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jeudi 19 juin 2025

Complainte des landes perdues - Cycle 1 - Tome 4 - Kyle of Klanach

Ils emportent avec eux les mots sacrés le langage des grands anciens !


Ce tome est le dernier d’une tétralogie qui constitue le troisième cycle de la série de La complainte des landes perdues, les autres cycles étant parus après celui-ci. Il fait suite à Complainte des landes perdues - Cycle 1 - Tome 3 - Dame Gerfaut (1996). Son édition originale date de 1998. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Grzegorz Rosiński pour les dessins et Graza (Grażyna Fołtyn-Kasprzak) pour les couleurs. Il comprend cinquante-quatre planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle I Les sorcières (dessiné par Béatrice Tillier) a débuté en 2015, celle du cycle II Les chevaliers du Pardon (dessiné par Philippe Delaby) en 2004, et celle du cycle IV Les Sudenne (dessiné par Paul Teng) en 2021.


Il y a de cela trois jours. Elle est morte sans souffrir… Sioban, fille de Wulff, le loup blanc des Sudenne. Comme le veut la tradition, c’est de nuit que l’on porta son corps vers le bûcher. C’est là que se tient Lady O’Mara, sa mère. C’est à elle que revient l’honneur d’allumer le brasier. Lady O’Mara au visage fermé, qui ne pleure pas. Qui peut deviner aussi ?… Que c’est elle… elle qui a tué sa fille ! C’est sa main qui a tendu le poison. La main d’une mère. Seamus le sait, il était présent ! Tous attendent à présent. Qu’elle jette sa torche, que les flammes du bûcher montent au ciel, jusqu’à dévorer la Lune… Dame Gerfaut et son fils resteront à l’écart. Cette mort, ils ne l’ont pas voulue. Mais ils ne peuvent empêcher la foule de murmurer sur leur passage. Un murmure qui ira s’amplifiant quand… Lady O’Mara abaisse sa torche vers le sol, étouffant les flammes de celle-ci. Le geste est grave ! En refusant d’allumer le bûcher, elle condamne sa fille à rester exposée aux éléments, neige, froid, oiseaux de proie. Mort ignominieuse où l’âme enchainée au corps reste souillée à jamais ! Le voyage vers le pays des dieux est donc refusé à Sioban, fille des Sudenne ! À la grande stupeur de la foule. Comment comprendre ce geste ? Il y a tant d’événements qui ont marqué le mariage de Sioban et du prince Gerfaut !



La cérémonie de mariage entre Sioban et le prince Gerfaut. Le prêtre élève la coupe et prononce les paroles rituelles : Des dieux aux humains, jamais la ligne ne se brisera. L’assemblée répète la phrase. L’officiant continue : Que la fidélité de Sioban soit la fidélité du prince Gerfaut, que la fidélité du prince Gerfaut soit la fidélité de Sioban. Que le sang de l’un devienne le sang de l’autre. Sous le regard satisfait de Dame Gerfaut, Sioban entaille son doigt et laisse quelques gouttes de sang tomber dans la coupe. Dans la pénombre d’un couloir en retrait, Lady O’Mara observe la cérémonie, et elle explique à Seamus que sa propre fille ne l’a pas invitée. C’est au tour du prince Gerfaut de devoir verser quelques gouttes de sang, mais il n’en a pas le courage. Excédée, sa mère s’avance et lui entaille elle-même le doigt, en clamant : Que Sioban et le prince Gerfaut ne forment plus qu’un même sang ! Enfin, la mariée relève son voile et embrasse son époux… pendant que le mélange de sangs fait des bulles.


Dès le premier tome, le lecteur avait pu apprécier le rythme de déroulement de l’intrigue : rapide et sans temps mort. Le scénariste le prend encore de vitesse en annonçant dès la première page la mort du personnage principal qui donne son nom à ce cycle : Sioban. Puis en planche trois, retour en arrière pour reprendre le récit dans le sens chronologique, avec la cérémonie de mariage. Avec cette structure, l’attente du lecteur s’en trouve modifiée : il sait que tout se termine mal, et que le mal va triompher, il reste juste à découvrir comment. Ainsi l’auteur a déplacé le centre d’intérêt de la lecture : il ne s’agit plus de découvrir la fin puisqu’elle est déjà montrée et donc connue. Il sent la modification d’état d’esprit qui se produit en lui : il n’entretient plus aucun espoir, ou illusion, dans une possible rédemption pour Dame Gerfaut, ou même pour son fils. Il se doute bien que d’autres personnages du clan des Sudenne ou parmi leurs alliés devront payer le prix. S’il a consulté la quatrième de couverture et sa présentation des quatre cycles, il se dit que peut-être que le destin de cette famille sera poursuivi dans le cycle quatre intitulé : Les Sudenne. De fait, les auteurs mènent à bien l’enjeu pour Dame Gerfaut de rapprocher à nouveau sa branche de la famille avec celle principale des Sudenne, et ils concluent sur une situation stabilisée constituant un dénouement satisfaisant, tout en laissant la possibilité de nouveaux développements.



Outre l’envie de connaître la fin, le lecteur revient également pour les dessins, certains de découvrir des moments saisissants, avec cette saveur inimitable donnée par la personnalité graphique de Rosiński. Ce dernier ne se fait pas prier, et le scénariste sait créer des moments mettant en valeur les forces visuelles de l’artiste. Par voie de conséquence, certains visuels peuvent se ressentir comme un écho de la série Thorgal : une procession progressant de nuit entre deux rangs bien fournis de sujets, une cérémonie dans la grande salle d’un château éclairée par des torches, un banquet, les murs de pierre et les escaliers froids, la lande, la côte déchiquetée, le cachot, la brume s’établissant sur la lande, etc. Comme dans les précédents tomes, le lecteur apprécie la complémentarité entre les dessins et la mise en couleurs, Graza étant également la coloriste de la série Thorgal depuis le tome dix-neuf, paru en 1993. Outre les scènes nocturnes, la grisaille suintante des pierres et l’augmentation de la couleur orange dans les moments de tension, il sent sa sensibilité gagner en intensité avec les magnifiques couleurs du feuillage de l’arbre de Vérité ressortant sur la pâle verdure du milieu naturel, la lumière inquiétante des torches dans les souterrains inondés annonçant que les poursuivants se rapprochent, la teinte rosée de la brume flottant sur les landes perdues pour une ambiance onirique de toute beauté.


La narration visuelle de Rosiński emmène le lecteur dans les actions les plus inattendues avec une fluidité et une évidence remarquables : Dame Gerfaut qui prend les choses en main pour faire saigner son incapable de fils (quel regard à la fois méprisant et excédé), le cuisinier maître Lam à la fois fier de sa tourte, à la fois en proie au doute pernicieux sur ce qu’il a fait, l’approche de Blackmore faisant crisser son sabot de bouc sur le sol (sinistre), Dame Gerfaut fouettant son fils à terre pour le punir, l’armée marchant sur la lande avec Varlan à sa tête, les petites bestioles noires (des schlimrocks) s’éparpillant en tous sens (immonde), la séquence d’allégeance de Sioban s’agenouillant à terre (ignoble), la mort d’un personnage transpercé de flèches le clouant littéralement contre une porte en bois (transperçant). Le lecteur retrouve la méchante vraiment méchante : Dame Gerfaut. Le dessinateur s’en donne à cœur joie pour rendre son apparence sinistre et inquiétante, la reine-mère de Blanche Neige en moins théâtral et plus macabre. Son comportement ne comprend rien qui puisse laisser supposer une qualité morale insoupçonnée, mais quand même elle ne méritait pas une telle fin, et le lecteur éprouve une once de culpabilité en la voyant mourir ainsi.



Dans le troisième tome, le scénariste avait mené loin la perversité incarnée dans le projet de Dame Gerfaut pour son fils et pour Sioban. D’un côté, le récit restait dans une dichotomie où le bien est opposé au mal ; d’un autre côté, les personnages s’interrogeaient pour savoir si le mal est cœur de l’amour et réciproquement. Le scénariste semblait impliquer à la fois une forme de pratique incestueuse liant les deux familles dominantes, et un principe de Yin et de Yang, deux catégories complémentaires et opposées. Ce quatrième tome semble suivre une voie toute tracée comme le premier : un dénouement selon un déroulement le plus classique possible où les bons reprennent l’avantage et triomphent totalement des méchants. Un récit simple et efficace, un peu basique.


Pour autant les auteurs intègrent des situations de nature adulte, que ce soit par le rapport entre les êtres humains, ou par la cruauté des événements. Il y a un prix à payer pour les bons : Kyle of Klanach passe par une terrible séance de torture, l’un d’eux trouve une mort sans panache, et un des méchants meurt dans des conditions tout aussi minables. La présence de deux forces complémentaires et opposées continue de se faire sentir, peut-être de manière plus subtile. Le thème de la famille puissante et incestueuse semble s’être effacé, tout du moins jusqu’à ce que Sioban retourne à proximité immédiate des restes de la dépouille de son père Wulff loup blanc. Il se produit alors un phénomène (avec le petit ver rouge) en sens inverse de celui auquel le lecteur avait déjà assisté, matérialisant la forme d’emprise que les enfants subissent de leur père quand bien même celle-ci est bienveillante. En y regardant de plus près, le lecteur rapproche cette influence de celle que le petit frère exerce cette fois-ci sur sa grande sœur Sioban, comme si l’influence s’exerçait du plus jeune vers le plus âgé, inversant le sens habituel, celui qui a causé le plus de malheur dans la famille des Sudenne. Cette influence vient compléter un autre événement troublant : les petites créatures noires emportant avec elles les mots sacrés, le langage des grands anciens. En en étant ainsi dépossédée, Sioban acquiert une plus grande indépendance vis-à-vis de son père et de sa famille, interprétation qui se trouve confortée par les déclarations du cadavre de son père, ce dernier concluant par : Que disparaissent les rancœurs, la haine, la jalousie, que disparaissent les légendes anciennes. Se couper ainsi de ses ascendants avec leur bénédiction permet à la jeune femme de se libérer des répercussions des actions passées des précédentes générations de sa famille, d’envisager un avenir où elle n’est pas condamnée à reproduire les erreurs du passé.


