit du lecteur la remarque de l’auteur sur les différentes formes d’accessibilité à une œuvre, soit érudite grâce à un bagage culturel adéquat (y compris pour les bandes dessinées), soit plus immédiat comme en atteste la réponse de son fils participant spontanément à ladite performance comme les autres enfants présents, alors que les adultes ne peuvent envisager leur condition qu’en tant que spectateur. Dans cette bande dessinée, le lecteur découvre deux extraits de l’ouvrage Lipstick Traces (1989) de Greil Markus, analysant comment les Sex Pistols ouvrirent une brèche dans le monde du rock et de la chanson, dans l’écran des certitudes qui sont censées régir l’offre et la demande en matière de goût. Parce que les certitudes, les idées culturelles reçues sont hégémoniques et voudraient expliquer comment le monde est censé tourner – des constructions idéologiques perçues et vécues comme des faits naturels – cette brèche dans le milieu pop s’ouvre sur le royaume de la vie quotidienne. Le lecteur comprend que ces remarques ont eu une grande importance dans la manière dont l’auteur considère l’art en général, et le sien en particulier.


Un titre un peu provocateur, assorti d’une couverture composite cryptique. Une fois encore, le lecteur se retrouve déconcerté par la facilité et l’évidence de la narration, alors qu’elle semble si hétéroclite en apparence. Il fait entièrement confiance à l’auteur qui se montre attentionné vis-à-vis de lui, tout en réalisant une œuvre si personnelle que rien ne pourrait être modifié sans en changer profondément le sens. La narration visuelle s’avère protéiforme, dégageant un mélange de spontanéité et de sincérité, tout en révélant une extraordinaire unité parfaite entre le fond et la forme. Philippe Dupuy aborde des thèmes très personnels comme sa relation avec son fils, indissociables de son rapport à l’art, aux artistes, à sa pratique de la bande dessinée, à sa vie dans cette phase qu’il qualifie de temps additionnel, selon la formule de Christian Boltanski : les années se condensent, la forces des intentions aussi, le temps additionnel a une intensité bien différente. Merveilleux.



jeudi 7 mars 2024

La vie secrète des écrivains

Pour survivre, il faut raconter des histoires. – Umberto Eco


Ce tome correspond à une adaptation du livre de Guillaume Musso portant le même titre, paru en 2019. Son édition originale date de 2023. L’adaptation a été réalisée par Miles Hyman pour la transposition, les dessins et les couleurs. Il compte environ cent quatre-vingts pages de bande dessinée. Il se termine avec épilogue de cinq pages écrits par Musso (intitulé D’où vient l’inspiration ? apostille à La vie secrète des écrivains), une page de remerciements (une phrase de Musso et un paragraphe rédigé par Hyman), une bibliographie de l’écrivain et une du bédéiste.


On appelle cela l’effet Streisand : plus on cherche à cacher quelque chose, plus on attire la curiosité sur ce qu’on souhaite dissimuler. Depuis son retrait soudain du monde des lettres à l’âge de trente-cinq ans, Nathan Fawles est victime de ce mécanisme pervers. Nimbée d’une aura de mystère, la vie de l’écrivain franco-américain a suscité tout au long des deux dernières décennies son lot de ragots et de rumeurs. Né à New York d’un père américain et d’une mère française, Fawles passe sa jeunesse entre la France et les États-Unis où il termine ses études, d’abord à la Phillips Academy, puis à l’université Yale. Il s’investit ensuite dans l’humanitaire, travaille quelques années pour Action contre la faim, et Médecins sans frontières au Salvador, en Arménie et au Kurdistan. De retour à New York en 1993, Nathan Fawles publie son premier roman, Loreleï Strange, parcours initiatique d’une adolescente internée dans un hôpital psychiatrique. Le succès n’est pas immédiat, mais en quelques mois le bouche-à-oreille porte le roman en tête des ventes. Avec son deuxième ouvrage, Une petite ville américaine, vaste roman choral de près de mille pages, Fawles rafle le prix Pulitzer. L’auteur s’impose comme l’une des voix les plus originales des lettres américaines. En 1997, Fawles s’installe à Paris où il publie son nouveau texte directement en français. Les Foudroyés est une déchirante histoire d’amour, mais aussi une réflexion sur le deuil, la vie intérieure et le pouvoir de l’écriture. C’est à cette occasion que le public français le découvre vraiment. Il participe à une édition spéciale de Bouillon de culture, avec Salman Rushdie, Umberto Eco et Mario Vargas Llosa. Quelques mois plus tard, âgé d’à peine trente-cinq ans, Fawles annonce dans un entretien décapant avec l’AFP sa décision irrévocable d’arrêter d’écrire.



