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jeudi 27 février 2025

Djinn T13 Kim Nelson

On n’offre que ce que l’on possède. Vous ne m’avez jamais possédée.


Ce tome fait suite à Djinn - Tome 12 - Un honneur retrouvé (2014) qu’il faut avoir lu avant. Il s’agit d’une série qui compte treize tomes et trois hors-série. C’est le dernier tome de la série et également le dernier tome du cycle India, composé de quatre albums. Sa parution originale date de 2016. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario et par Ana Miralles pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page rédigée par Dufaux, évoquant sa collaboration avec Miralles, l’énergie nécessaire pour mener à bien un tel projet sur quinze ans, la sensualité de djinn, la distorsion du temps, l’enchantement des contes.


Mister Prim est installé dans une belle demeure à un étage avec des combles, et un beau jardin. Il rédige des notes au stylo-plume dans un carnet. Il note : Les vertiges du temps. Les jeux de miroir qui accompagnent tout vie, et qui créent nos pauvres illusions. C’est de cela qu’il veut parler. Son nom est Prim. Mr Prim. Et il est le secrétaire de son altesse la rani d’Eschnapur, Saru Rakti, proche parente des Cooch Behar. La rani lui a confié une mission. Et pendant longtemps, il a cherché une femme du nom de Kim Nelson. On lui avait signalé sa présence à Istanbul, mais la chance ne fut pas au rendez-vous. Ils se sont manqués de peu. Mais finalement, à force de persévérance et aidé par un allié inattendu, il a fini par la rencontrer. Elle a bien voulu l’écouter. Il a réussi à la convaincre de le suivre. Et c’est ainsi qu’il l’a menée jusqu’aux portes du palais d’Eschnapur. Dès leur arrivée, il l’a prévenue, il se doutait que ce qui allait suivre ne serait pas facile pour elle. Mister Prim et Kim Nelson descendent de la voiture et il lui dit qu’elle doit s’attendre à quelques surprises. Elle se tourne vers l’escalier et elle en voit descendre Ebu Sarki. Prim explique que sans l’aide de Sarki qu’il a rencontré à Istanbul, il ne serait jamais parvenu à la retrouver. Il ajoute que M. Sarki semble bénéficier de moyens qui dépassent ses pauvres compétences. Kim rétorque sèchement qu’elle les connaît ces moyens… et ils sont pour la plupart en dehors des lois, de toute morale. Sarki répond du tac au tac en lui demandant s’il doit rappeler que la femme qui a accepté le rite des trente clochettes ne s’embarrasse pas de morale.



Mister Prim évite de s’engager dans cette conversation et il les invite à le suivre. Ils traversent l’ancienne salle des fêtes, tout en concédant qu’il craint que ces fêtes ne soient plus qu’un souvenir. En passant par la salle en piteux état, Kim Nelson remarque un tableau au mur : un beau portrait de l’ancien maharadjah d’Eschnapur, le frère de sa majesté la rani. Il pointe sa belle prestance et répond à la question de la jeune femme en indiquant qu’un accident a mis fin à ses jours. Une jeune voix s’élève pour rectifier que ce n’était pas un accident. Une jeune adolescente indique que son frère a choisi la mort parce sa vie était rongée par un remords inutile. Un poison, une malédiction jetée à leur famille par un fou de Dieu. Elle se présente : son nom est Saru Rakti, elle ajoute qu’elle est heureuse d’accueillir Kim à Eschnapur. Elle comprend que Kim soit décontenancée par son apparence et elle propose que Kim se rende à sa chambre, en l’invitant pour le thé à cinq heures.


Le lecteur entame ce dernier tome avec une émotion à laquelle il ne s’attendait pas forcément. Le titre l’annonce explicitement : il est consacré à Kim Nelson, effectivement moins présente dans le tome précédent. Il se rend compte que son impatience s’exerce aussi bien pour l’intrigue que pour les dessins. Encore que pour la première, la situation apparaisse à la fois très prévisible, et bien impossible à anticiper. Kim Nelson arrive à destination : l’ancien royaume d’Eschnapur. Le lecteur sait qu’elle va y retrouver la rani Saru Rakti du fait de sa malédiction et que Kim Nelson l’aidera… avec succès ou non, ça reste à voir. Ainsi il découvre le dénouement de l’intrigue spécifique à ce troisième cycle. Il retrouve cette femme âgée, à l’apparence d’enfant, ou de très jeune adolescente. Il se rend compte que l’artiste lui confère une étrangeté de manière subtile : le langage corporel de cet individu à la constitution et à l’apparence très jeune correspond à celui d’un adulte d’un certain âge : très posé, des gestes mesurés, une conscience de la dignité de ses postures, et bien sûr une tenue vestimentaire correspondant à une femme installée dans la société. Le lecteur prend d’ailleurs le temps de considérer les étoffes, leur couleur, leur drapé, leur liseré doré, sa coiffure, les bijoux (pendentifs, boucles d’oreille, bracelets). Il est curieux de découvrir en quoi son apparence sera modifiée et comment, une fois que Kim Nelson aura accompli sa mission, et heureux de constater que les auteurs le lui donnent à voir.



Cet axe de l’intrigue amène un personnage complètement nouveau, en ramène un issu du premier cycle et en développe un qui n’était apparu que le temps d’une page à la fin du tome quatre et du tome neuf. Les démarches de Kim Nelson l‘amène à prendre contact avec Mrs Cartwill, dont elle fait la description : née à Londres, d’une famille aisée qui a fait fortune dans le textile, qui vit en Indes depuis quinze ans et qui est seule à présent. Mrs Cartwill dirigeait avec son mari le dispensaire de Mint Avenue. Son mari est mort après l’apparition de celui surnommé The Hope Man. Elle apparaît fine et émaciée, marquée par l’âge allongée sur une couche à même le sol au milieu de nombreux Indiens la veillant dans une grande salle, certainement celle du dispensaire. Le lecteur regarde cette femme digne racontant son histoire à Kim Nelson assise en tailleur auprès d’elle. Il est question d’un amour, avec un jeune homme surnommé The Hope Man, du charisme de celui-ci, de sa douceur vis-à-vis de Mrs Cartwill, et de la relation amoureuse qui s’en suit. La dessinatrice le représente comme un beau jeune homme, simplement vêtu d’un pantalon et d’une tunique blanche, avec un regard intense lui conférant une sorte de magnétisme animal, très troublant. Dès le début du récit de cette dame, Kim émet un jugement de valeur définitif en son for intérieur : C’est toujours la même histoire, qu’est-ce que les femmes peuvent être stupides. Ce jugement renvoie aux autres histoires d’amour présentes dans cette série, ainsi qu’au détachement acquis par Kim, progressivement devenue une djinn, comme Jade, au terme d’un rite initiatique éprouvant de nature sexuelle avec mises en pratique, et transformation de sa vie ultérieure.


Dans le personnage de Mrs Cartwill, le lecteur peut percevoir comme de faibles échos de la vocation de Mère Teresa (sans la dimension religieuse), tout comme il avait pu entrevoir le temps d’une ou deux cases le Mahatma Gandhi dans un tome précédent. De ce point de vie, le scénariste semble se tenir à distance respectueuse de l’Histoire de l’Inde, comme s’il s’agissait d’un continent trop immense, trop intimidant. En contrepartie, la narration visuelle génère cette sensation immersive dans ce pays : les ruines du palais d’Eschnapur, la végétation, la chaleur écrasante et l’ombre bienvenue des arbres, les rues bondées et les petites échoppes omniprésentes, le linge à sécher aux cordes, les toits en tôle avec des pierres comme lest, les installations de fortune et les façades abimées, la quasi absence de voitures et les piétons innombrables, les fleurs, et bien sûr les modes vestimentaires. Le lecteur se retrouve bien en Inde avec les personnages, et les actions de ces derniers découlent pour partie de leurs intentions, et de leurs interactions avec leur environnement, c’est-à-dire qu’elles seraient sensiblement différentes si elles survenaient dans un autre endroit, une autre région du monde.



