En politique, l’honnêteté et la vertu sont pernicieuses. – Nicolas Machiavel
Ce tome est le second d’une tétralogie, qui fait suite à une autre tétralogie : Borgia (2004-2010). Il fait suite à Le Pape terrible T01: Della Rovere (2009). Son édition originale date de 2011. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et par Theo (Theo Caneschi) pour les dessins, la mise en couleurs ayant été réalisée par Florent Bossard. Il comporte cinquante-deux pages de bande dessinée.
La nuit quelque part dans la campagne autour de Rome, Aldosi est descendu de son carrosse, et il demande à son compagnon Josaphat de garder les chevaux pendant qu’il va rendre visite à la sorcière. Celle-ci l’attend à la porte de son humble demeure, et elle demande au jeune éphèbe ce qu’il désire. Il répond d’un ton assuré qu’il veut un philtre qui puisse rendre fou d’amour un vieux tigre. Elle le fait entrer dans la pièce unique et elle commence à lui donner des instructions. Il doit verser sa liqueur vitale, dans un bol. Elle la mêlera à la semence d’un chien en rut. Elle mêle les deux spermes et elle ajoute armoise, absinthe, damiana et Yohimbine… et ces quatre champignons nés de l’excrément d’un crapaud-diable. Elle moud le tout avec la patte d’un bouc blanc. Elle dissout cette purée dans du vin et elle invoque le pouvoir de Metatron, Melach, Berol et Venibbel… Elle prononce ensuite une incantation magique : Kto moy noujnoy ! Kto moy rianoy ! Tot poka triaje ! Muie ! Elle termine en donnant une consigne à Aldosi : sept jours avant le solstice d’hiver, il doit donner ce vin à boire à son vieux tigre. Sa passion pour lui sera si grande qu’Adolsi obtiendra de lui ce qu’il désire. Le jeune éphèbe repart pleinement satisfait.
Le 14 décembre 1504, dans la cité du Vatican, Giuliano Della Rovere éternue dans son lit. Nu, son amant Aldosi lui apporte un vin chaud. Le pape Jules II boit le breuvage et peu de temps après il se sent mieux, beaucoup mieux. Il voit Aldosi comme nimbé lumière. Il continue : Incroyablement mieux, d’ailleurs le soleil brille en pleine nuit. Il voit Aldosi qui brille lui aussi comme un soleil. Il déclare que les parois de fer qui entouraient son cœur se dissolvent, il n’aurait jamais pensé pouvoir aimer ainsi. Aldosi est son âme. Le jeune homme est comme nimbé d’un halo de lumière, et il lévite à quelques dizaines de centimètres au-dessus du sol. Il demande au pape comment il peut le traiter de la sorte, s’il est son âme. Il ajoute que Giuliano a fait de lui son épouse mais en secret. Il lui demande s’il aurait honte de lui. Le pape répète qu’Aldosi est son âme. Son amant lui demande alors de le traiter d’égal à égal, de le reconnaître à la face du monde entier. Le pape le lui promet et lui demande trois jours pour réunir sa famille. Le 17 décembre, les cousins arrivent tous à la basilique Saint-Pierre du Vatican : Clemente, Leonardo, Guidobaldo, Francesco, Luchina, Felicia, Raffaelo, c’est-à-dire la chère famille de Giuliano Della Rovere. Ce dernier leur présente sa papesse, Julienne première. Devant leurs réactions horrifiées, il les traite de vautours imbéciles, de parasites odieux, et il exige qu’ils se mettent à genoux en signe de respect.
Au cours de la première saison dessinée par Milon Manara et consacrée aux Borgia dont le pape Alexandre VI (Rodrigo Borgia) puis du premier tome de cette seconde saison, le lecteur a bien assimilé le fait que les auteurs plient la réalité historique à une sensibilité, à des émotions. D’un côté, ils suivent la chronologie connue. Ainsi, à la suite d’un événement tragique, le pape Jules II prend la décision de partir en guerre. Cela correspond à la réalité historique : il voulait faire évoluer l’État pontifical en une grande puissance, participant aux campagnes militaires. Le lecteur peut donc le voir s’attaquer à Bologne, en envoyant Domenico Luzio, Girolamo Bandello et le français Georges d’Amboise, au début de l’année 1505, contre le seigneur Giovanni Bentivoglio (1643-1508). Puis le pape dirige son armée contre Gian Paolo Baglioni (1470-1520), tyran de Pérouse, où là encore il mène lui-même son armée. Une rapide vérification permet de constater que ce n’est pas Jules II en personne qui a tué l’un ou l’autre, et d’ailleurs ils ne sont pas morts la même année, et si cela ne suffisait pas Baglioni est mort à Rome et pas à Pérouse. Par voie de conséquence, la flamboyante mise à mort de Bentivoglio est pure fiction. En allant par-là, la scène d’empoisonnement de tous les membres de la famille Della Rovere est tout aussi fantaisiste : Clemente est décédé en 1504, et Leonardo en 1520. La papesse Julienne première participe de la même licence artistique.
