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jeudi 26 septembre 2024

Djinn T02 Les 30 Clochettes

Un beau spectacle l’y attendra… digne des mille et une nuits…


Ce tome fait suite à Djinn Tome 1 La Favorite (2001) qu’il faut avoir lu avant. Il s’agit d’une série qui compte treize tomes et trois hors-série. C’est également le deuxième du cycle ottoman, composé des quatre premiers albums. Sa parution originale date de 2002. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario et par Ana Mirallès pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page rédigée par Dufaux : 


Dans les années 1950, dans une boutique du souk à Istanbul, Amin Doman s’adresse au marchand : il cherche une femme, attirée par un démon noir. Le vieil homme répond : Ebu Sarki ! Cet homme est le diable !!! Doman indique que le diable ne l’impressionne pas, il est comme les autres, il écoute s’il y va de son intérêt. Le marchand répond que son intérêt à lui, c’est de se taire. Doman sort une grosse liasse de billets de la poche intérieure de sa veste et repose sa question en indiquant que c’est la dernière fois qu’il lui pose : où peut-il trouver Ebu Sarki. Le marchand lâche timidement qu’il y a un vieil homme chez Miyed, il a travaillé pour Sarki dans le temps, il a vu beaucoup de choses. Doman le prévient : il espère que les réponses qu’il obtiendra le satisferont plus que celles de son interlocuteur, sinon le feu pourrait détruire sa boutique en un rien de temps. Il se rend dans l’échoppe indiquée et trouve un très vieil assis à même le sol. Il se rend rapidement compte qu’on lui a coupé la langue, il ne parlera pas, il ne communiquera pas, sous quelque forme que ce soit, il a trop peur… comme tous ceux qui ont servi Ebu Sarki. Amin Doman se lève et sort dans le souk : il a compris qu’il perd son temps, que tous sont morts de frousse, il faut qu’il se débrouille autrement. Il se fait la réflexion que le temps ne semble pas avoir de prise entre ces vieux murs, les fantômes peuvent apparaître.



En 1912, le diplomate Harold Nelson se promène dans le même souk : il cherche une femme, mais il ne sait s’il veut vraiment la retrouver. D’un passage en hauteur, il est observé par Jade et l’intermédiaire Mustapha : elle souhaite savoir s’il mord à l’hameçon. L’homme répond que oui, le photographe Samuel a fait ce qu’il faut pour, il est suffisamment payé pour ça. Nelson retrouve Samuel attablé à une terrasse : il lui indique qu’il cherche le scélérat qui se livre au chantage en s’attaquant à sa femme. Samuel ne se démonte pas, et répond qu’il comprend que son excellence l’ambassadeur a mis Nelson au courant, et lui a montré les photographies au harem. Il ajoute qu’il y a ses entrées, si cela intéresse son interlocuteur. Nelson lui demande combien il lui en coûtera, et ils prennent rendez-vous pour le lendemain. Dans les années 1950, Ibram Malek est venu chercher Kim Nelson : il l’informe qu’elle doit se présenter seule et sans arme, et qu’elle devra subir l’épreuve, c’est-à-dire rester seule sous une tente en plein désert, sans vivres, sans eau, accepter le désert. Elle devra se méfier : si quelqu’un se présente et lui fait des offrandes, elle ne devra pas les accepter tant qu’il n’aura pas prononcé le nom d’Ebu Sarki.


Le premier tome se terminait sur la promesse pour Kim Nelson de rencontrer Ebu Sarki, et pour Miranda Nelson, sa grand-mère, d’être introduite dans le harem du sultan Murati, ce qui lui permettrait de se rapprocher de Jade, la favorite du sultan. Le lecteur se demande quelles épreuves l’une et l’autre devront affronter. Le titre révèle la réponse : l’épreuve des trente clochettes. À quarante ans d’écart, les deux femmes vont se soumettre l’une comme l’autre, à cette épreuve, à la fois dans des conditions différentes, à la fois avec des similitudes. Le récit commence dans les années 1950 avec Amin Doman à la recherche du mystérieux Abu Serki, ou plutôt à la recherche de son trésor. Le décor est magnifique dans cette galerie avec une grande hauteur sous plafond, des centaines de marchandises exposées allant de la vaisselle à des étoffes. Puis retour en 1912, au même endroit, mais cette fois-ci avec Jade & Mustapha, puis Lord Nelson et Samuel. Puis Kim Nelson & Ibram Malek, avant qu’elle ne soit prise en charge par Asherdan qui est chargé de la mise en œuvre et du suivi de l’épreuve des trente clochettes. Puis une rencontre entre l’ambassadeur Sir Hawkings et le sultan Murati. Le lecteur prend progressivement la mesure des différents fils de trame de l’intrigue : sur deux époques racontés en parallèle, avec une demi-douzaine de personnages par époque, et chacun ayant ses propres objectifs, sa propre position sociale.