Depuis cette date, l’écrivain s’est installé dans sa maison de l’île Beaumont. Fawles n’a plus jamais publié le moindre texte, ni accordé d’interview à une journaliste. Il a aussi refusé toutes les demandes d’adaptation de ses romans au cinéma ou à la télévision. Netflix et Amazon s’y sont encore récemment cassé les dents, malgré des offres financières très importantes. Depuis bientôt vingt ans, le silence assourdissant du reclus de Beaumont n’a cessé d’alimenter les fantasmes. Pourquoi Fawles, à seulement trente-cinq ans, alors au sommet de son succès a-t-il choisi de se mettre en retrait du monde ?


Impossible de faire semblant : il s’agit de l’adaptation d’un roman de l’écrivain qui vend le plus de livres en France à cette époque. Le titre évoque explicitement la condition de l’écrivain et sa vie secrète, le personnage principal est un écrivain ayant mis fin à sa carrière. Le deuxième personnage d’importance à intervenir, Raphaël Bataille, est un écrivain en herbe qui vient solliciter l’avis du premier. Régulièrement, le lecteur découvre une illustration représentant un écrivain célèbre, avec une citation sur la condition d’écrivain : Umberto Eco (1932-2016), Zora Neale Hurston (1891-1960), Margaret Atwood (1939-), Milan Kundera (1929-2023), Agatha Christie (1890-1976), Marcel Proust (1871-1922), Elena Ferrante (1943-), William Shakespeare (1564-1616), Anton Tchekhov (1860-1904), Franz Kafka (1883-1924), Georges Simenon (1903-1989), Alexandre Soljenitsyne (1918-2008). Celle d’Eco fait le constat que : Pour survivre, il faut raconter des histoires. Margaret Atwood prévient que : Vouloir rencontrer un écrivain parce qu’on aime son livre, c’est comme vouloir rencontrer un canard parce qu’on aime le foie gras. Régulièrement, le personnage principal effectue des commentaires sur le métier d’écrivain. Par exemple : La première qualité d’un écrivain était de savoir captiver son lecteur par une bonne histoire, un récit capable de l’arracher à son existence pour le projeter au cœur de l’intimité des personnages. Plus loin, il complète : Un roman, c’est de l’émotion, pas de l’intellect. Concernant le métier proprement dit, il prévient Raphaël que : l’existence d’un écrivain est le truc le moins glamour du monde, on mène une vie de zombie, solitaire et coupée des autres. Au vu de ce qu’il écrit sur les éditeurs, contre lesquels il a la dent dure, peut-être que tout n’est pas à prendre au pied de la lettre. Sans oublier le lecteur en tant qu’espèce en voie de disparition, et les piques sur la vraie littérature.



