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lundi 30 juin 2025

La patience du grand singe

King Kong louchait.


Ce tome contient une histoire complète, approchant de l’autofiction, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2005. Il a été réalisé par Céline Wagner, en collaboration avec Edmond Baudoin. Il comprend quatre-vingt-cinq pages de bande dessinée en noir & blanc. Il s’ouvre avec une introduction sous la forme d’un entretien avec les deux auteurs répondant à huit questions. À quel public La patience du grand singe s’adresse-t-il ? Comment est né La patience du grand singe ? Pourquoi être entré dans ce jeu ? Edmond se voit-il en père spirituel ? Pourquoi un gorille ? Le personnage qui vit dans Gorille, n’est-ce pas une allusion à Gavroche qui vit dans l’éléphant de la place de la Bastille ? En quoi l’histoire de La patience du grand singe se connecte à l’histoire de Céline ? S’il fallait attribuer un genre à La patience du grand singe ? Les deux auteurs avaient déjà collaboré pour Les yeux dans le mur (2003).


Un grand centre commercial avec des enseignes connues, et son immense parking. D’énormes panneaux publicitaires de part et d’autre de la voie qui y mène. Alors que son père conduit, Céline observe les clôtures, les panneaux. Elle lui demande s’il est sûr qu’à l’époque de la préhistoire, il n’y avait rien. Il répond que oui, c’est-à-dire il y avait des choses, mais rien de tout ce qu’elle voit aujourd’hui. Elle insiste : Même pas un briquet ? Il confirme : Rien… Les hommes marchaient pieds nus. Ils peignaient avec de la terre sur les murs des grottes. Il y a longtemps, plus de trente mille ans. Les scientifiques auraient même retrouvé des traces de pas d’enfants près des parois… Quand il a découvert la peinture, l’homme n’était plus un simple prédateur. Pour la première fois, il exprimait un univers intérieur, plein de rite, de jeu et d’imagination. Comme un petit matin après la nuit des temps.



Céline et son père sont arrivés à la zone commerciale : ils se garent au parking, et descendent de voiture. Elle se tient devant l’énorme singe de plusieurs étages de haut, et elle demande à son père s’il croit qu’on est obligé de mourir. Celui-ci répond qu’elle a tout le temps, elle devra mourir quand elle sera une vieille dame, dans soixante-dix ans peut-être plus. Elle trouve que ça fait bientôt. Il ajoute que ce n’est pas pareil, qu’il lui reste moins de temps, trente ans environ. Elle s’exclame : Ho non ! Il la rassure : elle n’a pas à s’inquiéter, ils n’y sont pas encore, et puis quand elle sera une femme, tout cela lui fera moins peur. Pour changer de sujet, il lui suggère de regarder King Kong, le grand singe décoratif. Ça ne l’enthousiasme pas, de toute façon, c’est un faux. Elle n’est pas contente, parce que bientôt ils vont mourir. Elle a dix ans, il ne lui reste que six fois à vivre ce qu’elle a déjà vécu ; c’est pas beaucoup, et tout le temps où elle était bébé ne compte pas. Son père lui fait remarquer qu’on a le droit de désapprendre à compter. Ils observent ensemble le gigantesque singe. Elle lui demande s’il est sûr que c’est un faux. Il répond : Non, regarde ses narines, elles bougent. Et il se met à rire.


S’il appartient à la catégorie de ceux qui lisent l’introduction avant la bande dessinée, le lecteur prend connaissance de la nature du récit, avec la première réponse de Baudoin. Il explique qu’avant ce récit, il y a eu l’histoire entre Céline et lui. Elle le fascinait aussi par ses origines, cette banlieue, un monde tellement éloigné du sien qu’il ait voulu le peindre. Cela a donné Les yeux dans le mur, où il dessinait selon ses réparties, il n’inventait pas les bulles. Dans La patience du grand singe, tout est inversé. Céline a tout écrit et tout dessiné. Après il n’a fait que coller le personnage du père sur quelque chose qui était déjà dessiné. C’est un jeu très complexe et ce n’est pas tout à fait une œuvre à quatre mains. Il s’agit donc d’une œuvre particulière dans la bibliographie de ce créateur : l’éditeur José Jover et lui ont sciemment choisi de se servir de la locomotive Baudoin pour l’éditer, avec la chance que cela soit un peu plus vu. C’est aussi une histoire d’amour qui se prolonge. L’autrice confirme que ça l’a mise en confiance quand Baudoin a mis mille paires de gants pour lui proposer sa collaboration, en disant que peut-être que s’il faisait quelque chose dans le livre de Céline, juste l’effleurer, ils auraient plus de chance de le publier. Elle ajoute qu’il n’y a pas de problème d’orgueil entre eux. Enfin, l’un et l’autre expliquent qu’ils ont autant appris dans leur rapport, en particulier Edmond par la volonté d’exister de Céline, et elle par l’action de transmission d’Edmond.



Ainsi prévenu, le lecteur comprend qu’il s’agit d’un ouvrage conçu par Céline Wagner, relatant une facette de son enfance, transformée par le prisme de la fiction, ou de l’autofiction, un genre qu’elle qualifie du terme : Introspection surréaliste. Le récit se déroule dans un temps ramassé sur une journée : se rendre au centre commercial, et évoquer cet immense fac-similé d’un gorille, que la fille et le père ont tôt fait d’appeler King Kong. Pour le lecteur ayant quelques décennies au compteur, cette effigie pourra évoquer celle du groupe commercial Mammouth (1968-1996) qui mettait cet animal en avant comme point de repère, même s’il s’agissait de grands panneaux publicitaires, et pas de statues. Le regard du lecteur s’arrête sur la couverture, à la composition évoquant le principe du collage, entre ces éléments qui semblent sans rapport : King Kong en couleurs, la fille et le père en noir & blanc, l’immeuble en couleurs derrière, et le ciel aux couleurs étranges, le titre en blanc comme barrant l’image, et les noms des auteurs en jaune vif. Puis il plonge dans les pages intérieures, pour une sensation étrange. Les dessins présentent une forme de naïveté qu’il est possible d’associer aussi bien à une œuvre de jeunesse qu’au caractère enfantin du personnage principal qui est encore une enfant. Il retrouve cette naïveté dans les représentations des voitures, des affiches publicitaires, dans le corps de la fillette et de ses expressions, parfois dans certaines attitudes du père, etc. Dans le même temps, il découvre des représentations découlant d’un regard adulte : un arbre magnifique, des minéraux, un crâne, les animaux dans le vivarium, l’extérieur de la zone commerciale, etc.


Partagé entre ces deux sensibilités, enfantine et adulte, le lecteur fait rapidement l’expérience également de rapprochements visuels, à caractère onirique, et parfois psychologique. Ils peuvent prendre la forme du détournement des panneaux publicitaires avec des marques revisitées, ou des logos modifiés (La vache qui rit en animal horrifique fait vraiment peur). Ils peuvent également relever du dispositif de collage : le crâne placé en surimpression des peintures rupestres, les fourmis formant un point d’interrogation géant, une sorte de rébus surréaliste quand le père effectue une déduction sur la présence d’une personne à l’intérieur de King Kong, la tête de girafe d’une chaîne de magasin de jouets, etc. Des rapprochements pouvant relever de l’allégorie, comme les fourmis en lieu et place des traits de visage des consommateurs poussant leur caddie. Des dessins plus primitifs pour évoquer les forces de la nature, telles les fumées d’un volcan ou un véritable torrent se déversant du ciel d’orage. La narration visuelle porte ainsi une grande part de ressentis, de sensations. Le lecteur se rend également compte de la diversité des constructions de pages, certaines très inventives : souvent des cases de la largeur de la page avec ou sans bordure, parfois des éléments d’une case qui débordent sur une autre, des symboles mathématiques, une page avec huit cadres contenant chacun quatre cases pour un effet extraordinaire de synthèse et de concentration des éléments, etc.



L’histoire s’avère simple et linéaire : la fille finit par écouter ce que le père sait du King Kong, et de l’individu qui habite à l’intérieur. Une fois devenue jeune femme, elle aura l’occasion de pénétrer dans cette statue géante. Ce fil narratif sert de support à des discussions abordant divers thèmes : la préhistoire et l’art rupestre, le caractère récent de tout ce que peut voir Céline de part et d’autre de la route (il n’y avait rien de tout cela à la préhistoire), une discussion sur la durée de vie (elle toute jeune la trouvant trop courte, le père relativisant avec le recul des décennies passées), l’importance relative des rats par rapport aux serpents ou aux êtres humains, le temps que ça prend pour savoir dessiner (toute une vie, mais la nature est bien faite : quand on meurt, on est fatigué de dessiner), la véritable nature de l’Être Mystérieux qui habite le King Kong, la raison pour laquelle la laideur fait peur. Ainsi, se dessine l’évolution de Céline. Le lecteur retrouve bien ce qu’elle annonce dans l’entretien en ouverture : Ses parents étaient séparés et son père était le seul lien qu’elle avait avec la poésie, la littérature. Dans le même temps, le lecteur peut interpréter ce qu’elle dessine comme l’expression de sa vie intérieure, c’est-à-dire bien plus que la simple représentation d’objets ou de décors. Les affiches et les slogans déformés, les éléments représentés par différence avec ceux absents : tout témoigne de sa vie intérieure, de ses associations d’idées, des images qui s’impriment durablement dans son esprit, en particulier de manière inconsciente. En cela, la séquence du bain devient une évidence, alors qu’elle rêvasse de dauphins, dont elle rapproche la forme des frites que lui prépare son père, et dont l’odeur vient lui titiller l’odorat. Il est également possible de voir les fluctuations de durée comme une expression de son inconscient, quand elle s’imagine revenir à des temps préhistoriques pour pouvoir rencontrer le mystérieux habitant de King Kong.


