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lundi 16 septembre 2024

ReV

Vous ne connaissez pas la légende de l’aventurier impatient ?


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Édouard Cour pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-dix-huit pages de bande dessinée.


Le noir total. Une voix désincarnée accueille Gladis d’un bonjour, auquel elle répond timidement. La voix lui demande si elle souhaite personnaliser son pseudonyme et son avatar. Réponse timide par la négative. Les choix sont enregistrés. Elle n’a plus qu’à patienter. Chargement terminé. Bon voyage, Gladis. Blanc total. Une sorte de de noyau est en train de se former à base de lignes fines et irrégulières. Le corps de Gladis est formé, avec un bassin inexistant, une tête en forme de bol enflammé, des cuissardes noires et des gants longs noirs également. Elle se retrouve dans une sorte de grand hall de gare, avec de nombreuses personnes présentes, à la silhouette plus ou moins bien définies. Un jeune homme élancé et blanc, avec une chevelure folle, l’aborde. Désemparée, elle lui explique qu’elle est perdue, elle découvre complétement ce… truc. Il consulte une petite tablette flottante, juste au-dessus de sa main : première connexion en effet. Il se présente : Mr_iO. Il reconnaît que c’était un peu brutal comme accueil, mais les nouveaux sont si rares, maintenant. Il lui souhaite la bienvenue dans Rev. Peut-être serait-elle intéressée par une partie coopérative du coup ? Gladis souhaite en savoir plus. Il explique : C’est simple. Il y a deux types de coopérations. Active ou passive. En gros, soit il participe, soit il la suit en simple observateur. Il lui propose la passive pour ne pas trop dénaturer sa première partie. Mais il ne veut pas s’imposer si elle préfère rester seule.



Gladis sent qu’un peu d’aide ne lui ferait pas de mal. Son filleul l’a tannée pour qu’elle essaie, mais il ne lui a pas expliqué grand-chose. En revanche, il avait raison, l’immersion est troublante. Mr_iO reprend la parole : ça vaut le détour, ReV est parfait pour s’initier aux psymulations. Pas besoin d’aptitudes particulières pour y jouer ; il n’y a qu’à choisir un chemin, le reste suivra. Elle se dit que puisqu’ils sont dans une gare, sa première intuition serait d’aller voir ce qui se passe sur les quais. Elle indique que c’est très étrange comme sensation tout de même, elle demande à son guide s’il joue souvent à ces trucs virtuels. Il répond que certains diraient même un peu trop. Il ne joue plus qu’à ReV ces derniers temps. Il fait partie d’un groupe de joueurs persuadés qu’elle contient quelque chose de plus. Elle a beau être une des premières psymulations, elle reste encore la plus mystérieuse. Comment fonctionne-t-elle ? Qui l’a créée ? D’où vient son signal ? Quel est son but… ? Ils pensent que la clé de ces mystères est dissimulée ici même, dans sa structure ! Gladis trouve ça intéressant, mais elle voit mal comment elle pourrait lui être utile. Elle a rarement joué à autre chose qu’à Tetris, et elle était loin d’être douée.


Ça commence facile et en douceur : une femme Gladis s’initie à une simulation vidéoludique, dans un environnement ouvert. Une promenade dans une réalité virtuelle, dépourvue d’intrigue au sens premier du terme, avec un guide, ou tout du moins un accompagnateur plus expérimenté qu’elle. Le lecteur suit donc une personne qui découvre un jeu vidéo, ce qui d’entrée de jeu installe un double niveau de lecture, à la fois la découverte du jeu appelé Rev, à la fois la manière dont Gladis le perçoit. Mr_iO qualifie ce jeu de psymulation, un amalgame de Psychologique et de Simulation. Le lecteur en déduit qu’il s’agit d’une version améliorée d’un simple de jeu de type de simulation de vie de type bac à sable sans objectif, et de jeu fonctionnant avec une Intelligence Artificielle (IA) s’adaptant aux caractéristiques du joueur pour créer un environnement conçu sur mesure, des réactions découlant des choix du joueur, mais aussi de sa façon de jouer, avec malgré tout une notion de progression. En effet, l’accompagnateur indique bien qu’il faut commencer, jusqu’à découvrir une situation ou un personnage qui déclenchera une première épreuve, et donc de l’expérience à acquérir et par voie de conséquence un premier niveau. En effet, Gladis et Mr_iO commencent par voyager à bord d’un train (puisqu’ils partent d’une gare, logique), puis il se produit un événement inattendu, un changement de décor, et une sorte de test. Le lecteur découvre les règles du jeu et les possibilités de celui-ci en temps réel avec la joueuse. Comme il accepte que l’environnement puisse changer du tout au tout soudainement, comme dans un rêve.



Plongée dans un monde virtuel et partagé, créé par une intelligence artificielle servant de moteur à cet environnement vidéoludique : l’artiste a adopté une esthétique très différente de celles associées à un monde créé par informatique, froid ou reluisant. Chaque case apparaît assez chargée, mêlant des éléments dessinés avec un trait de contour encré, aplats de noir aux formes irrégulières et parfois effilées, hachures pour la texture et le relief, trames mécanographiées, présence de la couleur pour des camaïeux denses avec quelques zones en couleur directe. À l’opposé de visuels aseptisés ou photoréalistes, des dessins avec une qualité organique et vivante. Dans le même temps, le dessinateur met à profit la liberté rendue possible par un monde totalement imaginaire. À commencer par la représentation de Gladis : celle-ci reprend bien une silhouette anthropoïde avec une touche féminine dans des hanches un peu larges et un haut de vêtement qui semble recouvrir une paire de seins. Pour autant, les jambes semblent un peu longues dans leur moitié inférieure, il manque une partie du torse juste au-dessus du bassin où se trouve uniquement une petite sphère noire d’une dizaine de centimètres de diamètre. Les longs gants agissent comme un élément visuel accordé aux cuissardes noires. La tête revêt une forme des plus singulières : elle flotte au-dessus du tronc, en l’absence de toute forme de cou. Elle ressemble à une forme de grand bol sans anse, avec deux yeux noirs collés devant, et un long nez d’une trentaine de centimètres, tendu vers l’avant. Le récit ne permet pas de donner un sens particulier à cet appendice nasal si long, à moins de considérer qu’il s’agit d’un manche, en conséquence de quoi la tête de Gladis correspondrait plus à un louche qu’à un bol. Cette forme permet à un personnage de déposer quelque chose dans ce récipient, ou autrement dit de mettre une idée dans la tête de Gladis.


Par comparaison, Mr_iO apparaît plus normal : un corps masculin allongé, quelque peu dégingandé, avec une belle tignasse blonde abondamment fournie, une tunique blanche uniforme avec un simple trait reliant quelque point sur le devant. Le lecteur observe que ce personnage flotte à quelques centimètres au-dessus du sol, ses pieds ne touchant pas terre, comme pour souligner qu’il n’est que simple accompagnateur, non participant, sans être complètement un personnage non joueur puisqu’il donne un ou deux conseils appliqués à Gladis. Le lecteur attend de voir à quoi ressembleront les autres personnages : des formes humanoïdes pas totalement définies dans le monumental hall de gare, deux individus dans des tenues orange avec un collier d’explosif pour les terroristes, un tout petit bout de femme de cinquante centimètres de haut, des robots aux formes diverses certains inspirés du rétrofuturisme, une ombre noire en costume avec un attaché-case, des personnages à tête de gastéropode, un roi doré avec un troisième œil au milieu du front, une divinité d’inspiration hindoue, etc. Chaque individu comporte en lui une touche fantasmagorique plus ou moins marquée, pouvant être prédominante, ou juste réduite à une bizarrerie anatomique de la tête. Les différents lieux oscillent également entre une forte proportion de réalisme avec quelques éléments oniriques (le hall de gare, la suite de l’hôtel), ou des lieux qui relèvent plus du conte (la forêt avec ses arbres gigantesques, la caverne avec son petit peuple de champignons), du récit fantastique (le couloir d’hôtel avec son tapis à motif, la cité souterraine enfouie sous celle en train de se construire par-dessus, le jardin sans fin avec sa grille aux motifs géométriques, etc.).



Le lecteur se prête bien volontiers au jeu, en personnage non joueur, simple spectateur. Il ressent rapidement l’arbitraire des événements (les terroristes dans le train), les transitions abruptes sans réel lien logique (passer d’une poursuite en forêt à un couloir d’hôtel), et la quête découlant de découvrir le jeu, sans en connaître les règles, celles-ci semblant peu nombreuses et très accommodantes, tout en impliquant une forme de progression. Les actions et les choix de Gladis montrent une personne curieuse et attentionnée : elle souhaite explorer cet environnement ludique, elle prend en charge Fungho, une sorte d’enfant champignon doté d’une forme de conscience. Elle ne joue pas comme un personnage d’action, pas de force surhumaine, pas d’exploit physique, pas d’agressivité, tout juste une gifle bien méritée en page soixante-six. Elle fait preuve d’initiative et d’intuition, et elle sait réfléchir. Elle se retrouve plutôt désemparée pour trouver un sens à ce qui lui arrive. Au milieu du récit, Mr_iO lui en dit un peu plus sur son propre objectif : il fait partie d’un groupe de joueurs persuadés que cette psymulation contient quelque chose de plus. Ils ont observé que ReV suit une structure narrative très précise pour générer les expériences, celle du monomythe ou du voyage héroïque. Il développe cette notion au profit de Gladis : le livre Le Héros aux mille et un visages (1949), de Joseph Campbell (1904-1987). Cette remarque incite le lecteur à prendre lui aussi du recul : à envisager les tribulations de Gladis sous un autre angle : surmonter les épreuves de la vie (telle qu’elle est mise en scène dans ce monde virtuel) jusqu’à une révélation, rechercher le sens de la simulation virtuelle comme on peut chercher le sens de la vie, la raison d’être de la réalité, considérer la relation de Gladis avec le fungho comme la relation de l’être humain au monde végétal, ou aussi voir cela comme une relation entre un enfant et sa mère, etc.