Une fin en bonne et due forme, suivant un déroulement classique, et le bien gagne contre le mal… La narration visuelle s’avère de haute volée, que ce soit pour les ambiances, les moments mémorables, et la manière de raconter qui immerge le lecteur alors convaincu de la plausibilité des événements qui surviennent aussi fantastiques soient-ils. Comme dans les tomes précédents, il prend progressivement conscience d’un autre niveau de lecture, aussi bien le principe de deux forces complémentaires et opposées et la dynamique qui en découle, et des éventualités psychanalytiques. Troublant.



mercredi 18 juin 2025

La dernière reine

Les forêts sont devenues trop petites pour la liberté.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Jean-Marc Rochette pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend deux-cent-trente-quatre pages de bande dessinée. Il s’inscrit dans une trilogie thématique après Ailefroide: Altitude 3954 (2018) avec Olivier Bocquet pour le scénario, puis Le loup (2019) avec Isabelle Merlet pour les couleurs.


Grenoble, prison Saint-Joseph, quatre heures du matin : trois gardiens accompagnent un responsable jusqu’à la cellule d’Édouard Roux. À l’extérieur dans la cour, la guillotine attend, prête. Un garde fait jouer la serrure de la cellule, l’officiel en costume entre et annonce au prisonnier que sa demande de grâce a été rejetée. En 1898 dans les montagnes enneigées du Vercors, un villageois avance laborieusement et annonce : Ils ont tué l’ours ! Alors qu’il approche d’autres villageois, il complète : C’est le berger Tolozan qui l’a tué ! Et il précise : À la grande cabane. Bientôt arrive un groupe de quatre hommes : le premier tenant la longe du cheval qui tire le traîneau de fortune sur lequel se trouve le cadavre d’un ours, avec trois chasseurs autour. Le petit groupe redescend vers le village. Il passe devant quatre enfants. L’un d’eux, roux, estime que c’est une belle horreur que de tuer une telle bête. Un autre, un peu plus grand, le raille, répliquant qu’il est bien comme sa mère, toujours dans les forêts et les montagnes à manger de l’herbe. Il se fait plus méchant en disant qu’elle couche avec les loups et avec les ours, et que d’ailleurs si Édouard est roux et qu’il n’a pas de père, c’est sûr et certain qu’il est le fils de l’ours. Les trois enfants reprennent en chœur cette moquerie : Fils de l’ours, en pointant Édouard du doigt. Celui-ci ne se laisse pas faire et prend un bâton pour frapper le plus grand.



Un gendarme intervient, intimant à Édouard de s’arrêter, et en lui administrant une baffe bien sentie. Il ajoute que le garçon va séjourner au cachot en attendant que sa mère vienne le chercher. Marie Roux vient récupérer son fils, et le gendarme lui prédit que son fils, un vaurien, finira au bagne ou à l’échafaud. La mère et le fils regagnent silencieusement leur maison à l’écart du village. Marie conseille à son fils de faire attention, car les gens sont méchants. Méchants et cruels. Bien plus que les bêtes de la forêt. Il faut s’en méfier comme de la peste et les fuir ; ils ont le diable en eux. Sur la place du village, les enfants jettent des boules de neige sur le cadavre de l’ours. Cent mille ans avant Jésus Christ, dans la même région du Vercors : un aigle plane haut dans le ciel. Deux oursons observent leur mère : elle est en train de pêcher dans le cours d’eau, et elle parvient à attraper un poisson. Suivie par ses deux petits, elle regagne la prairie pentue. En pleine nuit, le hurlement des loups se fait entendre : une meute comptant une dizaine d’individus. L’ourse gronde contre eux, ses deux oursons se demandant ce qui va se passer. Les loups passent à l’attaque.


C’est un énorme plaisir que de retrouver cet artiste dans un récit naturaliste : la dernière ourse du Vercors. C’est une surprise totale que de découvrir la nature du récit : celui-ci s’avère beaucoup plus fourni qu’une simple ode à un animal sauvage. Oui, l’ours est mis en valeur : en particulier par la mise en perspective de sa présence dans cette région du Vercors. Pour commencer la mort du dernier ours, du dernier roi en 1898. Puis un retour dans des temps reculés cent mille ans avant Jésus Christ pour la réalité sans pitié du règne animal avec une ourse et ses oursons contre une meute de loups. Puis trente mille ans avant Jésus Christ, toujours dans la même région, avec une expérience mystique et un chaman qui énonce que : Le soir où mourra la dernière reine, alors ce sera le début du temps des ténèbres. L’an mil : la traque à l’ours et la sorcière. L’an 1338 et la condamnation d’un animal pour ses crimes, avec comme peine d’être pendue puis brûlée, pratique authentique quand les animaux étaient tenus pour responsables de leurs actes, et jugés comme les êtres humains. La narration visuelle fait des miracles pour donner vie aux animaux en général, et à l’ours en particulier, sans anthropomorphisme ou personnification, en restituant leur caractère sauvage. Le lecteur se retrouve à la fois sous le charme, à la fois habité par un respect teinté de peur devant ces êtres vivants proches d’incarner des forces de la nature, avec des couleurs sombres soulignant un environnement naturel et indifférent.



Le début du récit annonce clairement sa résolution, et le sort du personnage principal, enfin du rôle principal pour un être humain. Le lecteur suit donc Édouard Roux de 1898, alors qu’il a dix ans (il énonce être né le premier février 1888), jusqu’à son destin final. Au cours de son existence, il commence par être un enfant élevé par sa mère dans un environnement naturel, à l’écart du village, puis une gueule cassée à l’issue de la première guerre mondiale, et puis le compagnon d’une artiste sculptrice. Le récit s’avère indissociable de cet homme, avec un degré d’intrication que seul une narration organique peut atteindre. À l’évidence s’il a lu Ailfroide, le lecteur peut déceler des éléments autobiographiques : le visage abimé (certes moins gravement pour Rochette), la vie dans les montagnes, la profession d’artiste, l’admiration pour le peintre Chaïm Soutine (1894-1943) et son tableau Le bœuf écorché (1925), et une forme de misanthropie assumée. Toutefois la narration va bien au-delà d’une simple projection de son auteur. Le lecteur ressent à chaque page la cohérence et le caractère intime de la narration. Il découvre chaque page sans plus s’attacher aux caractéristiques des dessins ou aux plans de prise de vue, se retrouvant habité par le tout. Il fait l’expérience d’une expression totale, d’une sincérité et d’une honnêteté extraordinaires. L’auteur vit ce qu’il raconte au plus profond de lui, l’exprime avec une clarté rayonnante, transformant chaque case, chaque séquence, chaque réplique, chaque geste en une évidence.


Cette qualité narrative irradie de chaque planche. Le lecteur peut aussi très bien prendre du recul, avec un point de vue plus analytique. Il retrouve toutes les qualités de l’art de Jean-Marc Rochette. Il utilise des traits encrés ou peints assez épais, des petits traits pour apporter des textures, des ombres portées : s’il lui prend l’envie de s’attarder sur une case et la manière dont les individus et les décors sont représentés, le lecteur peut y voir des dessins un peu grossiers, manquant de finitions précises. Dès que son regard passe à la case suivante, la magie opère à nouveau : les sensations sont là, l’impression est d’une justesse incroyable, tant pour la situation en elle-même, que pour les émotions qu’elle dégage, des impressions d’une justesse pénétrante. Oui, des ombres qui s’avancent jusqu’à la cellule où attend le condamné, cela constitue une scène déjà vue de nombreuses fois, mais pas avec cette saveur particulière d’une nuit tranquille et silencieuse, d’individus jouant leur rôle respectif avec acceptation, même s’il leur répugne, ils accomplissent leur devoir en adultes. Oui, une meute de loups qui s’en prend à une ourse et ses petits, c’est une scène animalière classique et les dessins tirent profit d’une nuit sans lune, d’une obscurité masquant les détails, d’une neige uniforme, et pourtant le lecteur se retrouve partagé entre une scène de la cruauté implacable de la vie entre prédateurs et une envie irrépressible d’y projeter des sentiments humains. Chaque scène peut se regarder avec détachement : on y retrouve les outils narratifs classiques, jusqu’aux têtes qui parlent en alternance de champ et contrechamp, et pourtant à chaque fois la magie opère et la narration visuelle emporte le lecteur.



