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mardi 17 septembre 2024

Boomers

Les cimetières sont plein de gens qui avaient d’autres projets.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Bartolomé Seguí, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-onze pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction de deux pages, rédigée par l’auteur, évoquant la création d’un certain nombre de personnages (Lola, Ernesto, Rita, Héctor, César…) dans les années 1980, et le commentaire de la coscénariste occasionnelle. Elle fait observer que les personnages évoluent avec le temps, ce qui les rend plus humains, faisant croire qu’ils ne dépendent ni d’une main créatrice ni du regard du lecteur pour continuer à exister, même une fois le livre refermé.


Ernesto, un homme d’une soixantaine d’année, est assis le dos contre arbre dénudé, sous une pluie battante, en train de regarder le fleuve à quelques mètres de là. Des éclairs luisent régulièrement, et le tonnerre tonne. Ses pensées vagabondent. Les tempêtes exercent comme un étrange magnétisme. Comme un air de déjà-vu. Loin, très loin. Une trace, dans nos mémoires de l’époque où nous n’étions qu’une présence insignifiante dans un monde trop grand pour nous… D’une époque où tout trouvait une explication par le surnaturel. Regarder la pluie. Écouter le clapotis des gouttes et le grondement du tonnerre, puis retrouver ce regard émerveillé et empli de déférence… S’abandonner aux forces de la nature malgré les dangers a quelque chose de relaxant. Un peu comme se sentir dans le ventre de sa mère au milieu des bombardements. Comme la paix que ressent un condamné à mort lorsqu’il n’a plus à lutter pour sa survie. Tout cela est à la fois si réel et si paradoxal… Enfin de compte, Ernesto comprend l’avertissement de Sabina : Là où on a été heureux, on n’aurait pas dû essayer de revenir…



Ernesto se met à l’abri sous le petit toit d’un panneau d’informations. Il entend son téléphone sonner dans la petite voiture. Il s’assoit sur le siège du conducteur, et il voit qu’il s’agit d’un appel de son épouse Lola. Il décide de ne pas répondre. Il se souvient de leur discussion il y a quelques jours quand il lui a annoncé son intention de prendre des jours de vacances seul. Elle avait été un peu surprise se demandant s’il y avait une autre femme, s’il faisait sa crise de la quarantaine. Il l’avait rassurée : il a besoin de temps pour lui, pour réfléchir un peu, se préparer à ce qui les attend, mettre de l’ordre dans ses priorités. Il souhaitait aller en Irlande. Finalement, il se retrouve à conduire sous la pluie dans l’île de Majorque. Ses pensées reprennent leur flux : Que faire quand on ne se sent nulle part à sa place ? La connaissance des coutumes, seule, ne garantit pas de s’intégrer. Parfois, c’est même le contraire. Faute de savoir s’adapter aux mœurs, on devient une sorte d’apatride sentimentalement. Et encore, si ce n’était qu’une question de géographie… Mais que faire quand ce sont les codes de son époque qui deviennent étrangers ? Quand ce qui se passe autour de soi ne nous concerne plus… Est-il possible de perdre le sens du temps présent ?


Boomer : une personne avec un train de vie confortable et qui s'oppose moralement aux changements sociétaux portés par les jeunes générations. Donc l’auteur invite le lecteur à suivre un boomer, Ernesto, soixante ans, encore un travailleur actif, qui vit avec son épouse Lola, et qui voient, lui et elle, régulièrement leurs amis, personnes de leur âge. Effectivement, ils ne semblent pas avoir de soucis financiers, sans non plus rouler sur l’or, un appartement en ville, et de quoi, s’offrir régulièrement des vacances. En apparence, ils ne souffrent pas de maladies incapacitantes, mais ils évoquent l’énergie et le temps passés à prendre soin de leur santé. Le lecteur ressent une forme de confort dans la narration visuelle. L’artiste adopte un registre réaliste et descriptif, avec un bon niveau de simplification, utilisant des traits de contour un peu gras, passant de temps à autre en technique de couleur directe pour quelques éléments d’une case. Ses personnages disposent d’une apparence qui attire la sympathie : plutôt débonnaires, sans trace d’aigreur ou d’agressivité, sereins et calmes, comportement qui est pour partie dicté par leur âge. Ils portent des vêtements confortables, plutôt des pantalons, polos et chemises, avec une femme qui porte des robes. Ils ne semblent pas avoir de passion dévorante, ou de hobby envahissant, ni d’animosité entre connaissances de longue date, ou entre époux.



La narration visuelle emmène le lecteur dans la banalité du quotidien : un petit modèle de voiture deux places aisément reconnaissable, la standardisation des modèles de téléphone portable, le port du teeshirt qui se généralise à toutes les strates de la société, les mêmes types de bar pour touristes avec leur terrasse, les appartements dans des immeubles sans personnalités, la grande pièce avec la table et les chaises d’un côté le canapé de l’autre, le métro pour aller au boulot, la plateforme mondiale de vidéo à la demande, etc. Dans le même temps, Ernesto et les autres vivent dans des lieux bien identifiés avec leurs particularités : un modèle de chaise, une calèche pour touristes dans une rue, une émission télévisée de dating spécifique à l’Espagne, les stores déroulant à l’extérieur des fenêtres, le motif d’un tapis, une ornementation d’inspiration méditerranéenne sur un bâtiment, un oiseau des pays chauds, etc. Tout du long, le lecteur apprécie l’approche douce de la mise en couleur : pas de tons criards, pas de tons trop sombres, un art consommé de l’atmosphère ombragée, sans soleil trop agressif.