Cela l’amène également à envisager certaines remarques à partir d’un autre point de vue. L’un des occupants de la suite de l’hôtel évoque une œuvre d’art qu’il va propulser vers un trou noir : une façon d’envisager chaque production artistique comme un projet destiné à l’oubli plus ou moins rapide, une démarche vaine. Gladis & Mr_iO rencontrent un individu qui se livre à un travail d’archéologie dans la ville basse : des ruines qui vont être ensevelies pour supporter l’architecture de la ville du dessus, des vestiges qui deviennent inaccessibles aux futures générations. Il est possible d’y lire une réflexion sur les souvenirs qui deviennent eux aussi inaccessibles au fur et à mesure du temps qui passe, des nouvelles expériences qui transforment l’individu. Il est également possible d’y voir une réflexion sur l’Histoire : les productions des nouvelles générations recouvrent celles des précédents, les plongeant dans l’oubli. Il y a aussi ce constat que la ou les révélations dont un personnage peut faire l’expérience sont entièrement personnelles et ne peuvent pas servir à un autre personnage car il n’en aura pas la même interprétation et donc la même perception. Ce qui n'empêche pas Gladis d’accéder à l’infra-ReV et à un créateur, et de lui poser trois questions comme les règles lui autorisent… À moins bien sûr que ce ne soit une construction fictionnelle de son esprit, dans le cadre de la psymulation.


Observer une jeune femme qui joue à un jeu vidéo de type réalité virtuelle immersive : voilà qui ressemble à une expérience particulièrement passive pour le lecteur. L’auteur met en œuvre une narration visuelle originale, inventive, consistante et organique, qui plonge le lecteur dans ces environnements à teneur onirique variable toujours en décalage avec la réalité. D’emblée, le récit mêle un enjeu d’avancer dans les étapes du jeu qui sont créées sur mesure pour Gladis, et de de trouver dans le déroulement de ces événements un sens. Comme fonctionne la psymulation ReV ? Qui l’a créée ? D’où vient son signal ? Quel est son but… ? Pourquoi créer quelque chose de si complexe s’il n’y a que ça à trouver ? Cette découverte ressemble plus à un point de départ qu’à une solution.



jeudi 12 septembre 2024

Djinn T01 La favorite

Tout part du corps, tout ramène au corps.


Ce tome est le premier d’une série qui en compte treize et trois hors-série. C’est également le début du cycle ottoman, composé des quatre premiers albums. Sa parution originale date de 2001. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario et par Ana Mirallès pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page rédigée par le scénariste.


Au début des années 1960, Kim Nelson, une jeune femme se trouve à Ankara, dans un café. Elle est à la recherche d’un djinn, d’une ombre… celle de sa grand-mère… De ses racines aussi, elle suppose. C’est un voyage qui sera long. Un voyage dont elle ne reviendra pas intacte. On ne revient jamais intacte lorsqu’on se frotte à un djinn… Assis en face d’elle, son interlocuteur Kémal lui explique qu’il n’a rien trouvé : les dossiers manquent. Il s’est renseigné auprès de ses collègues, en vain, personne n’a pu l’aider. Elle lui demande à qui elle doit s’adresser maintenant. Il répond qu’il connait un libraire dans la vieille ville, chez Thesos. Il possède de vieux documents, très rares, c’est surprenant parfois ce que l’on découvre chez lui. Elle pense que ça vaut peut-être le coup de tenter, mais que c’est décourageant. Il se lève et lui indique qu’il la tiendra au courant. Il s’en va, elle se lève et laisse un pourboire. Alors qu’elle passe devant lui, un jeune homme, bien fait de sa personne, lui dit que chez Thesos n’est pas la bonne adresse. Surprise, elle se retourne. Il continue : il y a mieux si elle veut obtenir des informations, il pense à la photographie qui se trouve dans son sac à elle. Il ajoute : quand elle est entrée, quelqu’un l’a bousculée, c’était lui, mais il cherchait autre chose, et il lui rend la photographie en question.



Jade reprend son bien d’un geste vif en le traitant de voleur. Ibram Malek explique que cela permet de gagner du temps, et son temps est précieux. Cette photographie, c’est le début d’une piste pour elle. Il ignore quels sont ses motifs, et il ne s’en soucie guère d’ailleurs, mais il peut l’aider à remonter cette piste. Il devine que l’homme représenté, sur ce document, c’est le sultan Murati. Elle acquiesce et demande s’il peut la renseigner à son sujet. Il répond qu’il peut lui répéter ce que l’on apprend dans les livres, mais il suppose qu’elle désire en savoir plus. Il lui dit qu’il viendra la chercher ce soir, à son hôtel, qu’elle se fasse belle car ils iront à la maison clause de Dame Fazila. Kim Nelson est troublée, elle aurait dû gifler cet homme, le renvoyer. Au lieu de cela, le soir-même dans sa chambre d’hôtel, elle se surprend à l’attendre, et lorsque le téléphone sonne, elle répond simplement qu’elle est prête et qu’elle descend. Assis à une table du hall désert de l’hôtel, il lui demande si elle est prête, prête à payer de sa personne. Il se rendent dans un établissement de bain et il lui dit de se déshabiller. Si elle veut remonter le temps, il ne s’agit pas de tricher. Il faudra qu’elle se montre telle qu’elle est : corps et âme, car elle sera jugée. Mais il pense qu’elle pourra s’en tirer, et elle peut se rassurer, il l’accompagnera.


Dans son introduction, le scénariste développe plusieurs thèmes. Le premier est relatif au corps : Tout part du corps, tout ramène au corps. Corps exposés dans les harems, corps déchirés sur les champs de batailles. Corps convoités, corps abandonnés. Le second correspond à la période et l’endroit dans lesquels il a choisi de situer son récit : la Turquie en 1912, vue à partir du même pays cinquante ans plus tard, en particulier en connaissant les conséquences de l’alliance avec l’Allemagne. Enfin, il évoque la mythologie des harems, avec ces clichés, et sa conviction que : Le corps d’une femme restera toujours le pouvoir suprême devant lequel plient les hommes. Il pose la question provocatrice : Car qui du maître ou de l’esclave, détient le pouvoir ? Quant à l’amour triangulaire, il cite le romancier Jun'ichirō Tanizaki (1886-1965) et la réalisatrice Liliana Cavani (1933-). Le lecteur familier de l’œuvre du scénariste sait que l’Histoire lui sert de trame de fond et qu’il s’autorise à réarranger la vérité historique pour servir son récit, indépendamment de la qualité des recherches de son travail préparatoire. Il a agi ainsi dans plusieurs de ses séries comme Croisade (8 tomes, 2007-2014) avec Philippe Xavier ou Double Masque (6 tomes, 2004-2013) avec Martin Jamar. Le lecteur ressent bien que cette série s’inscrit dans cette veine-là : absence de personnages historiques, mise à part une référence à Enver Pacha (1881-1922), lieux imprécis à part pour Ankara.



Une couverture peinte magnifique, qu’il s’agisse de la première édition avec Jade agenouillée sur son divan dans des tons brun et orange, ou allongée sur un voile vert, avec des touches jaunes. Les dessins à l’intérieur sont réalisés de manière traditionnelle : des formes détourées par des traits encrés noir, et une mise en couleur de type aquarelle. L’artiste réalise des dessins dans un registre réaliste et descriptif : un détourage minutieux, avec un trait fin et délicat, quelques aplats de noir élégants, une grande attention au détail. Le lecteur commence par découvrir cette vision d’Ankara à partir du fleuve. Le lecteur observe la finesse du tracé des bâtiments ainsi que la belle couleur bleutée qui l’habille. Puis vient l’intérieur du café, avec des murs de ton brun et ocre, les tables et les chaises bien sûr, ainsi que étagères, et plus discret une peinture d’un homme et son âne sur le mur du fond. La dessinatrice prend le temps de représenter chaque lieu, lui donnant un cachet spécifique : la vue d’ensemble de la façade de l’hôtel, puis celle sur les toits d’un quartier populaire baignant dans le même bleu de la nuit. Le lecteur est ensuite surpris par les salles vide de l’établissement de Dame Fazila, avant de passer dans une grande salle évoquant un hammam avec de délicates bandes de vapeur, les tables de massage dans une autre partie, et enfin une chambre privée avec son divan et ses coussins moelleux.