Au travers de la situation d’Édouard Roux et du sort de la dernière reine, l’auteur aborde de nombreux thèmes nourrissant cette œuvre d’une grande richesse. Il met en perspective la présence des ours au sein du Vercors, dans un temps long, en partant de cent mille ans dans le passé, jusqu’au début du vingtième siècle, ce qui relativise drastiquement l’action de l’être humain, ainsi que sa relation avec le règne animal et naturel. Ainsi initié ce thème revient régulièrement et se développe de manière organique au gré des séjours du personnage dans le Vercors, parfois accompagné de Jeanne Sauvage. Ainsi, il établit le constat que les forêts sont devenues trop petites pour la liberté, que certaines sont transformées en zone de sylviculture en particulier pour les sapins destinés à être de futures planches, ce qui ne constitue pas une vraie forêt. La fragilité des zones naturelles cède sous le comportement de dévoration, d’ogre de l’être humain. Les hommes tuent la magie.


Le parcours de vie du soldat Roux met en scène l’horreur des tranchées, la responsabilité des chefs de guerre (il est dit de Clémenceau que son rôle est de faire couler le sang des autres), le stress post traumatique d’être défiguré au front sur le champ de bataille. Sa vie s’en trouve irrémédiablement gâchée, puisqu’il est condamné à vivre littéralement avec sac sur la tête pour cacher son visage ravagé au reste de ses semblables. Sa pension apparaît dérisoire au regard d’un tel traumatisme qui constitue une condamnation à vie pour avoir défendu sa patrie comme il lui était ordonné. La cruauté inouïe de ce sort ressort à chaque instant de manière flagrante en compagnie des hommes et des femmes mal à l’aide en sa présence dans un réflexe automatique irrépressible, sans même parler de la souffrance physique continue.



La sollicitude et la compassion de Jeanne Sauvage n’en rayonnent que d’autant plus. Édouard entre en contact avec elle sur la recommandation d’une autre gueule cassée, car elle confectionne des masques ressemblant à de la chair pour redonner apparence humaine à ces visages massacrés. L’auteur s’est inspiré de Jane Poupelet (1874–1932), artiste réalisant des sculptures animalières et des nus féminins, engagée auprès de la Croix-Rouge américaine, et modelant des masques (moulés à la cire sur les visages, remodelés, tirés en cuivre et ornés d'émail peint) à partir de photographies. Elle fréquente un milieu artistique parisien, à Montmartre, plus précisément au Lapin Agile, propriété de Aristide Bruant (1851-1925, chansonnier, écrivain). C’est en l’accompagnant que Roux finit par faire la connaissance de Soutine en lui livrant la carcasse qui servira de modèle pour le Bœuf écorché. Ces artistes évoquent également Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique (1910) de Roland Dorgelès (1885-1973, un tableau peint par la queue d’un âne), la Fontaine (1917) de Marcel Duchamp (1887-1968, peintre, plasticien). Cette évolution de l’art fait dire à un des artistes présents que : Dans cinquante ans tout deviendra de l’art, de la pissotière à la canule, avec comme seul arbitre des élégances, le pognon, les banquiers feront marcher les artistes à la baguette, comme les ours de foire. Le lecteur ressent ce jugement de valeur comme étant celui de l’auteur. Cette appréciation se trouve renforcée en découvrant l’escroquerie que le galeriste Orloff commet aux dépens de Jeanne Sauvage, à la fois un individu sans moral grugeant une artiste, à la fois abusant du pouvoir que lui donne sa position sur une personne plus faible. Le lecteur découvre également la profession de foi de l’auteur en tant qu’artiste : L’art n’est rien s’il ne force le réel.


Ce dernier tome de cette trilogie thématique pulvérise en richesse et en qualité les deux précédents, déjà extraordinaires. Le lecteur ressent l’expression pleine et entière, directe et puissante de son créateur, tant au travers de la narration graphique que du récit et des thèmes abordés. Le lecteur prend le parti d’Édouard Roux sans aucune réserve, et il se trouver percuté de plein fouet par le sort que lui réserve la société, les bonnes gens. Éprouvant et salutaire.



mardi 17 juin 2025

Shi T01 Au commencement était la colère…

Une caille qui abandonne ses plumes derrière elle est déjà à moitié rôtie.


Ce tome est le premier d’une série qui en compte six. Il est également le premier d’un cycle en quatre. Son édition originale date de 2017. Il a été réalisé par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario et par José Homs pour les dessins et les couleurs. Il compte cinquante-quatre pages de bande dessinée. La couverture porte ce signe en rouge : Shi, le kanji qui signifie Mort en japonais.


À l’époque contemporaine, devant la cour royale de Justice de Londres, une journaliste explique la situation : En effet, Greg, la cour d’appel de Londres vient de rejeter la plainte déposée conjointement par Handicap International et Human Rights Watch. Lionel Barrington, président directeur général de la S.V.P.P.B. ne peut être tenu responsable de la mort, en 2013 de Mustapha Abdullah Ibrahim, sept ans, victime d’une mine antipersonnel, dite intelligente, fabriquée par la société que dirige Sir Barrington. Au sortir du tribunal, Sir Barrington s’est réjoui du fait que la justice ait pu travailler sereinement, n’en déplaise aux gens qui – en ses termes – se servent de la misère de malheureux enfants pour assouvir leur soif de publicité. Il déclare : La S.V.P.P.B. fournit un emploi stable à 40 000 personnes à travers le monde. La balle qui sort de ses ateliers sert aussi à abattre le dangereux preneur d’otages, ne l’oublions jamais. Après tout, le pommier de l’Eden est-il responsable de l’usage qu’Ève fit de la pomme ? Sir Barrington est monté dans sa limousine avec chauffeur qui le reconduit dans sa demeure où l’attendent ses membres de la famille, avec une banderole : Justice ! Sa mère lui demande s’il est soulagé : il répond que c’est provisoire, qu’il faut se faire une raison, ce n’est pas demain la veille que ces hypocrites de pacifistes rendront les armes. Elle le taquine en lui révélant que John Lennon avait composé une chanson contre son père : Lord Warrington. Son fils Terry joue sur la pelouse avec le chien et soudain une explosion se produit : il vient de sauter sur une mine antipersonnel. Alors que tout le monde est sous le choc, son épouse enceinte pose à son tour le pied sur une autre mine.



Dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, à Londres, deux femmes, une Européenne et une Asiatique courent sur les toits, accompagnés par une fillette. Elles se retrouvent bientôt bloquées au bord de la toiture. Kita trouve une planche qu’elle positionne pour pouvoir accéder au toit de l’immeuble de l’autre côté de la rue. Mais l’immeuble est cerné par les forces de police. Un policier constate que les fuyardes sont coincées : Lord Kurb ordonne de mettre le feu au taudis, peu importe les gens qui squattent l’immeuble. La narratrice indique qu’elle ne sait pas par où commencer. Tant d’années ont passé… Tant de sang a coulé… Tant de larmes aussi ! Le soleil, dit-on, ne se couche jamais deux fois sur le même chagrin. Avant tout, il faut que son interlocutrice sache une chose : Tout ce qu’on a pu lui dire, tout ce qu’on a pu lui raconter sur sa mère, tout cela est faux. La vérité, somme toute, n’est jamais que la version officielle des faits. Et la version officielle est par nature celle du vainqueur. Elle ne sait par où commencer… Par la fin peut-être ?


Zidrou : un scénariste d’exception aussi à l’aise dans les séries jeunesse comme Tamara avec Christian Darasse (avec comme personnage principal une adolescente en surpoids), ou Boule à Zéro avec Serge Ernst (sur les enfants malades à l’hôpital), ou encore L’élève Ducobu avec Bernard Godisianois (un cancre copieur, série qui a été adaptée au cinéma), que dans les récits pour lecteurs adultes comme Les brûlures avec Laurent Bonneau ou Emma G. Wilford avec Édith Grattery, Natures mortes avec Oriol, L’obsolescence programmée de nos sentiments avec Aimée de Jongh, etc. La présente série appartient à la deuxième catégorie, avec des violences et un peu de nudité. Le récit commence fort avec la mise en cause d’un fabriquant d’armes, en particulier la production de mines antipersonnels par son entreprise, et la mort sous ses yeux de son fils et de sa femme enceinte, ayant marché chacun sur un de ces engins de morts. Les dessins s’avèrent fort riches montrant aussi bien la façade de la cour de justice, les journalistes tendant leur micro à l’industriel relaxé, les membres de la famille dans leurs riches tenues vestimentaires, saluant le retour du chef de famille, la force de l’explosion de l’engin de mort, leurs réactions horrifiées.



Le récit fait alors un retour en arrière, à une année non précisée, dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle pour montrer une situation dont les propos de la narratrice induisent qu’il s’agit de la fin, car elle ne sait pas par où commencer. Cette structure peut paraître alambiquée, toutefois la majeure partie de l’album (quarante-six pages) est consacrée à l’histoire en 1851, ce qui forme un tout solide et cohérent. Les deux pages introductives au temps présent, complétées par trois autres à la fin servent à inscrire le récit principal dans une perspective à long terme. La séquence sur les toits indique au lecteur que Jennifer Winterfield et Kitamakura vont s’unir, accompagnées par Pickles, l’incitant ainsi à focaliser son attention sur elles. Tout commence donc dans le cœur du sujet avec la visite du site de la première Exposition universelle, après son ouverture. Le colonel Octavius Winterfield bénéficie d’une visite guidée, commentée par Henry Cole (1808-1882), fonctionnaire britannique, un des principaux responsables de l'Exposition universelle de Londres. Comme dans un récit d’aventures classique et tout public, la jeune femme Jennifer Winterfield, fille du colonel, s’indigne du sort d’une jeune Japonaise tenant son bébé dans les bras, et posant pour un tableau exotique de son pays. Puis elle va se lancer dans une mission de sauvetage de cette jeune femme qui a été internée, à nouveau dans la plus pure tradition des aventures.