L’intrigue relative au passé semble toute tracée avec les éléments contenus dans le premier tome : l’épouse du diplomate va finir au harem du sultan, par amour pour Jade. Et c’est ce qui se passe : elle accepte de se soumettre à l’épreuve des clochettes, c’est-à-dire satisfaire trente amants, et il s’agit plutôt de partenaires femmes à une ou deux exceptions près. Elle doit également apprendre à assumer sa nudité face au regard des hommes concupiscents. Ce fil narratif se répartit en quatre séquences, totalisant dix-neuf pages en cumulé. Au cours de l’une d’elle, le photographe Samuel indique à Jade, la favorite du sultan Murati que le mari (Harold Nelson) s’est démis de ses fonctions auprès de l’ambassadeur, que plus rien ne le retient. Il ajoute qu’il est chauffé à blanc, et que c’est le moment de l’introduire à nouveau dans le palais. Jade répond : Un beau spectacle l’y attendra, digne des milles et une nuits. Le lecteur y comptait bien.


Les images et la narration visuelle de l’artiste tiennent cette promesse des Mille et une nuits. Les décors sont splendides : les arches du souk, les Turcs en tenue vestimentaire d’époque, les Européens en costume, les moucharabiehs assurant l’ombre à l’intérieur des pièces et une visibilité pour discrète pour les voyeurs à l’extérieur, les spécificités de l’architecture locale, une très longue barque sur la mer avec un soleil chaud, et enfin le harem. En commençant par la cour intérieure où se tient Jade la favorite du sultan sur son divan aux nombreux coussins par une magnifique lumière, la tenture servant d’ombrière, la table basse, la cage à oiseaux en fer forgé. Et enfin la très salle dans laquelle le sultan Murati reçoit ses invités, en l’occurrence Von Henzig, avec son bassin où l’on peut se baigner, les tentures, les arcades colorées, les riches tapis, les divans, les sofas et les larges fauteuils avec leurs coussins. Le lecteur se régale également des tenues vestimentaires, en particulier celles des femmes : le voile et la broche le retenant dans la première séquence pour Jade, les robes aux voiles semi-transparents de Miranda Nelson et Jade alors que cette dernière remet la ceinture des trente clochettes à la première, la robe tout aussi magnifique de Jade sur la longue embarcation, celle plus décontractée qu’elle porte dans la cour du harem, etc.



Le lecteur a conservé en tête les remarques déconcertantes de l’introduction du premier tome : (1) Tout part du corps, tout ramène au corps, (2) Le corps d’une femme restera toujours le pouvoir suprême devant lequel plient les hommes (3) Car qui, du maître ou de l’esclave, détient le pouvoir ? Miranda Nelson suit un parcours initiatique, un rite pour pouvoir être intégrée au harem du sultan Murati. Elle accepte de donner plaisir à trente amantes et amants qu’elle n’aura pas choisis, par amour pour Jade. D’un côté, elle est consentante : elle veut réussir les épreuves de cette initiation. D’un autre côté, elle a accepté à l’aveugle des rapports sexuels avec des partenaires qui lui sont imposés, ce qui ne correspond pas à un consentement précaire et révocable à tout moment.