Ainsi l’artiste donne à voir les différents lieux correspondant à l’imaginaire ou à la mythologie que souhaite développer le scénariste en 1912, à partir de clichés et de lieux communs, avec une constance qui finit par les rendre tangibles et plausibles. Les felouques sur le fleuve dans une belle lumière dorée, au milieu d’un vol d’oiseaux blancs, la piscine du harem, le magnifique bureau du sultan Murati avec ces meubles ouvragés et ses colonnes murales, sa pièce de réception en terrasse également emplie de coussins, la grande tente avec ses superbes tentures en plein désert, le temple dans la pénombre avec ses cobras, pour finir par la présentation d’une femme au harem. Le lecteur est tout aussi aux anges au temps présent du récit : ce café interlope, la riche demeure d’Amin Doman au bord de la mer avec sa terrasse et ses persiennes, la librairie de Thesos regorgeant d’ouvrages, les maisons en bord de fleuve vues à partir d’un canot à moteur, etc. Le lecteur regarde également avec un œil curieux les personnages. Les hommes : Kémal assez trapu et vaguement inquiétant par son manque de franchise et la force que l’on devine en lui, Ibram Malek grand et bel homme bien découplé, le magnifique masseur noir au hammam, le vieux sultan Murati bien conservé avec sa barbe blanche, Amin Dorman grand et fort également dans son costume de marque avec cravate, Harold Nelson beau militaire dans son uniforme militaire, le photographe Samuel avec son visage trop souriant pour être honnête.



Bien évidemment, le lecteur accorde la même attention aux personnages féminins : Kim Nelson et Miranda Nelson au corps jeune et longiligne, évoquant parfois des adolescentes, et Jade au corps de trentenaire athlétique, Dame Fazila sa cigarette à la bouche, la peau un peu desséchée, vraisemblablement la soixantaine. Bien sûr, le thème du harem suscite des stéréotypes visuels dans l’esprit du lecteur et les auteurs tiennent cette promesse, comme l’écrit le scénariste dans son introduction. Des corps exposés, des corps désirés et désirables. Kim Nelson a vite fait de se retrouver nue sous les mains du masseur, dès la page neuf, qui va glisser une main entre ses cuisses. Jade apparaît nue assise sur le divan du sultan Murati, Djoua est en train de se baigner nue dans la piscine du harem. Puis Jade et Miranda vont se baigner nues dans la piscine du sultan. L’artiste dessine ces corps de manière frontale, sans s’attarder sur les parties génitales, celles des hommes n’étant pas représentées. Il s’agit donc plus d’une forme d’érotisme sensuel et léger, sans être hypocrite. Le lecteur ne sait trop quoi penser de Kim : une jeune femme à demi consciente des dangers auxquels elle s’expose, vraisemblablement consciente de son pouvoir de séduction et refusant le rôle de victime tout en étant prête à expérimenter en étant à la frontière du consentement. De son côté, Jade apparaît comme une séductrice et manipulatrice usant sciemment de ses charmes avec expertise. Miranda découvre le plaisir de la chair, la volupté des relations charnelles, prête à beaucoup de choses par amour. Le lecteur repense aux deux phrases présentes dans l’introduction. Le corps d’une femme restera toujours le pouvoir suprême devant lequel plient les hommes : une déclaration très affirmative, une généralité qui soufre des exceptions, et en même temps, au vu du chiffre d’affaires de l’industrie pornographique, un cliché qui tient la route. La deuxième phrase apparaît beaucoup plus pernicieuse : Car qui, du maître ou de l’esclave, détient le pouvoir ? Difficile de prendre parti pour le tortionnaire contre la victime, même si le lecteur comprend bien qu’ici les femmes sont attirées par des individus de pouvoir (un autre cliché) et que leur soumission devient une forme de défiance, de mise à l’épreuve d’elle-même, et de processus choisi d’émancipation, allant à l’encontre des normes sociales explicites et implicites en vigueur.


La couverture promet que cette manifestation surnaturelle d’un djinn va s’incarner dans une femme que la sensualité rendra irrésistible, une séductrice exceptionnelle, un charme fatal. Le scénariste commence par évoquer un cadre historique précis, puis privilégie l’aventure, entre enquête, intrigues de palais et de couloirs du pouvoir, initiation sensuelle à la frontière trouble du consentement. La dessinatrice montre des lieux pleinement tangibles et consistants, des personnages dignes d’acteur de cinéma, des vrais moments de sensualité. Le lecteur tombe sous le charme.



mercredi 11 septembre 2024

Oh, Lenny

Et puis un peu de camping n’a jamais fait de mal à personne.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Aurélien Maury pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend environ trois cent vingt pages de bande dessinée.


Quelque part au bord de la mer, une petite fille rousse marche dans le sable, au milieu des rochers avec un filet dans la main droite et un seau dans la main gauche. Elle repère un crabe, et le suit pour le pêcher. La bestiole pénètre dans une grotte et se retrouve coincée par une grande flaque, elle se retourne pour faire face à la fillette. Mais un tentacule la saisit par derrière, et une grande pieuvre brise le crabe et le mange, puis s’enfonce dans l’eau sous les yeux de June. Il s’agit peut-être d’un rêve et elle est ramenée à la conscience par son compagnon Brad qui lui demande si elle n’aurait pas vu ses clefs, car elles ne sont pas dans sa veste. Il peste que s’il arrive à l’heure à cet entretien, cela relèvera du miracle. June se lève et lui indique qu’elles sont sur la table. Il râle qu’à tous les coups, il va se prendre les bouchons. Il éternue fortement, sous l’effet d’une allergie. June lui fait son nœud de cravate, lui suggère de se détendre un peu, et le rassure en lui affirmant qu’il va très bien s’en sortir. Il répond qu’il pense que c’est trop gros pour lui. Elle l’embrasse, le regarde partir, referme la porte. Elle se tourne et elle voit un chat de gouttière de l’autre côté du carreau de la fenêtre : le matou a attendu le départ de l’homme pour se faire remarquer. Elle lui ouvre la fenêtre et le laisse rentrer dans l’appartement. Puis elle se prépare et elle sort dans la rue. En marchant, elle passe devant une personne à la rue à la barbe blanche, avec son chien à côté de lui. Elle tapote le chien qui a l’air mal en point en demandant de ses nouvelles. Elle indique qu’après le travail elle rapportera un stimulant pour l’animal ; l’homme en profite pour lui demander un pack, et des chips aussi.



June arrive à la clinique animale où elle travaille. Elle salue son responsable et elle va s’occuper du serpent, car il répugne son collègue. Elle s’enquiert de l’état du chien qui avait été percuté par une voiture la veille : il lui répond que le bulldog a été mis au congélateur ce matin. Elle se rend dans la pièce où les chiens attendent en cage, elle s’assoie et elle pleure dans son coin. Un peu plus tard, un client entre et indique qu’il aimerait faire dégriffer son chat, car ce petit voyou a saccagé leur fauteuil. Sans se retourner, June se montre surprise que le monsieur ne savait pas que les chats avaient des griffes. Devant son étonnement, elle continue : quand on aime les animaux, on ne cherche pas à les estropier, en principe. Le client pensait que c’est sans danger pour l’anomal. Puis, il se reprend : la clinique propose cette intervention sur son site, du coup quel est le problème de June, pourquoi l’agresse-t-elle ? Elle rétorque que lui aurait peut-être besoin d’une ablation des tympans s’il ne supporte pas d’entendre ce qui ne lui plait pas. Il répond qu’elle est tarée et qu’il va ailleurs. Elle lui conseille de plutôt adopter une peluche : elle n’abîmera pas ses beaux meubles.


Une entrée en matière de cinq pages, peut-être un souvenir d’enfance, peut-être un rêve révélateur de l‘inconscient. Le lecteur retient la notion d’un prédateur aquatique, tuant et dévorant un animal terrestre doté d’une carapace résistante. La narration visuelle apparaît simple et évidente, avec très peu de mots, entre deux et cinq cases par page. Elle revêt une apparence très proche de celle de la ligne claire, avec parfois une nuance de couleur venant rehausser un aplat dans une zone délimitée par un trait de contour, et de rares traits à l’intérieur des zones délimitées pour indiquer un pli de vêtement ou de tissu, ou un petit relief sur la peau de Lenny. Les dessins s’inscrivent dans un registre descriptif, avec des contours simplifiés, tout en comprenant un bon niveau de détails. Cela induit une lecture facile et rapide des cases et des pages, très satisfaisante dans la mesure où le lecteur éprouve la sensation d’avancer rapidement dans sa lecture. La sensation correspond à une vision évidente : tout s’identifie simplement, avec une perception facile de la réalité, comme s’il n’y avait rien de compliqué. Dans le même temps, chaque environnement s’avère consistant, élaboré. Dans un dessin en pleine page, l’artiste représente, en vue de dessus inclinée, le pavillon dans lequel le couple emménage, avec son petit jardinet, son petit abri de jardin, le patio, la rue de la zone pavillonnaire avec un élargissement pour le demi-tour, l’éclairage public, le trottoir dallé, les haies en bordure de propriété, les pavillons alentour.



Le lecteur tourne les pages à une allure rapide, enregistrant automatiquement les informations visuelles, présentées simplement, évidentes dans leur cohérence, tout en relevant certains détails, en s’immergeant dans certains endroits. Des petits trucs anodins : les plantes dans l’appartement, les déchets au sol sur le trottoir, le chat sur l’escalier de secours, les éléments présents dans le bac à compost du pavillon, la bétonnière qui reste bien visible dans le minuscule jardin, le panneau publicitaire pour la maison parfaite, les déchets dans la boue du tunnel où June trouve Lenny, le poster de Wapiti Island National Park, la fumée dégagée par le fer à repasser resté trop longtemps sur la chemise, le caractère très fonctionnel et épuré du bureau de Brad, la structure métallique du pont au-dessus de la rivière, les sous-vêtement très basique dépourvus de toute ornementation de June, la décoration plus personnelle chez les parents de June, etc. D’un côté, tout est fait pour donner l’impression que rien ne dépasse, d’une banalité à toute épreuve, sans pour autant être uniforme. De l’autre côté, chaque élément apporte une information, contribue à rendre tangible chaque lieu, à en dire un peu sur la personnalité des uns et des autres.


