Il est juste que les meilleurs commandent les masses, voilà le vrai darwinisme.
Ce tome contient une histoire complète. Son édition originale date de 1996. Il a été regroupé avec le récit Trois filles sur le net (1998, Le piège) dans le recueil Noirs desseins (2011 qui comprend également une introduction d’une page de l’auteur). Il a été réalisé par Milo Manara pour le scénario et les dessins. Il s’agit d’une histoire en noir & blanc. Elle compte quarante-quatre pages de bande dessinée. Dans l’introduction de Noirs desseins, l’auteur explique qu’il s’est inspiré de faits réels pour la première partie de son récit, et pour le personnage de Si Bémol qui est évoqué dans la dernière partie.
À Rome, en fin de soirée, marchant dans la rue, un député déclare à Silvio et son épouse Valeria, que ce fut une belle soirée, et que pourtant il est temps de rentrer dormir, car ils prennent l’avion tôt le lendemain matin très tôt. Ils leur rappellent qu’ils les attendent chez eux à la Barbade, sans faute. Le sénateur suggère à Silvio de ne pas le prendre mal, car il est impatient de la voir elle, Valeria, pas lui. Tout le monde rit de bon cœur au bon mot. Il ajoute que Silvio fait du bon boulot, qu’il a parlé de lui au président et de la façon dont vont les choses. Ils prennent congés, et ils s’en vont de leur côté. Silvio et Valeria rejoignent leur propre berline et y prennent place. Elle est ravie à l’idée de se rendre à la Barbade. Son époux se montre moins enthousiaste : ils ne sont pas riches comme le député et son épouse, ils ont des soucis. Elle rétorque qu’elle pas envie de l’écouter. Il lui demande d’être raisonnable : tout n’est pas rose en ce moment, il a quelques problèmes. Elle lui rappelle qu’il avait promis à son père qu’en l’épousant il veillerait sur elle. Ils avaient un accord. Il explique que ce sont des difficultés passagères, il va se refaire, elle a bien entendu ce qu’a dit le député. Elle lui fait observer que le député pourvoie aux besoins de son épouse, lui.
Silvio parvient à amadouer son épouse, et elle accepte de l’embrasser. Il s’enhardit et lui demande de baisser sa culotte. Elle lui fait observer qu’il ne pense qu’à ça, et qu’il ne le mérite pas car il l’a fâchée. Il promet de l’emmener à la Barbade et il finit par la convaincre. Elle baisse sa culotte, soulève sa jupe et ouvre les jambes. Il continue de l’embrasser et il la caresse intimement. Elle apprécie le plaisir que ça lui procure, et elle finit par lui demander de rentrer à la maison : certaines choses ne se font que là-bas. Il obtempère de bonne grâce. Le lendemain il se rend chez son usurier. Celui-ci lui refuse un prêt supplémentaire : il lui rappelle que Silvio savait pertinemment quels étaient les intérêts à rembourser pour son prêt. Si Silvio les avait payés plus vite, il ne serait pas dans la panade. L’usurier enfonce le clou : parce que là, oui, Silvio y est jusqu’au cou. Ce dernier lui rétorque qu’il pourrait aller trouver la police. L’usurier répond calmement que Silvio vient de faire une erreur, il n’aurait pas dû dire ça, cela va lui coûter très cher. Silvio argue du fait qu’il sera candidat aux prochaines élections et qu’il ne peut se permettre un scandale. L’usurier lui suggère de lui fournir une preuve. Silvio appelle son épouse pour qu’elle lui amène la lettre du député S.G.
Milo Manara est l’un des auteurs de bande dessinée italien les plus célèbres, en particulier dans le registre érotique, avec la série Le Déclic (4 tomes, 1984, 1991, 1994, 2001) et des collaborations avec Federico Fellini (1920-1993), Hugo Pratt (1927-1995), Neil Gaiman, Chris Claremont. En particulier, il a séduit des générations de lecteurs avec ses jeunes femmes graciles, souples, élégantes, sensuelles. Le lecteur entame donc cette histoire avec cet a priori en tête. Dès la quatrième page, la belle épouse enlève sa culotte et le lecteur peut voir sa délicate toison, ainsi que la passion qui anime son époux. Par la suite, il peut admirer son corps : son élégance dans un tailleur tout simple d’apparence, certainement d’un coût très élevé. Elle marche avec des talons hauts qui mettent en valeur sa silhouette. Elle porte le pantalon avec la même prestance, une liane élancée. Elle porte les cheveux mi-longs, et ne change pas de coiffure malgré un passage chez le coiffeur. En fonction de sa tenue, elle porte un beau collier de perles, deux bracelets fins au poignet droit, ou bien pas de bijoux, une liquette en guise de chemise nuit, de grosses lunettes noires pour cacher sa détresse. Elle ne semble pas maquillée : sa beauté naturelle rayonne et se suffit à elle-même. Le lecteur se retrouve sous le charme physique de cette jeune femme. Il comprend bien qu’elle soit entretenue par son époux, et qu’elle vient d’une famille aisée : elle a conscience de son rôle d’épouse d’apparat, ce qui atteste d’une certaine force de caractère.