Kim Nelson et le lecteur retrouvent Ebu Sarkti, homme désargenté ayant misé sur le fait de retrouver le trésor du sultan Murati, tel que le racontait le premier tome de la série. Le retour de ce personnage, tout à fait organique dans le déroulement de l’intrigue, ramène ce fil narratif et le conduit jusqu’à sa conclusion : les auteurs montrent explicitement ce qu’il en est de ce fameux trésor. Cet homme impressionne toujours autant par sa prestance et son élégance, sa belle taille et son port assuré, en écho au thème de l’amour, en écho à The Hope Man. Il constitue également un point de repère dans l’évolution de Kim Nelson : le lecteur peut mesurer le chemin parcouru par l’héroïne, le niveau d’assurance qu’elle a atteint. Cela se voit lors de deux temps d’une séquence. La rani Saru Rakti a organisé une soirée de souvenirs : la projection d’un court film montrant Jade en train de danser lors d’une réception dans le palais d’Eschnapur. Kim Nelson accepte de revêtir la robe qui a été choisie pour elle d’après les mensurations fournies par Sarki. Elle se résout également à s’apprêter conformément à cette toilette : un maquillage restreint, et pas de sous-vêtements. Le lecteur garde deux éléments à l’esprit : Kim Nelson prend seule sa décision, sans menace alentours, et dans son texte introductif le scénariste rappelle que la sensualité de Djinn doit autant à une fantasmatique féminine que masculine, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une collaboration consentie avec la dessinatrice.


Enfin, Mister Prim accède au-devant de la scène : il est présent dans dix-neuf pages. Le lecteur constate qu’une partie significative du récit est narrée de son point de vue, et une partie plus réduite consignée dans ses carnets. Un homme qui écrit sur le personnage principal : une métaphore directe du scénariste qui écrit l’histoire de son personnage principal. Le lecteur porte donc plus d’attention à la manière dont Mister Prim parle de Kim Nelson, puisqu’il peut attribuer ses réflexions à Jean Dufaux directement. Il se montre également particulièrement attentif aux deux séquences sexuelles. Dans la première, Ebu Sarki se montre très insistant pour que Kim accepte de faire l’amour avec lui : elle lui répond en décrivant, ce qui est montré dans les dessins, comment se passerait ce rapport dont le consentement – très relatif – serait le résultat d’une contrainte dans un gant de velours. En cinq cases baignant dans une lumière rouge orangé symbolisant la violence psychologique, les auteurs montrent en quoi l’homme (Ebu Sarki) pourrait obtenir ce qu’il demande (pénétrer la femme) et pour autant voir sa frustration grandir, puis se faire humilier : une mise en scène magistrale de cette forme de viol et l’absence de contentement de l’homme qui s’impose, l‘impossibilité d’assouvir ce qui n’est autre qu’une volonté de possession. La preuve de la déclaration de Kim à Ebu : On n’offre que ce que l’on possède, vous ne m’avez jamais possédée.



La djinn n’est pas oubliée dans ce tome : que ce soit son incarnation dans Kim Nelson, ou celle antérieure de Jade. D’une certaine manière, la première parvient au but qu’elle s’était fixé, être libérée des contingences matérielles pour pouvoir mener sa vie à sa guise. Loin d’une histoire qui finit bien, Kim Nelson sait ce que sa nature profonde implique, et de ce que ça implique dans sa façon de considérer le monde, de se comporter envers autrui. Mister Prim l’écrit de manière claire : il s’est attaché à Miss Nelson. Tout en continuant à se poser bien des questions à son sujet. Car si elle lui parle, s’il a droit à quelques confessions, bien des mystères subsistent… Cette phrase agit comme un écho aux propos du scénariste dans l’introduction. Et comme un écho aux propres émotions du lecteur envers ce personnage, séduisant et fascinant, adulte et complexe, conscient de sa nature et ce que cela implique. Il se retrouve surpris en page trente-sept de découvrir une logeuse au physique bien enrobé, au mari filiforme, pour une bouffée d’air frais, une respiration comique, en décalage avec le reste. Il le prend comme une manière de mieux marquer la distance romanesque du personnage de Kim Nelson.


C’est la fin de cette série extraordinaire. Sortant de l’ordinaire par la beauté plastique de ses dessins, par sa nature sensuelle assumée, magnifique et vénéneuse, par cette collaboration fusionnelle entre dessinatrice et scénariste, par cette savante construction jouant sur une chronologie recomposée, par l’emploi assumé de stéréotypes touristiques à partir desquels les auteurs vont plus loin, par l’apprentissage sexuel des principaux personnages féminins, par la délicatesse des représentations, etc. Le lecteur voit bien que les auteurs auraient pu réaliser une autre saison, dans une époque contemporaine, et en même temps il ressent une intense satisfaction à cette fin roborative, avec une pincée de tristesse à l’idée de ne plus revoir Kim Nelson. Émouvant.



mercredi 26 février 2025

Crieurs du crime : Aux origines du sentiment d'insécurité

Punir un crime par un crime, quelle idée aberrante.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Elle a été réalisée par Sylvain Venayre pour le scénario, et par Hugues Micol pour les dessins et la couleur. Il comprend cent-trente-huit pages de bande dessinée. Il se termine par trois pages de notes indiquant la source des éléments historiques et des opinions des personnages, que ce soit sur l’affaire Soleilland, l’histoire du journal Le Petit Parisien, (avec son slogan : Le plus fort tirage des journaux du monde entier), le développement du fait divers, des interviews et du scoop, l’affaire Dreyfus, l’apparition du terme Apache, la déconstruction de l’imaginaire de la traite des blanches, la place des femmes dans la police, les lois qui ont pour but d’atténuer les sévérités du code pénal, le service d’anthropométrie fondé par Alphonse Bertillon (1853-1914), l’affaire criminelle Menesclou, l’affaire Troppmann, l’invention des rotatives, la morgue de Paris, Bel-Ami de Guy de Maupassant, le débat sur l’abolition de la peine de mort et la grâce systématiquement accordée par le président Armand Fallières, le quartier parisien de la presse, etc.


Lundi quatre février 1907, à Paris, dans le quartier de la gare de Lyon, les jeunes époux Valentin et Marguerite marchent dans la rue, bras dessus, bras dessous. Elle évoque le pont des soupirs pour leur lune de miel, et qu’ils pourront s’y embrasser en public, en pensant à tous les amoureux qui sont passés par là avant eux. Son mari la détrompe en expliquant que si elle avait lu le guide, elle saurait que le pont des Soupirs relie le palais des doges à la prison de Venise. Et que les soupirs de ce pont ont peu à voir avec les leurs, d’amoureux. En réalité, c’étaient les tristes soupirs de ceux qui avaient été condamnées par la justice des hommes.



Les tourtereaux s’arrêtent car ils croisent Jean, un collègue journaliste de Valentin. Il leur apprend que Père Lachaise, leur rédacteur-en-chef, les attend, car il y a eu un drame du côté de Ba-ta-clan : un crime. Une fillette a disparu et elle a certainement été assassinée. Jean remet un mot du patron à Valentin, dans lequel Lachaise lui demande de renoncer momentanément à son voyage, et lui promet de réserver aux frais du journal sa chambre nuptiale au Danieli. Les deux journalistes se rendent chez le patron, et celui-ci leur expose l’affaire, et aussi ce qu’en pense le chef de la Sûreté : une fillette a disparu jeudi dernier, elle s’appelle Marthe Erbelding. Le jeudi 31 janvier dernier, à une heure de l’après-midi, un ami de la famille est venu pour emmener la fillette à un concert à Ba-ta-clan. Un certain Albert Soleilland. Il dit que la petite s’est absentée aux water-closets mais qu’elle n’est jamais revenue. Lui et la famille de la fillette l’ont cherchée partout aux alentours de Ba-ta-clan, dans les hôpitaux, à la morgue… Rien !


La couverture évoque les crieurs de crime avec l’image d’un jeune adulte brandissant un exemplaire d’un journal, un paquet d’autres exemplaires sous le bras, pour crier les informations se rapportant donc à un crime. Le lecteur suppose qu’il va suivre un crieur de journaux, ou qu’il va découvrir le traitement des faits divers sordides au travers de leur vente à l’unité dans la rue. La quatrième de couverture lui promet la mise en scène d’un débat public sur la peine de mort, entre abolitionnistes et rétentionnistes. Les premières pages exposent le dispositif narratif : les auteurs mettent en scène Valentin, journaliste ou plutôt reporter dans un des quatre grands quotidiens parisiens, avec autour de lui son épouse Marguerite, un collègue reporter Jean jouant un rôle très secondaire, ainsi que Léonie (dessinatrice de presse pour le même journal que Valentin) et Armand son époux médecin de profession. Valentin est missionné par son rédacteur-en-chef pour écrire des articles sur une meurtre sordide : celui de Marthe Erbelding, une fillette de onze ans, le 31 janvier 1907, par Albert Soleilland (1881-1920), une affaire criminelle réelle. Dans le cours de l’enquête, d’autres journalistes la comparent à l’affaire Menesclou, le viol et le meurtre atroce d'une fillette de quatre ans, perpétré par Louis Menesclou, le 15 avril 1880 rue de Grenelle. Pour autant, l’affaire suit son cours, sans que le personnage principal n’en devienne un acteur.