D’un autre point de vue, la narration visuelle transporte le lecteur dans chaque endroit, avec des vues souvent dépaysantes, parfois saisissantes, et certaines déstabilisantes. À nouveau, le déroulement linéaire et posé donne une impression de calme, d’évidence et d’ordinaire quotidien. Pour autant, le récit commence sur une plage, puis passe dans un appartement moderne et confortable. Après le déménagement, les époux sont installés dans un pavillon fonctionnel et agréable avec un étage. Le lecteur tourne la page et il découvre un dessin en double page, sans aucun mot, une vue de dessus d’une partie du lotissement, des dizaines de pavillons identiques sagement alignés le long des voies de desserte, une vision sans commentaire, l’auteur laissant le lecteur libre de son ressenti. Deux pages plus loin, June découvre Brad et son frère Kent en train de réaliser une dalle béton dans le jardin pour installer un barbecue, scène aussi normale que révélatrice sur les aspirations de chacun des époux. Puis June se retrouve seule dans le pavillon, alors que Brad est parti pour travailler dans le jardin, une occasion d’admirer plusieurs pièces ainsi que la vue depuis la véranda. Par la suite, le lecteur accompagne June qui conduit à travers un paysage naturel, vers l’océan, par une belle journée ensoleillée, un trajet en voiture apaisant et relaxant. Vient enfin le séjour sur un grande île, dans une cabane isolée, et comme le dit Charles Winters, le père de June : Et puis un peu de camping n’a jamais fait de mal à personne.



Au départ, la situation apparaît également simple : Brad jeune homme dynamique sur une pente professionnelle ascendante, réussissant à vaincre son appréhension de ne pas être à la hauteur, épaulé par sa compagne qui assure certaines tâches ménagères (peut-être toutes), qui le soutient, et qui travaille elle-même dans une clinique vétérinaire. En revanche, elle apparaît doté d’une forte capacité d’empathie, sans avoir les outils pour gérer les émotions qui la submergent. Dès le départ, il semble que sa vie quotidienne soit entachée par cette souffrance émotionnelle et qu’un changement soit nécessaire. Le déménagement en pavillon met en évidence qu’elle suit son compagnon et que celui-ci sait ce qu’il souhaite, dont un barbecue dans le jardin. Le moment où il coule une dalle de béton avec son frère constitue une incarnation même de l’état d’esprit plus ou moins conscient de June qu’elle se laisse porter par les aspirations de son compagnon, réagissant par uniquement quand elle ressent que ça ne lui convient pas.


La découverte de Lenny par June dans une grande canalisation apporte un nouvel élément dans sa vie, un changement qu’elle investit à sa manière. L’auteur ne donnant pas d’indication sur la nature de cette créature, le lecteur y projette ses interprétations en fonction des réactions de June, de la manière dont elle se conduit avec Lenny. L’analogie immédiate réside dans un animal à sauver, qui pourra être un animal de compagnie, peut-être domestiqué. La narration visuelle montre l’attention que la jeune femme prodigue à cet être vivant, s’adaptant aux réactions de Lenny, entre attachement à un animal et dévouement à un très jeune enfant. Le regard du lecteur change à l’occasion d’une morsure, mais pas le comportement de June. Il se produit alors un décalage entre ces deux perceptions : le constat du lecteur sur un comportement nocif, celui de la jeune femme chez qui l’amour prime dans sa relation avec Lenny. À partir de là, le lecteur se sent libre d’envisager cette relation de différentes manières : besoin de maternité, reproduction du schéma relationnel qu’elle entretenait avec Brad avant son nouveau poste, alternative à la vie préfabriquée de Brad, amour désintéressé, don altruiste de soi, mais aussi une occasion d’exprimer sa propre part d’animalité, et pourquoi pas une interprétation d’ordre psychologique comme la manifestation d’une névrose chez June, et une façon pour elle de projeter ses attentes sur Lenny. Ainsi se trouve mis en évidence une raison d’être différente chez elle. La présence de Lenny et sa relation avec elle permettent à June d’exprimer ses envies, de les concrétiser, mais toujours grâce à l’entremise d’un autre (Lenny en l’occurrence). D’ailleurs, pour pouvoir vivre de manière différente, avec Lenny, loin de Brad, elle retourne dans un lieu de villégiature de son enfance, une cabane appartenant à ses parents, une forme de retour en arrière. Il s’agit alors d’une période hors du temps, à l’écart de la société. Cependant, June vit toujours en fonction d’un autre, Lenny, s’adaptant à ses attentes pour y répondre, acceptant une pratique engendrant de la souffrance chez elle pour s’assurer qu’il reste, un comportement entre emprise et syndrome de Stockholm, révélateur de son incapacité à poser des limites, autrement dit un manque d’estime de soi.


La couverture semble contenir la promesse d’une aventure en plein air, peut-être au grand large, avec une jeune femme en héroïne, rousse comme un célèbre reporter du Petit Vingtième. Le début évoque plutôt une comédie dramatique du quotidien, avec une narration visuelle de type Ligne Claire, d’une lisibilité immédiate et très agréable. Un élément fantastique vient apporter la possibilité d’une autre vie pour l’héroïne, plus épanouie, moins matérialiste, plus en accord avec ses émotions. Toutefois il y a un prix à payer, et June accepte de passer d’une dépendance à une autre. Régulièrement le lecteur repense au sort du crabe dans les tentacules de la pieuvre, comme une métaphore de ce que la jeune femme consent pour accéder à une forme de sérénité.



mardi 10 septembre 2024

Jules Verne et l'astrolabe d'Uranie T01

Le sol tremble… La nature se meurt…


Ce tome est le premier d’un diptyque racontant une histoire indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2016. Il a été réalisé par Esther Gil pour le scénario et par Carlos Puerta pour les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Il met en scène l’écrivain Jules Verne (1828-1905), auteur des voyages extraordinaires.


Nantes, à l’été 1839, Jules Verne est encore un jeune garçon qui aime se promener sur les quais. Adulte, il revoit cette Loire dont une lieue de ponts relie les bras multiples, ses quais encombrés de cargaisons sous l’ombrage de grands ormes et la double voie de chemin de fer, les lignes de tramway ne sillonnent pas encore. Des navires sont à quai sur deux ou trois rangs. D’autres remontent ou descendent le fleuve. Pas de bateaux à vapeur, à cette époque, ou du moins très peu : mais quantité de ces voiliers dont les Américains ont heureusement conservé et perfectionné le type avec leurs clippers et leurs trois-mâts goélette. En ce temps-là, on n’avait que les lourds bâtiments à voile de la marine marchande. Que de souvenirs ils lui rappellent ! En imagination, il grimpait dans les haubans, il se hissait à leurs hunes, il se cramponnait à la pomme de leur mât. Quel désir Il avait de franchir la planche tremblotante qui les rattachait au quai et de mettre le pied sur leur pont ! Mais, avec sa timidité d’enfant, il n'osait pas. Pourtant, il avait déjà vu faire une révolution, renverser un régime, fonder une royauté nouvelle, bien qu’il n’eût que deux ans alors, et il entend encore les coups de fusil de 1830 dans les rues de la ville où, comme à Paris, la population de la ville se battit contre les troupes royales.



Un jour, cependant, il se hasarde et il escalade les bastingages d’un trois-mâts, dont le gardien faisait son quart dans une buvette du voisinage. Le voilà sur le pont. Sa main saisit une drisse et la fait glisser dans sa poulie ! Quelle joie ! Les panneaux de la cale sont ouverts ! Il se penche sur cet abîme. Les odeurs fortes qui s’en dégagent lui montent à la tête, ces odeurs où l’acre émanation du goudron se mélange au parfum des épices ! Il se relève, il revient vers la dunette… Il y entre… Elle est remplie de senteurs marines qui lui font comme une atmosphère d’océan ! Voilà le carré avec sa table de roulis qui ne roula pas – hélas – sur les tranquilles eaux du port. Voilà les cabines aux cloisons craquantes, où il aurait voulu vivre des mois entiers, et ces cadres étroits et durs, où il aurait voulu dormir des nuits entières ! Puis, c’est la chambre du capitaine, ce maître après Dieu ! Un bien autre personnage à son sens que n’importe quel autre ministre du roi ou lieutenant-général du royaume ! Il sort… Il monte sur la dunette… Et là, il a l’audace d’imprimer un quart de tout à la roue du gouvernail ! Il lui semble que le navire va s’éloigner du quai, que les amarres vont être larguées, ses mâts se couvrir de toile, et c’est lui qui va le conduire en mer !