Selon toute vraisemblance, l’éditeur avait bien raison en suggérant à l’autrice d’accepter la présence de Baudoin pour attirer plus de lecteur. Les réponses aux questions dans l’introduction annonce honnêtement qu’il s’agit plus d’une bande dessinée d’elle que de lui, tout en étant également une prolongation de leur relation. Elle parvient à merveille à restituer l’émerveillement propre aux enfants, rendant possible cette fable sur un Être Mystérieux logeant dans le grand singe, avec une narration visuelle en apparence enfantine, et très construite et sophistiquée dans le fond. Un conte pour adulte, du réalisme poétique nourrissant une introspection surréaliste.



jeudi 26 juin 2025

Divine: Vie(s) de Sarah Bernhardt

Chacun de mes pas me rapproche de mon idéal !


Ce tome constitue une biographie de Sarah Bernhardt (1844-1923). Son édition originale date de 2020. Il a été réalisé par Eddy Simon pour le scénario, et par Marie Avril pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-soixante-huit pages de bande dessinée. Il se termine avec une photographie de l’actrice, et un article de trois pages, intitulé Sarah Bernhardt chronologie, retraçant rapidement des moments emblématiques de la vie de l’actrice, agrémenté d’une petite photographie d’elle dans son rôle de Fedora. Ces auteurs ont également réalisé l’adaptation du roman de Saphia Azzedine : Confidences à Allah (2015).


Acte I L’insoumise. En 1847, à la campagne, de part et d’autre d’une étroite rivière, son cousin incite Sarah à sauter par-dessus, en la houspillant, lui disant qu’il parie qu’elle n’osera jamais, parce qu’elle est une trouillarde de fille. De son côté, l’enfant se convainc elle-même qu’elle va y arriver, et elle finit par prendre son élan pour sauter. Un peu plus tard, Camille et Sarah se trouvent devant la mère du premier. Celle-ci exige qu’ils lui expliquent ce qui s’est passé. Sarah dit que c’est de la faute de son cousin si elle a les genoux écorchés et si ses habits sont sales, c’est Camille qui l’a provoquée. Sa tante la sermonne : Une jeune citadine ne doit pas se comporter comme une vulgaire campagnarde, ce n’est pas convenable ! Sarah rétorque vivement qu’elle recommencera quand même, si on la défie encore. Et elle fera toute sa vie ce qu’elle a envie de faire ! Quand même !



Le cinq janvier 1871, pendant le siège de Paris, Sarah Bernhardt travaille comme infirmière auprès des blessés. Alors qu’elle panse un soldat alité, une autre infirmière vient la chercher pour lui indiquer qu’un certain comte de Kératry qui se dit être le nouveau préfet de police demande à la voir. Pour sortir, elle traverse les différentes pièces du théâtre transformé en hôpital, tout en maugréant : Maudite engeance que la guerre… Une fois dehors, elle retrouve le préfet : Émile de Kératry. Celui-ci commente la cargaison de la charrette qui est en train d’être déchargée : Comme promis, même si cela ne s’est pas fait sans mal, voilà la livraison de vivres, vins, biscuits, café œufs… Sarah lui répond que cela devrait permettre de nourrir ses blessés pendant quelque temps, et elle demande les dernières nouvelles du front des horreurs. Il lui répond d’abord des banalités, puis à la demande de la jeune femme, il rentre dans le détail : En vérité la situation n’est guère brillante. Depuis la reddition de l’empereur, c’est la déroute : chaque jour, les troupes françaises battent en retraite et perdent du terrain sous la férocité des assauts de l’armée prussienne. Léon Gambetta et son gouvernement de défense nationale tentent bien d’organiser la résistance au nord de la Loire, mais la cause…. Semble bel et bien perdue ! Il conclut : Paris sera sans doute très bientôt une forteresse assiégée par les bataillons de Von Bismarck. Il suggère à Sarah de rejoindre sa famille en Normandie, personne ne l’en blâmera. Elle répond avec fougue : Jamais de la vie !


Dans l’inconscient collectif, Sarah Bernhardt est restée comme une actrice de légende, et pour ceux qui en ont déjà entendu parler, également comme une actrice ayant connu le succès aux États-Unis, ayant su faire fructifier son image, et étant enterrée au cimetière du Père-Lachaise. Les autrices font des choix dans leur approche biographique. De débuter par une courte scène de sa jeune enfance pour montrer un caractère bien trempé et une détermination en réaction à son cousin qui lui dit qu’elle est incapable de faire quelque chose : c’est sûr elle ne se laissera plus jamais dicter sa conduite, ou imposer des limites. Puis le récit passe de 1847 à 1871, en omettant une phase de la vie de Sarah, celle où la police des mœurs la classe parmi les dames galantes, où elle mène une vie de demi-mondaine entretenue par des clients généreux. Autre parti pris : évoquer plutôt sa vie privée que la pratique de son art, que ce soit son apprentissage ou ses performances. Pour autant, cette biographie montre comment cette dame mène sa vie, majoritairement sur le plan professionnel. En fonction de ses attentes, le lecteur peut se trouver quelque peu décontenancé par cette approche, surtout s’il venait pour une facette particulière telle sa vie mondaine, ou ses qualités d’actrice. D’un autre côté, il constate que le récit est d’une grande richesse, abordant de nombreuses facettes d’une vie particulièrement remplie, que ce soit en rencontres, en voyages, ou en entreprises professionnelles. Il n’y avait pas la place de tout mettre.



Cette biographie est racontée du point de vue de l’intéressée, amenant ainsi le lecteur à prendre fait et cause pour elle, à pouvoir découvrir ses motivations, ses réactions émotionnelles, la conception et la réalisation de ses projets, ses convictions et comment elle les met en pratique. En effet, il s’agit d’une vie riche et dense. Bernhardt se dévoue comme infirmière pour les blessés du siège de Paris pendant la guerre franco-allemande de 1870. Elle ira jouer pour les poilus au parc de Commercy dans la Meuse le dix mai 1916. Elle se fera même emmener au plus près des tranchées alors que son nom figure sur la liste des otages que les Allemands veulent capturer. Elle fera plusieurs voyages, d’abord à Londres en 1878, puis à Louisville aux États-Unis, traversant les étendues sauvages en train. Là encore, le lecteur peut se trouver surpris que les autrices ne développent pas plus cette odyssée, tout en comprenant qu’il aurait fallu y consacrer un tome entier. Au cours de sa vie et de sa carrière, elle va rencontrer ou travailler avec de nombreuses personnalités : Léon Gambetta (1838-1882), Victor Hugo (1/802-1885), Mounet -Sully (1841-1916, acteur de théâtre), Louise Abbema (1853-1927, peintre, graveuse, illustratrice, sculptrice), Oscar Wilde (1854-1900), Alfons Mucha (1861-1939), Edmond Rostand (1868-1918), sans même parler de ses amants ou d’autres auteurs de théâtre.


L’illustration de couverture attire l’œil, mettant en avant le monde intérieur qui emplit l’esprit de cette créatrice. Puis le lecteur découvre celle en pleine page servant d’annonce de l’acte I, avec le titre L’insoumise. Il va ainsi admirer une douzaine, pour les trois actes, l’entracte, et des tableaux intermédiaires : L’insoumise, L’étoile, Memento Mori, L’indomptable, Barnum, L’aventurière, Fantasque, La muse, Je me quitte, L’impératrice, One of us. La dessinatrice reprend le principe des affiches pour une composition simple mettant en valeur l’actrice dans une situation exotique ou métaphorique, ce qui constitue un écho à la fois à ses rôles, à la fois à la phase de sa vie. Vient ensuite la première scène de narration séquentielle proprement dite : le lecteur découvre les traits de contours fins et fragiles, esquissant rapidement les formes, la représentation étant réalisée ensuite en couleur directe. Cela donne un ressenti assez complexe, entre simplicité des formes, évidence des situations, et nuances émotionnelles apportées par les couleurs. Le lecteur passe ainsi de l’insouciance teintée de l’intense gravité de l’enfance, à l’horreur des cadavres sur le champ de bataille enneigé, à des dialogues de personnages sur fond uni comme sur une scène sans décor.



Les épisodes de la vie de Sarah Bernhardt se révèlent d’une grande richesse, au point que leur contenu en vient à éclipser le reste. Toutefois, s’il y prête attention, le lecteur voit que la dessinatrice met en œuvre de nombreuses techniques narratives variées, ce qui enrichit encore le récit. Quelques exemples : page neuf, une planche silencieuse, dans laquelle Sarah se regarde en passant dans un miroir, évoquant l’importance de son apparence pour son métier d’actrice. Page quatorze : le théâtre des opérations, la scène du théâtre se trouvant devant la scène de bataille. Les superbes paysages de montagne lors d’un voyage en train, une composition en double page de représentations théâtrales avec pour fond chaque livret faisant apparaître le titre et l’auteur, deux spectres semblant flotter autour de Sarah dans la rue par un temps brumeux pour évoquer l’incertitude de l’identité de son père, Sarah promenant son improbable ménagerie dans les rues de Londres, des coupures de presse retraçant les moments les plus improbables de sa première tournée aux États-Unis, un fac-similé d’affiche de Gismonda par Alfons Mucha, et quelques moments de représentations en particulier Bernhardt dans le costume de l’Aiglon pour la tirade de Flambeau.