Le lecteur comprend rapidement qu’il s’agit tout d’abord d’une reconstitution historique, focalisée sur l’évolution de la presse à sensation, en suivant à distance les différentes étapes d’une enquête. La forme peut s’avérer un peu déroutante puisque les informations sur l’affaire sont acquises de seconde main : par le rédacteur-en-chef, par des personnes qui étaient présentes lors de déclaration ou d’intervention de la police, sans accès direct à l’accusé ou même à des proches impliqués dans l’affaire. Dans le même temps, le scénariste utilise de nombreuses références qu’il explicite plus ou moins dans le cours de la bande dessinée, et dont il cite explicitement les sources dans les notes de fin. Il estime que le lecteur doit posséder un minimum de connaissances sur l’affaire Dreyfus, c’est-à-dire qu’il en a déjà entendu parler, et qu’il peut comprendre que l’affaire Menesclou était une autre affaire criminelle retentissante. En effet, la compréhension et l’appréciation du récit ne se trouvent pas obérées, ni le plaisir de lecture diminué, si le lecteur découvre pour la première fois ces événements. Il peut satisfaire sa curiosité avec les notes, qui sont plus étoffées qu’une simple liste de titres avec des dates, car elles sont intégrées dans un texte rédigé, apportant des remarques supplémentaires.


La narration visuelle porte une part prépondérante de la reconstitution historique en montrant les différents lieux, les tenues vestimentaires, les accessoires du quotidien et plusieurs activités spécifiques à l’époque. Dès la première page, le lecteur identifie aisément la gare de Lyon avec sa tour de l’Horloge, et il reconnaît bien les pavés parisiens. Au fil de l’album, il relève le modèle de banc (Alphand), l’église Saint-Ambroise (11e arrondissement), la préfecture de police sur l’île de la Cité, les bouquinistes des quais de Seine, Note-Dame-de-Paris, l’institut médico-légal, les toitures en zinc, et de nombreux troquets avec leur terrasse et leur intérieur. Au bout de quelques pages, le lecteur découvre une illustration en double page, pages 18 & 19, une vue de plain-pied dans une rue de Paris, une scène du quotidien avec des voitures à cheval, une automobile, des façades, des livraisons. C’est ainsi dix-sept illustrations en double page qui viennent installer le lecteur dans un instantané urbain du quotidien de l’époque : les double-pages 18 & 19, 30 & 31, 38 & 39, 46 & 47, 62 & 63, 72 & 73, 84 & 85, 96 & 97, 104 & 105, 116 & 117, 126 & 127, 130 & 131, 132 & 133, 134 & 135, 136 & 137, 138 & 139, 140 & 141. Ainsi les auteurs indiquent, voire insistent, que la localisation est essentielle dans cette histoire. Le lecteur peut considérer que Paris devient un personnage à part entière, ou plus simplement que le déroulement de ces événements est configuré par ces quartiers de Paris, qu’ils ne peuvent survenir qu’en ces lieux.



La narration visuelle s’avère des plus agréables : des dessins réalisés en couleur directe, y compris les traits de contour. L’artiste met en œuvre une forme de simplification dans la représentation des personnages et des décors, tout en conservant une forte densité d’informations visuelles. Le scénariste a pris soin de varier les lieux et les situations, et le dessinateur utilise ses compétences de metteur en scène pour diriger ses personnages de manière naturaliste, sachant transmettre leurs émotions par leur expressions faciales, montrant leurs petits gestes et les activités auxquelles ils se livrent tout en discutant, en délivrant des informations, en échangeant des points de vue. Ainsi les images insufflent une vie aux personnages, les font se comporter en adulte, les montrent évoluant dans leur environnement habituel, faisant apparaître leur personnalité et leur caractère, ce qui rend leurs réactions et leur comportement compréhensibles. Ce qui rend également compte de l’animation des rues de Paris, et ce qui rend concret les limites de l’exercice du métier de reporter tel que l’exige le rédacteur-en-chef.


L’intérêt du lecteur est ainsi éveillé pour les différents thèmes abordés. Au vu du titre et de la couverture, il s’attend au développement des aspects les moins reluisants de la presse à sensation… dès cette époque, en ce tout début du vingtième siècle. Il voit à l’œuvre des mécanismes toujours d’actualité, tels que la course au scoop, le nombre limité de sources d’informations pour les journaux en grand nombre, les techniques pour rendre chaque bribe d’information plus sensationnelle, dans le seul but d’augmenter les ventes, c’est-à-dire le chiffre d’affaires et le profit. Valentin fait observer au Père Lachaise que : il y a beau temps que les journaux ont renoncé à éduquer le peuple, que les annonces pour les pilules revigorantes ont autant de valeur que les débats politiques, et que d’ailleurs, souvent on ne distingue même pas les informations des annonces. Toute ressemblance avec le temps présent… Il serait aussi possible de rajouter la propension contemporaine à se placer dans le registre de l’opinion orientée, plutôt que dans le registre du journalisme. Éventuellement, le lecteur peut assouvir sa curiosité en allant chercher des informations complémentaires sur l’affaire Soleilland, sur l’affaire Menseclou, et sur l’affaire Troppmann. Il va également se renseigner plus avant pour comprendre le choix orthographique de Ba-ta-clan (avec des tirets entre chaque syllabe). En fonction de sa culture, il découvre l’existence du mouvement abolitionniste de la peine de mort à cette époque, la parade aux exécutions employée par le président de la République, la contre-parade mise en œuvre par les rétentionnistes, la politisation de l’affaire Soleilland dans cet enjeu.


La belle époque du fait divers : un beau rapprochement entre la Belle Époque et la presse à sensation. La narration visuelle s’avère impeccable, de très belles reconstitutions du Paris d’époque, une façon discrète et sophistiquée de rendre compte de l’activité quotidienne dans la rue. Le scénario peut prendre au dépourvu au départ selon les attentes du lecteur. Le récit met en scène le développement des techniques de la chasse au scoop, y compris l’écriture orientée pour gonfler de maigres informations, dans le contexte d’un mouvement d’abolition de la peine de mort. Une reconstitution intéressante et enrichissante, mettant en lumière des constantes dans l’exercice du journalisme à sensation.



mardi 25 février 2025

Le Troisième Œil T02 Le veilleur du crépuscule

Tous les signes sont là, sous nos yeux.


Ce tome est le deuxième d’une trilogie, faisant suite à Le Troisième Œil T01 La Ville lumière (2021) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Olivier Ledroit pour le scénario, les dessins, et les couleurs, seul le lettrage a été laissé à Maximilien Chailleux. Il comprend cent-trente-cinq pages de bande dessinée.


Le motard tout de noir vêtu circule à nouveau dans les rues de Paris, en filature d’une nouvelle berline. Acte II Le veilleur du crépuscule. Mickaël Alphange est au lit avec Sophia Molotovna, dans la position du soixante-neuf. L’ambiance baigne dans une lueur indigo. Le spectre lumineux se modifie progressivement vers le bleu clair, alors que les amants changent de position, tout d’abord un missionnaire, puis un andromaque. Le rythme s’accélère et la lumière passe à l’orangé, puis au rouge, ce qui allume une flamme dans l’œil gauche de l’homme. Des flashs s’imposent à son esprit : une explosion et un incendie dans un immeuble faisant exploser la façade du troisième étage, un poing brandissant une épée ensanglantée, une tête tranchée une émeute violemment réprimée par des CRS, la présence centrale d’un cristal bleu en forme de losange, une explosion sous une verrière, un visage démoniaque irradiant de rouge. Puis la vision imparable d’un quartier de Paris totalement dévasté, en proie aux flammes, au milieu des bâtiments détruits et des véhicules éventrés. L’épée à la main, Mickaël Alphange contemple cette destruction et entend une voix qui lui dit : Contemple ton œuvre !



