Nos démocraties ressemblent aux vieillards qui nous gouvernent.
Il s'agit du premier tome d'un diptyque, le second étant Les Temps nouveaux, tome 2 - Entre chien et loup réalisé par les mêmes auteurs. Il est paru en 2011. Le scénario est écrit par Éric Warnauts, les couleurs sont réalisés par Guy Raives, et les dessins sont le fruit d'une collaboration entre ces 2 créateurs. Ce diptyque est le premier d'une série consacrée à la vie de 2 frères, se poursuivant dans le diptyque Après-guerre, puis dans le diptyque Les jours heureux. Raives & Warnauts ont collaboré sur de nombreux albums et sur plusieurs séries comme L'Orfèvre, Les suites vénitiennes.
Le récit se déroule en Ardenne Belge et commence en 1938 dans le village de La Goffe. Thomas Deschamps est en train de déguster un verre de vin dans l'Hôtel des Roches, en compagnie de son ami curé Joseph. Alors qu'il fait nuit, ils sortent à l'extérieur pour se livrer à la chasse aux papillons, en espérant attraper un bombyx buveur. Ils papotent en évoquant les années passées par Thomas au Congo, et Alice la femme de Charles, le frère de Thomas. Le lendemain, Alice Deschamps se présente au restaurant de l'hôtel et salue Rose qui s'occupe du comptoir. Elles évoquent la présence d'Assunta Lorca, une émigrée espagnole qui loge à l'hôtel et qui travaille au sein du syndicat socialiste à Liège.
Après cet échange, Alice Deschamps sort retrouver Thomas Deschamps dans le jardin et elle évoque le passé, sa décision de se marier avec son frère plutôt qu'avec lui malgré leur idylle. La discussion est aigre-douce, et elle interrompue par l'arrivé de Rose. Alice indique à Thomas que ses filles attendent que leur oncle du Congo vienne leur dire bonjour, et que son frère Charles veut lui parler. Dans la journée, Thomas et le curé vont chercher de la viande chez le boucher Palisse. La radio diffuse des informations sur la position du premier ministre Spaak, et son avis sur la fragilité de l'union nationale. Sur le chemin du retour, ils évoquent la montée du parti rexiste, avec Léon Degrelle à sa tête, la position de l'église catholique, les convictions socialistes de Thomas, et le parti pris conservateur de Charles. Assunta revient à l'hôtel pour le week-end.
La couverture de ce tome dégage une impression un peu étrange, un peu vieillotte, comme si les personnages posaient pour regarder le lecteur dans une situation bien artificielle qui permet de les voir tous ensemble. Toutefois, le lecteur retrouve la magie de la mise en couleurs de Guy Raives, avec ces aquarelles qui apportent une vie incroyable, une sensation d'image croquée sur le vif. Dès la première page, cette impression de photographie posée disparaît, et le lecteur (re)trouve les cases si évocatrices du tandem d'artistes. La mise en couleurs constitue une œuvre d'artiste à part entière. Elle ne sert pas simplement à rendre compte des couleurs des objets, des personnes, et des différents éléments visuels. Bien souvent, Guy Raives apporte des éléments d'information visuelle supplémentaire. Il peut s'agir des pavés sur la voie qui passe devant l'hôtel, des reliefs dans le feuillage des arbres, du courant de l'eau dans un ruisseau, la texture du bois du comptoir, des motifs imprimés sur une robe, des ombres portées à l'intérieur d'une pièce, de la forme des mottes de terre, des couleurs dans le ciel, des peintures décoratives dans une brasserie, du teint maladif de la peau, etc. L'aquarelle a pour don d'inclure de petites variations de teinte qui rendent les surfaces plus organiques, moins lisses et froides.
Dès la première page, le lecteur peut se projeter aux côtés des personnages, et avoir l'impression d'évoluer dans les mêmes endroits qu'eux. Il peut voir la façade de l'hôtel, l'auvent abritant la terrasse, les arbres de petite taille fournissant de l'ombre, les 2 poubelles remisées contre la façade latérale, la clôture en fil de fer, les bâtiments à coté, et le panache du chauffage s'échappant par les cheminées. Tout au long de ce tome, il peut contempler les tenues vestimentaires des dames et des messieurs, variées et conformes à la mode vestimentaire de l'époque. Il peut également laisser son regard s'arrêter sur les modèles de voiture, sur les ustensiles de cuisine, sur les affiches publicitaires en arrière-plan, sur le porte-jarretelle d'Assunta, ou encore sur les uniformes des gendarmes venus annoncer l'ordre de mobilisation générale. Plusieurs scènes se déroulent à Liège, et là encore et lecteur peut apprécier la qualité de la reconstitution historique en admirant les façades. Cette reconstitution passe également par les activités dans ce petit village de campagne, que ce soit le bal du village, la procession portant la statue de la Sainte Vierge, ou encore le braconnage dans les champs pour attraper des lapins. Page 21, il peut même voir les paysans glaner les foins et les ramener à la ferme sur une charrette tirée par un cheval.