En fonction de sa familiarité avec la vie de l’actrice, le lecteur en découvre de belles. Il voit se dessiner le portrait d’une artiste ambitieuse. Il constate par l’intermédiaire de son succès et des louanges dressées par des personnalités de référence, que ses qualités d’actrice sont remarquables, voire exceptionnelles. Les autrices montrent un être humain animé par la passion du théâtre, veillant à rester indépendante, et maître de ses choix. En creux, apparaît sa capacité à faire sa promotion, par des décisions innovantes : le recours à la photographie, l’image choc comme dormir dans son cercueil, la présence d’esprit de s’attacher les services d’Alfons Mucha, et même l’apparition de produits dérivés, parfois initiés par elle, parfois par des profiteurs avec le sens du commerce. Elle apparaît comme une artiste faisant ses preuves dans des pièces de moindre importance, dans des classiques, puis dans des œuvres contemporaines, certaines engagées, implication qui se retrouve dans son soutien de Louise Michel (1830-1905) militante anarchiste, et du capitaine Alfred Dreyfus (1859-1935) accusé à tort d’être un espion au service de l’Empire allemand. Le point de vue narratif est intentionnellement partie prenante pour la Divine, sans regard critique : tout en étant conscient de ce choix, le lecteur éprouve une admiration pour une artiste aussi formidable dans son art, dans ses convictions, dans son énergie pour entreprendre, dans sa démesure.


Quelle put bien être la vie de Sarah Bernhardt pour passer à la postérité ? Les autrices racontent une démarche artistique incroyable, une existence débordant de succès et de prises de risque, une vie personnelle tout aussi riche. La narration visuelle rend compte de cette diversité avec une élégance légère et pleine d’émotions. Les pages se tournent toutes seules, et le lecteur termine l’ouvrage surpris par la densité de ce qu’il a vécu. Tourbillonnant.



mercredi 25 juin 2025

Alef-Thau T02: Le Prince manchot

Peux-tu nous dire dans quel cas la main t’empoigne sans te retenir ?


Ce tome fait suite à Les aventures d’Alef-Thau T01: L'Enfant tronc (1983), une série en huit tomes, suivie par une seconde saison en deux tomes : Le monde d’Alef-Thau, dessiné par Marco Nizzoli. Son édition originale date de 1984. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, par Arno (Arnaud Dombre) pour les dessins et les couleurs. Il compte cinquante-deux pages de bande dessinée.


Dans l’arène de la ville de Pourroucta, Alef-Thau, disposant maintenant d’une jambe organique et d’une jambe prothèse, affronte deux combattants totalement valides, alors que lui est toujours dépourvu de bras. Grâce à une manœuvre habile, il parvient à les estourbir tous les deux et à sortir vainqueur. Il se redresse et va récupérer auprès de deux charmantes créatures dont l’une lui propose d’aspirer la fumée et de se laisser envahir par le plaisir. Mais un autre combattant s’approche de lui et l’attaque sans plus de cérémonie. Il le prend dans ses bras et le jette dans l’arène. Alef-Thau gît au sol, sans connaissance. Un peu plus tard, son mentor Hogl vient le récupérer, alors que son protégé est adossé à un pilier, le derrière dans l’eau, à croupir. Il le fait monter sur Mirra, Touroulou veillant sur lui. Ils regagnent ainsi leur abri précaire en bordure d’océan. Alef-Thau avoue à son mentor qu’il a trop fumé et qu’il a perdu la mémoire, il lui demande de l’aider. Hogl l’aide à se souvenir : quand ils ont su que Diamante se trouvait dans l’Endocentre, leur seule chance était d’aller voir l’arbre de Sagesse pour qu’il leur indique la voie.



Une fois Hogl et Alef-Thau devant l’arbre de sagesse, ce dernier a intimé au manchot de l’approcher, en le qualifiant de petite illusion. Il savait déjà pourquoi l’infirme était là. Il l’a informé que pour obtenir ce qu’il désire, l’arbre lui demandait un œil, car sa connaissance se paye. Alef-Thau répondit qu’il ne voulait rien pour rien : il accepta. Une fine branche vient lui prendre son œil gauche. Alef-Thau s’assoit dans le tronc de l’arbre de Sagesse, et il laisse celui-ci se refermer sur lui. L’arbre de Sagesse prononce des paroles rassurantes. Il conseille à Alef-Thau de se rappeler que où qu’il aille il pourra s’en sortir. Que tout ce qui attaque Alef-Thau vient de lui. Les flammes lèchent le manchot mais ne le brûlent pas. Il sent l’eau qui envahit ses poumons mais il ne se noie pas. La terre s’ouvre mais elle ne l’ensevelit pas. Le vent l’emporte mais ne le disperse pas. Et un matin… Le tronc se rouvre, et l’arbre de Sagesse demande à Hogl de l’accoucher. Louroulou s’enquiert de la santé d’Alef-Thau. Hogl répond que tout va bien. L’arbre s’adresse au manchot : il lui indique qu’au bout de sa natte Alef-Thau accrochera l’unique feuille de l’arbre, plus forte que le meilleur des aciers, plus coupante que la plus fine des épées. Puis dans une de ses branches, il taillera une jambe. Enfin l’arbre indique à Alef-Thau qu’il doit se rendre à Pourroucta, le dernier coin du monde. De là, le barquier le mènera à l’Endocentre… à condition qu’il soit le plus fort. Hogl a fini le récit des événements passés, et rappelle à Alef-Thau que ce dernier doit gagner !


D’une certaine manière le sort du héros s’améliore puisqu’il a récupéré, ou plutôt acquis une jambe à l’issue du tome un : il est passé de stade d‘enfant tronc à celui de prince manchot. Bien sûr, il n’est pas au bout de ses épreuves, et il va continuer à souffrir sous la plume du scénariste dont l’un des thèmes récurrents de ses récits est que le héros devient meilleur en surmontant des épreuves, de préférence traumatisantes. Il commence par souffler le chaud et le froid avec la scène introductive : avec maintenant deux jambes (dont une prothèse), le héros peut se battre physiquement, et son intelligence lui permet même de triompher de deux assaillants à la fois… mais cette victoire est de courte durée, puisque dès la page suivante il mord la poussière. Comme si ça ne suffisait pas, voilà que ce brave jeune homme au courage méritoire (d’autant plus au vu ses infirmités) passe un nouveau rite initiatique, en sacrifiant un œil en toute connaissance de cause, en plein consentement. La narration visuelle raconte posément ces moments. Alef-Thau rend inconscients les deux combattants grâce à un mouvement plausible : le lecteur se surprend à croire qu’un manchot peut avoir le dessus sur deux hommes valides. Le nouveau combattant prend le héros par surprise, et le lecteur se dit à la vue des cases qu’il en aurait été autrement si cette attaque s’était déroulée à la loyale. L’arbre de la Sagesse, partiellement humanisé avec une bouche et des yeux, devient également cohérent avec le monde de Mû-Dhara, ainsi que sa manière de prendre un œil.



Comme le premier tome, celui-ci se compose de cinq chapitres appelés des chants, intitulés : Le dernier coin du monde, Océan vivant, Trahison, L’éveil de la haine, Maremagnum. Dès le premier, le lecteur ressent que le scénariste se repose plus sur le dessinateur pour raconter l’histoire. Cela commence avec les affrontements, celui dans l’arène et celui dans les loges : la suite de cases montre les affrontements, sans commentaire sur les mouvements ou les attaques et les parades. Puis Jodorowsky accompagne d’une courte phrase la suite des cinq vignettes montrant le héros soumis aux flammes, à l’eau, à la terre, au vent, à la folie, laissant le ressenti du lecteur se développer face au dessin. Il se déroule un nouveau combat dans l’arène, là encore la narration séquentielle racontant à elle seule ce qui se passe, faisant apparaître la stratégie des deux adversaires. Ainsi l’artiste prend à sa charge le récit dans la majeure partie des séquences, souvent spectaculaires : Alef-Thau entraîné dans les flots, une attaque de drones sur une frêle embarcation, l’incroyable salle monumentale abritant la matrone et ses innombrables œufs disposés en cercles concentriques, l’action de Diamante pour s’emparer du sceptre matronal tenu par une main géante, le dessin en pleine page montrant la multitude de soldats d’Astral combattant les guerriers dhariens dans les montagnes de l’Endocentre, l’éclosion des œufs, l’inondation de l’Endocentre, etc. Arno a un peu épuré ses dessins, se focalisant sur les éléments structurants, pour une lisibilité immédiate et un impact accru.


Le dessinateur sait marier les éléments de genre littéraire différent : Heroic Fantasy, science-fiction. Il continue de développer visuellement le monde créé dans le premier tome, à la fois en maintenant la cohérence avec les éléments déjà présentés (les tenues vestimentaires, les races fantastiques, les accessoires technologiques), à la fois en montrant de nouveaux endroits, de nouvelles armes. L’amateur prend plaisir à voir comment l’artiste conçoit les cités : Pourroucta une citadelle en bord d’océan, l’Endocentre au milieu d’une île rocheuse. À détailler les créatures exotiques : Mirra et Louroulou compagnons présents dès le début, la matrone, le sorcier blanc, les trois gardiens de la main, etc. À examiner les éléments inattendus comme le sceptre matronal, le fauteuil volant d’Astral ou encore la boule auxiliaire dépêchée par le satellite natal de Diamante. Il peut à nouveau relever de ci de là l’influence graphique Mœbius dans une forme, ou dans un cadrage. Il se sent emporté par le souffle de l’aventure que la mise en scène apporte : le combat à main nue (sauf pour Alef-Thau qui n’en a pas) comme des gladiateurs, l’océan qui se soulève en gigantesques vagues s’unissant jusqu’à former un labyrinthe qualifié de cathédrales d’eau, le cheminement dans les souterrains, la nage hasardeuse dans des boyaux, l’attaque en règle de la citadelle fortifiée, les projections ectoplasmiques, etc.