L’œil du lecteur a pu également être attiré par la superbe couvertures, à la fois pour sa mise en couleurs, à la fois pour cette course-poursuite spectaculaire. En effet, l’artiste fait un usage sophistiqué des palettes de couleurs : tout d’abord teintée de vert pour le temps présent, puis un marron sombre pour la fuite par les toits, et diversifiée pour le temps présent du récit, avec un léger adoucissement pastel, pour marquer le passé, et des variations sensibles d’ambiance lumineuse en fonction de l’environnement dans lequel se déroule la scène. L’illustration de couverture met en mouvement la voiture à cheval et la fuite des deux jeunes femmes, grâce à son angle incliné, sa composition suivant la diagonale partant du haut à gauche vers le bas à droite, le titre bien dégagé sur le ciel, la chevelure au vent de Kita qui est en train de perdre une de ses getas, l’effort musculaire puissant des chevaux, la position instable du policer prêt à bondir, etc. Le lecteur va retrouver plusieurs prises de vue mémorables au cours de ces planches : une vue de dessus incliné pour montrer les fuyardes sur le toit, et les policiers en contrebas dans la rue, la vue magnifique de l’intérieur du Crystal Palace avec sa superbe verrière, la séquence tout en lumière rouge, alors que Jennifer développe ses photographies, les femmes internées vénérant Kita dans l’asile, une illustration en double page avec des inserts de la course-poursuite en fiacre, la grande pièce du lupanar, la découverte de l’œuvre d’art sur le dos de Kita, etc.



Tout du long, le lecteur absorbe inconsciemment le degré de coordination entre le scénariste et le dessinateur. Ce dernier réalise des dessins avec un haut degré de détails descriptifs, que ce soient les tenues vestimentaires, les décors. Il met en œuvre une direction d’acteurs naturaliste très parlante, avec quelques postures ou expressions appuyées de temps à autre, dans lesquelles le lecteur perçoit bien le comportement d’adultes, avec des différences suivant leur âge, entre la maîtrise très militaire du colonel ou les attitudes plus naturelles de son fils William. Le lecteur se prend à sourire ou à retenir son souffle à plusieurs reprises au vu d’une situation, d’une case mémorable, aussi bien le colonel baissant le pantalon de son fils sur les chevilles pour qu’il s’occupe de la prostituée lui tendant son postérieur, en déclarant : Sabre au clair, soldat !, ou dans un registre très différent l’ouvrier contemplant sa chope de bière posée devant lui avec un air lugubre de celui qui doit rentrer chez lui et retrouver les reproches de sa matrone. Il devient apparent que le scénariste a pensé son récit en termes visuels, et que le dessinateur s’en est trouvé inspiré et s’y est pleinement investi.


Le lecteur plonge dans un récit à forte connotation historique. Le scénariste met en scène Henry Cole, il mentionne Joseph Paxton (1801-1865) architecte et jardinier paysagiste concepteur du Crystal Palace, et il situe son récit à l’occasion de l'Exposition universelle de 1851 à Londres. Il fait usage de conventions de récit d’aventures, et très vite, le lecteur constate qu’il s’agit d’un récit adulte. D’un côté, Jennifer n’hésite pas à impliquer son oncle médecin pour aller délivrer Kita ; de l’autre côté, sa motivation s’impose à elle à la suite d’un événement qui l’a visiblement traumatisée : un avortement. Il est également question de sa vie sexuelle, regardée avec indignité par son père, car inenvisageable au regard de leur condition sociale, et aussi dans la société de cette époque. Il apparaît rapidement que la liberté d’action dont elle jouit (possibilité de s’adonner à la peinture, puis à la chimie, et enfin aux daguerréotypes) va se heurter au principe de réalité, à savoir se marier, s’occuper d’un foyer et fonder une famille. Le sort de Kita s’avère encore pire : en tant qu’étrangère, des hommes décident de la faire travailler dans une maison close, où elle se trouve à la merci des perversions des clients. En filigrane, l‘Empire britannique a établi sa domination coloniale et la maintient par la force. Cette dimension trouve son écho dans l’industrie des armes à l’époque contemporaine, en particulier des mines antipersonnels (APL, anti-personnel landmine) évoquant la Campagne internationale pour l'interdiction des mines antipersonnel, fondée par Handicap International, Human Rights Watch, Medico International, Mines Advisory Group, Physicians for Human Rights et Vietnam Veterans of America.


Une sublime couverture, et un titre énigmatique : il n’en faut pas plus pour éveiller l’intérêt du lecteur. Un récit d’aventures se déroulant en 1851, à l’occasion de la première Exposition universelle, se tenant à Londres. Une narration visuelle d’une grande richesse descriptive, pour une reconstitution historique impressionnante, et des pages très vivantes, souvent mémorables et spectaculaires, des personnages attachants, et adultes. Au fur et à mesure, le lecteur mesure le caractère adulte du récit, des comportements, des enjeux, avec toujours l’humanisme de Zidrou. Révoltant.



lundi 16 juin 2025

Mat

Peut-être que tu n’as plus besoin de rêver ?


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 1996. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins. Il comprend cent-douze pages de bande dessinée, en noir & blanc.


Quelque part dans une ville côtière, peut-être Nice, sur le parking d’un hypermarché, une bande de garçons joue au foot, se donnant à fond. Parmi eux, Mat se distingue par sa précision et son habileté. Il marque un but et les garçons de son équipe l’acclament. Puis la bande décide d’aller à Carrefour, mais Mat décline l’invitation : il a des trucs à faire. Ils se séparent en se disant à demain. De son côté, le petit groupe prend conscience qu’il ne se connaissent pas tant que ça Mat, qu’ils ne savent même pas où il habite, qu’il est toujours seul, et qu’il est vraiment fort au foot. Un sac à la main, Mat sort de la ville il traverse une zone abandonnée, et il descend dans une gorge un peu escarpée. Il arrive devant une toute petite cabane faite de tôles ondulées. Il en ouvre la porte de fortune et il retrouve la buse qui y est enfermée. Il lui parle gentiment : il constate qu’elle a l’air d’aller mieux. Il lui dit qu’il lui a apporté à manger, c’est un pigeon qu’une voiture a écrasé. À son avis, si elle mange bien, dans une semaine elle pourra de nouveau voler. Alors, les plombs du chasseur ne seront qu’un mauvais souvenir. Mais il faut déjà qu’il parte. Il lui dit à demain. Il remonte la pente de la gorge. Il parvient à un point haut, duquel il peut voir la ville et la baie. Il se dirige vers une petite maison située dans une zone défavorisée, un terrain vague. Il y entre et son père, assis sur une chaise, l’accueille agressivement. Il lui reproche de n’arriver que maintenant, alors qu’il lui avait fixé cinq heures. Il l’accuse d’avoir traîné avec ses amis arabes, des voyous. Il l’accuse également de préférer leur compagnie à celle de son père.



Le père de Mat continue ses reproches : lui il a combattu les parents des amis de son fils. Il estime que ce dernier le trahit, comme l’a fait sa mère. Il raconte que pendant la guerre, en Algérie, il a été blessé, handicapé à vie par une balle arabe, peut-être tirée par le père d’un ami de son fils. Il répète que Mat le trahit. Et lui il garde sous son toit un traître qui est son fils et qui ne jamais lui parle. Le père ne se souvient même pas du son de la voix de son fils. Voilà quelle est sa vie. Mat décide de sortir, et de laisser son père à ses récriminations. Il va s’accouder à la rambarde d’un pont au-dessus d’une autoroute, et il contemple les véhicules passer. Il finit par s’éloigner et par gagner le bord du rivage, par monter dans un petit bateau abandonné là, posé sur des cales. Il s’adosse à l’’extérieur sur l’avant de la cabine et il se met à rêvasser. Il imagine qu’il vogue sur l’océan à bord de ce petit bateau à moteur. Il voit les mouettes voler dans le ciel, et une île se profiler à l’horizon. Il laisse son bateau s’échouer sur la plage de sable, et il en descend. Il se tient sur un promontoire à regarder l’océan sans être conscient des Indiens arrivant dans son dos. Ils le capturent, l’emmènent dans leur camp et l’attachent à un poteau de torture, entamant une danse rituelle autour de lui.


Edmond Baudoin a commencé sa carrière d’auteur de bande dessinée en 1981 ; cet album est déjà le vingt-et-unième de sa carrière. Cette œuvre s’inscrit dans ses œuvres de fiction, plutôt que celles autobiographiques, tout en exhalant avec la même intensité la personnalité de son auteur. Dès la couverture, le lecteur retrouve sa personnalité graphique si forte : des traits de pinceaux épais, des formes qui évoquent souvent des esquisses capturant toute la spontanéité du moment, du geste, de l’expression, de la posture, et de temps à autre une case avec des éléments encrés finement. Chaque dessin correspond à la vision personnelle de l’artiste, à ce qu’il ressent du moment, à la perception idiosyncrasique qu’il en éprouve. Il est à un stade de sa carrière où il conserve une mise en page à base de cases rectangulaires, avec des bordures, elles aussi tracées avec un trait épais, au pinceau. Les dimensions de cet ouvrage sont plus petites que le format traditionnel d’une bande dessinée : environ treize centimètres par trente-et-un, au lieu de vingt-deux par trente. Cela induit un nombre de cases également plus petit de trois à cinq par page, parfois uniquement deux ou un dessin en pleine page. Parfois certains éléments se retrouvent trop à l’étroit dans une bordure, et dépasse sur la case inférieure : un ballon de foot qui caracole, un mouvement du pied impétueux, un poisson qui se débat au bout d’un hameçon, une buse qui s’envole… Cela confère également à l’ouvrage une sensation plus intime.



