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dimanche 13 mai 2018

Les Temps nouveaux - tome 2 - Entre chien et loup

L'important était de ne pas rester indifférent, de t'engager, et tu l'as fait.

Ce tome fait suite à Les temps nouveaux, tome 1 qu'il faut avoir lu avant car il s'agit d'un diptyque. Il est paru en 2012. Le scénario est écrit par Éric Warnauts, les couleurs sont réalisés par Guy Raives, et les dessins sont le fruit d'une collaboration entre ces 2 créateurs. Ce diptyque est le premier d'une série consacrée à la vie de 2 frères, continuant dans le diptyque Après-guerre, puis dans le diptyque Les jours heureux. Rétrospectivement, les auteurs ont intégré une de leurs BD précédents entre ce tome et le diptyque Après-guerre : L'innocente (1991). Raives & Warnauts ont collaboré sur de nombreux albums et sur plusieurs séries comme L'Orfèvre, Les suites vénitiennes.

Le récit reprend lors de la première semaine de septembre 1944, alors que les alliés ont franchi la frontière belge à Rongy. Bruxelles est libérée le 5 septembre 1944, après 52 semaines d'occupation. Le lendemain, les alliés atteignent Liège, la cité ardente. La chasse aux collabos peut commencer. Le 25 septembre 1944, Alice Deschamps descend du train en gare de Barvaux. Elle y est attendue par Alice (la responsable du comptoir de l'hôtel des Roches) et par Thomas Deschamps. Ils l'emmènent en voiture jusqu'à l'hôtel des Roches, établissement tenu par Thomas Deschamps. Elle refuse de voir Thomas et de lui parler. Un matin au petit déjeuner, il demande à Rose ce qu'elle pense du comportement d'Alice. Celle-ci lui explique la honte d'être tondue devant la foule, et le traumatisme de ne pas savoir où se trouve son mari Charles, le frère de Thomas. Ce dernier est persuadé qu'il finira par réapparaître quand les choses se seront calmées.


À Liège, dans l'antenne médicale militaire provisoire, le sergent Lucie retrouve le curé Joseph allongé dans un lit, le visage couvert d'ecchymoses. Elle s'engage à le ramener à La Goffe, le village où se trouve l'hôtel des Roches. Thomas Deschamps finit par se retrouver face à Alice, à l'étage de la grange, où elle est en train de ranger des fruits dans des cageots. Elle lui déverse sa rancœur envers lui et son frère d'avoir été humiliée parce qu'ils n'étaient pas là. Il s'engage à chercher activement son frère. Quelques jours plus tard, il retrouve le curé Joseph à la cueillette aux champignons, cherchant des cèpes dans les sous-bois. Il lui raconte ses séances de torture à demi-mots. Thomas Deschamps lui demande s'il a des nouvelles d'Assunta Lorca. Il lui indique qu'elle a été déportée en Allemagne. Quelques jours plus tard, les américains arrivent à La Goffe, y installent un camp provisoire, et réquisitionnent son hôtel. Lucie est parmi eux en tant que sergent, et amoureuse du major Steve Banks, le médecin de l'unité.

Pour cette deuxième partie du diptyque, les auteurs ont choisi de passer les années d'occupation, et de reprendre au moment de la libération de cette partie de la Belgique. Le lecteur peut apprécier la qualité de la reconstitution historique, toujours bien documentée. Éric Warnauts n'hésite pas à intégrer des dates et à rappeler les faits historiques en de courtes phrases, dans des cellules de texte, pour que le lecteur connaisse précisément le contexte des événements. Comme dans le tome précédent, il trouve une chronologie choisie des événements historiques, dans 2 pages en fin de volume, allant du 6 juin 1994 avec l'opération Overlord, jusqu'au 6 août 1945 avec le décollage d'Enola Gay. Il apprécie la qualité de la reconstitution historique visuelle. Raives & Wanauts représentent avec soin le matériel militaire américain (par exemple sur la couverture de ce tome), les tenues de l'époque (et l'arrivée des bas en nylon avec les américains), les quartiers en ruine de Liège, les placards publicitaires d'époque dans les cafés, et les papiers peints d'intérieur, ou encore les ustensiles de cuisine. Le lecteur éprouve la sensation de se sentir plongé dans une autre époque.


Le lecteur remarque également que Raives & Warnauts consacrent régulièrement de cases à la campagne ardennaise. Déjà dans le premier tome, le lecteur avait pu participer à une partie de braconnage dans la campagne. Ici il peut l'admirer dans les belles aquarelles de Guy Raives, lorsqu'Alice Deschamps arrive à la gare, puis lors du trajet en voiture. Les auteurs y consacrent une case de manière inattendue, en bas de la page 9, pour clore la discussion entre Rose et Thomas, pour opposer l'image bucolique calme à la passion et aux non-dits des hommes. Thomas et Joseph effectuent une promenade dans les bois et entre les champs pendant 4 pages (de 14 à 17) ce qui offre à nouveau l'occasion d'admirer le paysage. Le lecteur repasse par le même endroit en pages 24 & 25, alors que les champs sont recouverts de neige. Au printemps, il assiste au dragage d'une rivière peu profonde, sous les frondaisons des feuillages. En fin de volume, il s'assoie aux côtés de Thomas et Firmin pour attendre que le poisson morde à l'hameçon, pendant que ces dames vont faire trempette un peu plus loin dans la rivière. Cette partie de l'Ardenne belge devient un personnage à part entière, dont les caractéristiques et le terrain ont une influence directe sur le comportement des individus et sur le déroulement de l'histoire.

