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jeudi 10 avril 2025

Dixie Road T03

Le rêve américain n’était plus qu’un os rongé par les prédateurs.


Ce tome est le troisième d’une tétralogie, il fait suite à Dixie Road, tome 2 (1997) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 1999. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Hugues Labiano (la série Black Op, avec Stephen Desberg) pour les dessins, la mise en couleurs ayant été réalisée par Marie-Paule Alluard. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Cette série a fait l’objet d’une intégrale en 2019, avec un avant-propos d’une page, rédigé par le scénariste.


Dans sa luxueuse propriété, Duchamp père est confortablement installé dans son fauteuil et il observe l’interrogatoire d’un homme menotté qui répond qu’il ne sait rien, que Mr Jones n’était pas son complice, qu’ils se sont quittés à la sortie de la ville, il ajoute qu’il croit que Jones voulait retrouver sa famille. Duchamp rappelle que les Jones ont tué son fils. Ils portent le mal en eux. Le responsable de sa milice privée explique qu’ils ont failli coincer Jones à son hôtel, que Dogan, leur patron, le tenait quand un type est survenu dans une voiture et a tiré. Dogan est tombé au sol, mort, fauché net. Le policier présent se tourne vers Duchamp pour lui indiquer qu’il n’apprécie guère les milices privées. D’un autre côté, un vol vient d’être commis dans juridiction, et ce Jones semblait diriger les opérations, c’est donc à lui de les retrouver. Duchamp s’y oppose d’un Non net, et le chef de la milice colle le canon de son arme à feu contre le policier. Duchamp interpelle Arboth Lance, un autre propriétaire terrien, en lui indiquant que sa milice emmène le complice de Jones, ce qu’ils font. Restés à l’intérieur, les policiers et Lance constatent que les autres ont bloqué la porte en partant.



Plus tard, deux hommes de la milice arrivent à un endroit nommé Potomac End. Il pénètre dans une modeste demeure et s’adresse à Ernest Pike, l’homme installé sur son fauteuil en bois, en train de sculpter un bout de bois. Le meneur s’adresse à lui, il le salue et lui explique qu’un de ses hommes a contacté Pike pour lui proposer une affaire, et que son interlocuteur est intéressé, ce que ce dernier confirme car c’est bien payé. Le visiteur explique : il s’agit de retrouver trois personnes, de les éliminer. Il s’agit d’une famille, les Jones. Il lui remet une enveloppe qui contient des photos, quelques renseignements et de l’argent. Il ajoute qu’il y a dans la voiture quelque qui pourrait les aider, quelqu’un de récalcitrant qui refuse de collaborer. Pike se lève et va s’assoir sur la banquette arrière, tenant toujours son couteau à la main. Bientôt les hommes restés dehors entendent un cri atroce. Duchamp leur explique que s’il les garde, s’il garde la milice, ils auront de plus en plus les flics sur le dos. Il ajoute qu’il faut agir discrètement, c’est pourquoi il a choisi Pike, il est à la hauteur. Pike les rejoint : il a taché la banquette arrière, il faudra la nettoyer. Il les informe que l’homme a parlé, il ne pouvait plus l’arrêter : il ne sait pas où se trouve Jones, mais il a entendu quelque chose, un soir où Jones avait bu, il a évoqué un vieux domestique, de la famille de sa femme, qui vit dans le comté de Clarksdale, il voulait le retrouver.


Ça ne peut pas bien se passer : Mr Jones va encore se lancer dans une combine qui ne peut que mal se terminer, Nadine Jones va trimer comme une esclave pour un patronat sans âme et Dixie Jones va continuer de découvrir la dure réalité de la vie d’adulte. Certes, mais dans le même temps, la fin de la Grande Dépression se profile. Franklin Delano Roosevelt (1882-1945) prononce un discours dans cet été du Sud, depuis la plateforme de son train présidentiel. Il s’adresse à des ouvriers appauvris et il parle de réforme de la structure bancaire des États-Unis, de relever les prix et favoriser la production du pays contre la concurrence étrangère, une politique d’inflation sévèrement contrôlée a été mise en place, pour mettre fin à la surproduction qui minait le marché américain, cause principale de l’effondrement des prix agricoles. Il continue : il faut moderniser l’agriculture, et se rendre à l’évidence, tôt ou tard la société agricole américaine devra se transformer en société industrielle. S’adapter n’est jamais aisé : certains se trouveront au bord de la route, sans travail, amers, ne croyant plus en leur propre avenir. Il explique la politique du New Deal : Les excédents budgétaires qui résulteront de la reprise combleront largement les déficits. Il croit en la reprise, un homme de son pays est celui qui réalise son rêve. Car rien n’est impossible à un Américain. La narration visuelle montre un homme qui croit sincèrement en ce qu’il dit, et des travailleurs harassés sceptiques devant ces belles promesses.