Une étrange gageure que de choisir un tel écrivain pour lui faire vivre une aventure, alors que ses propres livres en sont remplies, et qu’elles résonnent encore dans l’esprit des lecteurs contemporains. Effet, ce récit ne relève pas de la biographie, même s’il respecte les dates du voyage que Jules Verne effectua aux États-Unis : le 16 mars 1867, il embarque sur le Great Eastern à Liverpool pour les États-Unis, avec son frère Paul. Il s’inspirera de cette traversée pour son roman Une ville flottante (1870). La scénariste intègre d’autres éléments biographiques : l’appartenance de l‘écrivain à la société de Géographie (société savante française créée en 1821), la rédaction d’un dictionnaire de géographie avec Théophile Lavallée (1804-1867) : La Géographie illustrée de la France et de ses colonies. Elle évoque deux membres de sa famille : son épouse Honorine du Fraysne de Viane (1830-1910) et leur fils Michel (1861-1925). Le lecteur le voit converser avec son éditeur Pierre-Jules Hetzel (1814-1886), dans les rues de Paris. Son roman Les Aventures du capitaine Hatteras (1964) est évoqué à plusieurs reprises. Le récit s’inscrit dans le contexte historique de l’époque. Celui-ci est référencé par Hetzel qui évoque les travaux du baron Georges Eugène Haussmann (1809-1891) en termes très durs (Il est en train de défigurer notre Paris ! Il se prétend urbaniste, mais il n’est qu’un technocrate au service du pouvoir !). L’Exposition universelle de 1867 est également évoquée à l’occasion de ses préparatifs, en particulier le pavillon des industries qui présente un modèle de canon prussien se chargeant par la culasse et pouvant lancer des projectiles d’une centaine de kilos, jusqu’à huit kilomètres de distance. Dans la dernière partie du récit, un journaliste évoque l’unification du Canada-Uni, du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse en une fédération qui portera le nom de Dominion du Canada.



Une vraie aventure : tout commence avec le regard émerveillé d’un enfant, pour l’appel du large, accompagné par les dessins qui montrent l’ampleur du port dans Nantes, avec ces grands navires aux mâts montants haut dans le ciel, l’affairement des dockers, les pêcheurs en arrière-plan dans la dernière case de la première page, le chargement des cales, les coursives, la luxueuse cabine du capitaine. Les dessins de nature photoréaliste génèrent une sensation d’immersion tactile. Puis le récit passe au temps présent de l’histoire, c’est-à-dire janvier 1867, avec une toujours un amalgame sophistiqué et élégant entre des éléments photoréalistes (par exemples les bâtiments), et des éléments plus esquissés comme les pierres d’un bâtiment qui a été démoli à l’occasion des travaux du baron Haussmann. Cela agit comme un retour à la normalité du quotidien, tout en conservant la forme d’exotisme correspondant à une époque révolue. Quelques pages plus loin, les deux frères Verne se trouvent devant l’immense navire à bord duquel ils vont effecteur la traversée de l’océan Atlantique. Plus tard, les deux frères prennent le train au départ de New York pour se rendre à Niagara, avec les magnifiques (mais pas très confortables) bancs en bois dans le wagon rendus également de manière photographique, et les paysages plus évanescents qui défilent de l’autre côté de la vitre.


Comme dans les romans de Jules Verne, la scénariste intègre des vrais morceaux de nature encyclopédique, en quantité moindre toutefois. Le lecteur apprécie la vue du port de Nantes et les commentaires assortis, puis la visite du navire, tout aussi didactique, pour finir avec le magnifique gouvernail en bois. Puis elle consacre une page à vanter les mérites du navire Great Eastern, avec un commentaire fourni : […] Avec ses deux cent onze mètres de longueur et une capacité d’embarquement de quatre mille passagers, le Great Eastern est un véritable chef d’œuvre de construction navale. Il peut transporter près de douze mille tonnes de charbon, soit la quantité nécessaire pour aller en Australie et revenir sans escale pour le ravitaillement. Le navire est en effet doté de trois modes de propulsion : hélice, roues aubes et voiles, cette dernière étant destinée à prendre le relais en cas d’éventuelle pénurie de charbon. […] Là encore, l’artiste s’investit de manière remarquable pour montrer ce navire, en particulier une case avec la charpente du pont, et la roue à aubes pas encore habillée, puis la salle des machines dans une chaleur rendue par une ambiance orangée. Pour autant, les auteurs évitent de donner l’impression d’un recopiage d’encyclopédie, et laissent la place aux voyages. La traversée de l’Atlantique et sa tempête, le long voyage en train et l’attaque des Indiens armés de tomahawks.



La première séquence évoque l’aventure et le voyage à venir, et met en place le McGuffin, le bidule après lequel le héros va courir. Enfin pas tout à fait, parce qu’on ne revoit pas ce fameux astrolabe d’Uranus par la suite. En lieu et place, la curiosité de Jules Verne est éveillée par un mystérieux passager qui reste invisible à bord, et par la manifestation du spectre d’une femme qui a jadis touché son cœur. Aussi, le moteur de l’intrigue se trouve composé de deux thèmes. Le premier, le plus manifeste réside dans le voyage : il a été initié par Paul Verne, très enthousiaste à l’idée d’aller en Amérique, de répondre à l’appel des grands espaces, de fuir la grisaille de Paris et de partir au loin respirer l’air de la mer, cette atmosphère d’embruns qui valent tous les parfums du monde. Le second thème s’avère inattendu : le souvenir de la cantatrice Estelle Duchesne qui interprétait La Stilla dans un opéra dont les Verne furent les spectateurs au théâtre lyrique. Une chimère poursuivie par Jules Verne qui se déclare effrayé rien qu’à l’idée d’écrire le mot amour, en parlant à son éditeur Hetzel. Une femme qui hante toujours sa mémoire : il n’a trouvé refuge que dans le silence car il lui faut taire l’effroyable souffrance qui ronge son âme, et garder ses tourments secrets comme l‘était leur amour, rien ne peut soulager sa peine pas même la pauvre Honorine, sa fidèle épouse. Le récit se fait alors poignant dans les deux pages consacrées à ladite Honorine et à leur fils Michel, semblant signifier que Jules Verne court après quelque chose qui se trouve dans son foyer.


D’un côté la promesse de partir en voyage avec Jules Verne ; de l’autre le risque que ces aventures ne soutiennent pas la comparaison avec les voyages extraordinaires. La narration visuelle apporte immédiatement une consistance remarquable à ce récit, permettant au lecteur de se projeter à cette époque aux côtés des personnages. La narration rend hommage à plusieurs caractéristiques des ouvrages du romancier, sans les singer, sans trop en faire. L’intrigue repose sur la quête d’un mystérieux objet générant des promesses d’ailleurs, tout en faisant apparaître que l’antidote à la souffrance romantique qui ronge Jules Verne se trouve peut-être à portée de main au Crotoy.



lundi 9 septembre 2024

Affaires d'Etat - Extrême Droite T03 Commando noir

En taule, l’optimisme est une qualité précieuse.


Ce tome est le troisième d’une tétralogie qui fait partie d’un groupe de trois séries, les deux autres étant Guerre froide qui se déroule dans les années 1960, et Jihad qui se déroule dans les années 1980. Il fait suite à Affaires d'État - Extrême Droite T02 Eaux troubles (2022) qu’il faut avoir lu avant. La première édition date de 2023. Il a été réalisé par Philippe Richelle pour le scénario, par Pierre Wachs pour les dessins et par Andrea Meloni pour la mise en couleurs. Il comprend cinquante-quatre pages de bande dessinée.


Début des années 80, quelque part en Bourgogne, deux employés de sécurité montent la garde d’une immense villa. Un hélicoptère arrive de nuit et se pose sur la pelouse. Ils sortent immédiatement pour indiquer qu’il s’agit d’une propriété privée. Le pilote se présente : docteur Mankiewicz, médecin urgentiste. Ils viennent de prendre en charge un homme victime d’un grave accident de la route non loin d’ici, le SAMU va l’amener d’un instant à l’autre. Il leur demande d’ouvrir le portail d’entrée, ce que font les deux gardes. Une ambulance pénètre dans la propriété et des hommes cagoulés et armés en descendent. Ils neutralisent les deux vigiles et leur demandent de désactiver le central de surveillance. Ils volent le grand tableau de maître exposé dans le salon et repartent en ambulance, en faisant exploser l’hélicoptère. Trois jours plus tard, dans le cimetière d’Asnières, dans la banlieue de Paris, Alistair descend de sa voiture et serre la main d’Yvan. Ce dernier explique qu’il s’agit d’un cimetière pour animaux, et qu’une concession ici coûte beaucoup plus cher qu’au Père-Lachaise. Ils se mettent d’accord sur un prix de dix millions de dollars américains pour revendre le tableau.



À Marseille, un jeune homme prénommé Rachid se fait serrer en bas d’un immeuble pour possession de drogue, et deal. Après l’avoir mis en cellule, les deux policiers rendent visite à Samira, sa grande sœur. Ils lui expliquent la situation de son petit frère, et que la procédure pourrait s’avérer entachée d’erreur, si elle coopère. À Bayonne, tard dans la soirée, deux individus cagoulés descendent brusquement d’une voiture, pénètrent dans le bar et ouvrent le feu tuant deux hommes, et en blessant un troisième. Ils repartent aussi vite. Dans une zone éloignée dans la campagne, ils changent de véhicule, et ils mettent le feu à la voiture qu’ils abandonnent. Le responsable de l’opération prévient un dénommé Capitaine, et l’informe que Perret s’est pris une balle dans la cuisse et qu’il va le conduire chez Livicius. L’inspecteur Riou a prévenu le commissaire Robert Pommard de la tuerie et celui-ci se rend sur place. L’inspecteur lui présente les victimes : Iban Calzada 38 ans de nationalité espagnol et Frankie van Erke 33 ans. Il y a également un blessé grave : le patron, il est à l’hôpital.