En entamant ce tome, le lecteur relève que Sébastien Gérard a cédé sa place à Florent Bossard : la mise en couleurs s’en trouve un peu moins modelée, les dégradés de nuances apparaissant plus simples dans leur gradation. La narration visuelle baisse d’un cran en termes de superbe, moins de couleur directe au sein d’une forme détourée d’un trait encré, moins de texture. Le dessinateur se montre toujours aussi impliqué dans sa narration, avec une approche réaliste et descriptive, rehaussé par moments d’élans romanesques et d’une touche de spectaculaire bien maîtrisée. Dès la première page, le lecteur se retrouve dans l’Italie de l’époque, avec ce modèle de voiture à cheval, les tenues vestimentaires et la flore de la région. Il peut ainsi prendre plaisir à regarder les meubles, les accessoires de diverse nature, les bâtiments, les uniformes militaires et les armes, les différents styles de coiffures, et les clins d’œil à l’œuvre de Michel-Ange (1475-1564). Ainsi la couverture du tome un reprenait la Piéta (1499), une statue en marbre à la basilique Saint-Pierre du Vatican à Rome. Ici, à l’occasion d’une coucherie entre Michel-Ange et son amant, le dessinateur décline la création d’Adam, telle qu’elle apparaît dans la peinture du plafond de la chapelle Sixtine, réalisée entre 1508 et 1512.
L’apparence des dessins reste inchangée : des traits de contour fins pour détourer les formes, certaines surfaces sont renforcées par des de petits traits secs, et des arrondis un peu torturés, un rendu qui ne cherche pas à faire joli ou à séduire, qui peut donner une sensation parfois un peu disgracieuse (ce qui s’avère en cohérence avec la nature perverse des individus). Toutefois ces petits traits apportent des textures et rehausse alors le relief. Le lecteur observe que l’artiste dose son degré de détails dessinés en fonction de la nature de la séquence ou du moment, tout en s’investissant fortement pour donner à voir concrètement chaque chose. Ainsi le lecteur prend le temps de regarder l’aménagement intérieur de la maison de la sorcière, le harnachement des chevaux, les boiseries et les moulures de la chambre du pape, les colonnades de la basilique Saint-Pierre, les riches broderies du vêtement papal, l’uniforme des gardes papaux, la décoration de la maison close fréquentée par Machiavel, la carrière de marbre de Carrare, l’atelier de Michel-Ange, le monastère de l’Escurial à Madrid… et les tiares papales. Ce dernier élément atteste de l’attention portée par l’artiste, à la reconstitution historique car Jules II avait la manie d’acheter des tiares pontificales et de les faire embellir.
Le lecteur se rend également compte que l’artiste a l’art et la manière de concevoir des cases ou des séquences mémorables par le moment et le cadrage choisis, ou par la construction de la suite de cases et la mise en scène. Cela commence par Aldosi nimbé d’un halo et lévitant à une dizaine de centimètres du sol, situation impressionnante pour elle-même. Quelques pages plus loin, vient le sourire plein de contentement de la papesse face au clan Della Rovere obligé de l’acclamer, un sourire d’une rare finesse. Puis le lecteur retrouve Nicolas Machiavel dans les bras de deux prostituées au physique plantureux, le cardinal français Georges d’Amboise sur son âne, l’incroyable duel au soleil opposant Jules II à Bentivoglio, Giuliano et Michel-Ange en train de lutter nus dans la chambre du pape, la table de festin dressée dans l’église Santa Maria In Cosmedin à Rome, le regard plein de rouerie du pape rappelant ses paroles à Machiavel : En politique, l’honnêteté et la vertu sont pernicieuses. Le lecteur se retrouve complètement immergé dans ce qu’il perçoit bien être une recréation historique, par différence avec une reconstitution historique.
La série mérite bien son nom : le pape s’avère terrible dans son exercice du pouvoir. Malgré son âge, il reste très vert et ses amants le sentent passer, avec un consentement sur lequel il est parfois possible de s’interroger en particulier pour Michel-Ange. Comme dans le tome précédent, l’homosexualité est dépeinte avec naturel, une forme d’amour comme un autre, avec tromperie, emprise, et en total opposition avec le dogme de l’Église catholique. Cela s’inscrit dans la volonté de puissance de Giuliani Della Rovere : sa charge de pape lui permet d’imposer ses décisions, de faire advenir ses choix, de modeler la réalité à sa guise, ou peu s’en faut. Le lecteur peut voir ses ambitions prendre de l’ampleur au fur et à mesure qu’il constate que chacune se réalise. Il décide de rendre officielle l’existence de la papesse et tout le monde obéit. Il décide d’affronter le tyran Bentivoglio en duel et il en sort vainqueur. Il décide de mener lui-même son armée pour conquérir Pérouse et il triomphe. Il mutile Gian Paolo Baglioni devant tout le monde, et il est acclamé. Chacune de ses décisions est couronnée de succès. Il en remontre même à Nicolas Machiavel en termes de stratégie politique. Le lecteur sent l’emprise de ce pape le gagner.
Ce deuxième tome confirme que cette saison se différencie de la première. Le lecteur s’est adapté au nouveau dessinateur, et il en apprécie les qualités : consistances des formes, qualité de la reconstitution historique, images mémorables, et prises de vue faisant honneur aux situations. Le scénariste continue à réviser la réalité historique en fonction de ses besoins, pour mettre en scène un homme maniant un pouvoir semblant sans limite, dont il fait usage pour remodeler l’ordre géopolitique. Un monde sous emprise.
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