Le lecteur ressent pleinement le décalage entre ces propos volontaristes et optimistes d’un élu œuvrant à améliorer la condition des gens du peuple, et la réalité de leur quotidien. Il voit comment la force s’impose à eux : l’homme menotté, questionné, puis torturé, sans que la police ne s’y oppose, le tueur à gages confiant dans son talent, dans son utilité, les prisonniers enchainés les uns aux autres (Chain Gang) regardant Nadine et sa fille Dixie avec un désir animal, le camp de Silver Creek fait de tentes et abritant les ouvriers de l’exploitation locale, les enfants à l’école subissant un endoctrinement, deux personnes agressées sur la rive d’un fleuve par deux gugusses dont l’un possède une arme à feu, les meneurs syndicaux avant tout préoccupés par la réussite de leur agitation sociale, le devenir des ouvriers étant secondaire, le passage à tabac de Nadine Jones et de son conducteur par une milice, l’affrontement à mort pour la possession de quelques bijoux, sous les regards d’une foule fascinée par la violence et le sang. Les dessins montrent tout ça, sans exagération spectaculaire, de manière pragmatique et descriptive, sans enjoliver les individus, sans élan dramatique qui en ferait les héros d’une tragédie, des perdants magnifiques… avec une touche discrète pour mettre en valeur leur élan vital, une discrète nuance romantique pour ces individus qui continuent à vivre malgré tout.


Dans le même temps, le lecteur prend conscience qu’il lui tarde de découvrir la suite de l’histoire, que l’intrigue et le sort des personnages priment dans l’anticipation de sa lecture. En tant que troisième tome d’une tétralogie, il va forcément survenir de nouveaux événements. En effet, les auteurs écrivent un polar avec une structure d’aventure : interrogatoire à hauts risques pour le prisonnier, louer les services d’un tueur à gages froid et efficace, prendre un otage avec un rasoir de barbier comme arme, jeune adolescent débrouillard dans le camp grâce à ses combines, bagarre à mains nues, personnage assommé par derrière d’un bon coup de crosse, repas sous tension (pour le lecteur) entre le président et le tueur à gages, manipulation et excitation des foules, passage à tabac, bagarre à mort. L’artiste sait réaliser des mises en scène mettant en lumière la tension, la brutalité, les blessures, la douleur, la souffrance. La narration visuelle s’avère pleinement cohérente avec le ton du récit, donnant corps à ces individus résistant à l’oppression d’un système capitaliste, leur force de vie leur permettant de tenir le coup, de faire face, de lutter, sauf si les circonstances leur sont encore plus défavorables. La mise en couleur joue régulièrement avec des teintes maronnasses ou grisâtres, apportant une ambiance un peu plombante. Même la belle lumière lors de la baignade dans le fleuve se mue en lumière crue et trop vive, projetant une lumière crue sur la violence des actes.



Grâce à ces dessins, une empathie très naturelle naît chez le lecteur : il ressent les souffrances endurées par ces êtres humains englués dans une violence systémique, dans une société qu’ils n’ont pas choisie, mais dont ils ne peuvent pas s’échapper. D’ailleurs, le lecteur constate par lui-même la répétition des schémas : Nadine Jones trouve un nouveau boulot payé littéralement un salaire de misère, par des employeurs très conscients de la situation précaire des ouvriers qui ne peuvent pas refuser l‘opportunité de gagner le moindre dollar. Mr Jones répète lui aussi les mêmes schémas comportementaux : trouver une occasion de rêve de devenir riche rapidement, le lecteur se souvient de comment ça lui a réussi dans les tomes précédents. Les propriétaires des moyens de production ne se montrent même pas cruels : ils ne font que leur part de boulot dans un système capitaliste, c’est-à-dire exploiter la main d’œuvre au maximum de ce que leur permettent les circonstances économiques, et ils le font efficacement de manière très professionnelle, répétant eux aussi les mêmes schémas, d’un propriétaire à l’autre.


Le lecteur se trouve donc pris par surprise par la dernière séquence, qui présente une configuration différente. Mr Jones peut vraiment entretenir un espoir raisonnable de gagner une belle somme d’argent par une action d’éclat. La réalité le rattrape bien vite, tout comme elle rattrape le lecteur. Un autre propriétaire a organisé ces circonstances, et il regarde une demi-douzaine d’hommes se battre entre eux, tous les coups étant permis, y compris de donner la mort. À nouveau rien d’héroïque dans cette action, ni même de courageux, plutôt de l’inconscience, l’impossibilité de se résigner à laisser passer ce qui apparaît comme une opportunité, aussi risquée soit-elle, et le secret espoir que les circonstances tourneront en sa faveur. Les hommes se battent, dans l’eau jusqu’à la taille pour récupérer un objet précieux, sous un orage violent et indifférent à leur sort. C’est du chacun pour soi, nécessité fait loi. Et en haut du talus, le propriétaire regarde les prolétaires se battre : les dirigeants (par l’argent) organisent une forme de jeux du cirque où les nécessiteux s’entretuent. Ce tome se termine sur un constat aux allures de sentence : Le rêve américain n’était plus qu’un os rongé par les prédateurs.


Les auteurs continuent de raconter le périple de la famille Jones, avec le père toujours à l’affut d’un bon coup qui lui permettrait de s’enrichir rapidement, la mère toujours prête à prendre un boulot au bas de l’échelle pour gagner sa vie et la fille qui fait l’expérience de l’injustice sociale systémique. La narration visuelle met en scène cette dureté de la vie, avec conviction et justesse, dans le contexte historique de la Grande Dépression aux États-Unis. Le beau discours du président des États-Unis et ses espoirs s’avèrent déconnectés de la souffrance quotidienne des prolétaires. La terrible lutte des classes.



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