Dans un premier temps, l’esprit du lecteur ne peut faire autrement que de se focaliser sur cette mise en abîme : l’auteur parle de ce qu’il connait le mieux, son métier, il crée une forme de connivence avec le lecteur qui sait que l’auteur sait qu’il a fait exprès de parler de lui à travers un personnage écrivain, et même un autre personnage aspirant écrivain pouvant évoquer l’individu qu’il était à ses débuts. Cette écriture venant de l’intellect paraît démentir les conseils de Fawles qui dit que l’essentiel se trouvent dans les émotions. D’un autre côté, il y a le mystère de la raison pour laquelle Fawles a mis fin abruptement à sa carrière d’écrivain, Raphaël se fait tirer dessus avec un fusil dès la page trente-et-un et un cadavre nu cloué à un arbre est découvert dix-huit pages plus loin. L’affect du lecteur s’en trouve ainsi titillé et l’élégance de la narration visuelle le séduit instantanément dès la couverture, avec la joie ineffable de découvrir que les pages intérieures sont aussi belles, aussi soignées, aussi élégantes. Impossible de ne pas succomber à la séduction de ce ciel chaud et presque enflammé, de ce bleu entre turquoise et céruléen, de cette terrasse dépassant des falaises et promettant un panorama à couper le souffle, et de cette silhouette féminine chic, sans être provocatrice. Chaque page offre des dessins aussi plaisants à l’œil. L’artiste réalise des images dans un registre descriptif et réaliste avec un niveau de détail élevé dans chaque case.


Le lecteur peut ainsi se projeter dans chaque lieu et admirer cette même vue en double page, un quartier de Harlem dans lequel se trouve Zora Neale Hurston, un dessin en double page de la côte de l’île Beaumont vue depuis la mer, la silhouette du Flatiron Building à New York, le plateau de l’émission Bouillon de culture avec Bernard Pivot, les tables d’une terrasse avec l’ombre accueillante de leur parasol, une balade à vélo dans l’île Beaumont, l’intérieur du salon de la villa de Fawles avec son fusil accroché au mur, un plage d’Hawaï, une autre villa de l’île dans laquelle Raphaël s’introduit par effraction, un appartement parisien, un grand congélateur ensanglanté, la ville de Sarajevo pendant la guerre, etc. Chaque case impressionne par son niveau de détails et sa parfaite lisibilité, par la précision des traits et par la mise en couleurs. L’artiste réalise un dosage extraordinaire entre le degré de simplification de certaines formes, les réduisant parfois à de simples rectangles, et leur habillage par une teinte en aplat ou déclinée en nuances. À certains moments, s’il arrête sa lecture et qu’il se focalise sur un détail, le lecteur peut briser l’harmonie entre ces différentes composantes et se dire que tel ou tel élément est plus simplifié qu’il n’en avait eu l’impression, presque représenté de manière naïve, en particulier la surface des trottoirs ou des chaussées. Mais en recommençant à progresser dans la page, cette impression fugace d’un détail ou d’un autre disparaît, pour laisser la place à la sophistication de l’ensemble. Formidable.



Écrivain comme bédéiste se montrent prévenants vis-à-vis du lecteur : pas de gros plan gore, pas de complaisance vis-à-vis de la violence, même le cadavre cloué à l’arbre paraît un peu irréel. De prime abord, les pages peuvent sembler un peu chargées en texte, mais en fait il s’agit essentiellement de dialogues. Hyman a vraisemblablement repris le texte de Musso : les réparties des uns et des autres se succèdent avec un certain rythme, le plaisir de lecture l’emportant et effaçant l’a priori d’un texte abondant. Se pensant bien malin, le lecteur peut se focaliser sur les remarques relatives au métier d’écrivain, à la nature d’un bon livre surtout en se demandant si l’auteur applique ses propres recettes, et à l’aspect touristique de pouvoir jouir des différents environnements de l’île et de la magnifique villa La croix du Sud. Il se trouve presque surpris quand l’intrigue s’étoffe avec un meurtre, puis une histoire de photographies retrouvées dans un appareil qui avait été perdu dans la mer, le mystère de la retraite lui semblant suffisant comme colonne vertébrale du récit. S’étant habitué à l’environnement insulaire protégé et coupé du monde, il se trouve encore plus surpris par l’intégration d’éléments plus réels, voire d’actualité comme un médecin célèbre ayant travaillé dans l’humanitaire ou la guerre de Bosnie-Herzégovine. Le récit relève bien d’un roman policier, voire d’un polar pour ce qu’il dit de la société, d’un roman policier à énigme comme ceux d’Agatha Christie (sa citation incluse dans le roman : Une fois enclenchées, les coïncidences ont la capacité de se succéder de la façon la plus extraordinaire.) avec une résolution qui prend la forme de trente pages de révélations sur le passé, une méthode chère à Hercule Poirot. Le lecteur se retrouve totalement impliqué dans cet enchevêtrement d’événements tragiques, souffrant avec les personnages, tout en étant pleinement conscient des conventions de genre (ou des ficelles) employées par l’auteur.