La narration visuelle montre à l’évidence de nombreuses situations métaphoriques, des passages ritualistes. Le lecteur le voit bien et il comprend que cette aventure se prête à interprétation, ce qui lui fait dire que ce qui apparaît comme des facilités scénaristiques (le recours à la forme ectoplasmique du héros) ou comme des événements stéréotypés (les épreuves physiques) peuvent être reçus autrement qu’au premier degré. Il identifie facilement les références aux mythes : la perte d’un œil en échange de la sagesse (Odin), l’arbre de la sagesse (Yggdrasil), un bâton symbolique enchâssé dans une main (Excalibur et la Dame du Lac). Il voit bien qu’Alef-Thau se confronte à un destin établi à l’avance, Hogl ayant la vision de son futur, et à des prophéties (L’arbre de Sagesse lui intimant de se rendre à Pourroucta pour être pris en charge par le barquier). Il reconnaît également des éléments ésotériques classiques : lors de l’épreuve au sein de l’arbre de Sagesse, Alef-Thau est confronté d’abord aux flammes, puis l’océan, puis les entrailles de la terre, et enfin une tempête, c’est-à-dire les quatre éléments que sont l’air, le feu, la terre, l’eau. À l’évidence, il est possible d’envisager les tribulations du personnage principal autrement que comme une suite d’aventures dont les enchaînements peuvent sembler abrupts et même arbitraires.


En surface, Alef-Thau accomplit un voyage initiatique, qui le fait grandir, une suite d’épreuves pouvant évoquer le monomythe de Joseph Campbell (1904-1987) dans son ouvrage Le Héros aux mille et un visages (1949). En profondeur, le lecteur perçoit la spécificité de l’approche de Jodorowsky, qui va au-delà de l’importance de la souffrance pour transcender son caractère. Il retrouve son outrance : le héros commence son voyage, sans bras ni jambe. Ensuite il se confronte à des mythes existants et les dépasse avec une forme de nouvelle naissance : lorsqu’il est recraché de l’arbre de la Sagesse qui demande à Hogl de l’aider à accoucher, une seconde fois quand Alef-Thau est recraché par l’océan comme une expulsion du liquide matriciel. Il se produit d’ailleurs un écho quand Diamante, elle aussi, doit triompher d’une épreuve sous-marine. Le lecteur comprend également que le voyage du héros est d’ordre spirituel. Dans le premier tome, il avait dû trouver la solution à l’énigme posée par le ver géant : Quand est-ce que je ne peux pas te manger ? Ici, il doit résoudre une deuxième énigme posée les gardiens de la Main : Peux-tu nous dire dans quel cas la main t’empoigne sans te retenir ? Plutôt qu’à l’énigme du Sphinx à Œdipe, le lecteur songe à la tradition bouddhique du kōan, c’est-à-dire une question permettant de progresser vers l'éveil. De ce point de vue, le recours au corps astral peut s’envisager comme l’application de la sagesse acquise. Les phrases toutes faites (comme : Tout ce qui t’attaque vint de toi…, ou : Tu es allé avec de la haine… Tu as obtenu de la haine !! Ouvre ton cœur et devient le cœur du cœur…) agissent comme une formule de résonnance de la progression dans la compréhension du héros. La remarque de l’Immortel relative au monde des illusions dépasse le stade du cliché pour évoquer à nouveau cette spiritualité.


Au premier niveau, le lecteur apprécie cette aventure inventive à la narration visuelle d’une clarté et d’une évidence remarquable, rendant accessible toutes les situations les plus farfelues. En se faisant la réflexion que certaines péripéties semblent s’enchaîner à la va-comme-je-te-pousse, le lecteur prend simultanément conscience de leur forte teneur symbolique et initiatique : le héros effectue un voyage métaphorique bien singulier. Éveil de la conscience.



mardi 24 juin 2025

Dans les couloirs du Conseil constitutionnel

La Constitution prime sur la loi.


Ce tome constitue une présentation des différentes facettes du Conseil constitutionnel créé en 1958. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Marie Bardiaux-Vaïente pour le scénario, par Gally pour les dessins, et par cette dernière et Grinette pour les couleurs. Il comprend cent-neuf pages de bande dessinée.


Deux rue Montpensier dans le premier arrondissement de Paris, Marie & Gally passent les contrôles d’accès : scan des sacs et détection de métaux, pour entrer dans le bâtiment du Conseil constitutionnel. La première a des étoiles plein les yeux, la seconde se demande encore pourquoi elle a accepté, en reconnaissant toutefois le caractère exceptionnel de l’architecture du bâtiment. Elle demande à la scénariste à quoi sert le Conseil. Marie commence son exposé : Quand on se réfère au Conseil constitutionnel, on pense immédiatement à l’élection présidentielle. Tout le monde sait qu’il a un rôle à jouer dans la bonne tenue de cet événement majeur de la vie publique française. Mais dès son origine, cette institution créée en même temps que la Ve République avait d’autres motivations. Le 1er juin 1958, la IVe République se décompose littéralement. René Coty fait appel au général De Gaule pour former un gouvernement et réformer les institutions. Le général sollicite alors l’investiture de l’Assemblée nationale. […] Investi des pleins pouvoirs le 3 juin, il obtient des parlementaires de mettre en place une nouvelle constitution dans les six mois qui suivent.



Lors de son discours devant l’Assemblée nationale, le général De Gaulle déclare que le gouvernement qu’il va former moyennant la confiance des députés, saisira l’Assemblée sans délai d’un projet de réforme de la Constitution, de telle sorte que l’Assemblée nationale donne mandat au gouvernement d’élaborer, puis de proposer au pays par la voie du référendum, les changements indispensables. Le suffrage universel est la source de tout pouvoir. Le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif doivent être effectivement séparés de façon que le gouvernement et le parlement assument, chacun pour sa part et sous sa responsabilité, la plénitude de ses attributions. Le dernier garde des Sceaux de la IVe République est chargé d’établir un projet de constitution. Cet homme, c’est Michel Debré. Il établit qu’Un comité constitutionnel dégagé de toute attache, aura qualité pour apprécier si les lois votées sont conformes à la Constitution et si les élections diverses ont lieu régulièrement. De Gaulle lui précise que toute loi devra dorénavant respecter la norme suprême : la Constitution. Le projet de nouvelle constitution est soumis à référendum le 28 septembre. En outre-mer, la question posée comporte une double signification : les électeurs et électrices expriment aussi leur volonté de demeurer liés à la France sous une forme à déterminer. C’est un succès. 85,07% des votants approuvent la nouvelle constitution.


Le Conseil constitutionnel en bande dessinée ? Au moins, les autrices font preuve d’ambition pour rendre intelligible cette institution française au plus grand nombre. Pour cette œuvre pédagogique de vulgarisation, elles adoptent un dispositif narratif classique et éprouvé pour ce genre d’ouvrage : se mettre en scène sous forme d’avatar simplifié aux réactions parfois exagérées ce qui introduit une saveur humoristique, sans pour autant dénaturer le propos. Marie joue le rôle de bonne élève désireuse d’apprendre, disposant déjà des notions de base sur le sujet, respectueuse et même admiratrice de cette institution. Galy joue le rôle de mauvais élève : pas intéressée a priori, présentant quelques troubles de déficit de l’attention, facilement distraite par ce qui se passe autour d’elle, par les actions des uns et des autres. La narration visuelle happe de suite le lecteur, montrant beaucoup et de manière diversifiée. Réaliser un exposé en bande dessiné représente un défi narratif : il faut parvenir à dépasser la suite d’illustrations accolées à un texte copieux et didactique. Dans les premières pages, le lecteur suit les deux autrices : il passe le contrôle à l’entrée avec elles, il monte l’escalier et admire l’architecture, il assite au discours du général De Gaulle comme s’il visionnait un document d’archive, il se trouve dans le salon où se réunissent les onze membres originels pour la première fois, il se promène au milieu des colonnes de Buren, il assiste au discours de Camille Desmoulins, il voit les schémas plaçant les différentes ordres civil, pénal et administratif et leur organes, ou encore la pyramide des normes, dite de Kelsen.



L’utilisation de dispositifs visuels variés peut dans un premier temps apparaître comme un effort d’apporter de la diversité dans les cases. Le lecteur commence par l’envisager, et progressivement il prend conscience qu’ils apportent d’autres choses à la narration. Cela apparaît une évidence que les deux avatars se promènent dans les locaux du Conseil constitutionnel, permettant ainsi au lecteur de la visiter. Il peut trouver plaisant ou rigolo de bénéficier d’une vue imprenable sur l’installation Les deux plateaux (1986) de Daniel Buren (1938-), ou les Hommes de Bessines (réalisés en 1991) de l’artiste Fabrice Hyber crachant de l’eau par tous les orifices, de constater le moelleux des fauteuils, de faire le touriste avec les ruches sur le toit, treize cartouches de cuivre émaillées cloutées sur parquet de bois, la réparation du cadran d’une grande horloge murale par le secrétaire général lui-même, ou encore l’installation d’une boule à facettes géante pour la décoration hall en vue de fêter l’entrée dans la nouvelle année, etc. Les autrices font également un usage raisonné du décalage, que ce soit les regards enamourés de Marie pour l’institution, ses cœurs dans les yeux quand elles reçoivent des cadeaux (des produits marqués du sigle du Conseil), ou une irrésistible disposition de page singeant l’émission de jeux télévisuelle de l’Académie des neuf. Il se rend compte que ces éléments et ces détails rendent l’institution tangible et concrète dans sa matérialité bâtimentaire et fonctionnelle, administrative et humaine, son incarnation pragmatique.