Les auteurs mettent en scène des personnages dans cette reconstitution, à la fois pour les faire vivre, réagir, évoluer, à la fois pour faire s'incarner les enjeux politiques de l'époque. le lecteur regarde des acteurs se comportant comme des adultes, avec des visages portant tout une palette d'émotions diversifiées, du franc sourire en savourant un bon cru, à la colère explosive en acquérant la certitude d'être cocu. Le lecteur peut voir les personnages se livrer aux occupations du quotidien, très diversifiées puisqu'elles recouvrent plusieurs métiers, comme tenir un comptoir, découper de la viande, ou forger des pièces métalliques. Il y a également de longues promenades calmes, mais aussi des séquences plus violentes, comme un discours en pleine rue qui finit par une agression de la part du parti rexiste. À chaque fois, le lecteur apprécie le sens de la mise en scène des auteurs qui ne se contentent jamais de montrer des têtes en train de parler, car ils choisissent des cadrages qui permettent de voir les postures des personnages, les endroits où ils se trouvent selon des points de vue différents.
Raives & Warnauts mettent en scène des adultes, avec leurs défauts et leurs qualités. Dans un premier temps, la sympathie du lecteur va à Thomas Deschamps pour son comportement bohème, sa liberté, et sa façon d'en profiter, son succès avec les femmes, la franchise de ses échanges avec le curé Joseph. S'il est bien le personnage principal du récit, les auteurs n'en font pas un héros sans faille. Certes il représente l'indignation face à une idéologie totalitaire et excluante, mais son comportement vis-à-vis des autres manquent pour le moins d'égard et de respect. En outre, afin de rentabiliser son hôtel et augmenter le taux d'occupation, il n'hésite pas à y installer des prostituées pendant la semaine. À l'opposé, dans un premier temps, son frère Charles Deschamps apparaît comme le vilain capitaliste, prêt à se rallier au parti politique dont les actions apportent la plus grande assurance que les affaires pourront continuer et fructifier. Mais petit à petit il apparaît surtout comme un individu pragmatique, attaché à sa famille, et pas si rancunier que ça. La fière Assunta assume son engagement politique, rejetant toute forme d'attache, sans ressentir de devoir vis-à-vis de ceux qui la côtoient. Même la belle Alice présente un comportement complexe, et regrette d'avoir choisi la sécurité, la facilité, et de ne pas avoir tenu tête à son père. Petit à petit le récit prend une forme de comédie dramatique, mettant en scène de vrais adultes complexes et incarnés, pas de simples coquilles vides représentant une idéologie.
Non seulement les personnages sont complexes, mais en plus leur vie est effectivement façonnée en grande partie par le contexte social et historique. L'engagement politique d'Assunta provient de sa fuite d'Espagne après l'attaque de Guernica le 26 avril 1937. La vie de Thomas Deschamps subit l'influence de son séjour au Congo Belge, et de la maladie qu'il en rapporté. La vie de Charles Deschamps est soumise aux aléas de la politique. Tout le monde voit sa vie bouleversée par la mobilisation générale. Éric Warnauts intègre la dimension politique de l'époque par le biais de différents vecteurs, comme la radio, les discussions entre personnages, et les activités militantes d'Assunta Lorca. Les auteurs ont ajouté en fin de tome, une chronologie des principaux événements entre le 13 mars 1938 et le 3 septembre 1939. En fonction de sa familiarité avec cette période de l'Histoire, le lecteur peut s'y référer ou non, mais cela vient comme un supplément qui n'a pas de caractère indispensable pour la compréhension du récit. Par contre le lecteur peut éprouver un ressenti différent concernant les événements s'il connait déjà le sort de la Belgique pendant la seconde guerre mondiale.
Cette première partie du diptyque constitue avant tout une comédie dramatique enlevée et très vivante, avec des pages magnifiques permettant au lecteur de se projeter à cette époque, et à cet endroit du monde, dans une reconstitution de haute qualité, sans être pesante ou académique. Il fait connaissance avec des individus étoffés et attachants, quels que soient leurs choix dans la vie, et la manière dont leur environnement modèle leur vie. En fonction de ses connaissances, il découvre un pan de l'Histoire belge, ou il la voit prendre chair sous ses yeux. 5 étoiles pour une reconstitution épatante et émouvante. Certaines phrases prononcées en réaction aux événements de l'époque sont encore d'une terrifiante actualité : Les démocraties ont prouvé leur incapacité à lutter contre cet affairisme sans scrupule qui a conduit à la crise financière dont nous subissions encore aujourd'hui les effets.
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