Un auteur de romans à succès qui évoque le métier d’écrivain : Guillaume Musso évoque sa propre profession, Nathan Fawles étant son avatar. Il cite ses écrivains préférés, avec des passages qui provoquent un effet de résonnance, comme le fusil de Tchekhov quand le lecteur voit un fusil accroché au mur du salon de Fawles, ou le titre emprunté à Gabriel García Márquez (Tout le monde a trois vies ; une vie privée, une vie publique et une vie secrète.). Qu’importe, la puissance de séduction de la narration visuelle emporte immédiatement le lecteur : la qualité des descriptions, les prises de vue, l’élégance des lieux et des individus, la palette de couleurs, magnifique. En cours de route, le lecteur se retrouve presque surpris de découvrir qu’il s’agisse d’un vrai polar, avec un crime sordide. À la fin, il est submergé par les émotions des personnages, car les auteurs lui ont fait développer une forte empathie pour eux.



mercredi 6 mars 2024

La survivante T04 Ultimatum

En bref, il vous manque l’essentiel pour être réellement fiables. L’imagination !


Ce tome est le dernier d’une tétralogie indépendante de toute autre. Sa première édition date de 1991. Il fait suite à La survivante T03 La revanche (1988). Il a entièrement été réalisé par Paul Gillon (1926-2011), pour le scénario, les dessins et la mise en couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. La série a bénéficié d’une réédition en intégrale : La Survivante - Intégrale en 2008.


Dans une pièce de l’hôtel Crillon, reconvertie en laboratoire d’expériences, Aude Albrespy est suspendue nue en l’air par des bras mécaniques, la tête en bas, les jambes écartées, un autre bras tenant un godemichet proche de son sexe. Debout, impassible, le cyber BX 240 se tient immobile faisant des remarques à voix haute : Comme la nature humaine est mystérieuse, surprenante !… Expérimentalement, il a eu la preuve que la sensibilité d’Aude aux stimuli sexuels pouvait être déclenchée par un processus mécanique. Mais, à présent, en affinant ses méthodes, il se rend compte que la jouissance de la femme n’est provoquée que par des représentations anthropomorphiques actives. Cependant, il s’interroge : Le cas d’Aude est-il représentatif d’un comportement global de l’espèce humaine, ou est-il la conséquence d’une éducation, d’une croyance, de frustrations enfantines ou adolescentes ? Il continue : Quel dommage que les cybers n’aient qu’elle comme sujet d’expérience, que certaines circonstances l’aient obligé à annuler quelques hominidés grâce auxquels il aurait pu étendre substantiellement son champ d’investigation. Les bras mécaniques continuent de balloter Aude dans tous les sens. Sur ce point particulier BX 240 se voit contraint d’attendre que Jonas, le fils d’Aude, atteigne l’âge où biologiquement l’instinct de reproduction se manifestera par des phénomènes propres aux mammifères soi-disant supérieurs dont ils sont les ultimes représentants. Aude lui rétorque que ses circuits intégrés ne seront jamais à même d’analyser la nature humaine, jamais ! Les bras la déposent au sol et le cyber lui annonce une nouvelle série de tests dès le lendemain.