Comme l’annonce le titre, le récit se focalise sur quelques jours de la vie d’un garçon, peut-être tout juste adolescent vivant dans une ville côtière, peut-être Nice, évoquant différents aspects de son quotidien : les parties de foot avec des garçons de son âge, la relation toxique avec son père, la rencontre avec une fille de son âge, les promenades en solitaire. Le lecteur pourrait craindre un récit plombant, chargé de pathos et de dépression : il suit un garçon plein de vie dont le comportement s’est adapté tout naturellement aux circonstances de la vie, par des mécanismes psychologiques inconscients. Comme à son habitude, Baudoin se tient à l’écart de toute approche psychologique ou psychanalytique, il se contente de mettre en scène, de raconter, de vivre avec son personnage. Il laisse le lecteur totalement libre de réagir comme il l’entend à ce qui lui est montré, sa narration étant dépourvue de jugement de valeur. Les autres garçons ne savent rien de la vie de Mat : c’est comme ça. Le lecteur peut en déduire que Mat garde tout pour lui, qu’il a un caractère introverti, qu’il est taiseux, ou même qu’il préfère se tenir à l’écart des autres en dehors de cette activité aux règles établies qu’est le football. Élodie se montre curieuse vis-à-vis de Mat : il s’agit d’une inclination personnelle montrée factuellement, son intérêt étant manifeste par sa volonté de discuter avec le garçon, de savoir de quoi il rêve et d’y participer, et ça s’arrête là sans narrateur omniscient venant apporter des informations, sans accès au flux de pensées de la jeune fille.


Dans le même temps, par sa mise en scène, par son jeu d’acteurs, la narration visuelle rend les personnages très proches. Sous cette apparence esquissée, Mat est vivant et expressif : le plaisir alors qu’il s’adonne entièrement au foot, entièrement convaincu lorsqu’il parle à la buse, sa réserve mutique pour se protéger lorsque son père déblatère des insanités méchantes et blessantes, son comportement romantique alors qu’il rêve d’une aventure qui l’emmène sur une île et qu’il rencontre la princesse de la tribu, sa sollicitude bienveillante quand il s’enquiert du pourquoi des larmes d’Élodie et qu’il s’active pour la rasséréner, ses larmes d’impuissance alors qu’il contemple les voitures circuler sous le pont où il se trouve, son empathie jusqu’à l’identification avec son père lorsque celui-ci pêche. Son admiration pour Élodie quand elle parvient à marcher en équilibre sur le câble tendu, son air dépité alors qu’il ne parvient pas à se lancer dans une nouvelle rêverie sur le bateau échoué, etc. La capacité du dessinateur à faire ainsi ressentir les émotions de son personnage relève de la pratique et une maîtrise de l’art pictural et séquentiel. Le lecteur se sent tout aussi proche d’Élodie et même du père de Mat, ne parvenant pas à le mépriser malgré son comportement méchant.



Le lecteur se retrouve tout autant sous le charme des autres dimensions de la narration visuelle. Il peut constater que l’artiste utilise des dispositifs très classiques en termes de découpage d’une action, de cadrage, de simplification des formes, de plans fixes, ou encore d’absence de représentation du décor en arrière-plan. Toutefois, ces caractéristiques, parfois indicatrices d’une économie de moyens, participent ici d’une cohérence globale de sens. En fonction des moments et des cases, le lecteur peut voir les représentations devenir plus lâches, plus vagues, parfois plus conceptuelles flirtant avec l’abstraction, ou plus naïves (les habits folkloriques de la tribu habitant sur l’île onirique), les visages caricaturaux totalement habités par l’intensité d’une émotion inconsciente, etc. À l’opposé d’un spectacle superficiel, ces modes de représentation relèvent de l’expressionnisme. Baudoin joue également avec des symboles organiques, à commencer par le funambulisme. Mat se concentre sur son équilibre sur ce câble avec une concentration totale, à l’instar de la manière dont il vit pour s’adapter à chaque instant aux circonstances qui lui sont imposées, une image de la traversée de l’adolescence, comme pour Moonshadow (1985-87) de Jean-Marc DeMatteis & Jon Jay Muth.


Le lecteur se prend immédiatement d’amitié pour ce jeune garçon peu favorisé par les circonstances de la vie. Il comprend son besoin de secret, son attachement pour cet oiseau blessé, sa souffrance en présence d’un père toxique que son épouse a quitté, son besoin de rêverie, et la forme de respect que lui apporte le foot. Voilà que l’amitié naissante qu’éprouve une jeune fille pour lui introduit un élément mettant en cause cette routine. Mat compense la souffrance de certains aspects de sa vie par l’évasion, et il semble que cet intérêt peut-être amoureux soit de nature à lui apporter un apaisement. Le lecteur sent ses propres sentiments remuer. Il s’interroge sur ce que la vue des voitures passant sur l’autoroute sous lui apporte au garçon : la certitude que tout passe, tout est fugace et impermanent, le principe que lui aussi pourrait passer et s’éloigner de cet ici, le ressenti qu’il est à l’écart de ce flux en mouvement ? La buse blessée constitue-t-elle une métaphore de ce garçon lui aussi blessé dans son développement normal, par la maltraitance psychologique des abus verbaux de son père ? Le funambulisme sur le câble est-il une métaphore du fait que Mat parvient à conserver son équilibre mental ? Ces interprétations tombent sous le sens, relèvent du sens commun. Le déroulement du récit vient remettre en question cette façon de voir : la buse guérira et partira, le père évoluera et la capacité de rêve et d’équilibre de Mat sera remise en question. Le lecteur voit alors plus dans le funambulisme une sorte de stase, d’adaptation comportementale étouffant et empêchant le développement naturel.


Un petit garçon malheureux sous la coupe d’un père abusif, s’échappant par le foot, les soins apportés à un oiseau blessé et le rêve d’aventure… Une histoire bien balisée et larmoyante ? Rien de tout ça. Une narration visuelle d’une sensibilité et d’une justesse rares qui font ressentir les états émotionnels au lecteur avec gentillesse et prévenance, une histoire où l’absence de rêves est un signe de bon rétablissement. Touchant et étonnamment pragmatique.



samedi 14 juin 2025

Jhen T01 L'or de la mort

La Terre appartient aux démons, et ils sont tellement nombreux !


Article réalisé avec Barbüz

Ce tome est le premier d’une série indépendante de toute autre. Sa parution s’est effectuée à plusieurs reprises. Tout d’abord en prépublication sous le titre de Xan dans l’édition belge du magazine Tintin : dans les numéros 33, 38, 43, 48, 52 (1978), 5 et 9 (1979), et 7 et 18 (1980). Et en parallèle, dans l’édition française de Tintin : les numéros 153, 158, 163, 168, 172, 177, 181 et 242 (1978-1980). Puis en album, toujours sous le titre de Xan, en 1984 par Le Lombard ; et enfin sous le titre de Jhen en 1998, par Casterman : Martin ayant dû changer le nom de son personnage pour éviter toute dispute juridique avec Le Lombard, Xan est ainsi devenu Jhen.

Cet album comprend quarante-six planches de bande dessinée, toutes en couleurs. Il a été scénarisé par Jacques Martin (1921-2010), créateur d’Alix et de Lefranc, entre autres. Jean Pleyers se charge de la partie graphique : les dessins, l’encrage et (a priori) la mise en couleurs, à moins que cette dernière n’ait été déléguée à de petites mains non créditées, ce qui était encore relativement fréquent dans ce milieu. Martin et Pleyers produiront ensemble neuf albums de la série Jhen jusqu’en 2000. Le tandem a également créé la série Keos (trois volumes parus entre 1992 et 1999). 


Début du récit

En ce printemps de l’an 1431, les eaux hautes de la Seine charrient encore une quantité d’alluvions et d’épaves arrachées aux champs et forêts. Un courant violent fait de temps à autre trembler le grand pont de Rouen ; seuls les bateliers expérimentés s’aventurent sur le fleuve. Depuis de longues années, les Anglais sont maîtres de la ville et, il y a peu, ils en ont fortement renforcé la garnison. Quelques rares portes sont ouvertes pour laisser pénétrer le ravitaillement. Étroitement surveillés par des soldats, les convois sont arrêtés, puis fouillés méticuleusement à l’entrée de la cité.

Un soir, quatre personnes se présentent sur un radeau composé de gros troncs d’arbres. Ils affirment au surveillant - qui le répète d’en bas au sergent anglais qui surveille depuis les remparts – que c’est le bois pour l’église de Grand-Couronne. Le commis précisant que les convoyeurs sont gens honnêtes et bien connus, le sergent accepte de les laisser passer. Ils pénètrent dans la ville par le fleuve en poussant le radeau avec de longues perches ; ils décident d’aller accoster près de la tour Grosse. En revanche, les gens d’armes leur indiquent que personne ne peut rester là : lorsque leur radeau sera arrimé, ils devront les suivre.