En progressant dans l’ouvrage, le lecteur se prend à sourire des facéties de Marie et de Gally, chacune avec un trait de caractère appuyé, l’admiration sans borne pour l’une, le dilettantisme du cancre pour l’autre. Là encore, la direction d’actrices montre leurs réactions, parfois un peu appuyées, aux différentes étapes de leur visite, en particulier la chance de pouvoir ainsi explorer les locaux du 2 rue Montpensier, et les rencontres avec des hommes politiques de premier plan dans un contexte privilégié. Le lecteur peut éventuellement regretter une forme de consensualité dans la façon de les présenter, ou il peut l’envisager comme une forme de respect poli correspondant à la démarche de vulgarisation. Quoi qu’il en soit, ces moments participent également à montrer qu’il s’agit d’êtres humains comme les autres, une manière supplémentaire de faire s’incarner l’institution, des professionnels faisant leur travail, que ce soit l’apiculteur, le secrétaire général, et même les députés s’opposant à la loi sur l’I.V.G.



La scénariste a conçu une structure d’exposé qui mêle l’ordre chronologique et les questions thématiques. Elle commence par aborder l’historique de la création du Conseil constitutionnel à l’occasion de la création de la Ve République, puis sa composition, son rôle dans l’élection présidentielle, l’articulation entre Constitution française et Constitution européenne. Puis elle présente le développement du rôle du Conseil, en évoquant sa décision contre le ministère de l’Intérieur concernant la création d’une association de soutien à l’organisation La gauche prolétarienne en 1971, puis l’élargissement de la saisine du Conseil, initialement réservée aux présidents de la République, Premier ministre, ou président de l'une ou l'autre assemblée, qui est élargie avec la loi constitutionnelle du 29 octobre 1974, à soixante députés ou soixante sénateurs. Viennent ensuite le processus de la Question Prioritaire Constitutionnelle (QPC), l’intégration de la charte de l’Environnement à la Constitution, la conformité à la Constitution du régime de garde à vue, etc. Ces évolutions de fonctionnement sont présentées par le biais de cas concrets, comme la saisine par Cédric Herrou (agriculteur habitant dans la vallée de La Roya) qui a déposé une QPC devant la Cour de cassation qui l’a transmise au Conseil constitutionnel le neuf mai 2018, la décision de ce dernier donnant une portée juridique au principe de Fraternité, en l’occurrence la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national.


Parmi les autres missions réalisées par le Conseil constitutionnel, les autrices consacrent six pages à la décision I.V.G. : il répond sur le droit et non sur le sujet de l’I.V.G. Par ailleurs il s’appuie sur la notion de liberté, et plus précisément la liberté des femmes à disposer de leur corps. La dernière partie explique à quoi sert le Conseil pour l’élection présidentielle : il veille à la régularité de cette élection. Les deux autrices suivent le processus de détermination des candidats à l’issue de la période dite des parrainages, puis elles accompagnent, chacune de leur côté, un délégué du Conseil de constitutionnel pour les opérations de contrôle des bureaux de votes. Tout observer avant de se présenter aux assesseurs : le nombre de bulletins et tous les noms des candidates et candidats présents, l’affichage de la loi au mur, la présence des procès-verbaux à disposition du public, l’ordre des opérations de vote (c’est-à-dire qu’il faut mettre son bulletin dans l’urne, puis signer), la transparence de l’urne et ses cadenas qui confirment qu’elle bien fermée, l’accessibilité aux isoloirs, et la détention de chacun une clé par assesseur. Ce chapitre comprend une dizaine de cas d’entorse ayant donné lieu à l’annulation des votes du bureau concerné.


La promesse de visiter les couloirs d’une telle institution peut intimider a priori le lecteur. Il bénéficie de l’accompagnement de deux autrices bienveillantes, pédagogues et pleines d’entrain avec un humour bien dosé. Il se rend compte qu’avec de telles guides l’histoire et le rôle du Conseil constitutionnel se découvrent et s’apprennent aisément, deviennent passionnants et l’emmènent dans des situations inattendues aussi bien historiques (la loi sur l’I.V.G.), qu’artistiques (les colonnes de Buren), sociales (venir en aide à des personnes en situation irrégulière) et même anecdotiques (le miel du Conseil). Édifiant et indispensable.



lundi 23 juin 2025

Tremblez enfance Z46

Petit chat… J’ai besoin de trouver la sortie de ce labyrinthe…


Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2012. Il a été réalisé par emg pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-douze pages de bande dessinée, ou plutôt deux fois quarante-six pages.


La nuit, Hicham, un homme invisible dont la silhouette se devine grâce à une bandelette blanche enroulée autour de son corps est en train de dormir dans son lit, rêvant à un rondin de bois en train d’être coupé par une scie. Il rêve qu’il est en train de scier un rondin dans une grande plaine vallonée en montagne sur une table rudimentaire : un plateau de planches posés sur trois bûches. À quelques dizaines de mètres de là, une femme l’appelle par son prénom. Cette vision le tire de son sommeil et il se redresse sur son séant avec un nom sur les lèvres : Wassila ? Il se lève et va faire ses ablutions dans la salle de bains, un petit robot jaune humanoïde avec une tête conique lui tendant une serviette. Puis il passe dans la cuisine et téléphone à la femme de son rêve. Il lui dit que c’est étrange, que c’étaient les pentes du Djebel Rhaggar. Il commence une autre phrase : il espère… Mais la communication a coupé. Il se rend au travail où il est posté sur une chaîne, manipulant des cartons contenant des objets sphériques. Il fait un faux mouvement et trois objets tombent au sol. Deux robots papotent en le surveillant, et l’un des deux le hèle : Hé, la momie, du nerf. À la pause, Hicham rappelle Wassila. Il l’informe qu’il prend le train de 14h55. Il vient de téléphoner à l’AIKA. C’est maintenant ou jamais. Le passage dont on lui a parlé est proche de Bab-Sbaa, la porte des Lions. Il la rappellera vers 17 heures. Elle lui répond de l’appeler à l’hôtel Arcadia, elle va lui donner le numéro. Derrière lui, un autre robot lui rappelle que les pauses téléphone n’excède pas 5 minutes ! Le règlement ne s’applique pas qu’aux chiens.



À la fin de sa journée, Hicham court à l’extérieur et il hèle un taxi volant. Une fois assis il demande au robot conducteur si la gare n’est pas dans l’autre sens. Le robot lui répond de ne pas s’inquiéter, il a pris un détour raccourcissant. Arrivé à la gare, il se renseigne auprès d’un autre robot pour savoir si le train pour Villefrontière se trouve bien… La réponse sèche : Indiqué sur le panneau d’affichage, attention au coup de sifflet. L’homme monte à bord du train, qui part en même temps que plusieurs autres. Dans les haut-parleurs, une voix commente : Et c’est parti ! Trèèès bon départ de Général de Pommeau au quai n°2 – suivi par Speedy Crown au n°1 – et Rajah Quadrivalse qui s’arrache du paddock comme un coup de tonnerre ! Et déjà le premier obstacle, Darcy-en-Fenouil, franchi sans encombre par les trois attelages de tête… Ouille ! une chute sévère pour Silver Pistol voie n°5… Mélodie Antarctique qui s’échappe à la corde… Voilà le virage des Vents Couverts… Premiers décrochages quais n°7 et 8… Mais le train d’Hicham marque un arrêt à la gare : problème technique ! Un robot annonce : On fait demi-tour ! Le conducteur a été éjecté de son siège !


Quel étrange ouvrage, très déroutant. Déjà le titre : Tremblez enfance Z46… Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire. ? Puis les graphismes : mis à part Hicham, chaque élément est représenté par un assemblage de formes géométriques : traits bien droits, cercles et ellipses, avec une netteté très aseptisée, stérile et sèche. Le lecteur se dit qu’il apparaît une vague irrégularité dans le vallonnement de l’alpage, puis il regarde les espèces de cubes flottant en arrière-plan avec une forme irrégulière sur le devant, se rendant compte que cela doit figurer des moutons. Retour à l’appartement d’Hicham : tout est toujours aussi géométrique et conceptuel. La mise en couleurs est faite sur la base d’aplats bien propres, sans déclinaison en nuances, sans ombres. L’ambiance lumineuse dégage une artificialité intense. Le petit robot porteur de serviette dans la salle de bains suit le personnage dans la cuisine et semble l’observer immobile alors qu’Hicham téléphone, comme un animal de compagnie. L’incongruité de la scène de travail saute aux yeux du lecteur : un être humain invisible dont la présence est marquée par des bandelettes horizontales autour de son corps, non jointives, surveillé par deux robots qui papotent. Que dire des autres bizarreries : des phylactères en trois dimensions, un clocher miniature qui semble flotter dans l’air au-dessus de la voiture volante, une onomatopée BANG en trois dimensions pour donner le départ des trains, Tintin & Milou sur le quai de la gare, etc.



