Ils emportent avec eux les mots sacrés le langage des grands anciens !
Ce tome est le dernier d’une tétralogie qui constitue le troisième cycle de la série de La complainte des landes perdues, les autres cycles étant parus après celui-ci. Il fait suite à Complainte des landes perdues - Cycle 1 - Tome 3 - Dame Gerfaut (1996). Son édition originale date de 1998. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Grzegorz Rosiński pour les dessins et Graza (Grażyna Fołtyn-Kasprzak) pour les couleurs. Il comprend cinquante-quatre planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle I Les sorcières (dessiné par Béatrice Tillier) a débuté en 2015, celle du cycle II Les chevaliers du Pardon (dessiné par Philippe Delaby) en 2004, et celle du cycle IV Les Sudenne (dessiné par Paul Teng) en 2021.
Il y a de cela trois jours. Elle est morte sans souffrir… Sioban, fille de Wulff, le loup blanc des Sudenne. Comme le veut la tradition, c’est de nuit que l’on porta son corps vers le bûcher. C’est là que se tient Lady O’Mara, sa mère. C’est à elle que revient l’honneur d’allumer le brasier. Lady O’Mara au visage fermé, qui ne pleure pas. Qui peut deviner aussi ?… Que c’est elle… elle qui a tué sa fille ! C’est sa main qui a tendu le poison. La main d’une mère. Seamus le sait, il était présent ! Tous attendent à présent. Qu’elle jette sa torche, que les flammes du bûcher montent au ciel, jusqu’à dévorer la Lune… Dame Gerfaut et son fils resteront à l’écart. Cette mort, ils ne l’ont pas voulue. Mais ils ne peuvent empêcher la foule de murmurer sur leur passage. Un murmure qui ira s’amplifiant quand… Lady O’Mara abaisse sa torche vers le sol, étouffant les flammes de celle-ci. Le geste est grave ! En refusant d’allumer le bûcher, elle condamne sa fille à rester exposée aux éléments, neige, froid, oiseaux de proie. Mort ignominieuse où l’âme enchainée au corps reste souillée à jamais ! Le voyage vers le pays des dieux est donc refusé à Sioban, fille des Sudenne ! À la grande stupeur de la foule. Comment comprendre ce geste ? Il y a tant d’événements qui ont marqué le mariage de Sioban et du prince Gerfaut !
La cérémonie de mariage entre Sioban et le prince Gerfaut. Le prêtre élève la coupe et prononce les paroles rituelles : Des dieux aux humains, jamais la ligne ne se brisera. L’assemblée répète la phrase. L’officiant continue : Que la fidélité de Sioban soit la fidélité du prince Gerfaut, que la fidélité du prince Gerfaut soit la fidélité de Sioban. Que le sang de l’un devienne le sang de l’autre. Sous le regard satisfait de Dame Gerfaut, Sioban entaille son doigt et laisse quelques gouttes de sang tomber dans la coupe. Dans la pénombre d’un couloir en retrait, Lady O’Mara observe la cérémonie, et elle explique à Seamus que sa propre fille ne l’a pas invitée. C’est au tour du prince Gerfaut de devoir verser quelques gouttes de sang, mais il n’en a pas le courage. Excédée, sa mère s’avance et lui entaille elle-même le doigt, en clamant : Que Sioban et le prince Gerfaut ne forment plus qu’un même sang ! Enfin, la mariée relève son voile et embrasse son époux… pendant que le mélange de sangs fait des bulles.
Dès le premier tome, le lecteur avait pu apprécier le rythme de déroulement de l’intrigue : rapide et sans temps mort. Le scénariste le prend encore de vitesse en annonçant dès la première page la mort du personnage principal qui donne son nom à ce cycle : Sioban. Puis en planche trois, retour en arrière pour reprendre le récit dans le sens chronologique, avec la cérémonie de mariage. Avec cette structure, l’attente du lecteur s’en trouve modifiée : il sait que tout se termine mal, et que le mal va triompher, il reste juste à découvrir comment. Ainsi l’auteur a déplacé le centre d’intérêt de la lecture : il ne s’agit plus de découvrir la fin puisqu’elle est déjà montrée et donc connue. Il sent la modification d’état d’esprit qui se produit en lui : il n’entretient plus aucun espoir, ou illusion, dans une possible rédemption pour Dame Gerfaut, ou même pour son fils. Il se doute bien que d’autres personnages du clan des Sudenne ou parmi leurs alliés devront payer le prix. S’il a consulté la quatrième de couverture et sa présentation des quatre cycles, il se dit que peut-être que le destin de cette famille sera poursuivi dans le cycle quatre intitulé : Les Sudenne. De fait, les auteurs mènent à bien l’enjeu pour Dame Gerfaut de rapprocher à nouveau sa branche de la famille avec celle principale des Sudenne, et ils concluent sur une situation stabilisée constituant un dénouement satisfaisant, tout en laissant la possibilité de nouveaux développements.
