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mardi 24 septembre 2024

Jules Verne et l'astrolabe d'Uranie T02

Ce sont des évolutions, non des révolutions qu’il convient de faire.


Ce tome fait suite à Jules Verne et l'Astrolabe d'Uranie - Tome 1 (2016), dont il constitue la seconde moitié de ce diptyque. Sa première édition date de 2017. Il a été réalisé par Esther Gil pour le scénario et par Carlos Puerta pour les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Il met en scène l’écrivain Jules Verne (1828-1905), auteur des voyages extraordinaires. L’édition regroupant les deux tomes se termine avec un dossier comprenant un cahier graphique illustrant un texte de l’autrice comprenant les chapitres suivants : De la réalité à la fiction, Chronologie (faits réels / Faits imaginaires), Pierre-Jules Hetzel, Jules et Paul les deux frères Verne, Estelle Duchesne, Vulkhan Hartmann, Uranie, Le mythe de l’Atlantide, Les Indiens Mohawk, Le Great-Eastern,


Ayant basculé dans les chutes du Niagara, Jules Verne se retrouve sur une passerelle en bois qui s’enfonce dans une caverne qui semble sans fin. Il remarque une lampe de Ruhmkorff accrochée sur la paroi. Il la prend avec lui pour éclairer son chemin. Il constate que l’aiguille de sa boussole s’affole, et il en déduit que cette galerie a dû être creusée dans des roches chargées en minerai de fer. Il va devoir s’en remettre à son seul instinct. Il entame la descente d’un escalier fait de marches grossières taillées dans la roche. Il glisse, chute et se retrouve dans un cours d’eau animé par un vif courant. Il remarque une crevasse dans la roche et se dit que c’est sa seule chance, mais avant de pouvoir nager vers elle, il est emporté sous l’eau par un tourbillon. Il émerge peu de temps après, perdu dans la plus profonde obscurité. Il parvient à gagner la berge et à sortir de l’eau.



Dans la ville de Niagara, Paul Verne marche d’un bon pas, après une nuit horrible, passée à regretter d’avoir abandonné son frère Jules. Il avise deux policiers et se dirige vers eux. Il leur dit qu’il a besoin d’aide pour retrouver son frère. Il continue : il s’est engouffré derrière les chutes du Niagara et… Il est interrompu par un des hommes en uniforme qui se moque de lui : encore un touriste qui se prend pour un explorateur. Il ajoute que Verne doit bien se douter qu’ils ne peuvent pas porter secours à tous les imprudents. Une petite secousse tellurique se fait sentir. Le policier continue : encore moins avec tous ces tremblements de terre. Les policiers s’en vont. Paul verne ressent une douleur à la poitrine et il tombe à terre. Un Indien Mohawk s’approche de lui et l’aide à se relever. Il le qualifie d’homme blanc et lui fait observer que son cœur est fragile. Il confirme que les policiers n’aideront pas Verne : ils sont comme le coyote, ils rôdent en attendant de trouver une charogne, mais ils n’ont aucun courage. Tatanka propose à Verne de l’accompagner s’il veut retrouver son frère. À Paris, Pierre-Jules Hetzel est en train d’examiner la première épreuve de Les enfants du Capitaine Grant, et plus particulièrement les illustrations réalisées par Édouard Riou. L’éditeur complimente l’artiste en lui disant qu’il a admirablement représenté les confrontations entre les indigènes et les Européens.


Jules Verne est au cœur du mystère inattendu, pendant un voyage qui prend donc une tournure extraordinaire, dans un réseau de cavernes souterraines partant des chutes du Niagara, menant peut-être au centre de la Terre. En effet, dans le dossier en fin de tome, la scénariste explicite les différentes références, évidentes ou indirectes, contenues dans le récit, relatives à l’œuvre de l’écrivain. L’éditeur Pierre-Jules Hetzel annonce la première, puisqu’il examine le tirage des épreuves de Les enfants du Capitaine Grant (1868), en présence de son illustrateur Édouard Riou (1833-1900). La seconde s’impose par les images : l’écrivain s’enfonçant dans ces cavernes pour découvrir un monde souterrain très rocheux. Après avoir rencontré Vulkhan Hartmann le maître des lieux, il bénéficie de plusieurs voyages l’un en voiture électrique, l’autre dans un sous-marin. Ce dernier évoque le Nautilus du Capitaine Nemo (Vingt Mille Lieues sous les mers, 1870), avec en prime une créature sous-marine qui donne l’occasion à l’hôte de se lancer dans un commentaire biologique : Des salamandres géantes qui résident habituellement dans les abysses du lac, elles ne peuvent les voir, mais leurs corps sont recouverts d’organes sensoriels avec lesquels elles perçoivent les mouvements dans l’eau. Hatmann continue : La faune cavernicole souffre parfois de gigantisme des profondeurs et son aspect peur rebuter, notamment à cause de la dépigmentation de la peau, principale caractéristique des animaux qui demeurent dans les ténèbres perpétuelles, les proies sont trop rares dans les profondeurs pour qu’elles laissent passer leur chance… L’artiste dépeint des eaux sombres qui ne permettent pas de bien voir ladite salamandre, juste de grandes ombres autour du sous-marin, et les courants affectant les eaux. La référence apparaît facilement au lecteur : Voyage au centre de la Terre (1864).