Intervention d’un hélicoptère, scène d’introduction en Bourgogne, début des années 1980, action se situant à Bayonne et dans le sud de la France : autant d’éléments qui laissent à penser qu’il s’agit d’un second cycle, entretenant peu de liens avec le premier, sauf pour le personnage principal le commissaire Robert Pommard, toujours accompagné de sa fille Alice. Dans le même temps, le lecteur retrouve une structure assez similaire à celle du tome un : un crime de grande envergure (ici un vol de tableau plutôt que l’assassinat d’un dirigeant espagnol), un deuxième crime (une tuerie dans un bar), une enquête qui progresse de façon très pragmatique avec fausses pistes et informations obtenues par coup de chance, et quelques séquences consacrées aux malfaiteurs montrés eux aussi dans toute leur banalité. Les auteurs reconstituent le début des années 1980 : en creux apparaissent certaines caractéristiques datées. À l’évidence, il n’y a pas de téléphone portable, pas de moyen de communication rapide, autre que le téléphone filaire, le commissariat n’est peut-être même pas doté d’un télécopieur, et il n’y a aucun ordinateur à l’horizon, tout se trouve dans des dossiers papiers qu’il faut aller consulter. Le lecteur relève quelques artefacts du quotidien : le modèle d’hélicoptère (Alouette II), une cabine téléphonique à pièces, un billet de train en carton, les modèles de voitures, la forme du poste de télévision, la chaîne stéréophonique, etc. Ces éléments se trouvent naturellement à leur place dans chaque environnement, sans que le dessinateur ne focalise l’attention du lecteur dessus.



Comme pour les précédents tomes, la narration s’avère réaliste et pragmatique, sans esbrouffe, ancrant chaque séquence dans un quotidien banal et factuel, ce qui la rend d’autant plus plausible et crédible. Cela joue en faveur de cette première scène avec un hélicoptère et une toile de maître : la taille normale des armes à feu, le tableau du système d’alarme, le radiateur en fonte auquel sont attachés les vigiles, etc. En page cinq, deux membres du commando enlèvent les fausses plaques d’ambulance sur le véhicule, et le lecteur peut voir le gyrophare posé à même le sol, détail concret et pratique, preuve que les auteurs ont pensé ce vol dans le détail et avec une approche pragmatique, ce qui le rend tout à fait réel et crédible. Il en va de même pour la fusillade dans le bar : les deux agresseurs sont munis d’armes automatiques et ils tirent dans le tas, avec un degré de précision relatif, confiant que la quantité de munitions et la rapidité de tir leur permettra de remplir leur contrat. Dans la dernière partie du récit, un autre tueur accomplit son contrat sur la personne de Juan Abaigar : les auteurs y consacrent une page de neuf cases, sans un mot, montrant une voiture dévaler une pente rocheuse, puis l’assassin se rapproche pour mettre feu lui-même au véhicule. Cette approche descriptive et factuelle rend les autres séquences encore plus réelles, au vu de la réussite des scènes d’action.


Comme dans les tomes précédents, le lecteur suit donc plusieurs personnages qui gravitent autour du commissaire. Il prend plaisir à retrouver ce jeune sexagénaire, posé, réfléchi, les auteurs prenant soin de continuer à lui donner une personnalité propre. Il doit faire face à la prise d’autonomie de sa fille Alice, vingt-deux ans, qui a maintenant l’âge de découcher pour passer la nuit avec son amoureux, le lecteur ne pouvant réprimer un moment d’inquiétude quant à sa sécurité. Il éprouve une solide empathie pour Robert Pommard car celui-ci se remet au sport, arrête de fumer avec quelques rechutes, et parvient à nouer un début de relation avec une professeure d’aérobic. Il constate que cet homme n’a pas simplement décidé de quitter la région de Rouen pour provoquer un changement : il décide de pratiquer des activités physiques, suivant ainsi le propre conseil qu’il avait donné à sa fille pour qu’elle perde du poids et qu’elle gagne en confiance en elle. Il en va de même pour les inspecteurs avec lesquels il travaille, qui disposent eux aussi de plus que le strict minimum en termes de personnalité : une apparence jeune pour Lévêque ce qui fait que les autres sous-estiment ses compétences, une forme de résignation entre déprime et dépression pour Manconi du fait de l’absence de possibilité d’évolution et de toute une vie de policier à avoir vu des horreurs. Même le véritable propriétaire de la boîte de nuit le Star One échappe aux stéréotypes du caïd du crime organisé, en donnant les informations qu’il souhaite au commissaire pour lui faire comprendre à demi-mots ce qu’il attend de la police, et pour quelle raison il se montre collaboratif, à sa manière. Le dessinateur sait donner une apparence spécifique à chaque personnage. Il les dirige de manière naturaliste. Il montre du discernement en tant que costumier : respectant à la fois les tenues d’époque, les velléités de touche personnelle, mais aussi les habitudes de groupe, à commencer par la chemise blanche de rigueur pour les inspecteurs.



Un peu déconcerté de prime abord par la déconnexion de cette partie avec les précédents, le lecteur fait confiance au scénariste. Celui-ci met en place une nouvelle enquête, portant sur la tuerie dans le bar. Deux pistes semblent vraisemblables : soit une forme de vengeance ou une tentative d’intimidation contre le patron du Star One qui n’a pas dû se faire que des amis dans le milieu, soit une sorte de règlement de compte contre des terroristes de l’ETA (Euskadi Ta Askatasuna). Le récit reste donc bien inscrit dans le contexte politique de l’époque, et les actions violentes de certaines organisations, ou certains groupuscules. L’enquête met en évidence la perméabilité entre différents milieux, avec des bras armés pas toujours motivés par l’idéologie. Comme dans tout bon polar, l’enquête amène le commissaire et ses inspecteurs dans différents milieux sociaux, du plus modeste au plus riche, à interroger des individus évoluant dans différentes branches professionnelles. Il est également question de la collaboration entre la police judiciaire et les renseignements généraux. Enfin la confiance du lecteur est récompensée avec la mention de l’assassinat d’un officier de la garde civile en Espagne dans les années 1970.


Un nouveau départ pour le commissaire Robert Pommard qui est maintenant affecté à Bayonne. Deux nouveaux crimes, dont un sur lequel les policiers enquêtent. Le lecteur retrouve avec plaisir la narration visuelle si prosaïque, et en même temps parfaitement dosée, avec une attention épatante portée aux détails signifiants apportant une plausibilité maximale au récit. Ce dernier emmène le lecteur dans un milieu bien décrit et concret, montrant un travail d’enquête pragmatique, les différentes possibilités de mobile et ce que cela induit sur les démarches policières, ainsi que la banalité de l’organisation criminelle. Immersif.



jeudi 5 septembre 2024

Fritz Lang le Maudit

Le médiateur entre le cerveau et la main doit être le cœur.


Il s’agit d’une biographie consacrée au réalisateur Fritz Lang (1890-1976) entre l’année 1920 et l’année 1934. L’édition initiale de ce tome est parue en 2022. Il a été réalisé par Arnaud Delalande pour le scénario et par Éric Liberge pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-neuf pages de bande dessinée.


À Berlin, le vingt-cinq septembre 1920 au trente-deux Hohenzollerdamn, Lisa Rosenthal monte les escaliers de son appartement et insère la clé dans la serrure de son appartement. Elle découvre son mari Fritz Lang, au lit avec Thea von Harbou. Elle sort en pleur de l’appartement, restant sourde aux appels de son époux, et redescendant l’escalier à toute allure. Un coup de feu retentit. La police vient enquêter : l’inspecteur éprouve quelques difficultés à croire que l’épouse de celui qu’il interroge se serait suicidée d’une balle en pleine poitrine en usant du pistolet du mari, Fritz Lang. Plus tard, le cinéaste se rend au poste de police pour faire une déposition complète. L’inspecteur répète : Lang voulait être peintre, enfance heureuse et aisée, le père, Anton, fut enfant illégitime. Il était Stadtbaumeister, c’est-à-dire architecte-urbaniste. La mère, Pauline, née Schlessinger, d’une famille de commerçants. Parents convertis au catholicisme, Fritz Lang fut baptisé, mais en réalité il est juif. Un frère ainé, Adolf, né sept ans avant. Que s’est-il passé, car les circonstances sont un peu particulières ? Le cinéaste répond qu’il n’a rien à ajouter.



