Et surtout, surtout ! Faire le papillon le plus longtemps possible.
Ce tome fait suite à Le Démon d'après-midi (2005) qu’il n’est pas indispensable d’avoir lu avant pour comprendre celui-ci. Cette bande dessinée est en couleurs, entièrement réalisée par Florence Cestac, et publiée pour la première fois en 2013. Elle compte cinquante planches. Elle a été rééditée avec les deux précédentes Le Démon de midi ou Changement d'herbage réjouit les veaux (1996) & Le démon d’après-midi… dans Les Démons de l'existence.
Noémie va souhaiter l’anniversaire de ses soixante ans dans trois jours. Pour le moment, elle se trouve torse nu chez son généraliste. Il lui déclare qu’elle a deux petites boules côté gauche, sous son bras. Elle s’exclame que ça veut dire un cancer. Il développe en indiquant qu’il va falloir faire des examens plus approfondis, avec une série de termes techniques : tumeur bénigne, microkystes calcifiés, opacité tumorale, biopsie, mastopathie, tumorectomie… A-t-elle bien tout compris ? Elle peut se rhabiller. Bien secouée, elle sort de chez le médecin et se rend dans un café pour un cognac, étant obligée de se rabattre sur une vodka. Elle rentre dans un état second chez elle. Son mari l’accueille en lui demandant si elle se rend compte de l’heure, car il a une faim de loup. Elle fond en larmes en lui disant qu’elle a un cancer. Il la serre dans ses bras pour la réconforter, lui indiquant que c’est l’un des cancers qu’on soigne le mieux. Il finit par lui proposer de passer à table. Elle pleure à nouveau en indiquant qu’elle a juste prévu d’avaler son bulletin de naissance. Et puis, il est à la retraite, il aurait pu préparer le dîner. Il répond qu’il n’a pas eu le temps car il est allé avec Max essayer sa nouvelle voiture. Elle part se coucher.
Le lendemain matin, le réveil sonne. Elle se lève et se rend à la salle de bains pour faire sa toilette : encore vingt-et-un mois à bosser, avant de toucher sa retraite. Elle part en demandant à son mari de mettre la machine en route, d’acheter du pain, de sortir le chien, de descendre la poubelle, mais il ronfle encore. Dans les transports en commun, elle sent une bouffée de chaleur s’emparer d’elle, une fois de plus. Alors qu’elle vient tout juste d’entrer dans les bureaux, sa secrétaire se jette sur elle pour lui lister tout ce qui l’attend : Robert au téléphone qui attend une réponse, la réunion qui se tiendra en salle de presse, un bon à signer, Sonia et Julia qui l’attendent au troisième, le technicien qui demande s’il fait avec l’intégralité des programmes sources, Pascal qui a bouclé le dossier Dugenou, les affiches livrées dans son bureau, etc. Noémie lui répond en élevant le ton qu’elle lui laisse le temps de prendre son café. Elle rentre dans son bureau, ferme la porte et prend le temps de boire son café tranquille, pendant que trois personnes l’attendent dans le couloir. Puis elle se lève et ouvre sa porte, prête à affronter le tourbillon. Huit personnes pénètrent dans son bureau, chacun avec son problème, et elle ne peut pas s’empêcher de penser de temps à autre aux deux petites boules. Puis vient l’heure de la réunion qu’elle préside, puis de celle présidée par le patron.
À la fin de premier tome, Noémie voyait son mari la tromper et la quitter pour une plus jeune, possédé par le démon de midi. À la fin du deuxième tome, Noémie et trois copines décidaient d’aménager des chambres d’hôtes dans la grande maison servant de résidence secondaire à Noémie. Le lecteur comprend bien qu’il ne doit pas se polariser sur une sorte de continuité, et que ces trois tomes ne sont reliés que par leur thématique : différentes étapes de la vie féminine, à quarante ans, à cinquante ans, et ici à soixante ans. Noémie doit faire avec la réalité de son âge : les risques de maladies et les rendez-vous médicaux de surveillance, des bouffées de chaleur chroniques et intempestives, un métier où les jeunes la trouvent lente et un peu dépassée quant à la technologie, un mari à la retraite avec un rythme de vie très différent, une fille qui leur laisse ses enfants à garder, des copines compréhensives, une libido pas tout à fait éteinte contrairement à celle de son mari, une envie irrépressible de continuer à exister, avant que l’état de son corps ne le lui permette plus. Elle le dit de manière très directe : il lui reste vingt ans de bon avant le déambulateur et la maison de retraite. Elle a très envie de les vivre pleinement.
Comme dans les tomes précédents, les dessins appartiennent au registre de l’école des gros nez : ils sont arrondis et d’un volume exagéré ce qui conduit à dessiner la bouche soit d’un côté du visage, soit de part et d’autre du nez. L’anatomie des personnages présente des contours arrondis. Les expressions de visage sont accentuées, un peu exagérées pour mieux transmettre l’état d’esprit correspondant. L’artiste ne représente que quatre doigts à chaque main. Pour autant ces caractéristiques n’aboutissent pas à une narration visuelle pour enfant. Il suffit de considérer la première case pour s’en rendre compte : une case de la largeur de la page, avec un gros plan sur les deux seins dénudés de Noémie qui s’exclame : quoi, deux petites boules ? Les situations représentées correspondent à celles d’une vie d’adulte : consultation chez le médecin, boire un coup au café, être accueilli par son mari bien décati, mener une réunion de travail, rendre visite à sa mère atteinte d’Alzheimer, dans sa maison de retraite, tenir tête à son patron, etc. Les individus représentés portent la marque de l’âge : rides, calvitie, corps un peu fatigué. Les expressions de visages et certaines mimiques ou postures surprennent par leur exagération, mais sans dédramatiser pour autant une situation. Elles ont plutôt pour effet d’augmenter l’empathie du lecteur, de lui faire ressentir dans une case l’intensité de l’angoisse sourde de Noémie en pensant à ces deux petites boules, puis dans la case d’après son joyeux soulagement en apprenant le résultat des analyses complémentaires. Impossible de ne pas compatir avec l’envie du mari de retrouver sa routine bien pépère, ou de ne pas être exaspéré comme Noémie quand elle est prise d’une énième bouffée de chaleur dans les transports en commun.