La nuit est tombée. Un grincement se fait alors entendre en provenance du radeau ; des planches se soulèvent et un groupe de trois hommes en sort. En silence, ils passent par une fenêtre au barreau descellé pour franchir le mur d’enceinte. Sur le chemin de ronde, un garde a entendu un bruit qu’il attribue au bois frottant contre la pierre du quai. Le lendemain matin, les trois infiltrés observent une certaine tour : leur meneur indique aux deux autres de regarder discrètement la fenêtre où il y a de la lumière en permanence. Ils sont interpellés par Jhen Larc, un tailleur de pierres. Ils le reconnaissent comme étant leur contact : le plus fameux tailleur de pierre du royaume, même mieux que cela un sculpteur de talent, un homme de toute confiance, quoi. Jhen prend la parole : il a longuement étudié l’affaire, le meilleur moyen d’arriver au but est de passer par les toits. Les Anglais ont renforcé leurs gardes et les rondes circulent sans cesse dans les rues. Mais ils seront en bas, et eux seront en haut…



Écriture et gestion de l’intrigue

Martin fait ici (il est probable qu’il ait d’ailleurs été le premier à réussir à le faire de manière aussi poussée) ce que savent faire les grands auteurs de bande dessinée historique : créer un enchevêtrement convaincant et équilibré entre la grande histoire et celle de son ou ses personnages.

Le lecteur entre très vite dans l’histoire. Martin lui présente une France occupée. Rouen est aux mains des Anglais. Les déplacements sont contrôlés ; il faut montrer patte blanche. Le lecteur suit les agissements d’un petit commando qui s’infiltre dans la ville. S’il a fait le rapprochement entre la période indiquée dans le tout premier cartouche et la ville, le lecteur commence à soupçonner quelque chose et entrevoit là une opération de la dernière chance. Et bien que tout le monde connaisse le tragique dénouement de cette affaire, il se prend à espérer un peu follement. Première séquence (elle dure sept pages), premier coup de suspense, doublé d’un sentiment d’urgence et d’une déception latente ; c’est imparable.

Ce n’est qu’après cela que Jhen rencontre Gilles de Rais. Dès lors, tout s’enchaîne très vite. Peut-être trop vite, d’ailleurs. Ainsi, dans le second acte (treize planches), Jhen et Gilles se lient d’amitié, attaquent un convoi anglais, rencontrent l’évêque (Cauchon ou un autre) et l’accusent sans ménagement, ce qui débouche sur une échauffourée en plein transept de l’église.

À l’issue de cette deuxième partie, le lecteur commence à réaliser deux choses. La première, c’est qu’il n’aura peut-être jamais le fin mot concernant cet or ; l’attitude de Gilles de Rais est sans équivoque, il a l’intention de garder le secret pour lui. La seconde, c’est que l’intrigue va désormais suivre un développement supplémentaire en se focalisant sur ce qui se passe au château de Tiffauges à partir du troisième acte. C’est là que ça commence un peu à peiner. Car affirmons-le sans ambages : si le mystère prend (un peu), c’est surtout parce qu’aucun lecteur n’ignore totalement la réputation du sulfureux sire de Rais.

La fin de l’album semble un peu hésiter. Mais alors que le lecteur garde encore l’or à l’esprit, voici que Gilles de Rais renonce à poursuivre l’Anglais. Martin évoque un épisode authentique de la vie du connétable, qui s’était effectivement désengagé du conflit. Un point que le scénariste va utiliser pour continuer à développer son intrigue.

Les idées et les objectifs des personnages se bousculent tellement qu’il serait contradictoire de parler de linéarité pesante. En revanche, le suspense, à l’issue des sept premières planches, peine à s’installer durablement, car l’enjeu est devenu bien trop mouvant. Est-ce l’origine de l’or et la vengeance ? Pas vraiment, la vérité étant dorénavant entre les mains de Gilles de Rais, fin politique. S’agit-il alors de bouter l’Anglais hors de France ? Non plus, puisque le connétable, las, se désengage du conflit. Et donc, est-ce l’enquête de Jhen sur les mystérieux événements – s’il faut vraiment les appeler événements, d’ailleurs – qui se déroulent au château de Tiffauges ? Rien de suffisamment dense pour marquer le lecteur ; Martin joue surtout sur les apparences et exploite encore très prudemment le mythe du personnage.

Par ailleurs, le lecteur se retrouve pris au dépourvu par telle réaction ou transition qui tombent aussi opportunément qu’abruptement. Ainsi, alors qu’il n’a vu que de la fumée la nuit précédente, pourquoi Jhen accorde-t-il tant de curiosité au cavalier qui porte cet enfant en selle, dans la dernière case de la planche 24 ? Pourquoi met-il tant d’empressement à éloigner le garçon (Pierrinet) en planche 26 ? A-t-il déjà compris ce à quoi il était destiné ? Pourquoi hèle-t-il un autre garçon (Basilon) par la fenêtre et le prend-il sous sa protection (planche 31) ? Où est passé Jhen lors de la tentative des deux agresseurs (planche 34) ?

Cet album est peut-être un peu inégal, en fin de compte, en tout cas assez loin en matière de qualité scénaristique des réussites immédiates que sont Alix ou Lefranc. Il recèle pourtant de nombreuses qualités.



Reconstitution historique côté scénario

Évidemment, le lecteur attend de la part du créateur d’Alix d’être à la hauteur de cette reconstitution historique si palpable, si concrète, si documentée.

Il comprend vite que le récit débute le vingt-huit ou le vingt-neuf mai 1431, car l’entrée en la matière se produit la veille ou l’avant-veille de la mise au bûcher de la pucelle d’Orléans : Jeanne (ici avec l’orthographe Jehanne) d’Arc (1412-1431). Le récit est donc inscrit dans une époque très précise ; nous sommes à un moment important de la guerre de Cent Ans (1337-1453).

Le scénariste fait ainsi référence à la présence des Anglais sur le sol français ; il met en scène le souverain Charles VII (1403-1461, surnommé par dérision roi de Bourges) mentionnant qu’il est contesté par les Bourguignons (alliés des Anglais).

Dès ce premier tome de la série, Jhen fait la connaissance de Gilles de Rais (1405-1440) aussi appelé Gilles de Laval, maréchal de France, sire de Rais. Évidemment, en fonction de ce que le lecteur connaît de ce personnage, l’intrigue prend une tout autre saveur. Jhen rencontre également Charles VII. Martin travaille également la forme, en intégrant quelques mots de vocabulaire bien choisis : camarde, hypocras, sotie et farce, ost, par exemple, avec des notes explicatives en bas de page. Le scénariste choisit ses thèmes et ne tombe pas dans le piège du développement exhaustifs de cette époque ; par exemple, il n’évoque pas directement l’opposition entre Armagnacs et Bourguignons.


Reconstitution historique côté dessins

Oui, cette série, c’est ce type de bande dessinée, parfaitement illustrative de l’école de Bruxelles : historique, avec un texte qui peut devenir dense, soit en phylactères soit en cartouches (toujours de forme rectangulaire), et des dessins d’une minutie et d’une variété extraordinaires et d’une précision peu commune dans la transcription du détail.

En fonction de ses préférences, le lecteur peut en saliver par avance ou se préparer à une progression qu’il pourra juger un peu lente. D’un autre côté, il a choisi cette bande dessinée pour ces caractéristiques. Il s’en donne donc à cœur joie dès la première case : les remparts extérieurs de Rouen avec la Seine coulant devant, les créneaux au sommet des murs, les tours carrées ou rondes à intervalle régulier, deux bateaux et un radeau sur le fleuve, ainsi qu’un tonneau à la dérive et une branche d’arbre. Sur la berge il voit un arbre tout biscornu, un chemin et une masure, ainsi qu’un escalier qui descend jusqu’à la Seine. Sans oublier trois oiseaux, dont deux en train de guetter une proie qui pourrait faire surface. Pour l’entrée en ville dans la case suivante, le lecteur contemple les deux tours de part et d’autre de la poterne, les gens d’arme en armure effectuant les contrôles, une carriole avec ses deux chevaux, les deux marchands, des badauds en train de regarder le fleuve couler en dessous, et même les maisons et les champs en arrière-plan. Tout au long des huit cases de la première page, il va donc prendre le temps de regarder chaque élément d’information visuel, en ayant conscience qu’ils ne constituent pas une information essentielle pour l’intrigue globale, mais qu’ils relèvent d’un reportage sur le vif.

Notons encore, entre autres, les traces d’humidité en bas des remparts, les uniformes anglais, l’incroyable diversité de coiffes et de vêtements, les couleurs des étendards, le réalisme, voire le naturalisme des scènes (celle de la ferme, par exemple), cette case splendide qui représente l’abbaye imaginaire de Montlur (et les autres scènes s’y déroulant, dont la confrontation) ou encore le spectacle du banquet.