De séquence en séquence, le lecteur peut voir qu’il s’agit de personnes autour de la soixantaine : pas de gestes brusques, pas de dépense d’énergie inutile, des fauteuils et un canapé confortables. Les personnages vivent à un rythme posé : Ernesto le souligne alors qu’il travaille chez lui en se faisant la remarque qu’il aime ce qu’il fait, mais il supporte de moins en moins de travailler sous pression. Aujourd’hui, il sait qu’une tâche achevée ne cède pas la place à plus de temps libre, mais à une autre urgence. Son choix de voiture, petite et deux places, montre qu’il ne recherche plus la vitesse ou à en mettre plein la vue. L’intérieur du couple est fonctionnel et bien pensé, faisant passer le confort avant le luxe. Ernesto préfère faire son voyage seul et à son rythme, plutôt que d’enchaîner les rendez-vous, ou les endroits à visiter ou encore les activités. Les amis prennent place bien assis à table pour un repas qui dure, afin de profiter de la conversation. Dans un chapitre de trois pages, Ernesto déambule tranquillement dans les rues d’une ville touristique, et il se rend vite compte qu’il a besoin de sortir du flux de la foule, pour se retrouver dans une petite ruelle sans animation, ses mouvements et les expressions de son visage montrant bien ce qu’il en est.



Bon, ben, voilà qui semble moyennement passionnant d’assister à des considérations plus ou moins originales, venant de personnes en fin de carrière professionnelle, évoquant l’éventualité de la retraite (65 ans si tout va bien en Espagne), le fait qu’ils ne comprennent plus complètement le monde qui les entoure, et les contraintes de devoir surveiller sa santé. D’un côté, leurs discussion permettent à l’auteur de passer en revue bien des sujets attendus : le temps qui file (une année se résume à Noël, Pâques, l’été et Noël à nouveau…), une forme de détachement grandissant (quand ce se passe autour ne concerne plus l’individu), les énièmes mascarades politiques (en particulier un habile décalage de la fenêtre d’Orverton), l’opinion qui prévaut sur l’information, les évolutions dans les villes (les villes sont des mécanismes vivants, il faut accepter le changement), les corps vieillissant qui font penser à ceux des parents, le temps qu’il reste avant la retraite, les enterrements et les souvenirs qu’il reste des défunts (amenant à envisager ce qu’il restera après sa propre mort), la raréfaction ou l’absence de rapports sexuels et même la disparition de la libido, la société qui valorise le jeunisme (alors qu’il s’agit d’une valeur éphémère), le chemin parcouru et le vertige de laisser passer les années qu’il reste encore sans en tirer le meilleur parti (de laisser le temps s’écouler sans douleur ni gloire), le monde qu’on laisse aux générations suivantes (à commencer par ses enfants).


Le lecteur ressent qu’il s’agit du discours d’un auteur ayant atteint la soixantaine, et qui parle de ses préoccupations, en étant dans l’acceptation et non dans la résignation. L’auteur se montre moins virulent que Carlos Giménez dans C’est aujourd’hui : il a déjà fait le chemin dans son esprit de la brièveté du chemin qui reste devant lui. D’ailleurs, cela constitue le point de départ de ce récit : tout simplement mettre de l’ordre dans ses priorités. Dans le même temps, il a conscience que le monde ne lui appartient plus, que son temps est passé. Il met en scène comment la conscience du temps qui est compté, voire peut-être plus court que prévu en fonction de l’état de santé et de la perte d’autonomie, provoque une prise de recul et un lâcher prise. Ernesto se sent et se voit s’éloigner des préoccupations contemporaines du monde, comme s’il perdait le sens du temps présent, qu’il devenait un apatride temporel.


Un titre utilisant un mot à a mode dans la première moitié des années 2020 : une accroche qui éveille la curiosité du lecteur, ainsi qu’une forme de jugement négatif irrépressible associé à l’expression Ok boomer. Il prend beaucoup de plaisir à faire connaissance avec Ernesto, son épouse Lola et leurs amis. La narration visuelle se révèle être parfaitement dosée entre banalité du quotidien, consistance de ces environnements banals, et équilibre entre ce qui est représenté et ce qui est sous-entendu. Le lecteur retrouve les constats et petites récriminations associés à des personnes de cet âge. Il voit également par les yeux de l’auteur : il peut se mettre à sa place et comprendre pourquoi il envisage le monde ainsi, ce que les décennies accumulées ont modifié dans sa façon de considérer le monde, et sa position dans celui-ci.



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