Pour autant, la trame de l’intrigue apparaît clairement : Hicham a décidé de rejoindre Wassila, peut-être sa bien-aimée, peut-être un être très cher de sa famille, et pour cela il doit atteindre le point de passage, ce qui donne lieu à quelques péripéties comme prendre le métreau (une variante du métro où l’on se déplace avec les poissons sous l’eau), se faire faire un formulaire PP451 (purification Polaroïd), s’en remettre aux mains des passeurs pour atteindre le point de franchissement. Et… Et le récit abandonne Hicham pour passer à Wassila. Dans un premier temps le lecteur se trouve décontenancé, comme si la trame narrative présentait des bizarreries, des solutions de continuité dans l’enchaînement des causes à effets, voire une inversion temporelle. S’il n’y a pas encore prêté attention, son œil finit par être attiré par la numérotation en bas de page, pas si facilement déchiffrable. Il finit par remarquer qu’elle se déroule à rebours. Il revient en arrière, au début : la première planche porte bien le numéro Un, puis la deuxième Deux, et ainsi de suite… Jusqu’à ce qu’il arrive à la planche quarante-six, et celle en vis-à-vis est également numérotée quarante-six. Soit il termine la lecture de cette deuxième partie numérotée à rebours, soit il teste de lire la bande dessinée à partir de la dernière page (numérotée Un), jusqu’à celle numérotée quarante-six, située en milieu d’ouvrage. Il comprend alors le dispositif narratif : dans le sens de lecture occidental (de gauche à droite) il découvre la journée d’Hicham dans l’ordre chronologique, dans le sens inverse (de droite à gauche depuis la quatrième de couverture) il découvre la journée de Wassila dans l’ordre chronologique. Il en déduit que c’est la bonne méthode de lecture, jusqu’à ce que les deux personnages se retrouvent de part et d’autre de la porte du passage, en page quarante-six dans un sens, et quarante-six de l’autre.


Au départ, l’immersion dans la lecture peut nécessiter un temps d’adaptation plus ou moins important, que ce soit pour le choix esthétique très fort, ou pour les choix de représentation. D’un autre côté, la lecture se révèle facile : une case par page, quarante-six pages muettes (sauf une ou deux onomatopées), c’est-à-dire la moitié de la pagination, un fil conducteur clair, c’est-à-dire le chemin à parcourir pour les retrouvailles. Sous réserve que les formes géométriques et les couleurs ne provoquent pas un rejet esthétique, le lecteur tombe vite sous le charme de la bizarrerie poétique : un individu inexistant sauf par les bandelettes, une course de train avec un commentateur enjoué, la superbe trouvaille du métreau (Hicham s’enfonce dans le flux d’une rivière, se retrouve sur un quai, voyage avec un requin, la prise de photographie qui tue, des motifs récurrents de damiers aux couleurs criardes, des motifs de briques parfois flottantes, les onomatopées en 3D, un taxi avec des petits taxis autour de lui, la cheminée d’un bateau qui émet de petits nuages de fumée dont chacun est composé des sigles CO2, etc. C’est un monde à la fois artificiel, fabriqué de toute pièce, comme construit avec un logiciel infographique des années 1980, et à la fois une interprétation décalée de la réalité entre anticipation (voitures volantes), rétrofuturisme (il n’y a pas de téléphone portable) et fantastique (Hicham respire sous l’eau).



C’est aussi une lecture très étrange car le lecteur s’investit de manière conséquente dans la première partie, à la fois pour s’adapter aux graphismes et à la narration, et lit la deuxième partie de manière plus rapide car elle comprend moins d’informations, et certaines sont redondantes par rapport à la première. Finalement, il s’agit d’un individu qui souhaite retrouver une personne aimée. Le lecteur ne sait rien des circonstances qui les ont séparées. C’est aussi une fable sur l’immigration, avec Hicham réduit à l’état de quantité négligeable, de sous-citoyen par des encadrants robots, Wassila ne bénéficiant pas de plus considération. C’est avant tout une véritable aventure de lecture. À chaque élément visuel, le lecteur s’interroge sur son sens, sur sa contrepartie dans le monde réel, sur ce que dit la manière dont il a été déformé, réinterprété par l’auteur, sur ce que ces déformations induisent comme modification dans le rapport entre l’individu et cet élément de son environnement, faisant ainsi apparaître des liens cachés, une nouvelle façon de les considérer.


L’aventure visuelle s’avère beaucoup plus riche que ces décalages induit par la représentation réimaginée. L’artiste met à profit la connaissance du langage BD et de ses conventions par le lecteur : à commencer par cette scie coupant du bois pour figurer le son du ronflement, ou aussi le principe d’onomatopée et de phylactère, et encore le principe d’évocation de la silhouette humaine, reconnaissable et identifiable, même sous la forme de bandelettes, ou d’une construction de petits traits secs pour les passeurs. L’invention visuelle prend différentes formes : l’avancée réciproque des trains sous forme de course hippique, le principe de métro dans le flux d’une rivière, et les similitudes purement visuelles (le rondin et la scie pour le ronflement ou le sommeil, similaire au rondin scié par Hicham). Ces jeux visuels amènent le lecteur à s’interroger sur ce qui est signifiant dans ce qui est représenté, ce qui importe à l’intrigue, par opposition à ce qui ne sert que d’éléments de décors sans incidence sur le récit… mais pas sans incidence sur son ressenti. Il remarque que l’auteur joue également avec le rapport entre signifiant et signifié : par exemple un panneau de signalisation routière incompréhensible (un cercle au milieu d’un panneau triangulaire d’avertissement). Il relève aussi de subtiles correspondances entre l’histoire d’Hicham et celle de Wassila, au-delà des deux facettes de la même histoire, comme ce requin observé par un passager du bateau sur lequel se trouve Wassila, qui renvoie au requin qui se trouve derrière Hicham dans le métreau.


Quelle étrange lecture : une forme de dessins géométriques, une retranscription de la réalité décalée entre l’anticipation et le surréalisme, avec une touche de fantastique et d’onirisme. L’histoire d’un homme qui veut rejoindre son être aimé, puis d’une femme cheminant elle aussi vers cet homme. Un monde similaire à la réalité avec des environnements et des individus réinterprétés, entre immigration et déconsidération par des robots, interrogations sur ce qui fait signal et ce qui constitue du bruit, entre le signifiant et le signifié. Singulier.



jeudi 19 juin 2025

Complainte des landes perdues - Cycle 1 - Tome 4 - Kyle of Klanach

Ils emportent avec eux les mots sacrés le langage des grands anciens !


Ce tome est le dernier d’une tétralogie qui constitue le troisième cycle de la série de La complainte des landes perdues, les autres cycles étant parus après celui-ci. Il fait suite à Complainte des landes perdues - Cycle 1 - Tome 3 - Dame Gerfaut (1996). Son édition originale date de 1998. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Grzegorz Rosiński pour les dessins et Graza (Grażyna Fołtyn-Kasprzak) pour les couleurs. Il comprend cinquante-quatre planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle I Les sorcières (dessiné par Béatrice Tillier) a débuté en 2015, celle du cycle II Les chevaliers du Pardon (dessiné par Philippe Delaby) en 2004, et celle du cycle IV Les Sudenne (dessiné par Paul Teng) en 2021.


Il y a de cela trois jours. Elle est morte sans souffrir… Sioban, fille de Wulff, le loup blanc des Sudenne. Comme le veut la tradition, c’est de nuit que l’on porta son corps vers le bûcher. C’est là que se tient Lady O’Mara, sa mère. C’est à elle que revient l’honneur d’allumer le brasier. Lady O’Mara au visage fermé, qui ne pleure pas. Qui peut deviner aussi ?… Que c’est elle… elle qui a tué sa fille ! C’est sa main qui a tendu le poison. La main d’une mère. Seamus le sait, il était présent ! Tous attendent à présent. Qu’elle jette sa torche, que les flammes du bûcher montent au ciel, jusqu’à dévorer la Lune… Dame Gerfaut et son fils resteront à l’écart. Cette mort, ils ne l’ont pas voulue. Mais ils ne peuvent empêcher la foule de murmurer sur leur passage. Un murmure qui ira s’amplifiant quand… Lady O’Mara abaisse sa torche vers le sol, étouffant les flammes de celle-ci. Le geste est grave ! En refusant d’allumer le bûcher, elle condamne sa fille à rester exposée aux éléments, neige, froid, oiseaux de proie. Mort ignominieuse où l’âme enchainée au corps reste souillée à jamais ! Le voyage vers le pays des dieux est donc refusé à Sioban, fille des Sudenne ! À la grande stupeur de la foule. Comment comprendre ce geste ? Il y a tant d’événements qui ont marqué le mariage de Sioban et du prince Gerfaut !



La cérémonie de mariage entre Sioban et le prince Gerfaut. Le prêtre élève la coupe et prononce les paroles rituelles : Des dieux aux humains, jamais la ligne ne se brisera. L’assemblée répète la phrase. L’officiant continue : Que la fidélité de Sioban soit la fidélité du prince Gerfaut, que la fidélité du prince Gerfaut soit la fidélité de Sioban. Que le sang de l’un devienne le sang de l’autre. Sous le regard satisfait de Dame Gerfaut, Sioban entaille son doigt et laisse quelques gouttes de sang tomber dans la coupe. Dans la pénombre d’un couloir en retrait, Lady O’Mara observe la cérémonie, et elle explique à Seamus que sa propre fille ne l’a pas invitée. C’est au tour du prince Gerfaut de devoir verser quelques gouttes de sang, mais il n’en a pas le courage. Excédée, sa mère s’avance et lui entaille elle-même le doigt, en clamant : Que Sioban et le prince Gerfaut ne forment plus qu’un même sang ! Enfin, la mariée relève son voile et embrasse son époux… pendant que le mélange de sangs fait des bulles.