Le travail de Pleyers, d’une régularité exemplaire, force l’admiration de la première à la dernière case. Il est essentiel que le lecteur concentre son attention sans arrêt afin de pouvoir admirer le travail colossal du dessinateur. Quel que soit le sujet, la main de Pleyers ne faiblit aucunement. Certes, la scène du chandelier lors du combat dans le transept est un peu boiteuse, mais le découpage du dessinateur est parfaitement clair la plupart du temps. La mise en page que choisit l’artiste est classique ; rien de très novateur ici, mais cela ne heurtera pas le lecteur, au contraire, d’autant que le dessinateur parvient à varier suffisamment le format de ses cases.



Personnages - Jhen

Jhen est issu du moule du héros archétypal de Martin. Il est jeune, blond, svelte et plutôt bel homme, comme Alix (plus jeune que lui) et comme Guy Lefranc (plus âgé). Comme les deux autres, Jhen est agile, adroit et sait combattre aussi bien par le poing ou l’épée que par le verbe lorsqu’il le faut. Comme ses deux clones, il est courageux et ne craint pas de tenir tête aux grands de ce monde, en témoigne la scène finale avec Charles VII (d’autres ont certainement été fouettés pour moins que ça !). Bien sûr, il est du bon côté, c’est-à-dire qu’il résiste à l’occupant ; cela le légitime immédiatement dans le cœur du lecteur.

Un public plus exigeant rechignera devant certaines invraisemblances. Ainsi, Jhen, qui ne semble pas être d’extraction noble, se lie d’amitié avec l’un des plus fiers d’entre eux, se retrouve à la tête d’une armée, rencontre le roi à deux reprises et est même décoré par ce dernier !

De même, d’aucuns hausseront le sourcil devant l’étendue des talents de Jhen ; tailleur de pierres, architecte, combattant, émissaire, enquêteur, etc. Difficile de leur donner pleinement tort. Quels chemins créatifs tortueux se sont formés dans l’esprit de Martin pour qu’il arrive à ce résultat ?

Pour le reste, et en dépit de son charisme naturel, semble-t-il, il brille par son manque apparent de personnalité, d’histoire personnelle, de but bien précis dans la vie… et peut-être un peu de jugeote. Même son nom comporte une part d’indécision : appelé Jhen Larc dans ce tome, il sera appelé Jhen Roque par la suite, s’étant initialement appelé Xan Larc.



Personnages – Gilles de Rais

Autre point : là où Alix servait de grand frère à l’Égyptien Enak et que Lefranc était un second père pour Jeanjean, Jhen, lui, n’a pas de jeune acolyte à ses côtés. Martin aurait-il inversé les rôles ? Est-ce Jhen qui est en fait l’acolyte de Gilles de Rais, en réalité ? C’est un peu exagéré, certes, mais rien n’interdit complètement de l’envisager. Martin ayant déjà appliqué un traitement en zones de gris à un autre méchant, Axel Borg (notons aussi les ressemblances physiques), il est évident qu’il avait réalisé que ce type de personnage lui offrait certaines possibilités créatives, tout en étant conscient du côté grand public de son travail et des limitations que cela pouvait impliquer.

Quoi qu’il en soit, le vrai premier rôle de cette histoire, c’est bien Gilles de Rais, connétable de France : charismatique, certain de sa légitimité et de son rang, enthousiaste, tacticien plein de bon sens, affichant une belle confiance en lui, mais exalté, colérique, impatient et convaincu de la mauvaise nature de l’homme.

Lors d’une conversation à cœur ouvert avec Jhen, Gilles de Rais s’ouvre à lui du tourment dont il souffre : il a cherché éperdument à tenir dialogue avec Dieu, mais il n’a entendu que la voix du vent ou du silence. Seule la vierge sainte a parfois semblé répondre à ses cris, seulement quelques fois… En revanche, il a rencontré partout le diable ! Si Dieu se cache des hommes, lui, le diable est présent partout. Ces villages qui flambent dans les provinces ! L’homme est pire que la bête sauvage qui tue par faim. L’homme occit, pille, brûle et torture bien souvent par habitude, pour faire mal, poussé par le malin. La terre appartient aux démons, et ils sont tellement nombreux ! Sinon comment expliquer toutes ces vilenies… qui n’en finiront sans doute jamais ! Comment expliquer enfin la furie qui pousse au cœur, enflamme la tête et les entrailles et provoque la terreur ! Une belle tirade qui en dit long sur l’âme torturée de ce connétable (et dans laquelle le scénariste s’emporte jusqu’à conjuguer le verbe Occire au présent).



Personnages secondaires

Les autres ne sont que des troisièmes rôles ou des figurants plus ou moins importants, à l’exception de ce mystérieux évêque qui n’est jamais désigné par son nom. Certains y ont vu Pierre Cauchon (1371-1442) ; l’âge et la fonction correspondent. De plus, Cauchon était entre deux fonctions à l’époque, ce qui peut expliquer qu’il soit sur les routes. Pleyers a repris cette hypothèse, sans la corroborer pleinement, toutefois.

Jeanne d’Arc, dont on parle beaucoup dans cet album (c’est la mort dans l’âme que Jhen et ses compagnons comprennent qu’ils ont échoué à la faire évader) n’apparaît que dans une seule et unique case symbolique, en planche 7. S’ils sont sensibles au personnage, à ce qu’elle représente et à cette époque, certains pourront en ressentir un brin de frustration.


Réception

En fonction de sa sensibilité et de son recul, le lecteur peut se retrouver surpris par quelques situations. Comment le héros Jhen peut-il s’acoquiner avec un individu tel que Gilles de Rais ? Certains s’interrogeront sur les connaissances du lectorat au sujet de Gilles de Rais à l’époque de la parution de ce récit, et donc sur la réception implicite du lecteur de l’époque d’un tel récit. Accessoirement, le lecteur s’interroge également sur la tranche d’âge du lectorat cible, ce qui rend les sous-entendus plus ou moins explicites en fonction de l’âge.

En l’occurrence, il est souvent question de petits garçons qui chantent comme des crécelles, sans que cette sous-intrigue n’aboutisse dans le présent tome. Finalement l’enquête pour découvrir le commanditaire de l’assassinat de Jehanne termine en eau de boudin. Et le grand connétable finit par se lasser de pourchasser les Anglais pour les bouter hors de France. 

De séquence en séquence, le lecteur relève les thèmes de fond : la mise au bûcher de Jeanne d’Arc sans qu’il soit fait mention de sa rencontre avec Charles VII ou des chefs d’accusation, la construction des cathédrales à travers l’implication sans faille de Jhen pour concevoir une chapelle à la demande de Gilles de Rais, l’occupation du sol français par les Anglais et la réalité des destructions en temps de guerre. Au cours d’une dizaine de pages, Jhen chevauche avec l’armée de Gilles de Rais et il peut voir par lui-même l’état des villages qu’ils traversent. La guerre, les conquêtes, les pillages, la pauvreté, la délivrance des territoires. Il fait l’expérience sur le terrain de la réalité de l’intérêt du peuple, de l’intérêt supérieur de l’État, et de l’écart entre les deux. 



Conclusion

1431 : toute une époque ! que les auteurs s’emploient à recréer, par des dessins très minutieux et descriptifs à partir d’un solide travail de référence, par un contexte historique présent en arrière-plan du début à la fin.

Ils sont nombreux à tenir cet album en haute estime. Le lecteur contemporain, lui, pourra se retrouver un peu décontenancé de temps à autre par une ellipse abrupte ou par l’enchevêtrement de plusieurs fils narratifs dont plusieurs ne trouvent pas leur conclusion dans ce premier tome.

Pour autant, le lecteur prend plaisir à accompagner Jhen dans ces aventures, qu’il chevauche avec une armée, bondisse en s’accrochant à un lustre ou conçoive les plans d’une chapelle, et se captive - non sans frémir légèrement s’il connaît l’affaire- pour l’ombre qui entoure le fascinant Gilles de Rais et ces lugubres mystères.



jeudi 12 juin 2025

Putzi

Le paon est de retour. Il ne marche plus, il vole.


Ce tome contient un récit de nature autobiographique, réalisé à partir du roman de Thomas Snégaroff : Putzi: Le pianiste d'Hitler (2020) qui a reçu le prix Prix Jean-Lacouture en 2022. Son édition originale date de 2024. La bande dessinée a été réalisée par Louison (Louise Angelergues), pour l’adaptation, les dessins et les couleurs. Il comprend cent-trente-huit pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une préface rédigée par Snégaroff évoquant son émotion à voir ses images mentales prendre vie, ses longues journées dans les archives à Munich et à Washington, le vertige de honte ou d’inquiétude, éprouvé par la dessinatrice en enchaînant les croix gammées et en prenant plaisir à dessiner les traits gargantuesques de Putzi. Il conclut en disant qu’il ne sait toujours pas si cet homme fut un monstre ou clown, et il laisse le lecteur être happé par ce destin qui éclaire, à sa manière, ce siècle de bruit et de fureur.