Plus tard, Jonas et BX 240 font une balade dans Paris, chacun sur leur moto aéroglissante. Le cyber indique qu’il n’est pas dupe de l’apparente soumission de l’adolescent. Si ce dernier pense qu’ayant réussi parfois à mystifier le cyber, il lui sera encore possible de lui échapper, il faut qu’il se détrompe. Pourquoi essayer de fuir ? Pour aller où ? Toutes les stations informatiques, toutes les télé-sondes et les satellites de surveillance ont convaincu les cybers qu’il n’y a définitivement plus aucune trace de vie humaine sur cette planète. Aude Albrespy et son fils sont les seuls survivants. Jonas rétorque que lui aussi a fait des constats : De semaine en semaine, les circuits électroniques qui tiennent lieu de cervelles aux cybers se détériorent. Leurs servo-moteurs, leurs diodes et leurs magnétrons, leurs pastilles neuroniques, sont de la camelote, de la pacotille. Par cupidité, l’homme fragilisait sa production industrielle pour écouler plus rapidement ses produits.


La fin du tome précédent indiquait clairement que le retour sur terre ne s’effectuerait pas sous les meilleurs auspices possibles. La séquence d’ouverture renoue avec une forme d’exploitation de la nudité féminine qui apparaît malsaine : maltraitance et voyeurisme, imposés par les conditions d’une expérience menée par un robot. L’auteur consacre d’autres séquences à Aude Albrespy, une à l’école alors qu’elle est encore une enfant, une au début de sa vie d’adulte alors qu’elle est sous l’emprise d’un individu qui s’avère faire partie d’une cellule terroriste. Le scénariste a ramené sa protagoniste au stade du premier tome, ou presque : très consciente d’être une survivante et que l’espèce humaine n’a plus d’avenir. Elle subit la maltraitance du cyber BX 240 et son état dépressif se réinstalle. Les dessins montrent une femme en proie à des émotions exacerbées, avec des traits de contour un peu fins et un peu cassants, dont la rugosité évoque la fragilité de la vie et aussi sa dureté. Pour choquante qu’elles soient, les positions obscènes d’Aude dans la première scène font comprendre au lecteur l’absence d’empathie du robot. Il n’est pas programmé pour ça. Le traitement infligé à cette femme suscite une gêne suscitée chez le lecteur contraint d’y assister. Il n’y a rien d’érotique, plutôt une torture abjecte.



Aude se retrouve encore nue quand plusieurs robots viennent la chercher dans son lit le matin, comme des soldats sans âmes, obéissant aux ordres sans capacité de les questionner, avec des silhouettes sombres et des têtes en forme de casque, montrant bien l’absence d’émotion. Dans le passé, elle fait l’amour avec Haoudi Saïed, et le lecteur a bien compris que l’homme n’éprouve aucun sentiment pour elle : elle se montre passionnée, alors qu’il n’est pas possible de lire d’émotion sur son visage à lui. Son comportement par la suite, en la prenant otage confirme qu’il est tout autant privé d’empathie que les robots. Le pire de l’abject se produit lorsque BX 240 sonde ses souvenirs et fait remonter un traumatisme de l’enfance, une violence sexuelle commise sur cette petite fille. Les aplats de noir se font plus importants pour insister sur les ténèbres tant de la pièce que de l’acte, épargnant au lecteur de se retrouver encore plus voyeur. L’auteur établit que cette femme a été la victime de violences sexuelles pendant plusieurs périodes de sa vie, ce qui a occasionné de profonds traumatismes, et que BX 240 se conduit comme un bourreau de plus, sa programmation ne lui permettant ni de comprendre le mal qu’il fait, ni d’observer qu’il reproduit le même schéma que d’autres humains ce qui induit par voie de conséquence qu’ils étaient tout autant dépourvus d’empathie.