Outre l’envie de connaître la fin, le lecteur revient également pour les dessins, certains de découvrir des moments saisissants, avec cette saveur inimitable donnée par la personnalité graphique de Rosiński. Ce dernier ne se fait pas prier, et le scénariste sait créer des moments mettant en valeur les forces visuelles de l’artiste. Par voie de conséquence, certains visuels peuvent se ressentir comme un écho de la série Thorgal : une procession progressant de nuit entre deux rangs bien fournis de sujets, une cérémonie dans la grande salle d’un château éclairée par des torches, un banquet, les murs de pierre et les escaliers froids, la lande, la côte déchiquetée, le cachot, la brume s’établissant sur la lande, etc. Comme dans les précédents tomes, le lecteur apprécie la complémentarité entre les dessins et la mise en couleurs, Graza étant également la coloriste de la série Thorgal depuis le tome dix-neuf, paru en 1993. Outre les scènes nocturnes, la grisaille suintante des pierres et l’augmentation de la couleur orange dans les moments de tension, il sent sa sensibilité gagner en intensité avec les magnifiques couleurs du feuillage de l’arbre de Vérité ressortant sur la pâle verdure du milieu naturel, la lumière inquiétante des torches dans les souterrains inondés annonçant que les poursuivants se rapprochent, la teinte rosée de la brume flottant sur les landes perdues pour une ambiance onirique de toute beauté.
La narration visuelle de Rosiński emmène le lecteur dans les actions les plus inattendues avec une fluidité et une évidence remarquables : Dame Gerfaut qui prend les choses en main pour faire saigner son incapable de fils (quel regard à la fois méprisant et excédé), le cuisinier maître Lam à la fois fier de sa tourte, à la fois en proie au doute pernicieux sur ce qu’il a fait, l’approche de Blackmore faisant crisser son sabot de bouc sur le sol (sinistre), Dame Gerfaut fouettant son fils à terre pour le punir, l’armée marchant sur la lande avec Varlan à sa tête, les petites bestioles noires (des schlimrocks) s’éparpillant en tous sens (immonde), la séquence d’allégeance de Sioban s’agenouillant à terre (ignoble), la mort d’un personnage transpercé de flèches le clouant littéralement contre une porte en bois (transperçant). Le lecteur retrouve la méchante vraiment méchante : Dame Gerfaut. Le dessinateur s’en donne à cœur joie pour rendre son apparence sinistre et inquiétante, la reine-mère de Blanche Neige en moins théâtral et plus macabre. Son comportement ne comprend rien qui puisse laisser supposer une qualité morale insoupçonnée, mais quand même elle ne méritait pas une telle fin, et le lecteur éprouve une once de culpabilité en la voyant mourir ainsi.
Dans le troisième tome, le scénariste avait mené loin la perversité incarnée dans le projet de Dame Gerfaut pour son fils et pour Sioban. D’un côté, le récit restait dans une dichotomie où le bien est opposé au mal ; d’un autre côté, les personnages s’interrogeaient pour savoir si le mal est cœur de l’amour et réciproquement. Le scénariste semblait impliquer à la fois une forme de pratique incestueuse liant les deux familles dominantes, et un principe de Yin et de Yang, deux catégories complémentaires et opposées. Ce quatrième tome semble suivre une voie toute tracée comme le premier : un dénouement selon un déroulement le plus classique possible où les bons reprennent l’avantage et triomphent totalement des méchants. Un récit simple et efficace, un peu basique.
Pour autant les auteurs intègrent des situations de nature adulte, que ce soit par le rapport entre les êtres humains, ou par la cruauté des événements. Il y a un prix à payer pour les bons : Kyle of Klanach passe par une terrible séance de torture, l’un d’eux trouve une mort sans panache, et un des méchants meurt dans des conditions tout aussi minables. La présence de deux forces complémentaires et opposées continue de se faire sentir, peut-être de manière plus subtile. Le thème de la famille puissante et incestueuse semble s’être effacé, tout du moins jusqu’à ce que Sioban retourne à proximité immédiate des restes de la dépouille de son père Wulff loup blanc. Il se produit alors un phénomène (avec le petit ver rouge) en sens inverse de celui auquel le lecteur avait déjà assisté, matérialisant la forme d’emprise que les enfants subissent de leur père quand bien même celle-ci est bienveillante. En y regardant de plus près, le lecteur rapproche cette influence de celle que le petit frère exerce cette fois-ci sur sa grande sœur Sioban, comme si l’influence s’exerçait du plus jeune vers le plus âgé, inversant le sens habituel, celui qui a causé le plus de malheur dans la famille des Sudenne. Cette influence vient compléter un autre événement troublant : les petites créatures noires emportant avec elles les mots sacrés, le langage des grands anciens. En en étant ainsi dépossédée, Sioban acquiert une plus grande indépendance vis-à-vis de son père et de sa famille, interprétation qui se trouve confortée par les déclarations du cadavre de son père, ce dernier concluant par : Que disparaissent les rancœurs, la haine, la jalousie, que disparaissent les légendes anciennes. Se couper ainsi de ses ascendants avec leur bénédiction permet à la jeune femme de se libérer des répercussions des actions passées des précédentes générations de sa famille, d’envisager un avenir où elle n’est pas condamnée à reproduire les erreurs du passé.
Une fin en bonne et due forme, suivant un déroulement classique, et le bien gagne contre le mal… La narration visuelle s’avère de haute volée, que ce soit pour les ambiances, les moments mémorables, et la manière de raconter qui immerge le lecteur alors convaincu de la plausibilité des événements qui surviennent aussi fantastiques soient-ils. Comme dans les tomes précédents, il prend progressivement conscience d’un autre niveau de lecture, aussi bien le principe de deux forces complémentaires et opposées et la dynamique qui en découle, et des éventualités psychanalytiques. Troublant.