Dans une autre pièce, l’écrivaine est également interrogée. Un autre inspecteur brosse son portrait : Thea von Harbou, romancière et scénariste, née le 27 décembre 1888 à Tauperlitz, Bavière. Elle a grandi près de Dresdes. Famille protestante, originaire du Jutland. Beaucoup de notables… Ministres, officiers ! Est-ce qu’elle maintient sa déposition ? Elle le confirme. Les deux amants repartent, et les deux inspecteurs confrontent leurs impressions : Est-ce que le coup de feu est parti par accident ? Une empoignade ? Tragédie amoureuse ou pacte entre amants…. Pour l’heure, ils n’ont rien de tangible. Un requiem macabre en tout cas. Drôle de couple en vérité. Suicide ou pas… Ces deux-là sont maudits. Mais l’inspecteur ayant interrogé Fritz Lang assure qu’il ne va pas les lâcher. Huit ans plus tôt, Fritz Lang assiste à la projection du film Fantômas de Louis Feuillade, à Paris, au Gaumont Palace. À la sortie, tout en se promenant dans Montmartre, il trouve que c’est étrange, il se sent comme un somnambule. Il ne sait pas s’il parviendra à vivre de sa peinture. Vienne lui manque : ses fêtes et ses cabarets. Comme il était beau son marché de Noël. Il lui semble que l’enfance, c’était hier. Il se revoit lisant les romans de Jules Verne et Karl May à l’ombre des ponts. Tant de rêves… Que ce temps-là était doux ! Il se rappelle en particulier le jour où il a vu un certain spectacle : avec le vrai Buffalo Bill, les cow-boys à Vienne ! Et les pièces fantastiques au Kratky-Baschik ! Il se remémore ensuite de son père le fustigeant pour avoir quitté l’académie des arts visuels, et pour avoir travaillé dans des cabarets.


Fritz Lang : réalisateur de film passé à la postérité, précurseur de l’expressionnisme dans ses œuvres, réalisateur, entre autres, de Metropolis (1927), de M le maudit (1931, avec Peter Lore), mais il ne faudrait pas oublier Thea von Harbou (1888-1964) qui fut sa coscénariste sur tous les films de la période allemande, et dont Metropolis est l’adaptation d’un de ses romans. Au fil des années de 1913 à 1933, d’autres cinéastes font le détour par un des plateaux de tournages de Lang : Alfred Hitchcock (1899-1980) sur le tournage des Niebelungen, Sergueï Eisenstein (1898-1948). Lang rencontre Ernst Lubitsch (1892-1947) aux États-Unis. La critique d’Herbert George Wells (1866-1946) pour Metropolis est mentionnée : il qualifie l’œuvre du plus stupide des films. En page sept, Lang assiste à la projection de Fantômas, de Louis Feuillade (1873-1925), à Paris dans le cinéma Gaumont Palace en mai 1913. Plusieurs séquences montrent le cinéaste en train de tourner, avec les plateaux correspondants, donnant à voir le créateur menant la vie dure à ses acteurs et aux figurants, se montrant très dirigiste et très exigeant, sans accorder beaucoup d’attention aux conditions de travail. Il est mentionné à deux ou trois reprises son implication dans les dimensions techniques des tournages, par exemple pour le choix des caméras. Lors de ses échanges réguliers avec son épouse, ils discutent de la dramatisation, et du choix des meilleurs techniciens pour leur équipe de tournage.



Dès la première page, le lecteur prend la mesure du degré d’investissement du dessinateur : des cases qui donnent une impression de forte densité, tout en étant lisible au premier coup d’œil, et méritant de leur accorder un peu plus de temps. Il observe qu’il s’agit de la combinaison de dessins encrés avec un degré de détails variant en fonction de l’élément représenté, avec une mise en couleurs présentant un rendu entre lavis et aquarelle, venant ainsi nourrir chaque élément délimité avec un trait de contour, établir une ambiance lumineuse, rehausser les reliefs. Ainsi sur la première page, de nombreuses textures donnent la sensation au lecteur de pouvoir toucher les matières : la pierre d’une statue, le bois des marches de l’escalier, le métal de la clé et de la plaque de protection autour de la poignée, les draps chiffonnés par les ébats du couple adultère, le froid des carreaux composant la vitre de la chambre. Cette qualité tactile se retrouve dans chaque page pour des matériaux ou des éléments très divers : le moelleux d’un tapis dans une chambre, le fer forgé des montants d’un lit, les fumées qui s’élèvent sur un champ de bataille de la guerre de 14-18, le soyeux d’un boa en fourrure autour du cou de Thea, l’incandescence au bout d’une cigarette, la tension dans le tissu du dossier du siège du réalisateur sur le tournage, le métal rutilant de l’androïde dans Metropolis, le sable pulvérulent au bord de la mer Baltique pour le tournage de La femme sur la Lune (1929), la transpiration de Hans Beckert dans M le maudit (1931), la chaleur dégagée par le brasier de l’incendie du Reichstag le 27 février 1933, etc.


L’artiste joue également sur les couleurs pour distinguer les scènes réelles et les scènes de cinéma. Cela se produit dès la page sept, avec la projection du Fantômas de Louis Feuillade. Puis avec des scènes des films que Lang est en train de réaliser, après le visionnage du film Le Golem (1920) réalisé par Paul Wegener (1874-1948) et Carl Boese (1887-1958) : La statue qui marche (1920), Les trois lumière (1921), Docteur Mabuse le joueur (1922), etc., jusqu’à Le testament du docteur Mabuse (1933), en passant bien sûr par Metropolis et M le maudit. Par moment, les images font le lien entre ces films et la réalité, ou une rêverie de Fritz Lang. Par exemple, la silhouette de Fantômas présente sur l’affiche du film plane également au-dessus du bloc d’immeubles du cinéma, puis il réapparaît dans la chambre de Fritz Lang alors que celui-ci prend conscience de sa vocation. Plus loin, alors que le golem grandit jusqu’à devenir plus haut que les bâtiments qui l’entourent, des tourbillons de fumée s’élèvent dans le ciel, une sorte de mouchetis nimbe les images d’une aura d’irréalité, et alors que le golem tourne ses yeux rouges vers le spectateur, il est remplacé par un homme politique dont la renommée va croissante, les fumées ayant pris la forme de silhouettes humaines dénudées et torturées, dans une vision de cauchemar fantasmagorique et allégorique.



Le scénariste peut ainsi profiter de la solidité de la reconstitution historique, quel que soit l’endroit, quelle que soit l’action, de la capacité de conjurer des images iconiques de film, de cette maîtrise du glissement entre le réel, le film et l’allégorie, pour mettre en scène les différentes facettes de son récit. Après avoir combattu durant la guerre de 14-18, et avoir été décoré à plusieurs reprises pour sa bravoure, Fritz Lang peut se consacrer à apprendre son métier et à commencer à réaliser des films. Il rencontre Thea von Harbou en page trente, et la suite de sa carrière est vue au travers de leurs relations : la manière dont elle l’aide, dont ils collaborent, dont il la laisse dans l’ombre, jusqu’à la divergence de leurs opinions. De ce point de vue, il s’agit bien d’une biographie se focalisant essentiellement sur la période allant de 1919 à 1933. Outre la relation entre le cinéaste et la scénariste, le récit montre leurs relations avec les studios de cinéma et les producteurs. À ce stade encore débutant de l’industrie cinématographique, ils bénéficient d’une grande liberté de création, et ils parviennent à mobiliser des financements conséquents, toujours plus importants, et même à obtenir les rallonges de budget pour des dérapages de plus en plus hors de contrôle, surtout pour Metropolis, jusqu’à ce que le réalisateur fonde sa propre société de production, sous la coupe d’un studio. Le lecteur dispose ainsi à la fois d’un rappel sur la carrière cinématographique du réalisateur, sur ses ambitions et sur ses rapports avec les studios.


En page seize, le lecteur voit se produire l’attentat contre l’archiduc François-Ferdinand d'Autriche, le 28 juin 1914 à Sarajevo. Il comprend l’importance de ce fait historique dans le cadre de cette biographie, puisque Fritz Lang va aller combattre au front pendant la première guerre mondiale. Page suivante, c’est l’annonce de l’assassinat Jean Jaurès (1859-1914) qui fait la une du quotidien L’Humanité. Le scénariste continue d’effectuer des rappels historiques de manière régulière tout du long de l’ouvrage, tous centré sur la progression politique d’un petit caporal avec de grandes ambitions : Adolf Hitler (1889-1945). Les créations du cinéaste et de la scénariste se font dans le contexte de l’époque : ils créent en étant influencés par l’environnement socio-politique. Ils écrivent inconsciemment ou sciemment en fonction de ce qu’ils perçoivent, la condition des gens du peuple, la montée de certaines idéologies, les événements depuis le putsch manqué de Munich (9 novembre 1923) à l’incendie criminel du Reichstag (siège du Parlement allemand à Berlin) dans la nuit du 27 au 28 février 1933. Lors de son emprisonnement, Hitler écrit son livre dans lequel il explicite son antisémitisme et son aryosophie, Thea expliquant celle-ci à son époux, ainsi que l’idée derrière la récupération de la croix svastika.


Une très belle bande dessinée, aux dessins solides et foisonnants, faisant coexister élégamment différents plans d’existence, pour évoquer un couple de créateurs qui est passé à la postérité pour son importance dans le développement de l’art cinématographique. Une immersion aussi bien dans une époque, que dans une filmographie, que dans les conditions de production de celle-ci, dans le contexte politique, et en arrière-plan le poids d’une forme de culpabilité comme un péché originel condamnant ce couple, maudits par cette faute. Magnifique.



mercredi 4 septembre 2024

Bruce J. Hawker T01 Cap sur Gibraltar

L’une après l’autre, les voiles se déployaient.


Ce tome est le premier d’une heptalogie qui a fait l’objet d’une intégrale en 2012. Cet album a été réalisé par William Vance (1935-2018) pour le scénario et le dessin, et par Petra Coria pour les couleurs. Il a été prépublié une première fois en 1976/1977 dans les numéros 1650 à 1652 du magazine Femmes d’aujourd’hui, puis les numéros 1 à 43. Il a été prépublié une seconde fois dans les numéros 209 à 220 du journal de Tintin en 1979. La première édition en album date de 1985.