En contrepoint au sort de sa mère, le lecteur voit les interactions de son fils Jonas avec le même BX 240, et ses fait et gestes quand il se retrouve seul, livré à lui-même. Dans le deuxième tome, le lecteur avait pu observer qu’il s’agit d’un enfant prépubère, très en avance sur son âge, précoce et surdoué. Il est capable de tenir tête au cyber, et il fait déjà montre d’un esprit de rébellion, en cherchant des moyens de se sortir des griffes de la surveillance et de la domination du cyber. Il n’hésite pas à le confronter sur la détérioration inéluctable des machines, à la fois la conséquence de l’entropie inéluctable, mais aussi de l’obsolescence programmée, Jonas disant que : L’homme fragilisait sa production industrielle pour écouler plus rapidement ses produits. Par la suite, il observe l’action des étranges créatures aquatiques sur les robots. Il souligne l’incapacité des robots à s’adapter, et il va jusqu’à pointer du doigt que l’existence des robots en général et de BX 240 en particulier, n’a pas de sens sans être humain comme spectateur. Le lecteur éprouve une forte sympathie pour ce jeune garçon intelligent, en phase de rébellion contre le cyber, à la fois plus réfléchi et plus impulsif que sa mère, sa jeunesse le préservant d’être victime du découragement ou de la dépression. Le lecteur voit un jeune garçon, bientôt jeune homme, assez élégant. Le dessinateur sait représenter un vrai garçon et pas un mini adulte.



Une fois passées les deux pages glauques de tests physiques effectués sur Aude, le lecteur retrouve les superbes vues de Paris : une vue de dessus de la place de la Concorde, jusqu’à La Madeleine, la façade de l’hôtel Crillon, puis la tour Eiffel dans le lointain, une vue des tours de la Défense dans le lointain, Notre Dame lors de la balade en aéro-moto, les quais de Seine, le jardin du Palais Royal et ses galeries, la place des Pyramides avec la statue de Jeanne d’Arc, le pont de la Concorde. Le dosage entre traits fins, petites touches de noir plus épais, et la mise en couleur s’avère parfait pour donner à voir avec précision les éléments en premier plan, et pour laisser deviner les éléments en arrière-plan. Ces paysages apparaissent en fonction des déplacements des personnages, à l’opposé d’une enfilade de sites touristiques dans un circuit optimisé. Le lecteur peut également relever les marques du temps, l’absence d’entretien pendant plusieurs années. Par exemple, les jets d’eau ne fonctionnent plus. Et bien sûr l’absence de tout être humain. L’artiste a également conçu une séquence d’action inattendu sur une péniche parisienne, alors qu’un robot de surveillance essaye d’empêcher Jonas d’aller plus loin, et de le forcer à revenir dans le périmètre autorisé par BX 240 autour de l’hôtel Crillon.


Sous le charme de ce récit nostalgique de Paris, sous le coup de l’horreur de l’absence d’émotion des cybers se livrant à des expériences cruelles, illustrant les conséquences d’une science sans conscience, le lecteur se demande comment l’auteur va conclure son récit, sur une fin ouverte, ou de manière plus définitive ? Il est pris de court par le développement final, raconté dans les neuf dernières pages. Le scénariste avait préparé le dispositif permettant cette évolution, et pour autant ces dernières pages évoquent l’âge d’or de la science-fiction, avec une touche poétique inattendue et poignante. Une fin qui montre la notion de survivante sous un autre aspect.


Pour ce dernier tome, l’auteur se montre sans pitié, envers ses personnages, envers son lecteur. Ce dernier se retrouve voyeur de deux violences sexuelles cruelles, dessinées de manière explicite. Mais ces deux scènes participent à raconter la personnalité d’Aude Albrespy, et à opposer l’être humain émotionnel aux robots froids et logiques. La narration visuelle est au diapason de ce récit noir : une mise en couleurs expressionniste en sourdine, des dessins montrant les personnages, mettant en évidence l’absence d’autres êtres humains. Le titre de la série reprend tout son sens, de dernière survivante avec son fils, mais également ayant survécu à la maltraitance. L’auteur sait utiliser avec personnalité les conventions de la science-fiction. Derrière elles, le lecteur peut y voir une métaphore de la vie intérieure d’Aude Albrespy, l’isolement générés par les traumatismes, la sensation d’évoluer seule dans un monde où elle n’a plus la capacité d’établir un contact avec un autre être humain. Dérangeant.