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dimanche 27 mai 2018

Leçon de choses

Mais pas de gypaètes barbus


Ce tome contient une histoire complète de 78 planches en couleurs. Il a été réalisé par Grégory Mardon (scénario, dessins et couleurs) et est paru la première fois en 2006. Il a bénéficié d'une réédition en 2011. Il a été intégré dans une cycle baptisé L'extravagante comédie du quotidien qui comprend 3 autres albums : Les poils (2011), C'est comment qu'on freine ? (2011), Le dernier homme (2012). Il s'agit de la cinquième bande dessinée réalisée par Grégory Mardon.

Jean-Pierre Martin est un enfant qui est en classe de CE1, dans un petit village rural. En tant que parigot, il se fait souvent traiter de tête de veau, mais il côtoie aussi les différents animaux de la ferme comme les vaches, les chiens, les chats, les poules, les lapins, les rats, les canards, les perdrix, mais par les gypaètes barbus. Il a un bon copain qui s'appelle Cyril, et il aide avec lui aux travaux de la ferme, dans celle des Gérard. Parfois, il leur faut s'acquitter d'une tâche pas très bien définie comme tuer un chaton parce que la portée était trop nombreuse. À l'école, toutes les classes sont réunies dans une seule salle, du CP au CM2, sous l'égide d'un maître sévère mais juste. C'est également lui qui distribue les bons points, les petites images (= 10 bons points) et les grandes images (= 40 bons points), et qui dirige l'étude. À la fin d l'étude, les enfants rentrent tout seuls chez eux Jean-Pierre ayant quelques rues à faire tout seul dans le noir, et devant passer devant le terrible calvaire, avec son Christ en croix.

À la maison, il retrouve sa maman, son père ne revenant que tard du travail. Il a le temps de regarder un peu la télévision (un documentaire animalier) avant d'aller prendre son bain, de manger, et de réviser ses leçons. Il lui arrive ensuite de regarder la télé avec sa mère en attendant le retour de son père et d'aller se coucher. Le week-end il voit passer les hommes qui s'entraînent au vélo, et il va faire office d'enfant de chœur pour la messe. Il peut assister aux combats de coqs quand il y en a d'organisés et même aux jeux d'argents dans la grange du cafetier Ulysse. L'après-midi, il joue à ses jeux dans sa chambre. Il va se promener tout seul dans la campagne en s'imaginant l'existence de bêtes sauvages, mais aussi de personnages fantastiques.


La couverture annonce la couleur : suivre la vie d'un jeune garçon à la campagne. Grégory Mardon lui donne rapidement une personnalité, à la fois issue de son histoire personnelle (il vient de la ville), à la fois de sa situation familiale (une mère présente, un père absent) et de son amitié avec Cyril. Dans les premières pages, le lecteur a du mal à s'impliquer fortement pour ce personnage. Il le voit faire des choses très banales, et les cellules de texte sont rédigées comme s'il les avait écrites, dans un style très simple et direct, premier degré. En outre les dessins ont un air naïf un peu simpliste, ce qui ajoute encore à l'impression infantile. Pourtant dès la page 5 (la troisième page de bande dessinée), il apparaît également une forme d'ironie dans les propos de l'enfant, involontaire de sa part, mais faite sciemment par l'auteur. Jean-Pierre évoque les animaux qu'il croise, et les dessins montrent la réalité prosaïque : les vaches sont frappées à la badine pour avancer, le chien est retenu par une chaîne pour éviter qu'il agresse tout ce qui passe, le chat est noyé dans le puits, les poules sont tuées et vidées, le lapin est éventré la tête en bas, les rats sont empoisonnés par un raticide, les canards ont la tête coupée et les perdrix sont abattues par les chasseurs. Si l'histoire est racontée du point de vue d'un enfant de 7 ans, la réalité n'est pas édulcorée pour autant. Du coup, le lecteur comprend que l'auteur s'adresse bien aux adultes.

Le lecteur qui a vécu dans les années 1970 ou dans un village rural retrouve tout de suite les petits détails de la vie quotidienne. Même si elles sont dessinées de manière épurées, les tenues vestimentaires font authentiques, à commencer par les patchs sur les genoux des pantalons et aux coudes des pullovers. Le salon de la maison des Martin contient des chaises dont le modèle atteste de l'époque, ainsi que la forme de leur téléviseur, sans télécommande qui plus est. Lors du long dimanche d'après-midi, page 33, le circuit électrique de petites voitures rappellera bien des souvenirs à ceux qui y ont joué. Impossible aussi d'avoir oublié le papier tue-mouche qui apparaît dans une case muette de la page 66, ou les terribles Gauloises sans filtre de la page 77. Finalement, c'est bien volontiers que le lecteur se laisse emmener dans ce coin de France d'une autre époque, par un garçon gentil, avec une façon de penser et d'envisager de son âge, tout en étant dépourvu de niaiserie ou de condescendance. Jean-Pierre n'est pas parfait. Il n'hésite pas à essayer de tuer le chaton pour obéir à la consigne de la fermière et pour être à la hauteur de ce que fait son ami Cyril. Il est un bon élève, mais pas un élève modèle. Il mange une hostie piquée dans la réserve avant l'arrivée du curé, pour la messe. Il essaye de fumer. Il commet même une bêtise ayant des conséquences graves.