Dès le premier tome, le lecteur avait pu apprécier le rythme de déroulement de l’intrigue : rapide et sans temps mort. Le scénariste le prend encore de vitesse en annonçant dès la première page la mort du personnage principal qui donne son nom à ce cycle : Sioban. Puis en planche trois, retour en arrière pour reprendre le récit dans le sens chronologique, avec la cérémonie de mariage. Avec cette structure, l’attente du lecteur s’en trouve modifiée : il sait que tout se termine mal, et que le mal va triompher, il reste juste à découvrir comment. Ainsi l’auteur a déplacé le centre d’intérêt de la lecture : il ne s’agit plus de découvrir la fin puisqu’elle est déjà montrée et donc connue. Il sent la modification d’état d’esprit qui se produit en lui : il n’entretient plus aucun espoir, ou illusion, dans une possible rédemption pour Dame Gerfaut, ou même pour son fils. Il se doute bien que d’autres personnages du clan des Sudenne ou parmi leurs alliés devront payer le prix. S’il a consulté la quatrième de couverture et sa présentation des quatre cycles, il se dit que peut-être que le destin de cette famille sera poursuivi dans le cycle quatre intitulé : Les Sudenne. De fait, les auteurs mènent à bien l’enjeu pour Dame Gerfaut de rapprocher à nouveau sa branche de la famille avec celle principale des Sudenne, et ils concluent sur une situation stabilisée constituant un dénouement satisfaisant, tout en laissant la possibilité de nouveaux développements.



Outre l’envie de connaître la fin, le lecteur revient également pour les dessins, certains de découvrir des moments saisissants, avec cette saveur inimitable donnée par la personnalité graphique de Rosiński. Ce dernier ne se fait pas prier, et le scénariste sait créer des moments mettant en valeur les forces visuelles de l’artiste. Par voie de conséquence, certains visuels peuvent se ressentir comme un écho de la série Thorgal : une procession progressant de nuit entre deux rangs bien fournis de sujets, une cérémonie dans la grande salle d’un château éclairée par des torches, un banquet, les murs de pierre et les escaliers froids, la lande, la côte déchiquetée, le cachot, la brume s’établissant sur la lande, etc. Comme dans les précédents tomes, le lecteur apprécie la complémentarité entre les dessins et la mise en couleurs, Graza étant également la coloriste de la série Thorgal depuis le tome dix-neuf, paru en 1993. Outre les scènes nocturnes, la grisaille suintante des pierres et l’augmentation de la couleur orange dans les moments de tension, il sent sa sensibilité gagner en intensité avec les magnifiques couleurs du feuillage de l’arbre de Vérité ressortant sur la pâle verdure du milieu naturel, la lumière inquiétante des torches dans les souterrains inondés annonçant que les poursuivants se rapprochent, la teinte rosée de la brume flottant sur les landes perdues pour une ambiance onirique de toute beauté.


La narration visuelle de Rosiński emmène le lecteur dans les actions les plus inattendues avec une fluidité et une évidence remarquables : Dame Gerfaut qui prend les choses en main pour faire saigner son incapable de fils (quel regard à la fois méprisant et excédé), le cuisinier maître Lam à la fois fier de sa tourte, à la fois en proie au doute pernicieux sur ce qu’il a fait, l’approche de Blackmore faisant crisser son sabot de bouc sur le sol (sinistre), Dame Gerfaut fouettant son fils à terre pour le punir, l’armée marchant sur la lande avec Varlan à sa tête, les petites bestioles noires (des schlimrocks) s’éparpillant en tous sens (immonde), la séquence d’allégeance de Sioban s’agenouillant à terre (ignoble), la mort d’un personnage transpercé de flèches le clouant littéralement contre une porte en bois (transperçant). Le lecteur retrouve la méchante vraiment méchante : Dame Gerfaut. Le dessinateur s’en donne à cœur joie pour rendre son apparence sinistre et inquiétante, la reine-mère de Blanche Neige en moins théâtral et plus macabre. Son comportement ne comprend rien qui puisse laisser supposer une qualité morale insoupçonnée, mais quand même elle ne méritait pas une telle fin, et le lecteur éprouve une once de culpabilité en la voyant mourir ainsi.



Dans le troisième tome, le scénariste avait mené loin la perversité incarnée dans le projet de Dame Gerfaut pour son fils et pour Sioban. D’un côté, le récit restait dans une dichotomie où le bien est opposé au mal ; d’un autre côté, les personnages s’interrogeaient pour savoir si le mal est cœur de l’amour et réciproquement. Le scénariste semblait impliquer à la fois une forme de pratique incestueuse liant les deux familles dominantes, et un principe de Yin et de Yang, deux catégories complémentaires et opposées. Ce quatrième tome semble suivre une voie toute tracée comme le premier : un dénouement selon un déroulement le plus classique possible où les bons reprennent l’avantage et triomphent totalement des méchants. Un récit simple et efficace, un peu basique.


Pour autant les auteurs intègrent des situations de nature adulte, que ce soit par le rapport entre les êtres humains, ou par la cruauté des événements. Il y a un prix à payer pour les bons : Kyle of Klanach passe par une terrible séance de torture, l’un d’eux trouve une mort sans panache, et un des méchants meurt dans des conditions tout aussi minables. La présence de deux forces complémentaires et opposées continue de se faire sentir, peut-être de manière plus subtile. Le thème de la famille puissante et incestueuse semble s’être effacé, tout du moins jusqu’à ce que Sioban retourne à proximité immédiate des restes de la dépouille de son père Wulff loup blanc. Il se produit alors un phénomène (avec le petit ver rouge) en sens inverse de celui auquel le lecteur avait déjà assisté, matérialisant la forme d’emprise que les enfants subissent de leur père quand bien même celle-ci est bienveillante. En y regardant de plus près, le lecteur rapproche cette influence de celle que le petit frère exerce cette fois-ci sur sa grande sœur Sioban, comme si l’influence s’exerçait du plus jeune vers le plus âgé, inversant le sens habituel, celui qui a causé le plus de malheur dans la famille des Sudenne. Cette influence vient compléter un autre événement troublant : les petites créatures noires emportant avec elles les mots sacrés, le langage des grands anciens. En en étant ainsi dépossédée, Sioban acquiert une plus grande indépendance vis-à-vis de son père et de sa famille, interprétation qui se trouve confortée par les déclarations du cadavre de son père, ce dernier concluant par : Que disparaissent les rancœurs, la haine, la jalousie, que disparaissent les légendes anciennes. Se couper ainsi de ses ascendants avec leur bénédiction permet à la jeune femme de se libérer des répercussions des actions passées des précédentes générations de sa famille, d’envisager un avenir où elle n’est pas condamnée à reproduire les erreurs du passé.


Une fin en bonne et due forme, suivant un déroulement classique, et le bien gagne contre le mal… La narration visuelle s’avère de haute volée, que ce soit pour les ambiances, les moments mémorables, et la manière de raconter qui immerge le lecteur alors convaincu de la plausibilité des événements qui surviennent aussi fantastiques soient-ils. Comme dans les tomes précédents, il prend progressivement conscience d’un autre niveau de lecture, aussi bien le principe de deux forces complémentaires et opposées et la dynamique qui en découle, et des éventualités psychanalytiques. Troublant.



mercredi 18 juin 2025

La dernière reine

Les forêts sont devenues trop petites pour la liberté.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Jean-Marc Rochette pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend deux-cent-trente-quatre pages de bande dessinée. Il s’inscrit dans une trilogie thématique après Ailefroide: Altitude 3954 (2018) avec Olivier Bocquet pour le scénario, puis Le loup (2019) avec Isabelle Merlet pour les couleurs.


Grenoble, prison Saint-Joseph, quatre heures du matin : trois gardiens accompagnent un responsable jusqu’à la cellule d’Édouard Roux. À l’extérieur dans la cour, la guillotine attend, prête. Un garde fait jouer la serrure de la cellule, l’officiel en costume entre et annonce au prisonnier que sa demande de grâce a été rejetée. En 1898 dans les montagnes enneigées du Vercors, un villageois avance laborieusement et annonce : Ils ont tué l’ours ! Alors qu’il approche d’autres villageois, il complète : C’est le berger Tolozan qui l’a tué ! Et il précise : À la grande cabane. Bientôt arrive un groupe de quatre hommes : le premier tenant la longe du cheval qui tire le traîneau de fortune sur lequel se trouve le cadavre d’un ours, avec trois chasseurs autour. Le petit groupe redescend vers le village. Il passe devant quatre enfants. L’un d’eux, roux, estime que c’est une belle horreur que de tuer une telle bête. Un autre, un peu plus grand, le raille, répliquant qu’il est bien comme sa mère, toujours dans les forêts et les montagnes à manger de l’herbe. Il se fait plus méchant en disant qu’elle couche avec les loups et avec les ours, et que d’ailleurs si Édouard est roux et qu’il n’a pas de père, c’est sûr et certain qu’il est le fils de l’ours. Les trois enfants reprennent en chœur cette moquerie : Fils de l’ours, en pointant Édouard du doigt. Celui-ci ne se laisse pas faire et prend un bâton pour frapper le plus grand.