En ayant choisi de faire faire un saut temporel à leur histoire, les auteurs ont introduit un suspense automatique puisque le lecteur se demande ce qui est arrivé aux personnages du premier tome. Il y a donc 2 absents Assunta Lorca et Charles Deschamps et les autres protagonistes supputent sur ce qui leur est arrivé. Le lecteur se demande également s'il retrouvera l'un et l'autre, en espérant bien qu'ils auront survécu. D'une certaine manière, Éric Warnauts introduit des éléments romanesques avec le questionnement sur la nature réelle des activités de Charles Deschamps pendant la guerre : collabo, ou agent double ? Le lecteur se rend compte qu'il s'investit tout naturellement dans ce questionnement et dans les conséquences qu'il a pour les proches de Charles, à commencer par sa femme et son frère. Même s'il peut penser que ce protagoniste se retrouve dans cette position de manière bien pratique, pour fournir de la matière à l'intrigue, il sait également que ce genre de question s'est posée à la fin de la guerre pour de nombreux citoyens en territoire occupé. Au-delà de la coïncidence qui veut que cette question se pose pour Charles, il apparaît que les auteurs continuent de mettre en scène la complexité de la situation historique. Comme dans le premier tome, il n'y a pas de bons et de méchants, il y a des êtres humains se comportant en fonction de leur histoire personnelle et de l'environnement dans lequel ils évoluent.


Par les dialogues et par le langage corporel, les auteurs montrent des individus dont le comportement est adulte et humain, sans certitude absolue, des personnes agissant comme à leur habitude, et déboussolées par des circonstances sortant de l'ordinaire. La guerre les a transformées d'une manière qu'ils ne pouvaient pas soupçonner. Par exemple, le curé Joseph a survécu à la torture. Lorsque ce dernier l'exprime à haute voix à Thomas Deschamps, les dessins montrent une personne étonnée de ce qu'elle a vécu, surprise d'en être ressortie avec une foi réaffirmée. Les prises de conscience peuvent être plus insidieuses, moins explicites. Le lecteur observe le regard de Thomas Deschamps lorsqu'il se rend compte de l'émancipation de Lucie qui est d'une génération plus récente que la sienne. Il voit le désagrément que lui occasionne la révélation qu'elle ne sera jamais son amante, car plus jeune et déjà suivant ses propres convictions, comme Assunta Lorca avant elle. Il n'aura jamais l'aura du major Steve Banks à ses yeux. Il l'observe à nouveau en train d'imposer sa volonté à Thérèse qui a du mal à assumer ses relations avec un soldat américain, celui qui a offert des bas en nylon. Il le voit encore sous l'effet de l'alcool le 25 décembre 1944, attestant d'un mal-être irrésoluble.

De séquence en séquence, le lecteur prend, lui, conscience de la qualité et de la justesse de la direction d'acteurs. Les dessins expriment avec une réelle sensibilité leur état d'esprit, dans les émotions les plus complexes. Le lecteur ne peut pas se retenir de se sentir peiné en voyant Thomas serrer la robe d'Assunta dans ses bras. Mais quelques pages plus loin, il se retrouve à le mépriser, alors que Joseph lui fait observer qu'il choisit toujours la solution de facilité. Guy Raives & Éric Warnauts mettent en scène des êtres humains complexes, attachants aussi bien pour leurs bons côtés que pour leurs failles. Les personnages existent tellement que le lecteur se surprend à se demander quelle a été la vie de Rose, à souhaiter qu'elle aussi puisse occuper le devant de la scène pendant un temps, afin d'apprendre à la connaître.


La reconstitution historique visuelle est étayée par quelques cellules de texte sur les principaux événements touchant la Belgique à partir de septembre 1944, mais aussi par des remarques des protagonistes. Il peut s'agit de jugements de valeur sur des prises de position antérieures, comme le fait que Charles Deschamps se soit rallié au parti rexiste, fait énoncé dans le premier tome. Il peut aussi s'agir de de comportements auxquels il est fait référence, comme la dénonciation de Charles Deschamps par le boucher Palisse, ou l'évocation de la déportation d'un personnage à Auschwitz III Moniwitz, puis à Dachau, ou encore de l'utilisation de missiles V1 par l'armée allemande. Il y a le constat accablant de la jeunesse des soldats américains, rendu encore plus terrible quand ils ont trouvé la mort au combat et que les protagonistes observent leur dépouille. En ajoutant ces petites touches, les auteurs finissent par dresser un tableau des conséquences de la guerre depuis plusieurs points de vue. Ils ne classent pas leurs personnages en bons et méchants, et même les sauveurs américains ont un défaut, celui de draguer tout ce qui bouge. En filigrane, le lecteur voit les effets de la libération sur les personnages. Après le temps de la guerre, vient rapidement le temps de faire le point sur ce qui s'est passé. Les auteurs ne dramatisent pas les situations, ils ne tirent par le récit vers le mélodrame larmoyant. Ils n'édulcorent pas non plus la situation. Les différents événements et les diverses questions posées permettent d'établir que l'organisation de la Résistance n'était pas parfaite et qu'il y a eu des profiteurs comme des opportunistes de la dernière minute. En 56 pages les auteurs évoquent de nombreuses facettes de la guerre et des répercussions sur les habitants de cette région.


Le lecteur ressort enchanté de ce tome grâce au plaisir visuel des dessins, et à la sensibilité de l'intrigue. Il a pu découvrir ce qu'il est advenu des personnages présentés dans le premier tome. Il a pu suivre l'évolution politique du pays, et voir comment le passé continue de peser sur le présent et d'influer sur le futur, avec des personnages complexes et défiant tout manichéisme. Le récit se termine avec une chasse aux papillons, c'est-à-dire comme il avait commencé, mais la dernière image est une évocation d'Enola Gay, ce qui place le futur sous le signe de la bombe.


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