Dans le dossier en fin d’intégrale, la scénariste indique également que ce voyage sur le paquebot Great Eastern vers les États-Unis fut la source d’inspiration pour le roman Une ville flottante (1870). La vision du futur exposée par Vulkhan Hartmann trouve son inspiration dans Paris au XXe siècle (1860, paru en 1994). De manière plus indirecte, la lampe de Ruhmkorff trouvée par Verne est mentionnée dans Voyage au centre de la Terre. La scénariste mentionne également que Vulkhan Hartmann a été inspiré par le Baron Rodolphe de Gortz en provenance de Le Château des Carpathes (1982) et par le Professeur Schultze, en provenance de Les Cinq Cents Millions de la Bégum (1879). Il emprunte également quelques traits de caractères au Maître du monde, au capitaine Nemo et à Robur le conquérant. Enfin, Estelle Duchesne est évoquée pour son rôle (fictif) de la Stilla, cantatrice étant un personnage également dans Le château des Carpathes. Le récit est imprégné des œuvres de Jules Verne, de manière discrète, sans verser dans la liste artificielle ou dans une sorte de récitation mécanique. La personnalité graphique du dessinateur éloigne également les représentations des clichés et stéréotypes associés aux voyages extraordinaires, que ce soit dans les gravures accompagnant les romans, ou les adaptations cinématographiques.


Le lecteur retrouve les caractéristiques de la narration visuelle, très immersive. L’artiste mêle plusieurs techniques, aboutissant parfois à un effet photoréaliste saisissant, donnant la sensation de regarder une photographie retouchée par un logiciel, alors qu’il s’agit bien à la base d’un dessin. Parmi ces éléments de décors saisissants : les pavés de la ville de Niagara Falls (côté États-Unis), le pavillon rutilant de l’appareil reproduisant la voix de la cantatrice, un escalier métallique en spirale, les portes massives de l’arsenal, l’incroyable représentation de la cité de l’Atlantide, etc. De temps à autre, le lecteur éprouve la même impression au premier regard pour une paroi rocheuse ou pour de la verdure, et il voit, en lisant la case avec plus d’attention, l’équivalent des traits de pinceaux de la composition, qui donnent cette impression. Ainsi, le lecteur éprouve la sensation de voir les différents endroits du gigantesque complexe souterrain et de son réseau de circulation par les yeux de Jules Verne, de pouvoir croire en son existence, et de ressentir le contraste avec les paysages naturels de surface. De même, le mélange de technologie d’époque et de technologie d’anticipation basée sur une électricité facile à produire fonctionne parfaitement sur le plan visuel, apportant ainsi de la consistance et la plausibilité au récit.



La représentation des personnages montre des individus tous singularisés par les traits de leur visage, leur coupe de cheveux, leur tenue vestimentaire, avec une forte proportion d’hommes. L’artiste les fait se détacher des décors en adoptant un mode de représentation moins photoréaliste et plus peint, tout en prenant soin de bien les lier aux arrière-plans par le choix des couleurs. Jules Verne apparaît comme un trentenaire en bonne forme physique, sachant écouter ses interlocuteurs, en particulier très attentif aux explications de Vulkhan Hartmann. Paul Verne apparaît plus inquiet, plus agité, tout en ayant conscience d’avoir un cœur moins résistant comme Tatanka le lui rappelle en l’ayant surnommé Cœur Fragile. Les postures d’Hartmann montrent un individu un peu hautain avec un sentiment de supériorité, explicable par ce qu’il a réussi à accomplir, comparé aux autres hommes. Orpheus, le scientifique des installations d’Hartmann ressemble à une caricature de savant fou, avec sa chevelure blanche mal domptée et sa blouse. Les différents Indiens Mohawk forment un groupe de figurants, avec quatre nommés (Tatanka, Wahkan, Amaraok et Chenoa), aisément reconnaissables à leur tenue.


Avant tout, ce récit constitue une aventure, un voyage extraordinaire, Jules Verne découvrant cette cité souterraine d’anticipation. Il écoute son créateur lui expliquer la technologie qui lui a permis de bâtir et de faire fonctionner toutes ces installations. La scénariste nourrit son intrigue avec la situation géopolitique de l’Europe de l’époque, et ses conflits armés. Vulkhan Hartmann se voit en véritable surhomme ayant maîtrisé l’art de la forge comme jamais personne avant lui, et il a choisi de s’allier à la Prusse pour établir un ordre unifié sur toute l’Europe, préfigurant ainsi l’idéologie nazie. Dans le même temps, il reste très humain, se confiant à Verne : La solitude, l’isolement sont les choses tristes, au-dessus des forces humaines, et il meurt d’avoir cru que l’on pouvait vivre seul. Ce despote développe son empire en soumettant la population locale. De leur côté, les Mohawks ont bien conscience de la folie destructrice des envahisseurs. Wahkan déclare que : Les blancs n’ont aucun respect pour la nature. La scénariste place dans sa bouche les propos de Geronimo (1829-1909) : Quand le dernier arbre aura été abattu, quand la dernière rivière aura été empoisonnée, quand le dernier poisson aura été péché, alors ils comprendront que l’argent ne se mange pas ! De retour à Paris, en visitant l’exposition universelle de 1869, Jules Verne constate : Oui, le palais de l’Industrie voudrait être le temple de la paix, et pourtant, ici, l’œil se heurte un peu partout à une profusion d’arsenaux tous plus formidables les uns que les autres et rivalisant de puissance destructrice.


Dans cette seconde partie de ce diptyque, le lecteur retrouve toute la saveur de la première partie : les dessins peints, entre photoréalisme et impressionniste, l’aventure nourrie par les œuvres de Jules Verne. Il prend grand plaisir à découvrir la cité souterraine, sa technologie rétrofuturiste, son dirigeant avec des principes et une idéologie très rigides. La scénariste et le dessinateur réussissent leur pari : imaginer une aventure de Jules Verne qui rende hommage à ses voyages extraordinaires, qui s’en inspire sans trahir leur esprit, qui évoque ses convictions, ainsi que les circonstances particulières à son époque. Belle réussite.



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