Un gendarme intervient, intimant à Édouard de s’arrêter, et en lui administrant une baffe bien sentie. Il ajoute que le garçon va séjourner au cachot en attendant que sa mère vienne le chercher. Marie Roux vient récupérer son fils, et le gendarme lui prédit que son fils, un vaurien, finira au bagne ou à l’échafaud. La mère et le fils regagnent silencieusement leur maison à l’écart du village. Marie conseille à son fils de faire attention, car les gens sont méchants. Méchants et cruels. Bien plus que les bêtes de la forêt. Il faut s’en méfier comme de la peste et les fuir ; ils ont le diable en eux. Sur la place du village, les enfants jettent des boules de neige sur le cadavre de l’ours. Cent mille ans avant Jésus Christ, dans la même région du Vercors : un aigle plane haut dans le ciel. Deux oursons observent leur mère : elle est en train de pêcher dans le cours d’eau, et elle parvient à attraper un poisson. Suivie par ses deux petits, elle regagne la prairie pentue. En pleine nuit, le hurlement des loups se fait entendre : une meute comptant une dizaine d’individus. L’ourse gronde contre eux, ses deux oursons se demandant ce qui va se passer. Les loups passent à l’attaque.


C’est un énorme plaisir que de retrouver cet artiste dans un récit naturaliste : la dernière ourse du Vercors. C’est une surprise totale que de découvrir la nature du récit : celui-ci s’avère beaucoup plus fourni qu’une simple ode à un animal sauvage. Oui, l’ours est mis en valeur : en particulier par la mise en perspective de sa présence dans cette région du Vercors. Pour commencer la mort du dernier ours, du dernier roi en 1898. Puis un retour dans des temps reculés cent mille ans avant Jésus Christ pour la réalité sans pitié du règne animal avec une ourse et ses oursons contre une meute de loups. Puis trente mille ans avant Jésus Christ, toujours dans la même région, avec une expérience mystique et un chaman qui énonce que : Le soir où mourra la dernière reine, alors ce sera le début du temps des ténèbres. L’an mil : la traque à l’ours et la sorcière. L’an 1338 et la condamnation d’un animal pour ses crimes, avec comme peine d’être pendue puis brûlée, pratique authentique quand les animaux étaient tenus pour responsables de leurs actes, et jugés comme les êtres humains. La narration visuelle fait des miracles pour donner vie aux animaux en général, et à l’ours en particulier, sans anthropomorphisme ou personnification, en restituant leur caractère sauvage. Le lecteur se retrouve à la fois sous le charme, à la fois habité par un respect teinté de peur devant ces êtres vivants proches d’incarner des forces de la nature, avec des couleurs sombres soulignant un environnement naturel et indifférent.



Le début du récit annonce clairement sa résolution, et le sort du personnage principal, enfin du rôle principal pour un être humain. Le lecteur suit donc Édouard Roux de 1898, alors qu’il a dix ans (il énonce être né le premier février 1888), jusqu’à son destin final. Au cours de son existence, il commence par être un enfant élevé par sa mère dans un environnement naturel, à l’écart du village, puis une gueule cassée à l’issue de la première guerre mondiale, et puis le compagnon d’une artiste sculptrice. Le récit s’avère indissociable de cet homme, avec un degré d’intrication que seul une narration organique peut atteindre. À l’évidence s’il a lu Ailfroide, le lecteur peut déceler des éléments autobiographiques : le visage abimé (certes moins gravement pour Rochette), la vie dans les montagnes, la profession d’artiste, l’admiration pour le peintre Chaïm Soutine (1894-1943) et son tableau Le bœuf écorché (1925), et une forme de misanthropie assumée. Toutefois la narration va bien au-delà d’une simple projection de son auteur. Le lecteur ressent à chaque page la cohérence et le caractère intime de la narration. Il découvre chaque page sans plus s’attacher aux caractéristiques des dessins ou aux plans de prise de vue, se retrouvant habité par le tout. Il fait l’expérience d’une expression totale, d’une sincérité et d’une honnêteté extraordinaires. L’auteur vit ce qu’il raconte au plus profond de lui, l’exprime avec une clarté rayonnante, transformant chaque case, chaque séquence, chaque réplique, chaque geste en une évidence.


Cette qualité narrative irradie de chaque planche. Le lecteur peut aussi très bien prendre du recul, avec un point de vue plus analytique. Il retrouve toutes les qualités de l’art de Jean-Marc Rochette. Il utilise des traits encrés ou peints assez épais, des petits traits pour apporter des textures, des ombres portées : s’il lui prend l’envie de s’attarder sur une case et la manière dont les individus et les décors sont représentés, le lecteur peut y voir des dessins un peu grossiers, manquant de finitions précises. Dès que son regard passe à la case suivante, la magie opère à nouveau : les sensations sont là, l’impression est d’une justesse incroyable, tant pour la situation en elle-même, que pour les émotions qu’elle dégage, des impressions d’une justesse pénétrante. Oui, des ombres qui s’avancent jusqu’à la cellule où attend le condamné, cela constitue une scène déjà vue de nombreuses fois, mais pas avec cette saveur particulière d’une nuit tranquille et silencieuse, d’individus jouant leur rôle respectif avec acceptation, même s’il leur répugne, ils accomplissent leur devoir en adultes. Oui, une meute de loups qui s’en prend à une ourse et ses petits, c’est une scène animalière classique et les dessins tirent profit d’une nuit sans lune, d’une obscurité masquant les détails, d’une neige uniforme, et pourtant le lecteur se retrouve partagé entre une scène de la cruauté implacable de la vie entre prédateurs et une envie irrépressible d’y projeter des sentiments humains. Chaque scène peut se regarder avec détachement : on y retrouve les outils narratifs classiques, jusqu’aux têtes qui parlent en alternance de champ et contrechamp, et pourtant à chaque fois la magie opère et la narration visuelle emporte le lecteur.



Au travers de la situation d’Édouard Roux et du sort de la dernière reine, l’auteur aborde de nombreux thèmes nourrissant cette œuvre d’une grande richesse. Il met en perspective la présence des ours au sein du Vercors, dans un temps long, en partant de cent mille ans dans le passé, jusqu’au début du vingtième siècle, ce qui relativise drastiquement l’action de l’être humain, ainsi que sa relation avec le règne animal et naturel. Ainsi initié ce thème revient régulièrement et se développe de manière organique au gré des séjours du personnage dans le Vercors, parfois accompagné de Jeanne Sauvage. Ainsi, il établit le constat que les forêts sont devenues trop petites pour la liberté, que certaines sont transformées en zone de sylviculture en particulier pour les sapins destinés à être de futures planches, ce qui ne constitue pas une vraie forêt. La fragilité des zones naturelles cède sous le comportement de dévoration, d’ogre de l’être humain. Les hommes tuent la magie.


Le parcours de vie du soldat Roux met en scène l’horreur des tranchées, la responsabilité des chefs de guerre (il est dit de Clémenceau que son rôle est de faire couler le sang des autres), le stress post traumatique d’être défiguré au front sur le champ de bataille. Sa vie s’en trouve irrémédiablement gâchée, puisqu’il est condamné à vivre littéralement avec sac sur la tête pour cacher son visage ravagé au reste de ses semblables. Sa pension apparaît dérisoire au regard d’un tel traumatisme qui constitue une condamnation à vie pour avoir défendu sa patrie comme il lui était ordonné. La cruauté inouïe de ce sort ressort à chaque instant de manière flagrante en compagnie des hommes et des femmes mal à l’aide en sa présence dans un réflexe automatique irrépressible, sans même parler de la souffrance physique continue.



La sollicitude et la compassion de Jeanne Sauvage n’en rayonnent que d’autant plus. Édouard entre en contact avec elle sur la recommandation d’une autre gueule cassée, car elle confectionne des masques ressemblant à de la chair pour redonner apparence humaine à ces visages massacrés. L’auteur s’est inspiré de Jane Poupelet (1874–1932), artiste réalisant des sculptures animalières et des nus féminins, engagée auprès de la Croix-Rouge américaine, et modelant des masques (moulés à la cire sur les visages, remodelés, tirés en cuivre et ornés d'émail peint) à partir de photographies. Elle fréquente un milieu artistique parisien, à Montmartre, plus précisément au Lapin Agile, propriété de Aristide Bruant (1851-1925, chansonnier, écrivain). C’est en l’accompagnant que Roux finit par faire la connaissance de Soutine en lui livrant la carcasse qui servira de modèle pour le Bœuf écorché. Ces artistes évoquent également Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique (1910) de Roland Dorgelès (1885-1973, un tableau peint par la queue d’un âne), la Fontaine (1917) de Marcel Duchamp (1887-1968, peintre, plasticien). Cette évolution de l’art fait dire à un des artistes présents que : Dans cinquante ans tout deviendra de l’art, de la pissotière à la canule, avec comme seul arbitre des élégances, le pognon, les banquiers feront marcher les artistes à la baguette, comme les ours de foire. Le lecteur ressent ce jugement de valeur comme étant celui de l’auteur. Cette appréciation se trouve renforcée en découvrant l’escroquerie que le galeriste Orloff commet aux dépens de Jeanne Sauvage, à la fois un individu sans moral grugeant une artiste, à la fois abusant du pouvoir que lui donne sa position sur une personne plus faible. Le lecteur découvre également la profession de foi de l’auteur en tant qu’artiste : L’art n’est rien s’il ne force le réel.


Ce dernier tome de cette trilogie thématique pulvérise en richesse et en qualité les deux précédents, déjà extraordinaires. Le lecteur ressent l’expression pleine et entière, directe et puissante de son créateur, tant au travers de la narration graphique que du récit et des thèmes abordés. Le lecteur prend le parti d’Édouard Roux sans aucune réserve, et il se trouver percuté de plein fouet par le sort que lui réserve la société, les bonnes gens. Éprouvant et salutaire.