Chapitre III Les flammes hurlantes. Le jour se lève sur la place de la Bastille. Un peu plus tard dans la journée, Mickaël Alphange est en train de patienter au pied d’une des deux chimères de la fontaine. Il est au téléphone avec Jean-Michel Montrachet, et il lui relate son expérience d’éveil de la nuit passée : Depuis le rituel de la Voie Royale, son métabolisme change, il ne ressent plus le besoin de manger, il éprouve l’impression qu’il pourrait sauter d’un bond jusqu’au troisième étage, ou qu’il pourrait démolir une Audi à mains nues. Mickaël continue au profit de son interlocuteur : Psychiquement, il a l’impression que ses facultés mentales se développent en suivant une courbe exponentielle. Il développe : il a de plus en plus de flashs médiuminiques, des visions très prégnantes. Il voit des détails très précis d’un élément du décor, et il pressent le contexte autour comme s’il était plongé un instant dans une scène. Le problème, c’est qu’il n’arrive pas toujours à déterminer si ces visions lui viennent du passé, du présent ou du futur. C’est très déstabilisant. En réponse à une question, il indique qu’il a quadrillé une bonne section du réseau nord. Il a pu faire l’expérience que c’est une vraie jungle dans le métro, la nuit. Il a exorcisé une autre meute de chiens à Clignancourt, un poltergeist et plusieurs égrégores redevenus sauvages. Pas commode les bestioles. Soudain, il reconnaît la chanteuse Cybèle Dream à quelques pas de lui et il l’aborde.


Ce tome commence par une séquence similaire à celle du premier avec ce dessin en double page du motard… pour tout de suite passer à autre chose : une relation sexuelle tendre et complice, qui se situe quelques jours dans le futur et qui culmine par un cauchemar, celui de Paris dévasté, et une accusation terrible contre le personnage principal. Le récit reprend au moment où il s’était arrêté à la fin du tome un, et le lecteur en retrouve les éléments constitutifs à commencer par sa dimension fantastique et ses visuels d’une rare consistance. La relation intime vibre à l’unisson des effets synesthésiques éprouvés par Mickaël Alphange, ses sensations physiques se trouvant transformées en couleurs. Il est à nouveau question d’égrégore, c’est-à-dire d’un esprit de groupe, d’une entité incarnant une partie de l’inconscient collectif, de traque d’individus voués au mal, ayant appris à se comporter de manière maléfique, d’auras flottant comme un halo autour de la silhouette de chaque individu, d’apprentissage auprès de Jean-Michel Montrachet, de révélation de l’existence d’un monde spirituel inaccessible au commun des mortels, de monuments imprégnés d’un symbolisme mystique et assurant une fonction métaphysique, d’un decumanus dans Paris, assurant une fonction proche d’un ligne Ley. Progressivement, toute la richesse du premier tome revient à l’esprit du lecteur, toute sa force de conviction.



L’illustration en double page de l’ouverture évoque à la fois l’importance de Paris comme lieu de l’action, et la mission d’ange exterminateur du héros. Le rapprochement entre les deux amène le lecteur à penser à un récit de type superhéros, Mickaël intervenant dans une combinaison noire moulante, le visage caché par son casque intégral de moto. Il finit alors par réaliser l’élégance avec laquelle l’auteur a su faire de Paris, un décor en phase avec les rondes nocturnes réalisées par Alphange, les scènes d’action baignant dans le surnaturel, et la présence de prédateurs aux pouvoirs surnaturels. Quoi que le lecteur puisse en penser, Paris est devenue l’environnement parfait pour cet affrontement entre le bien et le mal, faisant carrément oublier New York et la mythologie américaine associée. L’admiration de l’artiste pour la capitale rayonne littéralement de ses illustrations : la sensation des rues avec la bonne hauteur des immeubles, les places et les monuments. Ainsi, le lecteur peut admirer la place de la Bastille et la colonne de Juillet avec le Génie de la Liberté à son sommet, la fontaine de la place Saint Michel et sa statue où il terrasse le dragon, le grand hall de la gare de l’Est, les toitures en zinc typiques de Paris, le canal Saint-Martin et la passerelle Michèle Morgan, la pyramide de la place du Carrousel et son double inversé, le lion de Belfort (1880, d’Auguste Bartholdi) de la place Denfert-Rochereau, la tour Eiffel, une belle vue panoramique prise au-dessus de la Seine au niveau de la Conciergerie. Il ne s’agit pas d’une simple visite touristique pour ajouter au divertissement et en mettre plein la vue : l’environnement parisien a des incidences sur le comportement des personnages, et des répercussions sur le déroulement des événements. L’auteur met à profit des éléments très spécifiques de l’Histoire de la capitale, de son architecture, dans lesquels plongent les racines de son intrigue.


En progressant dans le récit, le lecteur sourit en découvrant que Mickael Alphange devient un ange exterminateur : il effectue des rondes de Paris pour débusquer des individus habités par le Mal, il les confronte et il les tue. Par ailleurs, il dispose d’une forme de superpouvoir : la capacité de voir l’aura de chaque individu, et il explique à son mentor Jean-Michel Montrachet que son métabolisme change, il ne ressent plus le besoin de manger, il éprouve l’impression qu’il pourrait sauter d’un bond jusqu’au troisième étage, etc. À l’évidence, il a acquis une force surhumaine, des capacités surnaturelles, bref des superpouvoirs. Il se met en chasse revêtu d’une combinaison moulante avec un casque lui masquant le visage : toute la panoplie du superhéros. Pour autant, les différences sont sensibles et significatives par rapport à ses homologues américains : pas de nom de code ronflant, pas de couleurs vives sur son costume, pas de base secrète. Alphange s’inscrit à la fois dans la lignée des héros enquêtant par eux-mêmes, à la fois dans la tradition des redresseurs de torts utilisant leur don pour protéger la veuve et l’orphelin (et les plus faibles). Olivier Ledroit a su créer un vrai héros français, dans un registre dominé par l’hégémonie du divertissement fabriqué à la chaîne outre-Atlantique. Ses capacités à anticiper le futur ou à plonger dans le passé semble un prolongement d’une attention plus soutenue, d’une capacité analytique et déductive plus affutée.



Comme dans le premier tome, le lecteur en prend plein les yeux, un spectacle intense à tout point de vue. Comme à son habitude, conformément à son éthique professionnelle personnelle, Olivier Ledroit s’investit totalement et sans retenue dans chacune de ses planches. À chaque séquence, chaque page, le lecteur prend le temps de savourer une mise en page, un détail, une prise de vue, un moment spectaculaire. Par exemple : l’enseigne Gumn pour un bar, la relation sexuelle qui est tout à la fois sensuelle, intime, émotionnelle, respectueuse, dépourvue d’hypocrisie, la répression brutale d’une manifestation par des CRS casqués, la chimère ailée crachant de l’eau place Saint-Michel, la manifestation des auras des anonymes gare de l’Est pour une vision psychédélique, le cosplay d’Alice au pays des Merveilles, l’aura rouge infernale du tueur en série, la chorégraphie intelligente et plausible du combat qui s’en suit pendant douze pages, les représentations des pyramides du Louvre, l’ambiance lumineuse dans le bar où Sophia et Mickaël vont prendre un verre et danser, la séquence à l’institut médico-légal avec les trois policiers, etc. Chaque page transpire l’originalité, l’inspiration de l’auteur, le fait-main et fait sur mesure, avec implication et conviction.