En parallèle, Kim Nelson affronte elle aussi l’épreuve des clochettes. La narration visuelle est tout aussi enchanteresse : après l’abri du souk, la chaleur du désert d’abord en 4*4 puis seule sous la tente avec un soleil implacable, la vision improbable d’une centaine de croyants prosternés dans le sable pour la prière, les montagnes rocheuses où se trouve une forteresse, la terrible rangée de portes derrière lesquelles se trouvent un amant différent, la grande esplanade le long de laquelle court le mur d’enceinte, la salle d’interrogatoire et de torture, l’arrivée d’un hélicoptère. Ces séquences dans les années 1950 sont tout aussi soignées que celles dans les années 1910 : qu’il s’agisse des décors, des ambiances lumineuses, des personnages, de leurs tenues vestimentaires (avec moins de robes) et des accessoires. Là aussi, le consentement de la jeune femme prête à discussion. Triompher de l’épreuve des trente clochettes est un moyen pour parvenir à une fin, mais elle s’est engagée sans savoir de quoi il retourne, et Asherdam lui a sélectionné une enfilade de soudards qui fait froid dans le dos quant à la brutalité avec laquelle ils assouviront leurs pulsions sur la frêle jeune femme qu’est Kim Nelson. Dans le même temps, elle compte bien arranger les règles à sa manière. Au point qu’Asherdam lui fait constater qu’elle n’a pas bien compris lesdites règles du jeu.



Ce tome continue le fil narratif consacré à l’Histoire, à l’allégeance du pouvoir Turc aux autres pays d’Europe, en l’occurrence la dynastie des Hachémites se tournant vers l’Allemagne, délaissant l’Angleterre qui semble vouloir favoriser l’Empire Ottoman. Dans le même temps, le lecteur se sent impliqué dans la situation de chacune des deux jeunes femmes, le ramenant à cette remarque si particulière de la préface du premier tome : Car qui, du maître ou de l’esclave, détient le pouvoir ? L’une comme l’autre doit en passer par les fourches caudines de celui ou celle qui fait appliquer les étapes du rite, de l’épreuve des trente clochettes, c’est-à-dire satisfaire sexuellement trente partenaires non choisis, en autant de nuits. Miranda Nelson et sa petite-fille Kim Nelson ont choisi de passer cette épreuve : elles veulent l’une comme l’autre la surmonter, seul moyen pour atteindre le but qu’elles se sont fixé. Le lecteur voit bien qu’elles n’ont pas connaissance de ce qu’implique ce rite, et qu’elles doivent supporter différentes formes d’humiliation dégradante, allant du rasage de leur sexe, à leur nudité exposée aux regards des hommes, comme de simples objets. Elles deviennent des victimes d’un mode de fonctionnement systémique de la société. Dans le même temps, elles font l’apprentissage de compétences sexuelles, devenant des amantes expertes en technique pour donner le plaisir à leur partenaire. Miranda semble également trouver son plaisir dans le bras de ses amantes d’une nuit, apprécier de surmonter des tabous, de gagner en liberté. Kim se comporte de manière plus révoltée, devant subir l’assaut d’hommes qu’elle trouve répugnants, et qui sont de nature à se comporter violemment, à user de violences faites aux femmes. Pour autant, il semble que tout en acceptant ces rapports sexuels non désirés, elle fasse en sorte d’imposer certaines conditions, par exemple d’hygiène et de pratiques. L’une et l’autre semblent subir, et dans le même temps trouver la discipline intérieure qui leur permet de surmonter leur dégout, leur conditionnement culturel, pour rester celles qui décident, un état d’esprit d’une personne active, à l’opposé de la résignation de la victime. Elles considèrent cette épreuve comme le processus qui leur permet de se libérer d’un conditionnement sociétal, de gagner en maîtrise de soi, de prendre l’ascendant sur n’importe quel partenaire dans toute forme de rapport sexuel, d’y fixer les règles qui s’imposent à leur partenaire.


Un deuxième tome très troublant et dérangeant. Le point de vue reste féminin, au travers de Miranda Nelson dans les années 1910, et de Kim Nelson dans les années 1950. La narration visuelle allie délicatesse, sensibilité, esthétisme et clarté remarquable, avec un investissement de l’artiste exemplaire pour donner à voir chacune des deux époques, les lieux et les individus, comme dans un reportage objectif et rigoureusement documenté. L’intrigue confronte les deux jeunes femmes au rite d’initiation d’entrée dans un harem pour devenir une favorite grâce à l’acquisition des talents requis, par la pratique. Le lecteur ressent un profond malaise au cours de ce parcours poussant le consentement dans ses retranchements, à la frontière du sadisme et de la maltraitance. Profondément malsain.



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