Très rapidement, le lecteur se laisse également séduire par la capacité de l'auteur à le ramener dans l'enfance. Gréogry Mardon transcrit avec une rare sensibilité la manière dont les enfants rapprochent et associent des éléments hétéroclites, établissant un lien qui leur semble plus que logique, car il relève de l'évidence. Jean-Pierre ressent bien qu'avoir tué le chaton constitue un acte signifiant. La nuit même, son inconscient fait ressortir la dimension transgressive de l'acte au travers d'un rêve terrifiant. Lorsqu'il rentre de l'école à la nuit tombée, tous les sens du garçon sont aux aguets et il projette des fantasmagories sur ce qu'il ne peut appréhender clairement. Par exemple, il éprouve la sensation très réelle qu'il est capable de voir des gouttes de sang couler sur le front du Christ du calvaire, à partir des pointes de sa couronne d'épine transperçant la peau du front. Ces projections peuvent également revêtir une forme consciente, par exemple lorsqu'il se promène dans les champs et qu'il imagine que les vaches sont de dangereux minotaures, ou qu'un ver de terre dans une flaque d'eau peut être perçu comme le monstre du Loch Ness dans son lac. L'auteur utilise avec une rare pertinence cette spécificité des la bande dessinée qui permet d'établir ainsi des rapprochements entre ce qu'observe l'enfant et ce qu'il y projette, ce qu'il imagine.

Au premier abord, le lecteur adulte peut ressentir une forme déception vis-à-vis de dessins un peu trop naïfs. Dans un premier temps, il constate rapidement que si les formes semblent simplifiées, la densité d'information dans chaque page s'avère élevée. Avec la page 3, il fait l'expérience de la maîtrise du média par Grégory Mardon quand les images donnent un autre sens au gentil texte sur les animaux présents dans le village. Avec la page 13, il découvre une autre facette du savoir-faire de l'auteur avec une planche de 12 cases de la même taille, dépourvue de texte, reconstituant avec une verve étonnante une journée en école primaire. 3 pages plus loin, il y a à nouveau 3 pages sans texte lorsque Jean-Pierre rentre chez lui de nuit, et le lecteur sent l'inquiétude monter en lui, au fur et à mesure que le garçon s'imagine des monstres et des horreurs tapies dans les ténèbres. Le lecteur sourit en voyant une double page dessinée à la manière des comics de romance, occupant la moitié de la page 23. Il y a ainsi 21 pages dépourvues de texte et quelques autres avec uniquement un phylactère, ou un cartouche de texte.


Grégory Mardon fait preuve d'encore plus de fluidité dans des pages muettes, en particulier les pages 52 et 66. Dans ces 2 pages il accole des vignettes de paysage ou de détail d'un décor, à nouveau sans texte, et dans la deuxième sans personnage, sauf dans la dernière case. La page 52 évoque l'arrivée du printemps au travers du temps changeant et les changements survenant dans les activités de tous les jours. La page 66 montre l'arrivée de l'été et de la chaleur. Le lecteur ressent les sensations de Jean-Pierre observant chacun de ces détails, du vol d'hirondelles, au chien tirant la langue dans l'ombre de sa niche, en passant par le bourdonnement des insectes sous les frondaisons de la forêt. L'auteur fait passer au lecteur les sensations de cet été à la campagne, au travers d'impressions aussi fugaces que significatives. La dernière page est également muette et elle est d'une force peu commune dans sa couleur, dans les décors géométriques, et dans l'absence de personnages, donc de vie.

Éventuellement, avec le recul donné par les années, le lecteur peut trouver que la narration ne transcrit pas la forme de vie très égocentrée des enfants et leur dépendance vis-à-vis des adultes. Mais ce n'est pas le propos de l'auteur, et cela ne diminue en rien la qualité de sa reconstitution de l'enfance, des impressions qui y sont associées et de l'acuité des enfants à percevoir ce qui se passe sous leurs yeux. En particulier, Jean-Pierre se montre des plus perspicaces pour comprendre le comportement de ses parents, et pour en percevoir le sens, en l'exprimant à sa manière, avec les éléments de langage à sa disposition en fonction de son expérience de vie à son âge.

Grégory Mardon réussit un incroyable numéro d'équilibriste avec cette bande dessinée. Il ramène le lecteur à la vie de l'enfant, sans niaiserie ni sentimentalisme, en lui faisant percevoir la réalité comme Jean-Pierre, tout en lui montrant ce qui se passe de manière à ce qu'il puisse le comprendre avec ses yeux d'adulte. Dans un premier temps, les dessins semblent un peu trop naïfs et simplifiés pour un adulte, mais rapidement, leur charme opère au point que le lecteur se retrouve complètement immergé dans cette vie d'enfant insouciante, sans être dépourvue de drame. S'il souhaite y prêter attention, il se rend compte que de nombreuses pages racontent bien plus que l'histoire, faisant passer les émotions et les ressentis, avec une sensibilité d'une rare justesse.


2 commentaires:

  1. A priori il t'a plu ! Cela me fait énormément plaisir et comme toujours tu résumes parfaitement mon ressenti.

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  2. Oui, je me suis retrouvé aussi surpris que content de voir que Grégory Mardon réussissait à m'intéresser à cette enfance qui ne ressemblait pas à la mienne. Merci pour cette recommandation.

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