Cette honnêteté dans la narration visuelle apporte un supplément d’âme et une sincérité qui influent sur l’état d’esprit du lecteur, le mettent dans un état de gratitude, et, par voie de conséquence, d’écoute bienveillante. Comme dans le tome un, l’auteur continue de raconter son histoire en développant des aspects de spiritualité. Un trentenaire qui fait violemment passer de vie à trépas des individus corrompus dont l’aura semble de nature démoniaque (ou pire), avec une épée : le récit s’inscrit dans un registre mêlant anticipation, surnaturel, conte, c’est-à-dire une lecture de l’imaginaire. Dans le même temps, le scénariste évoque des éléments spirituels et ésotériques bien identifiés comme la Merkaba (un thème du mysticisme juif, et aussi un véhicule spirituel ou corps de lumière pour certains pratiquants New-Age), la théurgie (forme de magie, qui permettrait à l'homme de communiquer avec les bons esprits et d'invoquer les puissances surnaturelles aux fins louables d'atteindre Dieu), Shaitan (démon, esprit pervers), le Decumanus sacré, l’âge de Kali Yuga, entremêlés de dispositifs narratifs conçus de toute pièce (par exemple : tout le réseau tachyonique conçu par les maîtres architectes maçons et ceux qui les ont précédés, ou aussi notre civilisation de fer, malade rongée et corrompue de toute part). Libre au lecteur de choisir de considérer tout ça au second degré comme des ingrédients narratifs pour rendre l’aventure plus tangible… Ou bien de les prendre non pas au premier degré, mais comme des métaphores. Avec cet état d’esprit, il considère autrement les passages les plus échevelés. Par exemple, lorsque Montrachet évoque les États-Unis avec leur rêve à la gomme promu par Hollywood, Wall Street et toute leur suprématie militaro-industrielle globale comme un égrégore, le lecteur fait le lien avec ce héros doté de capacités extraordinaires dans un environnement purement français, cette bande dessinée devenant un moyen de lutter contre cet égrégore culturel. Il prête attention à la notion bancale de monuments construits à des époques très distantes, et présentés comme un tout réalisé à dessein sur une ligne Est-Ouest : historiquement ça ne fait pas sens, sur le plan de l’urbanisme les architectes et les décideurs ont souhaité cet alignement et l’ont fait advenir.



Le lecteur continue de prêter attention au fond contenu dans cette forme de divertissement. La notion de mème : une idée, une forme, une règle de comportement, un code culturel, un symbole, qui se reproduit par réplication, par exemple au travers des réseaux sociaux, cela fait sens dans le cadre de ce récit. Une autre remarque dans un flux de pensée : La bonté, la gentillesse, l’altruisme s’apprennent comme le piano, il faut faire ses gammes tous les jours avec assiduité pour espérer arriver à un résultat satisfaisant, ce qui est vrai pour le bien l’est aussi pour le mal. Dans l’instant du récit, cela justifie que le héros extermine les incarnations humaines du mal, dans la vie de tous les jours c’est une idée intéressante pour ceux qui cherchent à s’améliorer, à vivre en harmonie. De même, le développement de Jean-Michel Montrachet sur l’ingénierie sociale dans laquelle tout un chacun baigne constitue une prise de recul sensée sur les valeurs véhiculées par la société capitaliste et sa machine à promouvoir tous les produits. Le développement suivant sur l’effet inconscient produit par la concentration d’œuvres d’art au Louvre fournit également matière à réflexion à la fois sur les ramifications de l’exposition d’une œuvre d’art à l’échelle de plusieurs générations, et sur l’impact de grandes catastrophes ou actes terroristes dans l’inconscient collectif.


Deuxième tome aussi riche que le premier, à la fois par sa narration visuelle aussi spectaculaire qu’intelligente, que par ses métaphores et ses réflexions, sur une trame d’intrigue très classique de lutte du bien contre le mal. Olivier Ledroit réalise un divertissement merveilleux au premier degré, qui emmène le lecteur loin vers des territoires aussi bien métaphysiques que sociaux. Du grand art.



lundi 24 février 2025

Le Cinéaste

Vous croyez pouvoir m’intimider ?


Ce tome fait suite aux aventure d’Adélie d’Arcueil racontée dans Nuits indiennes (2015). Son édition originale date de 2019. Il a été réalisé par Labrémure (Frédéric Brémaud) pour le scénario, et par Artoupan (Benoît Girier) pour les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée.


Un film muet en noir et blanc est projeté sur un écran. Un texte en insert explique : À l’heure de la messe, pendant que les bons Marseillais se rendent à Notre-Dame de la Garde dans le jardin d’une villa de la Canebière… Une si belle plante… Il eut été un crime de ne pas l’arroser ! Une jeune femme est sortie d’une belle villa, dans le jardin, et elle hume le parfum de fleurs grimpantes, se courbant un peu, ce qui met son postérieur en valeur. Un bel homme en costume de torero sort des buissons derrière elle, et il soulève sa robe, mettant ainsi à nu son postérieur charnu. Il sort son sexe de belle taille de son pantalon et honore la jeune femme. Dans la salle plongée dans le noir, le commissaire déclare aux personnes présentes qu’ils en ont assez vu. L’abbé lui demande s’il ne désire pas connaître la fin, peut-être qu’il y a ensuite des pratiques contre-nature, des animaux… L’affaire serait plus grave encore. Le commissaire tourne le dos et coiffe son chapeau, en déclarant que le labo vérifiera, et que lui en a assez vu. En lui-même, il se demande dans quel monde on vit. Une bien vilaine affaire en somme. Retour plusieurs mois en arrière, à Paris, à l’origine des faits, quelque part dans le beau quartier de Montmartre, Lucien, photographe de profession, se fait frapper par deux costauds qui menacent de s’en prendre à son chat. L’un d’eux saisit Lucien par sa tignasse et lui indique qu’il fait ce qu’il veut avec ses sous, mais quand on emprunte au boss, faut rendre. Le temps est venu pour Lucien d’abouler l’oseille ou ils vont balancer son appareil dans la Seine. Le photographe promet de payer, il préfère mourir que de perdre son cinématographe. L’autre gros bras le menace de lui couper le sexe s’il ne paye pas. Enfin, ils s’en vont. Une heure plus, Lucien se trouve à la gare de Lyon d’où il prend le train pour Marseille, certain qu’ils ne le retrouveront pas.



Quelques mois plus tard, là où toute cette histoire a commencé, dans une villa de la Corniche à Marseille, la servante Léontine vient annoncer à sa maîtresse Adélie d’Arcueil que le détective de Pinkerton est arrivé. Adélie descend au jardin où patiente le détective ; elle lui demande s’il a des nouvelles. Il répond que oui, et que l’oiseau n’a pas été facile à retrouver, l’agence commençait à croire qu’il s’agissait d’un phénix. Heureusement l’agence Pinkerton qu’il se fait l’honneur de représenter ici, a de bonnes antennes au Brésil. Le gourou recherché par Adélie a été aperçu à Manaus par un de leurs Indiens informateurs. Sa cliente lui demande ce qu’il attend pour le capturer. Le détective explique que les moyens manquent malgré tout l’argent qu’elle a versé, un enlèvement, ça coûte cher sous ces latitudes lointaines et hostiles. Il lui suggère de faire les poches de son prince, car elle sait y faire avec son passé de Pie voleuse.


Il s’agit bien de la suite de l’intrigue entamée dans le tome précédent, et trouvant sa conclusion dans Mahârâja paru en 2012, c’est-à-dire avant les deux tomes dont l’action se déroule avant (bref, on se comprend). L’héroïne est toujours Adélie d’Arcueil, surnommée la Pie voleuse, suite à ses précédentes activités de cambrioleuse. Elle reste à la poursuite de l’individu qui se fait appeler Mahârâja et qui a eu l’indélicatesse de lui barboter un diamant (appelé Ookoondor) sous le nez. Elle ne se laisse pas faire, et elle a engagé un détective de la célèbre agence américaine Pinkerton pour retrouver l’aigrefin et lui faire rendre la pierre précieuse. Mais voilà : tout ça coûte de l’argent, et l’individu sur lequel elle a mis le grappin pour qu’il l’entretienne elle, est momentanément sans le sou. Comme le laisse supposer la scène introductive, Adélie est pleine de ressources et elle va saisir une occasion au bond pour mettre à profit un autre pan de ses compétences. À l’instar du tome précédent, le scénariste concocte une véritable intrigue : des personnages disparates comprennent qu’il y a de l’argent à se faire en améliorant la piètre qualité des films pornographiques produits à l’époque : de meilleurs décors, de meilleurs acteurs, de meilleurs acheteurs. Le lecteur se rend compte que le scénario tient la route et tient ses promesses, avec des acheteurs turcs et des participants consentants pour les orgies sexuelles, filmés à leur insu.