1800. Mardi 10 janvier. Le vent glacial souffle dans les ruelles déserte du port de Londres, balayant la neige poudreuse contre les façades des dépôts et des maisons… Dans le mauvais temps, le lieutenant Bruce J. Hawker se tient sur un ponton, et il enlace dans ses bras Caterine Hooper, sa fiancée. Celle-ci le prie de revenir vite et elle se demande en son for intérieur quand il lui reviendra. Le jeune homme qui va prendre le commandement du H.M.S. Lark, saute dans la chaloupe qui l’attend, et les deux marins rament pour l’amener jusqu’à son navire, toujours sous une pluie battante avec des rafales de vent. Un homme d’équipage souffle dans son sifflet pour signaler la montée à bord du capitaine. Le lieutenant George Lund vient se présenter à lui. Hawker lui demande de faire déposer ses bagages dans sa cabine et de convoquer les deux capitaines du convoi qu’ils escortent, et tous les officiers de bord, pour vingt-et-une heure dans sa cabine. À l’heure dite, les capitaines du convoi s’approchent du Lark. Sur le canot, ils partagent leurs informations sur Hawker : il a à peine vingt ans, il s’est fait remarquer par l’amiral Nelson à bord du Vangard pendant la bataille d’Aboukir, c’est un peu grâce à lui que l’amiral a échappé à un éclat de ferraille…



Pendant ce temps, les officiers du Lark sont réunis dans la cabine du commandant. C’est le lieutenant Lund, les sous-officiers Jackson et Burns, le midship Spence, et le maître d’armes Kelly. Bruce J. Hawker les invite à s’assoir et il s’adresse à eux : il a reçu de l’amirauté l’ordre de prendre le commandement de ce navire qui doit escorter deux bateaux de commerce, deux bateaux chargés d’armes et de munitions destinées à leur base qui garde et contrôle la Méditerranée. Gibraltar ! Il continue : Ce convoi ne peut à aucun prix tomber entre les mains de leurs ennemis ! Il faudrait plutôt le détruire. Il pose quelques questions : Le Lark est-il prêt à appareiller à n’importe quel moment ? Combien d’officiers à bord ? L’équipage est-il composé d’enrôlés de force, de bagnards, ou de volontaires ? Les canons sont-ils neufs ou vieux. Les officiers répondent à tour de rôle : L’appareillage peut être immédiat, il y a sept officiers ceux qui sont ici et le lieutenant Ilvers et le midship Reeves qui sont de quart. Tous les marins sont des volontaires. Les canons sont usagés. Les capitaines Riley et Higgins entrent à leur tour dans la pièce. Bruce J. Hawker décide qu’ils lèveront l’ancre à trois heures demain matin.


Ce n’est pas la première bande dessinée franco-belge focalisée sur un aventurier de la mer : avant il y a eu la série Barbe-Rouge (à partir de 1961, trente-cinq albums) par Jean-Michel Charlier (1924-1989) scénariste, et Victor Hubinon (1924-1979) dessinateur… et depuis il y en a eu de nombreuses autres. Ce n’est d’ailleurs pas une série de pirates, puisque le personnage principal occupe les fonctions de lieutenant dans l’armée du roi George III (1738-1801). L’artiste et ici scénariste a débuté sa carrière en 1962 dans le Journal de Tintin. Il est passé à la postérité pour avoir illustré la série XIII (tomes à 1 à 17 et 19, de 1984 à 2007), ainsi que les séries Howard Flynn, Ringo, Bob Morane, Bruno Brazil, Rodric, Ramiro, Marshall Blueberry (les deux premiers albums). Les sept albums de la série ont fait l’objet d’une intégrale en deux tomes, chacun bénéficiant d’un copieux dossier en introduction, évoquant aussi bien l’inspiration initiale pour la création du personnage, que la publication originale dans le magazine belge Femmes d’aujourd’hui. Comme avec toute bande dessinée datant de plusieurs décennies, le lecteur peut craindre une lecture pesante du fait de codes narratifs d’un autre âge. Il découvre rapidement qu’il n’en est rien. Le contexte, situé dans le passé, permet au récit d’éviter le travers d’être marqué par son époque, l’histoire de ces aventures maritimes donnant la sensation d’être intemporelles, dans le sens de ne pas être dépendante de l’époque de leur création.



Le lecteur tombe également rapidement sous le charme de la narration visuelle. Là où il redoutait de copieux cartouches de texte ou des dialogues d’exposition interminables, tout commence avec un dessin en pleine page et une cellule de texte brève. Une silhouette enveloppée dans un lourd manteau, une lanterne à la main, et une neige qui évoque l’écume d’une mer démontée, un effet mêlant ainsi la terre ferme et la mer démontée. Sur la deuxième page, vient ensuite une case de la largeur de la page, un quai de profil, avec la texture des piliers de bois et l’océan calme à cet endroit, la silhouette d’un navire dans le fond, perceptible uniquement par ses mâts. Page en vis-à-vis, le canot avec la silhouette du lieutenant et des rameurs, une eau plus agitée, sous la pluie, une composition mêlant gris et bleu acier. Les deux pages suivantes reprennent le principe d’une case de la largeur de la page, occupant les deux-cinquième de la hauteur, à gauche le Lark battu par les vents et la pluie, à droite le canot qui peine à avancer dans ces conditions météorologiques. En planche neuf, une case de la largeur de la page occupe les deux tiers de la hauteur, une vue magnifique du Lark, tout en ombres, dans la nuit, sous la lumière de la Lune, le ciel se confondant avec l’océan dans la légère brume. Tout du long, le lecteur va ressentir les embruns, tantôt sous la pluie, tantôt dans une mer agitée, puis voir les mouettes abandonnant le sillage du convoi qui a changé de cap. Ensuite il se retrouve avec l’équipage dans un banc de brume épaisse, il voit apparaître un navire espagnol juste sous ses yeux sans aucun signe avant-coureur, un peu plus tard il découvre le navire encerclé et bientôt soumis au tir nourri des canons ennemis.


L’artiste a investi un temps impressionnant pour représenter avec fidélité les navires, les voiles et les cordages, les armements et les uniformes. Il transcrit avec une aisance élégante les humeurs de l’océan, l’élément liquide étant animé par les vents, par les phénomènes météorologiques, par les courants de manière naturelle, rendant bien compte de la masse des eaux déplacées. Les mouvements des navires correspondent à l’effet de l’océan. Avec un minimum d’effets, l’artiste sait communiquer la course du navire, son positionnement par rapport aux navires assaillants. Le lecteur ressent dans la direction d’acteurs, la sensation d’un équipage aux ordres des officiers, eux-mêmes suivant les directives de leur commandant de bord : l’effort collectif pour naviguer, les postures professionnelles de chacun, dictées par leurs responsabilités ou leur tâche. Éventuellement, le lecteur peut relever un recours un peu trop régulier aux plans poitrine ou au gros plan pour montrer la détermination farouche des officiers et des marins, pendant les phases de dialogue ou de déclaration. Pour autant, ce choix de mise en scène parvient à conserver le rythme de la narration, grâce à des alternances entre les différents personnages, et des dialogues concis. Puis une nouvelle séquence magnifique avec des plans plus larges survient, faisant souffler un vent frais.



Le scénariste focalise son intrigue sur une chronologique linéaire : une mission a été confiée à ce jeune commandant de bord et de convoi, il découvre en cours de route une mission secrète dans la mission, et l’affrontement avec l’ennemi survient. Le récit est inscrit dans l’Histoire, à la fois pour la position de l’Angleterre dans l’ordre du monde, à la fois par des éléments concrets et spécifiques comme les Powder Monkeys (des jeunes garçons chargés de l’approvisionnement des charges des canons d’un navire). Le texte est écrit de manière assez formelle, par exemple : Quarante bras solides se mettent en devoir de faire tourner le cabestan ; Comme des araignées dans leur toile, les gabiers grimpent sur les haubans vers les marchepieds des vergues ; Les gabiers s’avancent à l’extrémité de la vergue, soutenus au-dessus du vide par le marchepied […] Le lecteur se rend compte incidemment que la narration revêt une forme adulte, sans héroïsme trop altruiste, et en évoquant des facettes peu reluisante de la société de l’époque (par exemple le travail de ces jeunes garçons). La dernière séquence tourne autour de la torture des prisonniers, en mentionnant des actes barbares très concrets comme : Du vitriol et des tenailles pour les ongles, Sel et vinaigre pour les blessures, Et fers rouges pour éviter les saignements. Le tome se termine par quatre pages consacrées à l’artillerie au temps de la marine à voiles : de courtes phrases occupant un quart de la page, illustrées par de généreux dessins, et même cinq photographies de repérage prises par l’auteur.


Quelle que soit sa motivation initiale (découvrir une série patrimoniale, approfondir sa connaissance de l’œuvre de Vance, lire les aventures initiales de ce héros avant la trilogie de Bec & Puerta), ce premier tome contente rapidement le lecteur, par sa narration adulte, la mise à profit du contexte historique et son respect, l’amour de la mer de l’auteur, et le plaisir de conventions de genre bien utilisées. Une bande dessinée classique qui n’a rien perdu de sa saveur et dont le temps n’a pas altéré les qualités, avec la sensation de faire partie d’un équipage efficace, et d’accepter la reddition en s’étant battu de son mieux.