Quand bien même la vie de Valeria et ses aspirations sont très éloignées des siennes, le lecteur éprouve une forme de respect pour elle. Lorsqu’elle subit son premier viol, il éprouve de l’empathie devant la violence atroce qui lui est faite, sa souffrance physique et psychique, et la torture mentale de savoir qu’il en ira de même le lendemain à la même heure jusqu’à ce que son époux ait remboursé ses dettes. Le lecteur ne s’attendait pas à un récit aussi atroce, peut-être uniquement parti pour un récit érotico-chic, une fantaisie avec une fibre cruelle pour les besoins du divertissement. Il assite aux tourments de Valeria, éprouvant une forme de honte à se trouver cantonné au rôle de voyeur impuissant comme l’époux. L’artiste ne se montre pas complaisant vis-à-vis de ce qu’il montre : il ne joue pas hypocritement sur les deux tableaux, de condamner tout en montrant. Le premier viol est raconté sur quatre pages : il montre la lâcheté des participants qui agissent en groupe contre une femme seule, une demi-douzaine de personnes, hommes et femmes, qui l’immobilisent sur une table, le commanditaire assis dans son fauteuil, le mari résigné à l’écart, le violeur impassible accomplissant une mission sans état d’âme. Rien n’est épargné au lecteur des viols quotidiens qui suivent pendant de nombreuses semaines, trois pages pour le second, cinq pour le troisième, trois pour celui d’après, jusqu’à passer à une bande de cases, ou même une simple case. L’érotisme potentiel est annihilé par l’usage d’une contrainte abjecte, par l’absence de plaisir du violeur, un acte mécanique indépendant de la personnalité de la victime, de ses émotions, de ses sentiments, le violeur semblant lui aussi totalement dépourvu d’émotions.
Le lecteur découvre des dessins dans un registre descriptif et réaliste. L’artiste utilise des traits de contour très fins et secs, une attention délicate portée aux visages, aux tenues vestimentaires, aux accessoires, aux coupes de cheveux y compris avec un effet décoiffé pour Silvio, ou cheveux en bataille après une agression sexuelle. Comme le veut la convention graphique dans ce genre, le visage de Valeria est plus jeune et lisse, que celui des hommes, marqué par les plis et les rides. Le langage corporel appartient également à un registre naturel, ce qui fait ressortir les gestes plus étudiés de Valeria, et ses poses parfois alanguies. Mis à part le député, le reste de la distribution semble provenir d’une couche de l’humanité moins élégante, plus commune, même Silvio dans son beau costume. Alors que les personnages donnent une impression de réalisme poussé, le lecteur s’aperçoit que l’artiste déploie des techniques variées pour les décors et les environnements : presque une toile abstraite pour donner l’impression des façades de la rue avec un éclairage nocturne, l’usage de motifs non figuratifs pour le papier peint ou pour le décor d’un fauteuil, des aplats de noir irréguliers, striés ou piquetés, des franges irrégulières pour le parement d’un fauteuil bas, des traits nouilles pour le mouvement de l’eau de la mer, des entrelacs secs et fins pour des ombres projetées, des traits obliques drus pour la pluie, etc. Les images et le récit font voyager le lecteur : une avenue animée de nuit, l’habitacle d’une berline, le grand salon un peu vieillot de l’usurier, la chambre à coucher cossue des époux, le salon de coiffure chic, une route nationale peu fréquentée, un yacht à la Barbade, une chambre d’hôtel minable, etc.
Potentiellement un peu décontenancé par rapport à ses attentes, le lecteur se laisse porter par l’intrigue, vite mal à l’aise dans sa position de voyeur, dans la souffrance physique et psychique de Valeria subissant un viol chaque jour à dix-huit heures, sans échappatoire possible quoi qu’elle fasse. Elle s’en fait la remarque : Elle faisait maintenant partie d’un autre monde, celui des perdants, celui des victimes. Et malgré tout, elle conserve sa santé mentale, assez de volonté de vivre pour tenir le coup. Il se rend compte que Silvio n’apparaît plus après la vingt-huitième planche. L’enjeu du récit semble être de savoir si Valeria pourra trouver une issue à cette torture quotidienne. De fait, le scénariste amène son intrigue à une conclusion claire et nette, tranchée même. Il intègre d’autres éléments. Deux retournements de situation sous la forme de deux révélations : il apparaît ainsi qu’il s’agit bien d’un récit de genre, entre policier et thriller. Il met également en scène cette femme surnommée Si Bémol, du nom de la corde dont elle se sert pour émasculer des prisonniers bosniaques, une séquence éprouvante même si elle n’est pas graphique. Par ailleurs, le député réapparaît dans une scène et il exprime son opinion sur la politique : tranquillement installé sur le pont de yacht à la Barbade, il déclare à son interlocutrice qu’il est juste que les meilleurs commandent les masses, voilà le vrai darwinisme. Plus loin, il insiste : quand on n’est pas assez fort, on ne fait pas de la politique, seuls les forts peuvent commander les masses. Du point de vue de l’intrigue, le lecteur peut estimer que certaines situations manquent de plausibilité, et il se souvient qu’il est dans un récit de genre, pas dans un reportage. Il prend un peu de recul pour identifier les forts du récit, ceux qui commandent. Silvio a voulu intégrer le cercle des forts et il a échoué, le darwinisme a tranché : il ne fait pas partie des meilleurs. Le lecteur considère alors ceux qui survivent et qui commandent. Il en déduit que les différentes révélations n’affecteront pas la position sociale du député, un individu véritablement fort, et en même temps abject. Il réfléchit alors à la position de Valeria : indubitablement forte pour avoir survécu à une telle série d’épreuves innommables, toutefois elle ne commande à personne. La morale de l’histoire apparaît dans toute son ambiguïté, bien noire, et bien révélatrice d’une façon dont marche le monde.
C’est parti pour un divertissement de type érotico-chic avec une touche de cruauté… Que nenni ! C’est une plongée dans un récit très noir, mettant le lecteur dans une position de voyeur impuissant. La narration visuelle atteint le niveau d’élégance et de grâce propre à Manara. L’intrigue se montre cruelle et sadique, impitoyable et terrifiante. Traumatisant.
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