Le lecteur retrouve également les dessins soignés, sans comparaison possible avec l’ordinaire des bandes dessinées à caractère pornographique produites au kilomètre, avec un niveau flirtant avec l’amateurisme. Visiblement, les auteurs ont le goût de la reconstitution historique, au moins en ce qu’elle sert l’intrigue, sans prétendre à faire une bande dessinée de nature historique. Ainsi l’artiste prend plaisir à inventer et à représenter les robes de ces dames, avec moult jupons (enfin, sauf pour certaines ayant sciemment omis d’en porter en vue d’une activité physique), sans oublier le corset, les bas et leur porte-jarretelle. Le lecteur apprécie tout autant la robe de chambre transparente d’Adélie (avec rien en-dessous) quand elle accueille le détective Pinkerton, sa belle robe à franges avec des motifs de fleur quand elle reçoit Pierre-Alexis Grimaldi, les tenues strictes des bonnes en robe noire avec tablier blanc, le costume plus que révélateur de maîtresse Ishtar (qui met surtout en valeur la nudité de sa poitrine et sa toison pubienne), les belles robes blanches bien comme il faut des jumelles Trémonti, ou encore les magnifiques chapeaux à large bord, pour finir en apothéose avec le costume moulant de monte-en-l’air de la Pie voleuse (avec même un loup, ce qui fait penser à une Fantômette d’un autre genre). Même si la garde-robe de la gent masculine se prête à moins de diversité, l’artiste les soigne quand même avec des costumes noirs stricts et chemise blanche, le costume blanc du détective, la tenue plus farfelue du cinéaste Lucien avec son pantalon à motif, l’habit très élégant de l’héritier Grimaldi, les uniformes des policiers.


Le dessinateur investit également du temps pour représenter chaque environnement, et pour concevoir les prises de vue. Le fac-similé de film en noir & blanc fonctionne très bien avec son intertitre, et même avec une définition bien meilleure que sur les copies usagées d’époque. Le lecteur peut ensuite admirer l’ombre chinoise de la tour Eiffel, puis l’entrelacs de poutrelles métallique de la gare de Lyon. Il apparaît que l’artiste s’inspire d’Alfons Mucha pour le rendu des fleurs de la villa de la marquise de Saint-Pierre et Miquelon, ainsi que pour sa coiffure. Le dénuement de l’entrepôt qui sert pour les prises de vue fournit un fort contraste avec la munificence de la décoration intérieure d’un appartement de la bonne société d’Istanbul. Les falaises arides non loin de Marseille dégagent une sensation de chaleur et de vent. Lors d’un bref passage à Paris, le lecteur identifie au premier coup d’œil, le lion de la place Denfert-Rochereau. L’embarquement sur un paquebot séduit autant par sa passerelle que par ses beaux matelots en uniformes avec casquette à pompon. Chaque scène dispose d’une prise de vue spécifique adaptée à sa nature, qu’il s’agisse d’un dialogue ou d’échanges de coup de feu fans les couloirs d’un commissariat, ou encore d’une partie fine et d’ébats fougueux.



En effet, cette bande dessinée est classée dans le registre pornographique du fait de scènes explicites. La nudité ou un acte sexuel sont présents dans une vingtaine de pages, soit près de la moitié de l’ouvrage. Ces scènes vont de la titillation à la pénétration représentée de manière explicite. Le lecteur éprouve toutes les peines du monde à refermer sa bouche devant l’opulence des charmes d’Adélie d’Arcueil, que ce soit dans sa robe de chambre transparente ou lorsqu’elle prend un bain. Il voit explicitement ses talents à l’œuvre lorsqu’elle joue le rôle de maîtresse Ishtar ou lorsqu’elle évoque ses souvenirs en Turquie : jambes grandes ouvertes, permettant de vérifier qu’il s’agit d’une vraie rousse. La majeure partie des hommes sont bien montés, à l’exception d’un qui a souffert de la polio étant jeune, et ils font usage avec vigueur de leur membre, utilisant toutes les portes qui leur sont offertes. Tout en n’étant cependant pas toujours à leur avantage, avec parfois le pantalon sur les chevilles devant une assistance venue pour autre chose.


Le lecteur découvre le récit, sans arrière-pensée, sans culpabilité, ou velléité de politiquement correct. Les auteurs racontent une aventure sans conséquences, dans un registre plus que coquin, un divertissement sans prétention. Le lecteur peut, s’il le souhaite, relever le fait que Adélie d’Arcueil est une femme libérée faisant usage de son corps comme elle l’entend, en particulier en faisant commerce pour en tirer profit, sachant faire respecter ses choix. Dans cette histoire, chaque personne se conduit selon son propre intérêt, sans héroïsme ou moralité à toute épreuve. Adélie d’Arcueil compte bien faire rendre son dû à l’individu qui l’a volé. Elle met son expérience et son ingéniosité à l’œuvre pour faire fructifier une entreprise de films X, alors que ce n’est même pas encore une industrie naissante. Lucien, le réalisateur, fuit pour sauver sa peau, en semant ses créanciers, son autre but étant d’assouvir ses besoins sexuels, malgré son défaut physique humiliant. Plusieurs individus recourent au chantage, en tirant profit de la lubricité des riches et puissants, ces derniers ne valant pas mieux que quiconque. Le lecteur ressent un sourire naître sur son visage au fil de ses aventures rocambolesques se déroulant dans la bonne humeur. Aussi il n’est pas surpris de la participation de Rocambole lui-même, personnage de fiction créé par Pierre Ponson du Terrail en 1857.


Un deuxième tome des aventures d’Adélie d’Arcueil, dite la Pie voleuse, aussi plaisant que le premier. Les auteurs prennent plaisir à raconter une intrigue bien construite, une affaire de mœurs et de chantage, avec une verve teintée d’humour. Le lecteur apprécie ce divertissement au premier degré, pour la belle héroïne peu farouche et intelligente, les parties de jambes en l’air, les beaux décors, et l’amoralité assumée. Ravigotant.



vendredi 21 février 2025

Blake & Mortimer T08 S.O.S. Météores

Et cette énergie n’est autre que l’ÉCLAIR EN BOULE.


Ce tome contient une histoire complète, qui ne nécessite pas de connaissance préalable des personnages ou de la série – bien qu’être informé des origines de l’hostilité entre Blake, Mortimer et Olrik soit presque indispensable. Sa première parution en album date de 1959, après une prépublication dans la version belge du Journal de Tintin, du 8 janvier 1958 (nº2) au 22 avril 1959 (nº16). Il a été réalisé par Edgard Félix Pierre Jacobs, dit Edgar P. Jacobs (1904-1987), pour le scénario, les dessins et la mise en couleurs. Il comprend soixante-deux planches de bande dessinée, toutes en couleurs. Ce tome se place entre L’Énigme de l’Atlantide (1957) et Le Piège diabolique (1962). Article coécrit avec Barbüz.


Amorce du récit

Depuis de longs mois, des phénomènes météorologiques d’une alarmante ampleur sévissent sur l’Europe occidentale, bouleversant la vie de millions d’hommes. Après un hiver long et meurtrier, le dégel a enfin commencé. Hélas ! La fonte des neiges, aggravée par des pluies torrentielles, a amené une nouvelle calamité : les inondations ! Et les eaux montent, montent inexorablement ! Une violente tempête balaie Paris, perturbant le trafic.

Se faufilant avec adresse au milieu du flot désordonné des voitures, un taxi se dirige vers la Madeleine. On y retrouve le professeur Mortimer. Il échange quelques propos avec le chauffeur, lui faisant observer que ça a l’air d’aller plutôt mal à Paris en ce moment. Le chauffeur confirme que c’est le cas, surtout avec ce mauvais temps qui n’en finit pas. On ne lui ôtera pas de l’idée que c’est leur sale bombe H qui a détraqué les saisons. Il continue : C’est comme avec tous leurs trucs artificiels qu’ils envoient balader dans le ciel, ces machins amèneront encore des tas d’embêtements.

Soudain, alors que le feu passe au rouge, une Ford berline bleue continue sur sa lancée et bondit à travers le carrefour. Au même instant, une Renault 4CV débouche de la rue du Faubourg Saint Honoré. L’agent de la circulation siffle, mais la collision est inévitable. Sous la violence du choc, la 4CV pirouette sur elle-même et va s’écraser contre un autobus. La Ford prend la fuite en direction de la Concorde.



Contexte historique et inspirations

En cette seconde moitié des années cinquante, la guerre froide entame une nouvelle phase : signature du pacte de Varsovie (1955), déstalinisation (dès 1956), mais aussi répression sanglante de l’insurrection de Budapest (1956 aussi). Le 4 octobre 1957, l'Union soviétique lance le premier satellite artificiel de la Terre, Spoutnik-1. Le chauffeur de taxi y fait référence dès la première planche : C’est comme avec tous leurs trucs artificiels qu’ils envoient balader dans le ciel ! C’est le début de la course à l’espace.