L’artiste donne l’impression de réaliser ses cases un peu rapidement, avec un trait de crayon un peu épais, ce qui adoucit les formes, mais donnent également une sensation de consistance et de cases un peu chargées. S’il y prête attention, le lecteur se rend compte ces caractéristiques ne nuisent en rien à la fluidité de la lecture, et que celle-ci est d’une grande qualité. Florence Cestac conçoit des plans de prise de vue spécifiques pour chaque scène : suivre Noémie dans la rue jusqu’au café, avec de légers changements de cadrage quand elle et son mari sont sur le canapé, en plan fixe quand elle est assise sur une chaise en salle de réunion immobile ses pensées en boucle sur les deux petites boules, agitée avec un cadrage mouvant quand elle s’énerve en pleine bouffée de chaleur, etc. Le lecteur remarque la construction des pages 48 & 49 qui sont en vis-à-vis avec un découpage symétrique pour contraster ce qui est représenté dans la page de gauche avec ce qui est représenté dans a page de droite. Chaque décor, chaque accessoire apparaît comme une évidence, parfaitement à sa place, d’une plausibilité à toute épreuve. Le zinc du café, l’affluence dans le métro, les dossiers dans les étagères du bureau, le sol carrelé de la cuisine, les arrière-plans des onze cases consacrées à autant d’amours différents de Noémie lors de son tour de la Méditerranée, le mas en chantier, puis le mas rénové, le matelas pneumatique sous le bras pour aller à la plage, etc.
Comme dans les tomes précédents, Noémie dispose d’une bonne situation professionnelle et est à l’aise financièrement. Elle est d’un naturel optimiste, même si l’annonce des deux boules lui flanque un sacré coup au moral. Elle a encore envie de plaire et de séduire. D’une certaine manière, elle incarne une épouse fidèle et traditionnelle, ce qu’elle énonce à son mari, en faisant le bilan de leur vie commune. Elle a rempli le contrat : bonne épouse, bonne mère, bonne mamie. Elle a supporté toutes les frasques de son époux et ses tromperies. Elle a bossé, gagné de l’argent, fait des économies. De ce point de vue, c’est une vie de femme conventionnelle et bien rangée, tout en ayant été active tout au long de sa vie. D’un autre côté, elle ne change pas et elle compte bien rester active, ce qui la met en opposition de phase avec son mari qui lui souhaite couler une retraite pépère. Elle ne se sent pas corsetée par les contraintes de sa condition d’épouse, de mère, de grand-mère ou d’employée. Le changement et l’évolution sont toujours possibles. Le tome se termine sur la profession de foi de Noémie, et le lecteur comprend bien qu’il s’agit de celle de l’autrice. Se surveiller. Ne pas devenir une vielle acariâtre qui sent le pipi. S’agiter les méninges et rester curieuse. Tout donner car on n'emportera rien dans la boîte. Mettre le bouton sur Optimiste. Et surtout, surtout ! Faire le papillon le plus longtemps possible !
Une femme de soixante ans : un pari que de réaliser une bande dessinée agréable sur un tel sujet ? Oh que non ! Le trait très enlevé des dessins rend la narration visuelle très vivante et enjouée. Noémie fait certes le bilan de sa vie, en toute conscience du nombre d’années qu’il lui reste à vivre, et du fait qu’on ne peut pas être et avoir été. Le lecteur ressort tout ragaillardi de cette façon d’envisager le tournant des soixante ans.
"Et puis, il est à la retraite, il aurait pu préparer le dîner. Il répond qu’il n’a pas eu le temps car il est allé avec Max essayer sa nouvelle voiture." - Quel terrible décalage.
RépondreSupprimer"Les situations représentées correspondent à celles d’une vie d’adulte" - Pas les plus folichonnes, on en conviendra. Quelle liste !
"Le tome se termine sur la profession de foi de Noémie, et le lecteur comprend bien qu’il s’agit de celle de l’autrice." - J'en déduis donc qu'il s'agit d'une fin plutôt optimiste. Tu le soulignes juste après, d'ailleurs.
Ce terrible décalage est montré avec humour, mais il n'en reste pas moins terrible, une mise en scène juste et sensible d'un moment commun de communication où la vie quotidienne de ces deux personnes qui ont longtemps vécu ensemble, met en évidence l'éloignement de leurs préoccupations, de leur état émotionnel. Du grand art.
SupprimerUne vie d'adulte de cinquante ou soixante ans : pas folichon pour celles listées, mais mieux vaut les accepter que de s'y résigner.
La profession de foi de Noémie : Faire le papillon le plus longtemps possible. Oui, c'est optimiste : il est possible de continuer à envisager l'avenir, de faire des projets, de découvrir de nouvelles choses et de les apprécier.