Fraternité. Ernst Hanfstaengl est dans l’entrée dans sa maison. Il met son chapeau sur la tête et il endosse son manteau. Il vérifie son apparence dans le miroir et il sort avec son invité : Adolf Hitler. L’année 1924 s’achève. Quelques jours plus tôt, Hitler a été libéré de la prison de Landsberg. Il n’y a purgé qu’une infime partie de sa condamnation après le piteux échec du putsch de la Brasserie en novembre 1923. On lui interdit de prendre la parole en public. Que lui importe la liberté dans ces conditions ? À peine libéré, il s’est rendu chez les Hanstaengl, Ernst et Hélène. Putzi, le surnom d’Ernst, est l’un des fidèles d’Hitler. Sa visite le comble. C’est lui qui a été choisi, et pas l’un des incultes qui gravitent autour d’Hitler. Mais il n’est pas dupe. Il sait que son ami n’est pas venu uniquement pour lui. Hitler nourrit une passion pour Hélène. C’est par elle que le Führer est devenu, dès le début de 1923, un de leurs invités les plus réguliers. Après un meeting qu’Hitler avait tenu au cirque Krone de Munich, Putzi lui avait présenté son épouse. Les yeux plantés dans ceux d’Hélène, le dirigeant politique avait accepté l’invitation à dîner d’Hanfstaengl. Depuis, leur demeure était devenue un foyer de substitution. Il y passait de longues soirées à monologuer sur la renaissance de l’Empire allemand. Ou encore à jouer avec le petit Egon. Il lui racontait ses souvenirs de la Première Guerre mondiale en imitant le bruit des canons… tout en jetant des regards furtifs à Hélène.



Putzi n’était pas jaloux. Il avait vite compris qu’Hitler était incapable de céder à la tentation. Les contacts physiques le dégoûtaient. Des années plus tard, après avoir malgré tout cherché à lui trouver une femme, Putzi confiera à des amis : Hitler est asexuel. Mais là n’était pas la seule raison de son absence de jalousie. Le fait que Putzi n’aimait pas cette femme épousée en toute hâte en 1920, parce que, à son âge, il fallait bien se marier. À en croire Hélène qui aimait beaucoup Hitler, celui-ci lui devait la vie. Durant la nuit du 8 novembre 1923, le putsch de la Brasserie avait été un échec pour le dirigeant. Pire, ce fut un bain de sang. Il fut blessé. Putzi, lui, avait été prévenu en chemin qu’il devait se mettre à l’abri.


S’il se renseigne au préalable sur Ernst Hanfstaengl (1887-1975), le lecteur apprend qu’il s’agit d’un homme de la haute société munichoise, devenu cadre du parti national-socialiste (NSDAP), chargé des relations avec la presse étrangère, et qualifié de pianiste d’Hitler. Il a été surnommé Putzi, ce qui signifie petit homme, par dérision puisqu’il mesurait 1,93m. L’adaptation se fonde essentiellement sur le texte original de la biographie : c’est-à-dire que court le flux du narrateur omniscient dans des cartouches de texte. Pour autant, l’adaptatrice a pris le parti de faire la plus grande place possible aux dessins avec des illustrations en pleine page (au nombre de trente-huit), voire en double page (au nombre six), et majoritairement des découpages de planche en trois cases de la largeur de la page (à l’exception de sept pages). La couverture donne un aperçu des partis pris graphiques de l’artiste. Le lecteur fait donc connaissance avec le personnage principal dès la troisième planche. Son visage présente un énorme menton en galoche. Le lecteur remarque également son regard doux, un peu perdu dans ses pensées. Puis il boutonne son manteau et ses doigts apparaissent bien propres, et un peu épais par rapport aux boutons. Il arbore un sourie d’autosatisfaction un peu fat. Plus tard, ses lunettes lui donnent une apparence un peu perdue.



En fait, s’il ignore qu’il s’agit de l’adaptation d’un livre, le lecteur apprécie la narration visuelle et sa qualité aérée, sans ressentir qu’il puisse s’agir d’extraits de livre. Il ressent l’effet du narrateur omniscient, apportant un point de vue sur la personnalité de cet individu à la vie hors du commun, ainsi que le jugement de valeur qu’il contient. Sa représentation aux caractéristiques physiques légèrement exagérées fait sens : au vu de sa stature, il ne peut que ressortir par rapport à n’importe qui d’autre. En 1924, Adolf Hitler a trente-cinq ans : en page neuf, il apparaît plutôt comme un bel homme, avec sa mèche caractéristique bien fournie, et sa petite moustache un peu plus large, ce qui lui fait un visage agréable, avec une silhouette bien dessinée dans son costume. Il apparaît pour la dernière fois en page quatre-vingt-sept, cette fois-ci en uniforme avec des traits plus tirés et un visage plus dur, beaucoup moins sympathique. Le romancier évoque cette situation assez particulière : celle de la dessinatrice ayant la sensation de braver un interdit en dessinant autant de croix gammées dans ses planches, et en représentant autant de fois le Führer. En fonction des pages, il peut s’apparenter à un enfant en colère, ou à un individu énigmatique et malveillant. Les autres personnages présentent une personnalité graphique moins forte : Helene Hanfstaengl une simple jeune femme prévenante, les enfants sympathiques et remuants, un nombre de personnages secondaires et de figurants très réduits, la majeure partie des pages ne comprenant que Putzi. Lors d’un repas avec Winston Churchill, on aperçoit uniquement le bas de son visage, et son cigare bien sûr.


Ainsi le personnage principal ressort à la fois par les observations du narrateur omniscient, à la fois par sa présence dans toutes les pages sauf huit. Quatre dans lesquelles le récit se focalise sur ce moment décisif entre Hitler et Helene Hanfstaengl. Quatre autres qui correspondent à un petit mot laissé par Eva Braun (1912-1945) à l’attention de son futur amoureux, une autre où le chapeau de Putzi dérive dans l’océan, une où le corps du Führer se calcine dans l’incendie, et une dernière où il ne reste que ses lunettes posées sur la table. Tout du long l’artiste représente les environnements et les accessoires avec consistance, et de temps à autre une pointe d’humour discret. Ainsi le lecteur découvre l’intérieur du riche pavillon de la famille Hanstaengl, quelques rues de Berlin après un trajet en voiture, dont le Luna Park, des tableaux exposés dans un musée, l’appartement dans lequel Putzi séjourne à New York, un gigantesque rassemblement d’une puissante organisation nazie américaine qui remplit le Madison Square Garden à New York en mai 1934, des cabines de plage au bord de la Baltique, un voyage à haut risque dans un avion militaire allemand avec sûrement un saut en parachute à la clé, un voyage en train pour fuir, un séjour dans un camp que Churchill a décidé d’installer au Canada, etc. Le lecteur sourit par exemple en voyant Putzi se tenant bien droit à la proue d’un paquebot évoquant Titanic. Il sent son regard s’arrêter sur des détails inattendus : le décor en fer forgé de la porte d’entrée du pavillon des Hanfstaengl, les aiguilles à tricoter d’Helene, le visage hilare démesuré de l’entrée du Luna Park, les montures d’écaille des lunettes de Putzi, son uniforme nazi fait sur mesure, une mer de canotiers, le dossier S, etc.



Dès son introduction, le romancier indique qu’il s’interroge sur cet homme au destin hors du commun. Était-il un monstre ? Était-il un clown ? Le lecteur est vite pris par le flux narratif : la description d’un individu à la fois pusillanime, à la fois confiant en lui-même. D’un côté, il a épousé une femme pour laquelle il n’éprouve pas d’amour, il semble un père quelque peu lointain, il aime se réfugier dans l’art, et il lui arrive de boire plus que de raison. D’un autre côté, il est fasciné par Adolf Hitler et il le suit avec une forme de courage ou d’inconscience selon les circonstances, de qui l’amène à réaliser des missions de prestige. Les auteurs indiquent explicitement que Ernst Hanfstaengl éprouve une amitié intense pour le Führer, ce qui le galvanise, et aussi ce qui lui donne de l’importance. Ce qui l’amène également à épouser ses combats les plus abjects. Dans le même temps, ses convictions personnelles fluctuent entre un refus de la haine, et un antisémitisme inconscient qui revient régulièrement à la surface, avec parfois des moments de lucidité quand son instinct de survie reprend le dessus.


En cours d’ouvrage, le lecteur comprend que les auteurs ont puisé leur matière dans les copieux mémoires rédigés par Ernst Hanfstaengl : débutés en 1942, entre les murs d’une base américaine. Il raconte tout dans ce qu’il appelle le projet S, S pour Sedgwick, le nom de sa mère. À plusieurs reprises, le lecteur se découvre une situation incroyable. Les circonstances dans lesquelles Helene sauve la vie d’Hitler en l’empêchant de se suicider. Putzi dînant avec Churchill alors qu’Hitler n’est pas au rendez-vous tout en se trouvant dans le même restaurant. Putzi se retrouvant dans un camp au Canada : dans ce camp construit dans la précipitation et la confusion, on commet l’épouvantable erreur de mélanger des prisonniers nazis comme Putzi et des Juifs ayant fui l’Europe. Ou encore Putzi allant consulter Carl Gustav Jung (1875-1961) et celui-ci faisant le constat que : Ce qui est impressionnant avec le système allemand, c’est qu’un homme visiblement possédé est parvenu à infecter une nation entière. Hitler est l’inconscient de soixante-dix-huit millions d’Allemands, c’est ce qui le rend si puissant. Sans le peuple, il n’est rien.


Le petit bonhomme, le pianiste d’Hitler, celui sans qui le Führer ne serait sans doute jamais devenu celui qu’on connaît : qui est cet homme ? La narration visuelle dresse le portrait d’un individu ne pouvant pas passer inaperçu du fait de sa haute taille, tout en n’ayant rien de martial. Le narrateur omniscient en fait une personne entretenant une amitié intense avec un futur dictateur, à la fois conscient des atrocités commises, à la fois enivré par l’importance de son rôle dans l’Histoire. Un monstre ou un clown ?