Se documentant beaucoup sur les avancées scientifiques, notamment grâce au magazine Science & Vie, il est probable que Jacobs se soit inspiré, pour son scénario, d’articles ou d’actualités concernant des tentatives de modification – voire de contrôle – du climat. En planche 50, le professeur Miloch Georgevitch raille les techniques d’ensemencement des nuages à la neige carbonique et les expériences à l’iodure d’argent comme des pratiques d’un autre âge ; c’étaient les Soviétiques qui avaient testé ces procédés, respectivement en 1947 et 1949. Quant aux États-Unis, leurs tentatives, multipliées à cause de la peur qu’engendra le succès de Spoutnik-1, restèrent inabouties, semble-t-il.

Quant à l’éclair en boule (ou foudre en boule), il faut référence aux recherches du physicien français Gaston Planté (1834-1889) sur l’accumulation d’électricité. Nul doute que Jacobs s’est imprégné d’un ou de plusieurs articles sur ce sujet au gré de ses lectures d’articles scientifiques.


Structure du récit

L’auteur opte pour une approche assez surprenante : trois actes bien distincts (Mortimer, Blake puis la jointure entre les deux), mais dans chaque acte, un seul fil narratif majeur, bien qu’il y ait quelques échos pour les besoins de telle ou telle séquence. Ce qui sauve le scénario d’une éventuelle linéarité, c’est la progression inéluctable du suspense grâce à l’incorporation d’éléments tragiques savamment dosés ; dès lors, le lecteur est un peu pris au piège.

Cela commence avec les plaintes concernant la météo et le mauvais temps omniprésent. Ensuite, l’accident évité de justesse avec le car du SHAPE. Arrivent la mécanique défaillante du taxi, le remorquage raté, puis le chien, l’étang, la séparation et la baignade. Mortimer a à peine le temps de profiter d’un costume sec et d’un repas chaud chez Labrousse que c’est reparti : journal télévisé dramatique, visite des gendarmes lors d’une scène particulièrement hitchcockienne, voire le carréenne, climat inquiétant omniprésent alors que Mortimer commence à entrevoir un pan de la vérité… La tension est à son comble.

Il en va de même pour Blake, bien qu’ici, ce soit l’action qui prévale : sabotage, filature, course-poursuite de tous les dangers (elle dure une dizaine de planches), fusillade, puis re-course-poursuite, mais cette fois, inversée.

En fin de compte, le passage obligé de la leçon de sciences (ici, c’est Miloch le sachant) intervient presque comme un interlude qui permet au lecteur de souffler un peu… Un peu, mais pas longtemps, car Jacobs continue à déployer son impitoyable mécanique : foule frappée de folie et menace de guerre dans une ambiance apocalyptique, un type de dénouement spectaculaire que l’on retrouve dans Le Secret de l’Espadon, L’Énigme de l’Atlantide et le dernier chapitre du Piège diabolique.



Reportage documentaire

Pour peu qu’il ait déjà simplement entendu parler de cette série, ou qu’il ait rapidement feuilleté ce tome, le lecteur sait qu’il se lance dans un récit dense à tous les niveaux (intrigue, texte et dessins). La première planche commence doucement, avec onze cases rectangulaires disposées en bande, ce qui constitue déjà un nombre élevé. Dès la seconde, le bédéaste passe à treize cases, nombre moyen pendant tout le tome, et à quatorze pour la troisième.

Le dessinateur fait montre d’une discipline impressionnante. Chaque case bénéficie de la même rigueur dans son approche : une description détaillée et réaliste, les cases sans arrière-plan étant une exception, même quand il s’agit uniquement de personnages en train de parler, en plan poitrine.

L’aventure promène ses deux héros dans de nombreux endroits parisiens : Opéra Garnier, Église de la Madeleine, rue Royale, rue du Faubourg-Saint-Honoré, place de la Concorde, gare des Invalides, rue des Saussaies, rue de Vaugirard, gare de Cité universitaire, gare de Denfert-Rochereau, gare de Port-Royal, gare du Luxembourg. Ainsi qu’en banlieue : Versailles, Jouy-en-Josas, Buc, Les Loges-en-Josas, Igny, Massy et Palaiseau, Rocquencourt, Saclay, Toussus-le-Noble. L’auteur a effectué un repérage minutieux de chacun de ces endroits, qu’il représente avec fidélité et exactitude. Un travail que l’on retrouve dans L’Affaire du collier, pour lequel Jacobs réutilisera d’ailleurs l’entrée en matière avec un taxi plongé dans le dense trafic de Paris.

L’auteur multiplie les références pour asseoir le réalisme de son opus : l’évocation du Grand Quartier général des puissances alliées en Europe (le SHAPE : Supreme Headquarters Allied Powers Europe), le Centre de recherche CEA Paris-Saclay ou encore le recours à la technique du micropoint (microfilm généralement circulaire d'un diamètre approximatif d’un millimètre).


Reconstitution maniaque

Le trait est élégant, les compositions sont soignées, la densité de détail est élevée : les nombreuses voitures, les figurants, les détails les plus insignifiants des bâtiments et infrastructures, les bibelots et la bibliothèque de Labrousse et de Monsieur Henri, les chemins boueux, les sillons de la neige, tous ces décors qui ont dû nécessiter un travail incroyable…

En plus de cela, le lecteur éprouve la sensation de suivre un véritable reportage, rigoureux et documenté, une reconstitution historique de ces lieux, de leur disposition respective, quasi photographique. Cette reconstitution englobe aussi bien les caractéristiques de chaque environnement, paysage, monument, construction, que celles de l’activité humaine, à commencer par les véhicules. En fonction de sa sensibilité et de sa culture, le lecteur peut identifier les modèles suivants : Renault Monaquatre, Ford Custom Tudor 1957, Renault 4CV, Automotrice Z23000 de la ligne de Sceaux, Simca Aronde, Citroën Traction avant (et les détails de son moteur !), Peugeot D4, BMW R371, Renault frégate, Automitrailleuse Daimler, Citroën ID 19, et même les avions Dassault Mirage III.

D’un côté, cette attention maniaque peut enthousiasmer par son exactitude, sa précision, ce réalisme quasi obsessionnel. De l’autre, le lecteur peut ressentir une certaine lourdeur devant ce didactisme et ce perfectionnisme, car Jacobs tend à le coupler à une narration au rythme explicatif, donc assez lent ; tout est ici explicité, peut-être un peu au détriment de l’imagination du lecteur.



Diversité de la narration visuelle

Visuellement, le lecteur pourrait craindre une forme d’uniformité induite par ce dessin naturaliste et pointilleux. Il en va tout autrement : en auteur complet, Jacobs sait composer son récit de manière à défiler des scènes variées, avec des lieux qui changent régulièrement, et l’élégance intemporelle du trait ainsi que son implication sans faille pour chaque case aboutissent à une densité d’informations visuelles peu commune.

Au fil des pages, le lecteur ressent l’effet de l’inventivité qui reste en arrière-plan. Il retrouve des caractéristiques de l’artiste comme les personnages en ombre chinoise (par exemple Mortimer en planche 20), ou des cases consacrées à un haut-parleur ou à un dispositif audio assurant la fonction de présenter un copieux phylactère, par exemple un poste TSF en planche 46, une grille de haut-parleur en 54, un autre haut-parleur en 58, etc.

La densité des textes peut l’emporter sur la dimension visuelle de la narration : en planche 24, avec uniquement des bustes de personnages en train de s’exprimer ; en 52, avec une proportion écrasante de texte par rapport à la place dévolue aux dessins, ou en 54, avec un phylactère occupant la quasi-totalité d’une case.

Le lecteur relève des trouvailles visuelles tout du long : l’utilisation de différents types de cartes, par Mortimer (planche 16) et par Blake (en 52), l’effet de la neige avec des petits flocons blancs venant manger le dessin (en 18), la vue vertigineuse en plongée d’une cage d’escalier (en 43), une case avec uniquement des onomatopées (PAN PAN PAN, en 44), l’usage régulier des bruitages, la vision en contreplongée des avions de chasse, etc. Parfois, un cadrage vient augmenter un effet narratif, comme la silhouette de Francis Blake dans un rétroviseur (en 30).

Le dessinateur surprend également avec des moments mémorables ou des compositions sophistiquées. Les appareils ou objets émettant des sons ont leur propre vignette en gros plan, une astuce qui a pour effet de capter immédiatement l’attention du lecteur, qui comprend que quelque chose est sur le point de se produire. Par exemple, en planche neuf, le carillon de la pendule (qui introduit le journal télévisé) et le téléphone qui sonne (annonciateur d’une mauvaise nouvelle). Pareil avec la main gantée qui sonne (planche suivante). C’est une astuce narrative qui est chère au maître et dont il use abondamment dans L’Affaire du collier, par exemple.

Notons encore l’effroi provoqué par des individus cagoulés en contrejour (en 21), la technologie massive des supercalculateurs (en 49), un anonyme faisant les cornes du diable dans une scène de démence collective en pleine rue en page 56, un gros plan sur un bouton rouge (en 59) pour bien faire comprendre son importance cruciale, la voiture d’Olrik et de ses lieutenants finissant dans l’étang en page 63 en écho à celle d’Ernest finissant dans le même étang (planche 6).


Personnages

Le saucissonnage de l’intrigue permet à Jacobs de se focaliser pleinement sur l’un ou sur l’autre. Mortimer est parfaitement conforme à la perception que peut en avoir le lecteur fidèle : spirituel, vigilant, courageux, perspicace, insatiablement curieux, entêté (juste ce qu’il faut) et charismatique. Blake est son parfait complément. Observateur, prompt à la déduction, lucide et flegmatique. Aussi fin stratège qu’excellent tacticien, il sait utiliser la ruse lorsque cela s’avère nécessaire (planches 42-43).

Olrik prouve qu’il sait se déguiser et donner le change. Affalé nonchalamment dans son sofa jaune, vêtu d’un complet bleu, arborant une classe et une élégance folles sans effort apparent, le colonel est plus dandy et iconique que jamais. En bon mercenaire qu’il est, il n’hésite pas à faire passer la cause qu’il sert après ses intérêts personnels.

Comme toujours, cet opus de Jacobs se caractérise aussi par la richesse de ses personnages secondaires. Pradier est efficace, mais est lent à relier les points les uns aux autres ; heureusement que Blake est là ! Rappelons que le commissaire est le sosie de Jean Gabin (1904-1976) ; c’est amusant, car l’inspecteur Vidal, lui, a les traits de Louis Jouvet (1887-1951). Labrousse est un homme courageux, mais dépassé par les évènements et les méthodes qu’utilise l’ennemi. Sharkey et son acolyte Freddy – sans compter les autres – semblent être là pour démontrer que les espions pouvaient parfois n’être rien de plus que des bandits améliorés. La gouaille des gangsters est une réussite ; il est évident que Jacobs a pris un plaisir certain à la rédaction de leurs tirades. Toujours dans la catégorie sosies, le professeur Miloch Georgevitch doit son physique à Arthur Miller (1915-2005), d’ailleurs accusé de communisme en 1956 ; on reste donc dans le cinéma et le théâtre ! Quant à Ernest, le chauffeur de taxi, il incarne sans doute le Français moyen, mais dans une version qui pourra être qualifiée de plutôt positive, contrairement à la sinistre mégère de la planche 17. Le physique du général est inspiré de l’homme d’État Anastase Mikoïan (1895-1978).

Enfin, que dire de cet ennemi ? L’URSS ou les forces du pacte de Varsovie. Il n’est jamais nommé précisément, jamais montré, jamais situé avec exactitude, mais constitue une menace omniprésente. Une astuce narrative qui illustre plus que tout autre ce climat décidément bien particulier de guerre froide.



Et Tintin dans tout ça ?

D’une certaine manière, cette narration très factuelle, transcrivant la banalité du quotidien dans tout ce qu’elle a de spécifique et unique, évoque Hergé et Les Aventures de Tintin. Jacobs semble les citer explicitement. D’abord avec la manifestation d’un phénomène météorologique : en planche 10, alors que Labrousse et Mortimer pénètrent dans la chambre de ce dernier, une violente bourrasque ouvre brutalement la fenêtre, tandis qu’une lumière étrange illumine la pièce. Montant rapidement dans le ciel, une boule de feu, après une fraction de seconde, s’évanouit brusquement… Une image miroir de la boule de feu consumant la momie de Rascar Capac chez le professeur Hippolyte Bergamotte, dans Les 7 Boules de cristal (1948). Hergé avait embauché Jacobs pour la mise en couleurs et la création des décors, et ce dernier avait apporté certaines idées dont celle des boules de cristal. En planche 40, Blake s’agrippe aux rainures d’une façade pour aller espionner Monsieur Henri dans son appartement, à l’instar de Tintin longeant la façade de l'hôtel pour passer d'une fenêtre à l'autre comme dans Tintin en Amérique (1932/1946).


Partis pris irritants, invraisemblances et petits défauts

Le lecteur pourra être décontenancé par quelques partis pris scénaristiques et étrangetés graphiques. En premier lieu, la structure du récit et ce que celui-ci ne montre pas. Les planches 1-21 sont consacrées à Mortimer, les 22-46 à Blake, puis les 47-61 en alternance ; les deux amis ne se rencontrent que dans la dernière planche.

Puis les conséquences du dérèglement climatique : elles sont surtout discutées entre personnages, un peu montrées par le truchement de la télévision, sans que l’auteur n’en tire parti sur le plan visuel par de grandes scènes de catastrophes naturelles. Cela renforce la dimension de reportage terrain à hauteur d’homme ainsi que celle d’une catastrophe tapie et imminente.

Avec le recul, les plus exigeants trouveront certainement que l’astuce de la pipe dans la poche de l’imperméable n’aurait pas dû berner quelqu’un comme Olrik aussi facilement ; mais le truc de Blake n’a finalement aucune conséquence.

Enfin, à la fin de sa lecture, le lecteur sera probablement perplexe à l’égard du titre de l’album, qui n’a guère de rapport avec l’intrigue, au fond. Mais le côté dramatique qui y est sous-entendu est bien là.

Graphiquement, le lecteur remarque un ou deux détails curieux. Certains phylactères mal dimensionnés (par exemple, en planche 9) indiquent que Jacobs avait surestimé la longueur de son texte (un comble !). Par ailleurs, la couleur de fond des phylactères change parfois sans raison évidente (planche 20) : l’hypothèse de la simple logique d’alternance des tons ne tient pas.



Anti-récit d’aventures grand spectacle

D’un côté, l‘intrigue présente une ampleur spectaculaire : dérèglements climatiques remettant en cause l’ordre mondial, détruisant des régions, déstabilisant des gouvernements, menaçant des populations sans défense. De l’autre, l’enquête laborieuse de Mortimer très terre à terre, et celle peu efficace de Blake apparaissent en total décalage avec ces enjeux mondiaux, que ce soit la reconstitution du parcours du taxi par temps pluie, ou une course-poursuite de dix pages entre Blake et Sharkey.

Quant au sous-titre, il interpelle, lui aussi : Mortimer à Paris, alors qu’il n’y passe que deux pages. Jacobs donne l’impression de s’ingénier à prendre les conventions du récit d’aventure à contrepied. Les héros tâtonnent, leur persévérance et leur acharnement ne produisent pas grand résultat. Ils sont tout simplement dépassés : Mortimer passe la moitié du récit emprisonné et neutralisé, et Blake voit Olrik lui échapper. Le ressenti du lecteur peut se trouver écartelé entre son horizon d’attente (une aventure en bonne et due forme) et la maîtrise magistrale du narrateur qui s’attache à la crédibilité totale des actions de ses personnages, jusqu’à les dépouiller de tout romanesque et de tout panache.

Cette caractéristique du réalisme à tout prix peut jouer contre le récit, car le lecteur comprend bien avant Mortimer où se trouve réellement l’étang au bord duquel la voiture Simca Aronde d’Ernest s’est embourbée et dans lequel le héros est tombé. Il doit donc prendre son mal en patience alors que Mortimer peine à comprendre ce que les dessins font apparaître comme une évidence et qu’il met six pages à découvrir.

Conclusion

La couverture promet un récit débridé, à mi-chemin entre espionnage et anticipation, avec une couverture qui annonce un chaos généré par des énergies destructrices. La maestria peu commune du dessin concret et précis plonge le lecteur dans un quasi-documentaire visuel rigoureux. L’enquête de Blake et Mortimer est ainsi narrée de manière factuelle et concrète, ce qui fait ressortir leurs tâtonnements et leur efficacité relative, et - par contraposée - le niveau de préparation de l’ennemi. L’auteur réalise ainsi un récit de guerre froide dans lequel l’ennemi est déjà installé au cœur du pays, avec une atmosphère de suspense à couper au couteau.